TROISIÈME SECTION
AFFAIRE RAVON ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 18497/03)
ARRÊT
STRASBOURG
21 février 2008
DÉFINITIF
21/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ravon et autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,
Corneliu Bîrsan,
Jean-Paul Costa,
Elisabet Fura-Sandström,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 janvier 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18497/03) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jean ‑ Maurice Ravon (« le requérant »), et des personnes morales de droit français, la TMR International Consultant et la SCI Rue du Cherche-Midi 66 (« les sociétés requérantes »), ont saisi la Cour le 10 juin 2003 en vertu de l’article 34de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Delphine Ravon, avocate à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme Edwige Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le 6 août 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1947 et réside à Marseille, où se trouve également le siège des sociétés requérantes.
5. Le requérant contrôlait les sociétés requérantes, ainsi qu’une autre société dénommée TMR France, soit par la détention du capital social, soit par l’exercice de la gérance statutaire.
6. Le 3 juillet 2000, soupçonnant les sociétés requérantes – notamment – de s’être soustraites et de se soustraire à l’établissement et au paiement de l’impôt sur les sociétés et de la taxe sur la valeur ajoutée (« TVA »), l’administration fiscale saisit le président du tribunal de grande instance de Marseille et le président du tribunal de grande instance de Paris de requêtes tendant à la mise en œuvre de son droit de visite et de saisie prévu à l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales. Ces derniers, à cette même date, prirent deux ordonnances distinctes autorisant l’administration fiscale à procéder aux « visites et saisies nécessitées par la recherche de la preuve de ces agissements dans les lieux désignés ci-après où des documents et supports d’information illustrant la fraude présumée sont susceptibles de se trouver », à savoir (notamment) : les « locaux et dépendances » sis à Marseille, à une adresse spécifiée, susceptibles d’être occupés par les sociétés requérantes, et, à une autre adresse, par le requérant et/ou son épouse ; les « locaux et dépendances » sis 66 rue du Cherche-Midi à Paris, « susceptibles d’êtres occupés » par le requérant et/ou son épouse et/ou la seconde société requérante. Les requérants se pourvurent en cassation contre ces ordonnances ; ils ne fournissent aucune information relative à ces procédures.
7. Les locaux des sociétés requérantes ainsi que les domiciles du requérant à Marseille et à Paris furent visités le 4 juillet 2000 sur le fondement de ces ordonnances ; des documents furent saisis.
8. Estimant que des irrégularités avaient été commises lors de ces visites et saisies, les requérants saisirent les présidents du tribunal de grande instance de Marseille et de Paris de deux requêtes distinctes tendant à l’annulation de l’ensemble de ces opérations.
9. Le 26 février 2001, le président du tribunal de grande instance de Paris déclara irrecevable la requête dont il était saisi, par une ordonnance ainsi motivée :
« Sur l’étendue de notre compétence :
Attendu que l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales, qui nous donne pleine compétence pour non seulement autoriser la visite mais aussi veiller à la régularité des opérations puisque « la visite et la saisie des documentss’effectuent sous l’autorité et le contrôle du juge qui les a autorisées », ne fixe pas de limitation dans le temps du pouvoir de contrôle qui nous est confié.
Attendu que la jurisprudence constante depuis de nombreuses années, et pleinement approuvée jusque là par la Cour de cassation qui avait estimé que notre pouvoir de contrôle s’étendait à la constatation de l’irrégularité des opérations lorsqu’elles sont achevées et en ce cas à leur annulation, afin de traiter le contentieux des visites domiciliaires de manière unitaire et de le soumettre au même magistrat signataire, ne peut faire l’objet d’aucune critique, en ce sens que c’est bien à l’autorité judiciaire qu’il appartient d’assurer la sauvegarde de la liberté individuelle sous tous ses aspects ; en revanche dès lors que les personnes qui, sur la base d’une présomption de fraude font l’objet d’une visite domiciliaire, disposent selon le texte de l’article L. 16 B du livre de procédures fiscales d’une seule voie de recours, qui est le pourvoi en cassation, non suspensif, qui leur permet de contester tant l’ordonnance d’autorisation que le déroulement de la visite domiciliaire, le fondement juridique d’une coexistence d’une voie de recours « prétorienne » avec une voie de recours « officielle » est en lui-même contestable.
Attendu que cette difficulté de procédure, déjà apparue en jurisprudence, puisque certains arrêts de la Cour suprême avaient relevé que l’ordonnance d’autorisation rendue sur requête n’était pas susceptible ni de rétractation, ni de référé, ni d’appel, mais seulement d’un pourvoi en cassation, n’avait pas reçu de réponse identique s’agissant des requêtes contestant la régularité des opérations, présentées après remise du procès-verbal et donc après clôture des opérations ; que pour ces requêtes dites en annulation, en respectant le contradictoire par un échange de mémoires il était admis qu’elles soient examinées et qu’il en était de même pour les assignations en référé rétractation délivrées selon une procédure inspirée du référé rétractation de la procédure civile régi par les articles 496 et s. du nouveau code de procédure civile.
Attendu que l’ordonnance contradictoire rendue, touchant au fond à la validité même des opérations, était elle-même susceptible d’un pourvoi en cassation.
Attendu que si certes le texte de l’article L. 16 B ne limite pas dans le temps notre compétence, ce qui explique que le magistrat n’a pas l’impression de commettre un quelconque excès de pouvoir lorsqu’il retient sa compétence, même au-delà de la remise du procès-verbal, en revanche cette pratique ne s’explique que par des considérations concrètes afin de permettre à la partie visitée d’exercer son droit de contestation aussi après réflexion et donc a posteriori, bien qu’elle ait eu totalement la possibilité de l’exercer durant les opérations elles-mêmes, puisque le magistrat signataire, en lien permanent avec l’administration fiscale et les officiers de police judiciaire, au moins téléphoniquement, et ce jusqu’à la fin des opérations, a déjà eu toute possibilité d’être informé des difficultés et qu’il a pu exercer son pouvoir de contrôle, qui lui permet d’ailleurs le cas échéant de suspendre ou d’arrêter la visite.
Attendu que la Cour suprême, qui tend désormais à considérer par une jurisprudence suivie que le fait de statuer sur ces contestations, après clôture des opérations, est constitutif d’un excès de pouvoir de la part du magistrat signataire, soulève par voie de conséquence la régularité de la double voie procédurale, soulignée plus haut ; que cette nouvelle position de la Cour suprême est antérieure à l’introduction de la requête et pouvait être à la connaissance de la partie requérante et de son conseil.
Attendu que le magistrat signataire constate au surplus qu’en l’espèce d’une part la partie visitée a effectivement exercé un pourvoi en cassation et que selon le procès-verbal qui a été rédigé, il n’a pas été mentionné qu’elle ait formulé une contestation particulière ; que donc la partie visitée n’a pas été privée de voies de recours ; qu’il y a lieu de déclarer la requête irrecevable ».
Le 11 décembre 2002, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants – au moyen notamment d’une violation des articles 6 § 1, 8, et 13 de la Convention – par un arrêt rédigé comme il suit :
« (…)
Attendu que, selon l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales, la mission du juge chargé de contrôler l’exécution d’une visite domiciliaire, prend fin avec les opérations autorisées ; qu’il ne peut être saisi a posteriori d’une éventuelle irrégularité affectant ces opérations, une telle contestation relevant du contentieux dont peuvent être saisies les juridictions appelées à statuer sur les poursuites éventuellement engagées sur le fondement des documents appréhendés ;
(…) »
10. Entre-temps, par une ordonnance du 5 avril 2001, le président du tribunal de grande instance de Marseille avait rejeté la requête dont il était saisi comme étant mal fondée, après s’être déclaré compétent, mais uniquement « pour connaître de la régularité des visites et de saisies puisque ces opérations sont effectuées sous notre contrôle (art. L. 16 B) ».
Saisie par les requérants, la chambre criminelle de la Cour de cassation, par un arrêt du 11 décembre 2002, cassa et annula cette ordonnance – et dit n’y avoir lieu à renvoi – au motif « qu’en statuant ainsi, alors que les opérations avaient pris fin, le juge a[vait] excédé ses pouvoirs et méconnu [l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales] et le principe [énoncé dans l’extrait du premier arrêt de la chambre criminelle du 11 décembre 2002 retranscrit ci-dessus] ».
11. Parallèlement, la comptabilité de la première société requérante fit l’objet d’une vérification et il fut procédé à l’examen contradictoire de la situation fiscale personnelle du requérant ; cependant, les 10 décembre 2001 et 12 février 2003 respectivement, l’administration fiscale leur adressa à chacun un avis d’absence de redressement. Quant à la comptabilité de la seconde société requérante, elle ne donna lieu à aucune opération de vérification.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. L’article L.16 B du livre des procédures fiscales est ainsi libellé :
« I. Lorsque l’autorité judiciaire, saisie par l’administration fiscale, estime qu’il existe des présomptions qu’un contribuable se soustrait à l’établissement ou au paiement des impôts sur le revenu ou sur les bénéfices ou de la taxe sur la valeur ajoutée en se livrant à des achats ou à des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le code général des impôts, elle peut, dans les conditions prévues au II, autoriser les agents de l’administration des impôts, ayant au moins le grade d’inspecteur et habilités à cet effet par le directeur général des impôts, à rechercher la preuve de ces agissements, en effectuant des visites en tous lieux, même privés, où les pièces et documents s’y rapportant sont susceptibles d’être détenus et procéder à leur saisie, quel qu’en soit le support.
II. Chaque visite doit être autorisée par une ordonnance du président du tribunal de grande instance dans le ressort duquel sont situés les lieux à visiter ou d’un juge délégué par lui.
(Le président du tribunal de grande instance peut confier cette fonction au juge des libertés et de la détention).
Le juge doit vérifier de manière concrète que la demande d’autorisation qui lui est soumise est bien fondée ; cette demande doit comporter tous les éléments d’information en possession de l’administration de nature à justifier la visite.
L’ordonnance comporte :
L’adresse des lieux à visiter ;
Le nom et la qualité du fonctionnaire habilité qui a sollicité et obtenu l’autorisation de procéder aux opérations de visite.
Le juge motive sa décision par l’indication des éléments de fait et de droit qu’il retient et qui laissent présumer, en l’espèce, l’existence des agissements frauduleux dont la preuve est recherchée.
Si, à l’occasion de la visite, les agents habilités découvrent l’existence d’un coffre dans un établissement de crédit dont la personne occupant les lieux visités est titulaire et où des pièces et documents se rapportant aux agissements visés au I sont susceptibles de se trouver, ils peuvent, sur autorisation délivrée par tout moyen par le juge qui a pris l’ordonnance, procéder immédiatement à la visite de ce coffre. Mention de cette autorisation est portée au procès-verbal prévu au IV.
La visite et la saisie de documents s’effectuent sous l’autorité et le contrôle du juge qui les a autorisées. A cette fin, il donne toutes instructions aux agents qui participent à ces opérations.
Il désigne un officier de police judiciaire chargé d’assister à ces opérations et de le tenir informé de leur déroulement.
Il peut, s’il l’estime utile, se rendre dans les locaux pendant l’intervention.
A tout moment, il peut décider la suspension ou l’arrêt de la visite.
L’ordonnance est notifiée verbalement et sur place au moment de la visite, à l’occupant des lieux ou à son représentant qui en reçoit copie intégrale contre récépissé ou émargement au procès-verbal prévu au IV. En l’absence de l’occupant des lieux ou de son représentant, l’ordonnance est notifiée, après la visite, par lettre recommandée avec avis de réception. La notification est réputée faite à la date de réception figurant sur l’avis.
A défaut de réception, il est procédé à la signification de l’ordonnance dans les conditions prévues par les articles 550 et suivants du code de procédure pénale.
Les délai et modalités de la voie de recours sont mentionnés sur les actes de notification et de signification.
L’ordonnance mentionnée au premier alinéa n’est susceptible que d’un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le code de procédure pénale ; ce pourvoi n’est pas suspensif. Les délais de pourvoi courent à compter de la notification ou de la signification de l’ordonnance.
III. La visite, qui ne peut être commencée avant six heures ni après vingt et une heures, est effectuée en présence de l’occupant des lieux ou de son représentant ; en cas d’impossibilité, l’officier de police judiciaire requiert deux témoins choisis en dehors des personnes relevant de son autorité ou de celle de l’administration des impôts.
Les agents de l’administration des impôts mentionnés au I peuvent être assistés d’autres agents des impôts habilités dans les mêmes conditions que les inspecteurs.
Les agents des impôts habilités, l’occupant des lieux ou son représentant et l’officier de police judiciaire peuvent seuls prendre connaissance des pièces et documents avant leur saisie.
L’officier de police judiciaire veille au respect du secret professionnel et des droits de la défense conformément aux dispositions du troisième alinéa de l’article 56 du code de procédure pénale ; l’article 58 de ce code est applicable.
IV. Un procès-verbal relatant les modalités et le déroulement de l’opération et consignant les constatations effectuées est dressé sur le champ par les agents de l’administration des impôts. Un inventaire des pièces et documents saisis lui est annexé s’il y a lieu. Le procès-verbal et l’inventaire sont signés par les agents de l’administration des impôts et par l’officier de police judiciaire ainsi que par les personnes mentionnées au premier alinéa du III ; en cas de refus de signer, mention en est faite au procès-verbal.
Si l’inventaire sur place présente des difficultés, les pièces et documents saisis sont placés sous scellés. L’occupant des lieux ou son représentant est avisé qu’il peut assister à l’ouverture des scellés qui a lieu en présence de l’officier de police judiciaire ; l’inventaire est alors établi.
V. Les originaux du procès-verbal et de l’inventaire sont, dès qu’ils ont été établis, adressés au juge qui a autorisé la visite ; une copie de ces mêmes documents est remise à l’occupant des lieux ou à son représentant.
Les pièces et documents saisis sont restitués à l’occupant des locaux dans les six mois de la visite ; toutefois, lorsque des poursuites pénales sont engagées, leur restitution est autorisée par l’autorité judiciaire compétente.
VI. L’administration des impôts ne peut opposer au contribuable les informations recueillies qu’après restitution des pièces et documents saisis ou de leur reproduction et mise en œuvre des procédures de contrôle visées aux premier et deuxième alinéas de l’article L. 47. »
13. Le Gouvernement indique qu’il s’agit d’une procédure exceptionnelle dont l’administration n’use que pour les affaires présumées porter sur des fraudes importantes en volume et d’une gravité significative. Les requérants contestent cependant cette affirmation. Ils soulignent que la Cour de cassation a jugé que « l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales n’exige pas l’existence de présomptions d’infractions d’une particulière gravité mais seulement de présomptions de fraude à l’impôt sur le revenu ou les bénéfices ou à la TVA » (Cass. Com. 30 mai 2000, no 1182 D-F) et qu’ « il ne résulte pas de l’article L. 16 B (…) que cette procédure n’est autorisée que pour les infractions d’une particulière gravité » (Cass. Crim. 30 octobre 2002, no 01-84960).
14. La Cour de cassation considérait que le contrôle du président du tribunal de grande instance sur les visites domiciliaires qu’il avait autorisées en application de cette disposition s’étendait à la contestation de la régularité des opérations de visite et de saisie une fois celles-ci achevées (Cass. Ch. mixte 15 décembre 1988, no 176 P, Maene : RFJE 3/89 no 328). Par deux arrêts du 30 novembre 1999 (no 1937 PB, Sté Bec frères, et no 1938 D, Sté Sogea), sa chambre commerciale conclut – dans le contexte de l’application d’un texte comparable à l’article L. 16 B précité – que la mission du juge compétent pour délivrer l’autorisation de visite et saisies domiciliaires prend fin avec les opérations, lors de la remise de la copie du procès-verbal et de l’inventaire à l’occupant des lieux ou à son représentant ; le juge ne peut donc connaître a posteriori d’une éventuelle irrégularité entachant ces opérations, une telle contestation relevant du contentieux dont peuvent être saisies les juridictions appelées à statuer sur les poursuites éventuellement engagées sur le fondement des documents appréhendés. S’agissant spécifiquement de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales, cette nouvelle jurisprudence fut confirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans les deux arrêts rendus en la cause des requérants le 11 décembre 2002.
Le Gouvernement indique que deux voies de recours sont désormais envisageables pour obtenir une appréciation de la régularité des opérations de visites et saisies. La première, au cours du déroulement des opérations (avant la remise du procès-verbal consignant ce déroulement), devant le juge qui a autorisé la visite, sa décision n’étant susceptible que d’un pourvoi devant la Cour de cassation. La seconde, devant les autorités judiciaires qui auront à connaître des poursuites sur le fondement de la visite en cause : soit le juge de l’impôt – les juridictions administratives – chargé de statuer sur la procédure de redressement fiscal, soit le juge pénal, en cas de poursuites correctionnelles pour fraude fiscale.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
15. Les requérants se plaignent de ce qu’ils n’ont pas eu accès à un recours effectif pour contester la régularité des visites et saisies domiciliaires dont ils ont fait l’objet en application de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que l’article 13 combiné avec l’article 8, ces dispositions étant libellées comme suit :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
16. Le Gouvernement soutient en premier lieu que l’article 6 § 1 ne trouve pas à s’appliquer, de sorte que, prise sous cet angle, la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3. Il concède qu’il y avait une « contestation » au sens de l’article 6 § 1. Il estime en revanche que celle-ci ne portait pas sur des droits ou obligations de « caractère civil », la procédure dont il est question étant selon lui « fiscale » ; il se réfère en particulier à l’arrêt Ferrazzini c. Italie [GC] du 12 juillet 2001 (no 44759/98, CEDH 2001-VII, § 29), dans lequel la Cour a confirmé que « le contentieux fiscal échappe au champ des droits et obligations de caractère civil ».
17. Le Gouvernement juge la requête également irrecevable sous l’angle des articles 13 et 8 combinés.
18. A titre principal, il soutient que les requérants ont omis d’épuiser les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention dès lors que le droit français leur ouvrait deux procédures qui leur auraient permis « d’obtenir une indemnisation en raison des dégâts qui auraient été occasionnés par la visite domiciliaire litigieuse ». Premièrement, ils pouvaient user du recours prévu à l’article 9 du code civil qui dispose que « chacun a droit au respect de sa vie privée » et qui précise que « les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestres, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ». Le Gouvernement précise à cet égard que la protection du domicile entre dans le champ de l’article 9 du code civil et que, par exemple, la Cour de cassation a jugé que constitue une atteinte au respect de la vie privée, et ouvre donc droit à réparation, le fait pour un bailleur de pénétrer dans le domicile de son locataire sans l’autorisation de celui-ci (Cass. Civ. 3ème, 25 février 2004, pourvoi no 02 ‑ 18081, Bulletin 2004 III no41, p. 38). Secondement, ils avaient la possibilité d’engager une action à l’encontre de l’agent judicaire du Trésor, afin d’être indemnisés sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’Etat pour rupture du principe d’égalité devant les charges publiques : le juge judiciaire indemnise les individus ayant fait l’objet de dégradations lors d’une perquisition ou d’une visite domiciliaire, à la double condition que les dommages soient suffisamment importants pour caractériser une rupture d’égalité et qu’ils n’aient pas été accidentels (Cass. Civ. 1ère, 25 octobre 2005, pourvoi no 03-15371).
19. A titre subsidiaire, le Gouvernement conclut au défaut manifeste de fondement de cet aspect de la requête. Il déclare ne pas contester l’existence d’une ingérence dans le respect du domicile des requérants, mais estimer qu’ils avaient à leur disposition un « recours effectif » au sens de l’article 13.
Il souligne tout d’abord que les visites domiciliaires effectuées en application de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales ne peuvent être effectuées que sur la base d’une autorisation délivrée à l’issue d’une procédure juridictionnelle. Il rappelle à cet égard que dans l’affaire Keslassy c. France (no 51578/99, décision du 8 janvier 2002), la Cour a retenu que cet « article (…)énonce un certain nombre de garanties : il prévoit, d’une part, une autorisation judiciaire après vérification, par le juge, des éléments fondant la demande de l’administration [;] d’autre part, l’ensemble de la procédure de visite et de saisie est placée sous l’autorité et le contrôle du juge, qui désigne un officier de police judiciaire pour y assister et lui rendre compte, et qui peut à tout moment se rendre lui-même dans les locaux et ordonner la suspension ou l’arrêt de la visite » ; elle a ensuite conclu qu’ « eu égard au cadre strict dans lequel les autorisations de visites domiciliaires sont enfermées et au fait que la visite domiciliaire litigieuse s’[était] déroulée dans le respect de ce cadre, (…) l’ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée et de son domicile était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et donc « nécessaire, dans une société démocratique », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention ». Or selon lui, en l’espèce, « les ordonnances contestées satisfaisaient pleinement aux exigences fixées par la législation interne et la jurisprudence européenne ». En outre, le fait que ces ordonnances ne sont susceptibles que d’un pourvoi en cassation ne serait pas problématique, la Convention n’imposant pas un double degré de juridiction et, comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt Civet c. France du 28 septembre 1999 (Recueil 1999-VI, § 43), le pourvoi en cassation étant un recours à épuiser pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1 et donc un recours effectif.
Ensuite, les requérants disposaient d’un recours effectif a posteriori, permettant d’obtenir une décision sur la régularité des perquisitions. Certes, depuis le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, dans l’hypothèse où les perquisitions ne sont pas suivies d’une procédure fiscale ou pénale, la personne concernée par la visite domiciliaire doit faire preuve de célérité et introduire son recours devant le juge ayant délivré l’autorisation avant que le procès-verbal relatant la perquisition ne lui soit remis. La possibilité de former ce recours serait cependant facilitée par le fait que ledit juge est en contact permanent avec l’officier de police judiciaire dirigeant l’opération et qu’il peut à tout moment se rendre sur les lieux (voire interrompre la perquisition en cas de difficultés). Par ailleurs, souligne le Gouvernement, s’il est vrai que l’exercice de ce recours est « plus délicat » lorsque, comme en l’espèce, la visite domiciliaire débute alors que les locaux sont inoccupés (ce qui impose à l’officier de police judiciaire de requérir deux témoins n’ayant pas forcément de lien avec les propriétaires des lieux), l’intéressé dispose en tout état de cause des voies de recours évoquées ci-dessus dans le contexte de l’article 35 § 1, lui permettant de contester d’éventuels abus dans l’exécution de la visite.
2. Les requérants
20. Les requérants répliquent que la jurisprudence Ferrazzini n’est pas pertinente puisqu’elle concerne l’applicabilité de l’article 6 § 1 au « contentieux fiscal de l’assiette ». Les visites domiciliaires en matière fiscale feraient en réalité suite à une « accusation en matière pénale », puisqu’elles auraient pour objet la recherche d’éléments en relation avec l’infraction pénale de fraude fiscale, ainsi qu’en aurait jugé le Conseil constitutionnel dans des décisions des 29 décembre 1983 et 1984. L’article 6 § 1 serait donc applicable sous son volet pénal.
21. Les requérants contestent également qu’ils disposaient de voies de recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Ils indiquent, d’une part, que l’action en indemnisation du préjudice résultant d’une rupture d’égalité devant les charges publiques évoquée par le Gouvernement, action en responsabilité ayant pour objet et finalité l’indemnisation d’un préjudice, ne permet pas une décision sur la régularité des visites au regard des exigences de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales. D’autre part, saisi sur le fondement de l’article 9 du code civil, le juge judiciaire les aurait indubitablement invités à mieux se pourvoir : il n’aurait pas eu d’autre alternative que de dire et juger que l’ingérence de l’autorité publique était légitime puisqu’en apparence elle s’exerçait dans un cadre et dans des conditions prévus par la loi ; il n’aurait pas pu rechercher si les conditions d’application de l’article L. 16 B étaient réunies puisqu’un recours spécifique – le pourvoi en cassation – existe à cette fin ; il n’aurait pas davantage été compétent pour vérifier la régularité du déroulement des visites puisque, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, seules sont compétentes pour connaître de ce contentieux les juridictions appelées à statuer sur les poursuites engagées sur la base des documents saisis.
22. Quant au fond, les requérants rappellent tout d’abord que, dans son arrêt Société Colas Est et autres c. France du 16 avril 2002 (no 37971/97, CEDH 2002-III, §§ 40-42), la Cour a conclu que « les droits garantis sous l’angle de l’article 8 de la Convention peuvent être interprétés comme incluant pour une société le droit au respect de son siège social, son agence ou ses locaux professionnels », et que des perquisitions et saisies en de tels lieux sont donc susceptibles de constituer une ingérence dans son droit au respect de son domicile.
23. Ils soutiennent ensuite que l’on ne saurait déduire du fait que les visites domiciliaires ne peuvent intervenir que sur l’autorisation d’un magistrat qu’elles font l’objet d’un contrôle juridictionnel préalable. En effet, en pratique, les ordonnances portant autorisation seraient prérédigées par l’administration, et présentées au juge en même temps que la requête et les pièces la justifiant, le juge n’ayant plus qu’à signer. Tel aurait été le cas en l’espèce, ce qui expliquerait pourquoi les deux ordonnances rendues le même jour par les présidents de deux juridictions distinctes – l’une à Marseille, l’autre à Paris – sont rédigées dans les mêmes termes et typographie et comportent les mêmes fautes de frappe, de grammaire et d’orthographe. La circonstance que les ordonnances ont été rendues le jour même du dépôt des demandes de l’administration – qui comportaient pourtant 240 pages de pièces – confirmerait que lesdits juges n’ont pas procédé à un examen effectif des dossiers. Bref, dans les faits, la décision d’effectuer une visite domiciliaire en matière fiscale serait prise par l’administration seule.
On ne pourrait davantage voir un recours effectif dans la possibilité pour les intéressés de saisir le juge ayant autorisé la visite pendant le déroulement de celle-ci. En effet, les agents procédant à la visite et l’officier de police judiciaire ne seraient pas tenus de les informer de cette possibilité, et la loi ni n’imposerait qu’une mention de ce type figure sur l’ordonnance ni ne prévoirait la possibilité de contacter un conseil. Par ailleurs, les seuls moyens de joindre le juge au cours des opérations – qui peuvent d’ailleurs se dérouler hors la présence des intéressés, comme ce fut le cas pour les locaux de l’une des sociétés requérantes, la SCI Rue du Cherche-Midi 66, visités en l’absence de représentant de la personne morale – seraient le téléphone et lefax ; or en l’espèce les coordonnées du juge compétent, qui ne figurent pas sur les ordonnances litigieuses, n’auraient pas été fournies par l’officier de police judiciaire présent sur les lieux.
En l’absence de poursuites – pénales ou fiscales – subséquentes, les intéressés n’auraient pas non plus accès a posteriori à un contrôle juridictionnel répondant aux exigences de la Convention (les requérants se réfèrent sur ce point aux arrêts Obermeier c. Autriche, du 25 juin 1990, série A no 179, et Chevrol c. France, du 13 février 2003, no 49636/99, CEDH 2003-III). D’une part, comme la Cour de cassation l’a retenu en l’espèce, le juge qui a autorisé la visite est incompétent pour en apprécier les conditions d’exécution, sa mission prenant fin avec les opérations, au moment de la remise de la copie du procès-verbal et de l’inventaire à l’occupant des lieux ou à son représentant. D’autre part, l’ordonnance d’autorisation ne pourrait faire l’objet que d’un pourvoi en cassation. Or un tel recours ne permettrait pas au justiciable d’obtenir un contrôle du fondement en fait de l’ordonnance, de la licéité des pièces produites par l’administration à l’appui de sa demande, ou de l’existence ou non d’une fraude de l’administration ; quant au « contrôle de droit » auquel procède la Cour de cassation, il se résumerait en pratique à une vérification de la régularité formelle de l’ordonnance.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
24. Quant à l’exception d’irrecevabilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement, l’article 6 § 1 étant manifestement inapplicable sous son volet pénal en l’absence d’« accusation en matière pénale », seul est à déterminer s’il l’est en revanche sous son volet civil. Il s’agit en l’espèce de vérifier si la procédure à laquelle les requérants revendiquent l’accès vise à voir trancher une « contestation » – réelle et sérieuse – sur un « droit » de « nature civile » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne (voir, parmi de nombreux autres, les arrêts Taşkin et autres c. Turquie du 10 novembre 2004, no 46117/99, CEDH 2004 ‑ X, § 130, Balmer-Schafroth et autres c. Suisse du 26 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 32, et Athanassoglou et autres c. Suisse [GC] du 6 avril 2000, no 27644/95, CEDH 2000-IV, § 43), étant entendu que l’article 6 § 1 n’assure par lui-même aux « droits et obligations de caractère civil » aucun contenu déterminé ni ne vise à créer de nouveaux droits matériels dénués de base juridique dans l’Etat concerné (voir l’arrêt W. c. Royaume-Uni du 8 juillet 1987, série A no 121, § 73, et la décision Poķis c. Lettonie du 5 octobre 2006, no 528/02).
La Cour note que le Gouvernement concède qu’il y avait en l’espèce « contestation » au sens de l’article 6 § 1 ; celle-ci – cela ressort en particulier des moyens développés par lesrequérants devant la Cour de cassation – avait trait à la régularité des visites domiciliaires et saisies dont ils avaient fait l’objet, au regard notamment de leur droit au respect du domicile. Le Gouvernement ne met pas davantage en cause le caractère « réel et sérieux » de cette « contestation » (lequel ressort au demeurant des circonstances de la cause). Seul porte à controverse le « caractère civil » du droit qui est l’objet de celle-ci.
A cet égard, il est vrai que, comme le soutient le Gouvernement, la Cour a confirmé dans l’arrêt Ferrazzini (précité, §§ 23-31) que « le contentieux fiscal échappe au champ des droits et obligations de caractère civil ». Force est cependant de constater que la « contestation » dont il est présentement question ne relève pas d’un contentieux de cette nature. Comme indiqué précédemment, elle porte sur la régularité des visites domiciliaires et saisies dont les requérants ont fait l’objet : en son cœur se trouve la question de la méconnaissance ou non par les autorités de leur droit au respect du domicile. Or le caractère « civil » de ce droit est manifeste, tout comme l’est sa reconnaissance en droit interne, qui résulte non seulement de l’article 9 du code civil – auquel renvoie d’ailleurs le Gouvernement – mais aussi du fait que la Convention, qui le consacre en son article 8, est directement applicable dans l’ordre juridique français.
En conséquence, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 6 § 1 et au rejet de l’exception d’irrecevabilité soulevée à cet égard par le Gouvernement.
25. S’agissant de l’argument de non-épuisement des voies de recours internes avancé par le Gouvernement, il est étroitement lié à la substance du grief énoncé par les requérants, de sorte qu’il y a lieu de joindre l’exception au fond (voir, par exemple, la décision Gnahoré c. France du 6 janvier 2000, no 40031/98).
26. Ceci étant, estimant par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
27. Lorsque, comme en l’espèce, l’article 6 § 1 s’applique, il constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l’article 13, qui se trouvent absorbées par elles (voir, par exemple, les arrêts Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, § 41, et Kudła c. Pologne [GC], du 26 octobre 2000, no 30210/96, CEDH 2000-XI, § 146).
Il y a lieu en conséquence d’examiner le présent grief sur le terrain de l’article 6 § 1 uniquement, et donc de vérifier si les requérants avaient accès à un « tribunal » pour obtenir, à l’issue d’une procédure répondant aux exigences de cette disposition, une décision sur leur « contestation ».
La Cour rappelle à cet égard que seul mérite l’appellation de « tribunal » un organe répondant à une série de critères – telle l’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties – et jouissant de la plénitude de juridiction, et que, pour qu’un tel « tribunal » puisse décider d’une contestation sur des droits et obligations de caractère civil en conformité avec cette disposition, il faut qu’il ait compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait ou de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (voir, par exemple, l’arrêt Chevrol précité, §§ 76-77). Par ailleurs, à l’instar des autres droits garantis par la Convention, le droit d’accès aux tribunaux doit être concret et effectif (voir, par exemple, mutatis mutandis, les arrêts Airey c. Irlande, du 9 octobre 1979, série A no 32, § 24, et Steel et Morris c. Royaume-Uni du 15 février 2005, no 68416/01, CEDH 2005-II, § 59).
28. Selon la Cour, cela implique en matière de visite domiciliaire que les personnes concernées puissent obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement ; le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d’irrégularité, soit de prévenir la survenance de l’opération, soit, dans l’hypothèse où une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, de fournir à l’intéressé un redressement approprié.
29. Il ressort de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales que les ordonnances autorisant les visites domiciliaires ne sont susceptibles que d’un pourvoi en cassation. La Cour a eu l’occasion, dans le contexte de l’article 5 § 3 de la Convention et du contrôle du délai raisonnable dans lequel une personne arrêtée ou détenue doit être, soit jugée, soit libérée durant la procédure, de dire que le pourvoi en cassation est un recours interne utile et qu’il doit être épuisé sous peine d’irrecevabilité de la requête devant la Cour (voir l’arrêt Civet c. France [GC] du 8 septembre 1999, Recueil 1999-VI). Toutefois, il ne s’ensuit pas nécessairement que ce pourvoi constitue une voie de recours effective aux fins du contrôle de la régularité, en droit et en fait, des ordonnances autorisant les visites domiciliaires sur le fondement de l’article L.16 B du livre des procédures fiscales. Il incombe donc à la Cour d’examiner concrètement si, dans ce cadre, le contrôle de la Cour de cassation, statuant sur pourvoi du requérant, apporte des garanties suffisantes au regard de l’équité du procès, exigée par l’article 6 de la Convention. Or elle considère qu’à elle seule, la possibilité de se pourvoir en cassation – dont les requérants ont d’ailleurs usé – ne répond pas aux exigences de l’article 6 § 1 dès lors qu’un tel recours devant la Cour de cassation, juge du droit, ne permet pas un examen des éléments de fait fondant les autorisations litigieuses.
30. La circonstance que l’autorisation de procéder à des visites domiciliaires est délivrée par un juge – de sorte qu’à première vue, un contrôle juridictionnel incluant un examen de cette nature se trouve incorporé dans le processus décisionnel lui-même – ne suffit pas à combler cette lacune. En effet, si, comme la Cour l’a jugé sur le terrain de l’article 8 de la Convention dans l’affaire Keslassy à laquelle le Gouvernement se réfère, cela contribue à garantir la préservation du droit au respect de la vie privée et du domicile, l’on ne saurait considérer que l’instance au cours de laquelle le juge examine la demande d’autorisation est conforme à l’article 6 § 1 alors que la personne visée par la perquisition projetée – qui ignore à ce stade l’existence d’une procédure intentée à son encontre – ne peut se faire entendre.
31. Certes, l’article L. 16 B prévoit en outre que les opérations s’effectuent sous le contrôle du juge qui les a ordonnées, de sorte que, pendant leur déroulement, les personnes dont les locaux sont concernés ont la possibilité de le saisir en vue notamment d’une suspension ou de l’arrêt de la visite. Cependant, s’il s’agit là aussi d’une garantie que la Cour prend en compte dans le contexte de l’article 8 de la Convention (ibidem) et dans laquelle on peut voir une modalité propre à assurer un contrôle de la régularité des mesures prises sur le fondement de l’autorisation délivrée par ledit juge, cela ne permet pas un contrôle indépendant de la régularité de l’autorisation elle-même. Par ailleurs, l’accès des personnes concernées à ce juge apparaîtplus théorique qu’effectif. En effet – cela ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation – les agents qui procèdent à la visite n’ont pas l’obligation légale de faire connaître aux intéressés leur droit de soumettre toute difficulté au juge (et ils ne l’ont pas fait en l’espèce), lequel n’est tenu de mentionner dans l’ordonnance d’autorisation ni la possibilité ni les modalités de sa saisine en vue de la suspension ou de l’arrêt de la visite ; la présence des intéressés n’est d’ailleurs pas requise (il suffit que deux témoins tiers soient présents) et la loi ne prévoit pas la possibilité pour ceux-ci de faire appel à un avocat ou d’avoir des contacts avec l’extérieur ; en outre, en l’espèce en tout cas, les coordonnées du juge compétent ne figuraient pas sur les ordonnances d’autorisation et n’ont pas été fournies aux requérants par les agents qui ont procédé aux visites. De surcroît, en raison d’un revirement de la jurisprudence de la Cour de cassation, les intéressés n’ont plus la faculté de saisir le juge qui a autorisé les opérations après l’achèvement de celles-ci : il ne peut plus connaître a posteriori d’une éventuelle irrégularité entachant ces opérations, une telle contestation relevant, selon la Cour de cassation, du contentieux dont peuvent être saisies les juridictions appelées à statuer sur les poursuites éventuellement engagées sur le fondement des documents appréhendés.
32. Quant à l’accès à ces dernières juridictions, en tout état de cause, il suppose que des poursuites soient subséquemment engagées contre les intéressés, ce qui ne fut pas le cas enl’espèce.
33. Il reste la possibilité évoquée par le Gouvernement d’engager une action à l’encontre de l’agent judicaire du Trésor pour rupture du principe d’égalité devant les charges publiques ou de saisir le juge judiciaire sur le fondement de l’article 9 du code civil. Cependant, outre le fait que le Gouvernement n’apporte aucune précision sur les modalités de ces recours, la Cour notequ’en tout état de cause, selon les propres dires de ce dernier, ils permettent l’obtention d’une indemnisation dans l’hypothèse de dégâts occasionnés lors d’une visite domiciliaire plutôt qu’uncontrôle de la régularité de la décision prescrivant celle-ci et des mesures prises sur son fondement, de sorte que l’on ne peut y voir le « contrôle juridictionnel effectif » requis (paragraphe 28 ci-dessus).
34. Il résulte de ce qui précède que les requérants n’ont pas eu accès à un « tribunal » pour obtenir, à l’issue d’une procédure répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, une décision sur leur « contestation ».
35. En conséquence, la Cour conclut au rejet de l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
36. Les requérants dénoncent une violation de l’article 8 de la Convention pris isolément, résultant du fait que les juges saisis par l’administration n’ont pas procédé à un contrôle de la proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens utilisés avant d’autoriser les visites domiciliaires litigieuses. Ils ajoutent que ces magistrats ont statué sur les demandes de l’administration dans un délai tellement bref qu’il ne saurait être qualifié de « délai raisonnable » et que, en apposant leurs signatures sur des ordonnances qui avaient en fait été rédigées par l’administration fiscale, ils ont méconnu les obligations d’impartialité et d’indépendance qui s’imposaient à eux ; les requérants voient là une violation des articles 8 et 6 § 1 de la Convention.
37. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle doit être saisie dans les six mois suivant la décision interne définitive rendue à l’issue de l’épuisement des voies de recours internes ; en l’absence de recours internes répondant aux exigences de la Convention, ce délai commence en principe à courir à la date à laquelle ont eu lieu les faits incriminés ou à celle à laquelle le requérant a été directement affecté par les faits en question, en a eu connaissance ou aurait pu en avoir connaissance (voir, par exemple, l’arrêt Gongadze c. Ukraine du 8 novembre 2005, no 45678/98, § 155). Or il est manifeste que ces conditions ne sont pas réunies en l’espèce s’agissant des griefs précités, les requérants ayant soulevé ceux-ci pour la première fois dans leurs observations en réplique à celles du Gouvernement, datées du 14 avril 2006. Ces griefs sont donc en tout état de cause tardifs et doivent donc être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
39. Le requérant réclame 80 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Quant aux sociétés requérantes, elles demandent chacune 20 000 EUR à ce titre.
40. Le Gouvernement estime que « le seul constat de violation constituerait, en tout état de cause, une réparation adéquate du préjudice moral éventuellement subi par les requérants ».
41. La Cour partage ce point de vue s’agissant des sociétés requérantes. Elle juge en revanche équitable d’allouer 5 000 EUR au requérant pour dommage moral.
B. Frais et dépens
42. Les requérants demandent également 30 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour.
43. Le Gouvernement « conclut à ce que la satisfaction équitable éventuellement allouée aux requérants au titre des frais et dépens n’excède pas le montant total des frais exposés devant les juridictions nationales et la Cour pour faire constater les violations alléguées, à la condition qu’ils soient dûment justifiés et raisonnables ».
44. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement, tout requérant qui souhaite qu’elle lui accorde une satisfaction équitable au titre de l’article 41 doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi elle peut rejeter tout ou partie de celles-ci. En l’espèce, les requérants ne fournissent aucun justificatif à l’appui de leur demande ; ils ne distinguent pas même les frais correspondant à la défense de leurs intérêts devant les juridictions internes de ceux relatifs à la présente procédure. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter l’intégralité de leurs prétentions au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
Dit qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention ;
4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les sociétés requérantes ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 février 2008 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Boštjan M. Zupančič – Président
Santiago Quesada – Greffier