PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ILGAR MAMMADOV c. AZERBAÏDJAN
(Requête nº 15172/13)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mai 2014
DÉFINITIF
13/10/2014
Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (nº 15172/13) dirigée contre la République d’Azerbaïdjan et dont un ressortissant de cet État, M. Ilgar Eldar oglu Mammadov (İlqar Eldar oğlu Məmmədov – le « requérant »), a saisi la Cour le 25 février 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me F.A. Agayev, avocat à Bakou. Le gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ç. Asgarov.
3. Dans sa requête, M. Mammadov alléguait notamment que les autorités l’avaient arrêté et placé en détention provisoire de manière injustifiée et de mauvaise foi. Il estimait que son droit à la présomption d’innocence avait été violé et que ses droits avaient été restreints dans des buts autres que ceux prévus par la Convention.
4. Le 8 avril 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Contexte
5. Le requérant est né en 1970 et réside à Bakou.
6. Il a travaillé pendant plusieurs années dans diverses organisations politiques et organisations non gouvernementales locales et internationales. En 2008, il cofonda le Mouvement civique pour une alternative républicaine (Respublikaçı Alternativ Hərəkatı ; le « REAL »), dont il fut élu président en 2012. Il occupe également depuis plusieurs années le poste de directeur de l’École d’études politiques de Bakou, qui fait partie d’un réseau d’écoles d’études politiques affiliées au Conseil de l’Europe.
7. Le requérant tenait un blog personnel sur l’internet, sur lequel il commentait différentes questions politiques. En particulier, en novembre 2012, après l’adoption par l’Assemblée nationale d’une nouvelle loi sanctionnant lourdement les rassemblements publics non autorisés, le requérant posta sur son blog un commentaire dont il affirmait qu’il était destiné à insulter les membres de l’Assemblée nationale. Sans citer de noms, il y déclarait ensuite, entre autres, que l’Assemblée nationale était composée de « fraudeurs », et comparait l’ensemble du corps législatif à un zoo. Ces déclarations furent citées dans les médias et suscitèrent de nombreuses réactions apparemment virulentes de la part de différents membres de l’Assemblée nationale. Ces réactions, qui furent également publiées dans la presse, allaient de ripostes insultantes ad hominem à des appels à sanctions, en passant par des menaces d’actions en justice à son encontre. Selon le requérant, les « projets d’actions en justice des parlementaires furent (…) abandonnés temporairement » après que les appels à représailles à son encontre eurent été condamnés par l’un des vice-présidents de la Commission européenne, alors en visite dans le pays.
8. Début janvier 2013, le REAL annonça qu’il envisageait de désigner son propre candidat aux prochaines élections présidentielles de novembre 2013. Le requérant lui-même annonça son intention de se présenter comme candidat aux élections. D’après lui, la perspective de sa candidature fut abondamment débattue en Azerbaïdjan à l’époque.
B. Les événements survenus à Ismayilli en janvier 2013
9. Le 23 janvier 2013, des émeutes éclatèrent dans la ville d’Ismayilli, au nord-ouest de Bakou. D’après les comptes rendus dans les médias, reprenant les propos d’habitants de la ville, ces émeutes furent déclenchées par un incident impliquant V.A., le fils du ministre du Travail et de la Protection sociale et neveu du directeur de l’Autorité exécutive du district d’Ismayilli (« AEDI »). Il fut rapporté qu’après avoir été impliqué dans un accident de la circulation, V.A. avait insulté et agressé physiquement les occupants de l’autre véhicule, qui habitaient à proximité. Lorsqu’ils apprirent l’incident, plusieurs centaines (voire milliers) d’habitants de la ville descendirent dans les rues et détruisirent des établissements commerciaux (dont l’hôtel Chirag) et d’autres immeubles d’Ismayilli qui étaient réputés appartenir à la famille de V.A.
10. Le 24 janvier 2013, le ministère de l’Intérieur et le parquet général publièrent un communiqué de presse commun, dans lequel la responsabilité des émeutes était attribuée à E.S., un directeur de l’hôtel, et [El.M.], un membre de sa famille, qui étaient prétendument ivres et qui, aux termes du communiqué, avaient commis des actes de vandalisme en endommageant des biens d’habitants de la ville et en incitant les habitants à se livrer à des émeutes.
11. Entre-temps, [N.A.], le directeur de l’AEDI et oncle de V.A., avait démenti publiquement que l’hôtel Chirag appartînt à sa famille.
C. Le rôle du requérant dans les événements d’Ismayilli
12. Le 24 janvier 2013, le requérant se rendit à Ismayilli pour mieux comprendre les événements susdécrits. Le 25 janvier 2013, il fit part de ses impressions sur son blog. L’article intégral était rédigé comme suit :
« Hier après-midi, j’ai passé un peu plus de deux heures à Ismayilli avec [un autre membre] de notre mouvement [le REAL] et notre coordinateur des médias (…) Tout d’abord, voici [en résumé] ce que j’ai écrit sur Facebook avec mon portable pendant ce temps :
– Nous sommes arrivés en ville.
– Un grand nombre de policiers sont déployés et leur présence ne cesse de se renforcer. Les manifestants se rassemblent toutes les heures ou toutes les deux heures pour prononcer des discours. Nous nous trouvons devant le siège de l’Autorité exécutive [du district d’Ismayilli]. Il y a environ 500 policiers dans le secteur.
– La cause des événements est la tension générale provoquée par la corruption et l’insolence des [responsables publics]. En résumé, les citoyens en ont assez. Nous discutons avec les habitants de la ville.
– Les Russes [ethniques] du village d’Ivanovka aussi en ont marre ; ils ont essayé de gagner [Ismayilli] pour soutenir la manifestation, mais la route était barrée et on les a forcés à faire demi-tour.
– Tout le monde se prépare pour la nuit.
– Nous quittons Ismayilli pour retourner à Bakou. La situation est limpide à nos yeux. Quba a été le premier pas. Ismayilli est le deuxième. Au troisième, les choses sérieuses vont commencer.
Nous sommes rentrés après avoir analysé tous les tenants et aboutissants de la situation à Ismayilli. J’ai écrit que des affrontements auraient à nouveau lieu le soir lorsque j’ai indiqué [sur Facebook] que « tout le monde se prépare pour la nuit ». Sur place, la foule clamait : « On va leur flanquer une raclée ce soir, on s’est ravitaillés » (autrement dit, les participants avaient acheté le combustible pour les cocktails Molotov). Les citoyens sont en colère. Certains ne souhaitent pas se mêler de ce genre de choses et ont peur, mais ceux qui n’ont pas peur sont au bout du rouleau et continueront à manifester cette nuit. Ce n’est plus une situation politique dans laquelle on peut garder l’essentiel et tenter de changer certaines choses ; c’est déjà une situation de crise chaotique, qui nécessite que l’État adopte des mesures de conciliation pour la surmonter.
Il ne faut ni se leurrer, ni prétendre tromper nos interlocuteurs. Les événements d’Ismayilli n’étaient pas et ne sont pas une manifestation pacifique organisée dans le calme. Il s’agit d’une protestation extrêmement violente, mais juste, et la responsabilité en incombe à Ilham Aliyev.
Comme dans tout mouvement révolutionnaire, l’initiative politique demeure dans un premier temps entre les mains du président mais, par son immobilisme, celui-ci perd progressivement ce pouvoir d’initiative. Lorsque [les dirigeants de ce type] commencent à réagir à la situation, il est généralement trop tard et leur intervention est dénuée d’effet. Moubarak, le shah d’Iran et tous les autres ont périclité de cette manière. »
13. Le 28 janvier 2013, le requérant publia sur son blog davantage d’informations sur les événements, en y insérant des extraits des sites web officiels du ministère de la Culture et du Tourisme et du ministère de la Fiscalité et en publiant des captures d’écran de ces sites. En particulier, il fit remarquer que, d’après ces sources et des informations publiées sur le compte Facebook de V.A., l’hôtel Chirag appartenait bel et bien à V.A. Cette annonce contredisait directement le démenti antérieur du directeur de l’AEDI. Les informations citées par le requérant furent supprimées des sites gouvernementaux précités et de la page Facebook de V.A. dans l’heure qui suivit la publication de l’article du requérant sur son blog. Cet article fut toutefois lui-même abondamment commenté dans les médias.
14. Le 29 janvier 2013, le parquet général et le ministère de l’Intérieur publièrent un nouveau communiqué de presse commun sur les événements survenus à Ismayilli. Il y était indiqué que dix personnes avaient été inculpées d’infractions pénales dans le cadre des événements du 23 janvier 2013 et placées en détention dans l’attente de leur procès. De plus, 52 personnes avaient été arrêtées dans le cadre de leur participation à des « actes constitutifs d’une atteinte grave à l’ordre public » et, parmi elles, certaines avaient été reconnues coupables d’« infractions administratives » et condamnées à une « détention administrative » de quelques jours ou à une amende, tandis que d’autres avaient été relâchées. Le communiqué de presse ajoutait que « des informations biaisées et partiales [avaient] récemment été diffusées délibérément, donnant une image erronée de la nature réelle des événements en question, qui étaient le fruit de vandalisme », y compris des informations évoquant un grand nombre de personnes blessées et la disparition d’une personne. Il démentait ces informations, précisant que quatre blessés seulement avaient été admis à l’hôpital régional et que personne n’avait disparu. Il contenait par ailleurs, entre autres, les indications suivantes :
« À la lumière des enquêtes diligentées, il a été établi que le 24 janvier 2013, Tofig Yagublu, vice-président du parti Musavat, et Ilgar Mammadov, coprésident du mouvement REAL, se sont rendus à Ismayilli et ont lancé des appels aux habitants de la ville dans un but de déstabilisation sociale et politique, les incitant notamment à résister à la police, à ne pas obéir aux agents de la force publique et à bloquer les routes. Leurs actes illégaux, fomentés pour enflammer la situation dans le pays, feront l’objet d’une enquête détaillée et approfondie et d’un examen judiciaire. »
15. Le 30 janvier 2013, le requérant commenta ce communiqué de presse sur son blog, affirmant que le gouvernement avait pris une décision destinée à le « punir » et à l’« effrayer » et que plusieurs motifs l’expliquaient : premièrement, l’article publié par le requérant sur son blog le 28 janvier 2013, qui aurait révélé des faits embarrassants pour le gouvernement ; deuxièmement, le fait que le REAL avait suscité un débat public sur les amendements législatifs de juin 2012 visant à faire en sorte que les informations sur les actionnaires des entreprises restent secrètes, mettant ainsi en place « un environnement plus clandestin pour voler l’argent du pétrole » ; troisièmement, les critiques exprimées antérieurement par le requérant à l’égard de l’Assemblée nationale, qu’il avait comparée à un « zoo » après l’adoption de textes qui imposaient des « limitations strictes à la liberté de réunion » en « instaurant des sanctions pécuniaires injustifiables pour la participation à une manifestation non autorisée » ; et, enfin, la « montée en puissance rapide » du mouvement REAL à l’approche de l’élection présidentielle, ce mouvement devenant ainsi un « obstacle sérieux aux yeux des acteurs [politiques] traditionnels » et menaçant de « perturber le déroulement du simulacre d’élection reproduit d’année en année ».
D. Ouverture de procédures pénales contre le requérant
16. Le 29 janvier 2013, le requérant reçut un appel téléphonique du département du parquet général chargé des infractions graves et fut invité de vive voix à se présenter devant ledit département afin d’y être interrogé en qualité de témoin. Bien que cette invitation ne constituât pas une convocation formelle, le requérant se présenta devant le parquet général et fut soumis à un interrogatoire.
17. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire, le requérant déclara qu’il était arrivé à Ismayilli à bord d’une voiture conduite par un autre membre du REAL le 24 janvier 2013 vers 15 h 30. Après être entrés dans la ville, ils s’étaient arrêtés à plusieurs reprises, sans descendre de voiture, pour parler à des habitants afin d’obtenir des informations de première main sur lesévénements qui s’y étaient déroulés avant leur arrivée. Une fois arrivés sur la place principale, où se trouvait le bâtiment de l’AEDI, ils avaient rencontrés plusieurs journalistes et constaté la présence de nombreux policiers et agents des services répressifs. Sur la place, le requérant s’était adressé uniquement aux journalistes ; il n’avait parlé à aucun habitant. Il n’y avait pas d’affrontements violents sur la place à ce moment. Alors qu’il se trouvait sur la place, le requérant avait vu Tofig Yagublu, qui visitait également la ville mais indépendamment du requérant. Ils s’étaient arrêtés pour se saluer puis avaient repris aussitôt leur chemin, chacun de son côté. Le requérant et son collègue du REAL étaient restés environ 30 à 40 minutes sur la place. Le requérant, son collègue du REAL et l’un des journalistes avaient passé ensuite quelque temps dans un salon de thé tout proche. Ils étaient ensuite rentrés tous trois à Bakou. En quittant Ismayilli, ils s’étaient arrêté à nouveau quelques fois et, depuis l’intérieur du véhicule, avaient parlé avec des passants de la situation dans la ville.
18. Au cours de l’interrogatoire, l’enquêteur informa le requérant qu’il avait été établi, à partir des « pièces figurant dans le dossier pénal », que vers 17 heures ce jour-là, alors qu’ils se tenaient à proximité du bâtiment du Département régional de l’éducation d’Ismayilli, le requérant et M. Tofig Yagublu avaient incité les habitants à causer des troubles, à désobéir à la police, à bloquer des routes et à jeter des pierres aux policiers. Le requérant fut invité à s’expliquer à ce sujet. Il répondit que ces informations étaient fausses et qu’elles constituaient une calomnie à son égard.
19. Une fois l’interrogatoire terminé, le requérant rentra chez lui.
20. Dans la soirée du 3 février 2013, le requérant reçut un autre appel téléphonique lui demandant de se présenter en vue d’un nouvel interrogatoire.
21. Le matin du 4 février 2013, le requérant se présenta volontairement devant le parquet général. Dans un premier temps, de 10 h 50 à 11 h 10, il fut directement confronté à R.N., décrit dans le procès-verbal de la confrontation comme étant un habitant du village d’Ashagi Julyan, dans la région d’Ismayilli. D’après une copie de ce procès-verbal (présentée à la Cour par le Gouvernement en tant que document distinct joint à ses observations), R.N. déclara que, le 24 janvier 2013, il se trouvait à Ismayilli, où il avait vu de nombreux policiers ainsi que de nombreux jeunes qui se rassemblaient lentement en groupes de cinq à sept. Il avait entendu des personnes discuter des événements de la veille. Parmi celles-ci, il avait vu Tofig Yagublu et le requérant. Il n’avait eu connaissance de l’identité du requérant que lorsqu’il s’était enquis de celle-ci et que quelqu’un la lui avait renseignée. Il avait entendu le requérant et Tofig Yagublu dire à des personnes de jeter des pierres sur les policiers et de s’emparer du bâtiment de l’AEDI, à la suite de quoi lesdites personnes avaient commencé à jeter des pierres sur les policiers.
22. D’après le procès-verbal, le requérant répondit que les propos de R.N. étaient totalement faux, qu’ils n’étaient que des inventions ridicules, et qu’il s’agissait d’une tentative de le piéger et d’exercer des pressions sur lui pour des raisons politiques.
23. Lorsque l’interrogatoire prit fin, à 11 h 10, le requérant ne fut pas autorisé à quitter le bâtiment.
24. De 12 h 50 à 13 h 05, une autre confrontation directe fut organisée, cette fois avec I.M., un autre habitant de la région d’Ismayilli. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire (également présenté à la Cour par le Gouvernement en tant que document distinct joint à ses observations), I.M. déclara que le 24 janvier 2013 il se trouvait à Ismayilli et qu’il avait vu de nombreux jeunes se rassembler. De nombreux policiers étaient également présents. Les manifestants jetaient des pierres aux policiers. Il avait ensuite vu deux personnes se tenant à proximité du bâtiment du Département de l’éducation dire aux manifestants de jeter des pierres, de ne pas avoir peur, et de s’emparer du bâtiment de l’AEDI. S’étant enquis de l’identité de ces deux personnes auprès des personnes présentes, celles-ci lui avaient répondu qu’il s’agissait de Tofig Yagublu et du requérant. Il avait ensuite vu et entendu deux policiers répondant aux noms de Namiq et Vahid dire au requérant et à Tofig Yagublu de se calmer, mais en vain.
25. D’après le procès-verbal, le requérant répondit que la déclaration d’I.M. était une invention et que « tout ce qu’il se passait dans cette pièce » n’était rien d’autre que du sabotage politique à son encontre et contre le peuple azerbaïdjanais. Le requérant inscrivit également dans le procès-verbal une note manuscrite indiquant qu’on lui avait refusé l’autorisation de quitter le bâtiment entre les deux confrontations directes, qui avaient été séparées d’un peu plus d’une heure.
26. Les confrontations directes susmentionnées ne furent pas mentionnées spécifiquement dans les accusations officielles formulées à l’encontre du requérant (paragraphe 27 ci-dessous) ni dans les requêtes introduites ultérieurement par l’accusation en vue de la délivrance d’une ordonnance de placement en détention provisoire du requérant ou de prolongation de sa détention, et les noms de R.N. et d’I.M. ne furent cités dans aucun des documents susmentionnés, ni dans aucun document officiel présenté à la Cour par les parties et portant sur la détention provisoire du requérant et la procédure pénale menée à son encontre.
27. À l’issue de la deuxième confrontation, le requérant se vit à nouveau refuser l’autorisation de quitter les lieux. À 15 h 24, après l’arrivée de son avocat, le requérant fut inculpé d’infractions pénales sur le terrain des articles 233 (organisation d’actions entraînant un trouble à l’ordre public ou participation active à de telles actions) et 315.2 (résistance à agents publics ou violences contre agents publics constitutives de menaces pour la vie ou l’intégrité physique de ces derniers) du code pénal. Les actes spécifiques imputés au requérant étaient décrits comme suit :
« Le 24 janvier 2013, à partir d’environ 15 heures, Ilgar Eldar oglu Mammadov
profitant du fait que le 23 janvier 2013 à partir d’environ 21 h 30, un groupe de personnes avait, dans la ville d’Ismayilli, commis des actes de vandalisme caractérisé générateurs d’un grave trouble à l’ordre public, délibérément brûlé, d’une manière dangereuse pour le public, des biens appartenant à différentes personnes [dont] l’hôtel Chirag, quatre voitures, cinq motocyclettes et scooters et un bâtiment annexe situé dans le jardin d’une maison d’habitation privée, et commis des actes de violence à l’encontre d’agents publics ;
considérant, selon un raisonnement erroné, que [les événements précités] constituaient une « rébellion » ;
souhaitant que les actes précités se multiplient et acquièrent un caractère permanent afin de créer une tension artificielle et d’ébranler la stabilité sociale et politique du pays ;
alors qu’il résidait à Bakou, se rendit à Ismayilli et, accompagné de Tofig Rashid oglu Yagublu et avec la participation active d’autres individus, [commit les actes suivants :]
il organisa, en tant que participant actif, des actes à l’origine d’un grave trouble à l’ordre public en ce qu’il incita de façon ouverte et répétée les habitants de la ville [E.I.], [M.A.] et d’autres, qui s’étaient rassemblés sur la place située à proximité du bâtiment administratif du Département régional de l’éducation, sis rue Nariman Narimanov, en face du siège administratif de [l’AEDI], [à faire ce qui suit :]
[i] s’installer en masse devant le bâtiment de [l’AEDI], qui est l’organisme compétent exerçant le pouvoir exécutif de la République d’Azerbaïdjan et, ce faisant, entraver la circulation automobile et les déplacements des piétons ; [ii] désobéir aux appels licites à la dispersion émis par les fonctionnaires du gouvernement qui souhaitaient faire cesser leur comportement illégal ; [iii] résister aux agents de police en uniforme protégeant l’ordre public en se livrant à des actes violents mettant en danger la vie et l’intégrité physique [des policiers] au moyen de divers objets ; [iv] perturber le bon fonctionnement de [l’AEDI], des entreprises et des organismes publics ainsi que des infrastructures de restauration publique, de commerce et de services publics en refusant, pendant une durée prolongée, de quitter les zones dans lesquelles les actes entraînant un grave trouble à l’ordre public étaient commis ; et [v] immobiliser la circulation automobile en bloquant l’avenue centrale et la rue Nariman Narimanov ; et
il parvint finalement à faire en sorte qu’aux environs de 17 heures le même jour, dans la ville d’Ismayilli, un groupe de personnes composé de [E.I.], [M.A.] et d’autres se déplaçât en masse de la place précitée en direction du bâtiment administratif de [l’AEDI] et lançât des pierres sur des agents des organismes compétents du ministère de l’Intérieur qui s’employaient à empêcher [cette marche] conformément aux prescriptions de la loi.
Par ces actes, Ilgar Eldar oglu Mammadov a commis les infractions pénales définies aux articles 233 et 315.2 du code pénal de la République d’Azerbaïdjan »[1]
28. De 16 h 30 à 17 h 10, le requérant fut à nouveau interrogé, cette fois en qualité d’accusé. Au cours de l’interrogatoire, il répéta, en substance, les déclarations qu’il avait faites lors de son interrogatoire du 29 janvier 2013 (paragraphe 17 ci-dessus).
E. Le placement en détention provisoire du requérant
29. Vers 18 heures, le requérant fut conduit devant le tribunal de district de Nasimi. Le procureur général adjoint introduisit auprès dudit tribunal une demande de mise en détention provisoire du requérant. Cette demande était, pour l’essentiel, une copie du texte de la décision d’inculper le requérant des infractions pénales susmentionnées (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle était suivie d’une note indiquant qu’il était nécessaire de placer le requérant en détention provisoire eu égard à la gravité des infractions commises et à la dangerosité que celles-ci représentaient pour l’ordre public, au fait que ces infractions étaient passibles d’une peine de plus de deux ans d’emprisonnement, et au fait qu’il existait des « raisons suffisantes » de croire que, s’il était libéré, le requérant prendrait la fuite ou ferait obstruction à l’enquête en exerçant une influence illicite sur des personnes participant à la procédure pénale.
30. L’audience débuta vers 19 heures, en présence du requérant, de ses avocats, d’un membre de l’équipe d’enquêteurs et de l’un des procureurs travaillant au département du parquet général chargé des infractions graves. Selon le requérant, non contredit par le Gouvernement, l’accusation n’avait présenté au tribunal ni le dossier de l’affaire, ni les procès-verbaux desinterrogatoires.
31. Lors de l’audience, le requérant et ses avocats indiquèrent que l’accusation à l’encontre du requérant était dénuée de fondement et qu’elle n’était étayée par aucune preuve. Au sujet du comportement du requérant, ils firent observer que celui-ci s’était présenté volontairement devant le parquet dès que la demande lui en avait été adressée et que, dès lors, il n’y avait aucune raison de croire qu’il prendrait la fuite ou qu’il ferait obstruction à l’enquête. Ils firent valoir que, pour ces raisons, sa détention était injustifiée.
32. Par une décision du 4 février 2013, le tribunal de district de Nasimi ordonna le placement en détention provisoire du requérant pour une durée de deux mois (jusqu’au 4 avril 2013). La partie de la décision contenant la motivation du tribunal se lisait comme suit :
« Après avoir examiné la demande [de l’accusation] ainsi que les documents qui y étaient joints et après avoir entendu les déclarations orales des parties, et compte tenu du fait qu’il existe des raisons suffisantes de penser que, s’il était libéré, l’accusé Ilgar Eldar oglu Mammadov se soustrairait à l’enquête ou en perturberait le bon déroulement en exerçant une influence illicite sur des personnes participant à la procédure, que les infractions pénales commises sont des infractions graves porteuses d’un danger pour l’ordre public, et que le requérant est accusé d’infractions pénales passibles d’une peine de plus de deux ans d’emprisonnement, le tribunal estime qu’il y a lieu d’appliquer au requérant la mesure préventive de mise en détention provisoire. »
33. Le 5 février 2013, le requérant déposa auprès du tribunal de district de Nasimi une plainte dans laquelle il soutenait avoir été privé de liberté illégalement entre 11 h 10 et 19 heures le 4février 2013. Sa plainte fut rejetée le 22 février 2013.
34. Le 6 février 2013, le requérant forma un recours contre la décision de placement en détention rendue le 4 février 2013. Il y soutenait qu’il avait été détenu en violation du droit interne et de l’article 5 de la Convention. Il arguait que, alors que la partie introductive de la décision ordonnant sa mise en détention indiquait que le tribunal avait examiné les preuves préliminaires recueillies par l’accusation, celle-ci n’avait présenté au tribunal aucune preuve ni aucune autre information donnant des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il reprochait au tribunal d’avoir rendu cette décision sur la seule base de la décision d’inculper le requérant d’infractions pénales et de la demande de placement en détention provisoire introduite par l’accusation, sans vérifier de façon indépendante s’il existait des raisons plausibles de le soupçonner. Il plaidait également que le tribunal n’avait pas indiqué des raisonspertinentes et suffisantes pour justifier sa détention en concluant qu’il risquait de se soustraire à l’enquête ou de tenter de faire obstruction à la procédure. S’agissant du comportement qu’il avait eu avant son arrestation, il expliquait qu’il avait coopéré avec les autorités et que, en plusieurs occasions, il s’était présenté pour interrogatoire après un simple appel téléphonique, sans même avoir été convoqué formellement. D’après lui, d’autres facteurs, comme le fait qu’il avait une épouse et un enfant en bas âge, qu’il résidait de façon permanente et avait un emploi à Bakou, sa personnalité, son statut social et sa situation professionnelle, son affiliation aux programmes du Conseil de l’Europe, l’absence de casier judiciaire, etc., démontraient également qu’il était très peu probable qu’il prît la fuite et auraient dû être pris en considération par le tribunal. Dans le cadre de la procédure de recours, il s’appuya sur le droit interne pertinent mais aussi largement sur la jurisprudence de la Cour européenne, dont il invoqua plusieurs arrêts en lien avec l’article 5 de la Convention.
35. À la même date, le requérant présenta au tribunal de district de Nasimi des observations sur le procès-verbal de l’audience du 4 février 2013 devant ce tribunal, qui devaient être versées au dossier de l’affaire. Ces observations concernaient principalement l’incapacité et le refus du procureur de répondre aux questions posées par la défense lors de l’audience. Ces questions portaient sur le fait que l’accusation n’avait présenté aucune preuve étayant ses soupçons à l’encontre du requérant ou qu’elle n’avait pas précisé les circonstances spécifiques qui l’avaient amenée à penser que le requérant, s’il était libéré, prendrait la fuite ou ferait obstruction à la procédure.
36. L’audience devant la cour d’appel de Bakou fut fixée au 8 février 2013. Elle fut retardée de quelques heures, dans l’attente que le tribunal de district de Nasimi examinât les observations du requérant concernant le procès-verbal de l’audience ainsi que la demande d’inclure lesdites observations dans les documents se rapportant à sa détention provisoire, qui avaient été transmis à la cour d’appel de Bakou. Au cours de cet examen, le tribunal de district de Nasimi décida de refuser d’insérer les observations du requérant dans le procès-verbal de l’audience.
37. D’après le requérant, non contredit par le Gouvernement, comme lors de l’audience en première instance les éléments du dossier en possession de l’accusation ne furent pas mis à la disposition de la cour lors de l’audience en appel.
38. Par une décision du 8 février 2013, la cour d’appel de Bakou rejeta le recours du requérant et confirma la décision de placement en détention rendue par le tribunal de district de Nasimi le 4 février 2013. Elle conclut comme suit :
« Eu égard à la personnalité d’Ilgar Eldar oglu Mammadov, à la gravité des infractions pénales dont il est question et au fait qu’elles représentent un danger pour l’ordre public, au fait que [lesdites infractions] relèvent de la catégorie des infractions moyennement graves, et au fait que [le requérant], s’il était libéré, pourrait prendre la fuite et nuire à l’objectivité de l’enquête en exerçant une influence illicite sur des personnes participant à la procédure pénale, la cour estime que la décision rendue par le tribunal de district de Nasimi le 4 février 2013, qui ordonnait le placement en détention provisoire du requérant, est légitime et justifiée et qu’elle doit être maintenue. (…)
Dans l’arrêt Van de Hurk c. Pays-Bas (19 avril 1994, § 61, série A nº 288), la Cour européenne des droits de l’homme a indiqué que le droit à un procès équitable implique que la juridiction motive ses décisions. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle soit tenue d’apporter une réponse détaillée à chacun des arguments soulevés par les parties. »
39. Ayant exposé les motifs susmentionnés, la cour d’appel de Bakou ne répondit à aucun des arguments spécifiques invoqués par le requérant contre la nécessité de son placement en détention (paragraphe 34 ci-dessus).
F. Prolongation de la détention provisoire et nouvelles accusations
40. Le 11 mars 2013, le requérant introduisit auprès du tribunal de district de Nasimi une requête tendant à voir commuer en assignation à résidence la mesure préventive de placement en détention provisoire. Il fit valoir qu’il avait démontré par son comportement qu’il n’avait aucunement l’intention de se soustraire à l’enquête. En outre, sa situation personnelle (sa situation familiale, le fait qu’il occupait un emploi permanent et qu’il avait une résidence permanente, sa carrière politique active à Bakou, etc.) rendait sa fuite d’autant plus improbable. Enfin, dans son cas, les « personnes participant à la procédure pénale » vivaient à Ismayilli et non à Bakou, où lui-même résidait. Par conséquent, il ne risquait guère d’exercer sur elles une influence illicite.
41. Au cours de l’audience du 12 mars 2013, l’accusation plaida que la requête de l’intéressé était « dénuée de fondement » et répéta qu’il existait un risque de voir le requérant prendre la fuite ou entraver l’enquête s’il n’était pas placé en détention. Le même jour, le tribunal de district de Nasimi rejeta la requête du requérant. Il motiva sa décision comme suit :
« Après avoir examiné la requête de l’avocat, entendu les personnes participant à l’audience et examiné les éléments de l’affaire, le tribunal considère que les raisons ayant motivé le placement en détention de l’accusé n’ont pas cessé d’exister et qu’il ne peut donc accéder à la requête ».
42. Le requérant forma contre cette décision un recours qui fut rejeté par la cour d’appel de Bakou le 27 mars 2013.
43. Entre-temps, le 13 mars 2013, l’accusation demanda une prolongation de la détention du requérant (initialement autorisée jusqu’au 4 avril 2013), indiquant que, malgré le fait que plusieurs mesures d’investigation avaient été prises, l’affaire était complexe et qu’une prolongation du délai était nécessaire pour mener l’enquête à son terme. Selon le requérant, non contredit par le Gouvernement, l’accusation ne soumit à la Cour au-delà de cette requête aucun autre élément en rapport avec le dossier pénal. Lors de l’audience du 14 mars 2013 relative à la demande de prolongation, l’accusation ne répondit pas aux questions de la défense concernant les preuves spécifiques sur lesquelles elle s’était fondée pour soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale, les mesures d’investigation spécifiques prises jusqu’alors et les autres mesures à prendre. À la suite de cette audience, l’avocat du requérant demanda formellement au juge d’inclure les questions précitées ainsi que les réponses (ou l’absence de réponses) dans le procès-verbal de l’audience, mais en vain.
44. Le 14 mars 2013, le tribunal de district de Nasimi prolongea de deux mois la détention provisoire du requérant (jusqu’au 4 juin 2013), motivant sa décision comme suit :
« Compte tenu de ce que le prévenu est accusé de faits relevant de la catégorie des infractions moyennement graves, de la complexité de la procédure pénale, de la nécessité de prolonger le délai pour pouvoir mener l’enquête à son terme, et de la nécessité de mettre en œuvre différentes mesures d’investigation, le tribunal considère qu’il y a lieu d’accéder à la requête [de l’accusation] et de prolonger la détention de l’accusé (…) jusqu’au 4 juin 2013. »
45. Le requérant fit appel de cette décision, répétant dans le détail tous les arguments contre sa détention qu’il avait avancés précédemment devant les tribunaux. Il fit également valoir que ni le droit interne ni la Convention ne permettaient de prolonger sa détention provisoire au motif que l’accusation avait besoin de davantage de temps pour faire son travail. Il invoqua à nouveau plusieurs arrêts de la Cour européenne portant sur diverses questions relatives à la détention provisoire.
46. Le 19 mars 2013, la cour d’appel de Bakou rejeta le recours du requérant et confirma la décision de prolongation rendue le 14 mars 2013, en se fondant sur le même raisonnement que celui suivi par le tribunal de première instance.
47. Le 5 avril 2013, le requérant introduisit une demande de mise en liberté sous caution auprès du tribunal de district de Nasimi, réitérant les arguments contre sa détention invoqués précédemment. Le 8 avril 2013, le tribunal rejeta sa demande, estimant que les motifs justifiant sa détention, tels que précisés dans sa décision du 14 mars 2013, « n’avaient pas cessé d’exister ».
48. Le requérant forma un recours contre cette décision, répétant dans le détail ses arguments en faveur de sa libération. Le 15 avril 2013, la cour d’appel de Bakou confirma la décision rendue par le tribunal de district de Nasimi le 5 avril 2013.
49. Le 30 avril 2013, le chef des enquêteurs décida d’inculper le requérant de nouvelles infractions, cette fois sur le terrain des articles 220.1 (organisation de troubles de grande ampleur) et 315.2 (résistance à agents publics ou violences contre agents publics constitutives de menaces pour la vie ou l’intégrité physique de ces derniers) du code pénal. En substance, le chef d’accusation se référant à l’article 220.1, qui emportait une peine beaucoup plus lourde (quatre à douze ans d’emprisonnement), remplaçait le chef d’accusation qui renvoyait précédemment àl’article 233. Aucune modification ne fut apportée à la description initiale des accusations formulées à l’encontre du requérant (paragraphe 27 ci-dessus).
50. L’un des effets du nouveau chef d’accusation renvoyant à l’article 220.1 du code pénal était que le requérant ne pouvait plus demander sa libération sous caution car la loi n’autorisait pas la remise en liberté sous caution des personnes accusées d’avoir commis délibérément des « infractions pénales graves » (paragraphes 71 et 74 ci-dessous). En outre, en tant que personne accusée d’une « infraction pénale grave », la détention provisoire du requérant pouvait désormais être prolongée d’une période plus longue (paragraphes 71 et 73 ci-dessous).
51. Le 15 mai 2013, le tribunal de district de Nasimi prolongea la détention du requérant (qui avait été autorisée jusqu’au 4 juin 2013) de trois mois supplémentaires (jusqu’au 4 septembre2013). Au cours de l’audience, l’avocat du requérant répéta les arguments qu’il estimait militer en faveur de la libération et fit également valoir qu’il n’existait aucun facteur pertinent justifiant la détention de son client. Dans sa décision, le tribunal de district justifia la prolongation de la détention du requérant comme suit :
« Après avoir entendu les parties et examiné la requête [de l’accusation] sur la base des éléments du dossier, et compte tenu de la portée des mesures d’investigation à prendre et du fait que les motifs de détention [du requérant] n’ont pas cessé d’exister, le tribunal considère qu’il y a lieu de faire droit à la demande [de prolongation introduite par l’accusation] et de prolonger la durée de détention [du requérant] (…) ».
52. Le requérant forma un recours contre cette décision, réitérant ses précédents arguments. Le 27 mai 2013, la cour d’appel de Bakou confirma la décision de prolongation, en suivant un raisonnement similaire à celui suivi précédemment par les tribunaux.
53. Le 14 août 2013, le tribunal de district de Nasimi prolongea la détention du requérant (précédemment autorisée jusqu’au 4 septembre 2013) de deux mois supplémentaires (jusqu’au 4 novembre 2013). Le 20 août 2013, la cour d’appel de Bakou confirma la décision de maintien en détention. Les arguments présentés devant les tribunaux et le raisonnement de ces derniersétaient, pour l’essentiel, identiques à ceux des précédentes audiences et décisions relatives à la prolongation de la détention.
54. Aucune autre décision de prolongation ne figure dans les pièces du dossier.
55. Le procès au pénal du requérant débuta en novembre 2013. Le 17 mars 2014, le tribunal correctionnel de Shaki jugea le requérant coupable et le condamna à sept ans d’emprisonnement. La condamnation n’est pas encore définitive et le recours formé par le requérant est pendant.
G. Réaction du public à l’arrestation du requérant et à la procédure pénale menée à son encontre
56. L’affaire du requérant fut largement médiatisée. Certaines des réactions à l’affaire sont résumées ci-après.
57. Aussitôt après l’arrestation du requérant, plusieurs ONG nationales, ainsi que des ONG internationales parmi lesquelles Amnesty International, Human Rights Watch et Article 19, condamnèrent les actions des autorités, les qualifiant de « persécution à caractère politique » sur la base d’accusations « forgées de toutes pièces ».
58. Le 6 février 2013, Pedro Agramunt et Joseph Debono Grech, corapporteurs pour l’Azerbaïdjan de la commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE), exprimèrent leurs inquiétudes quant à l’arrestation du requérant, indiquant qu’elle « soulevait des doutes justifiés et des inquiétudes légitimes » et exhortant les autorités à libérer le requérant et Tofig Yagublu.
59. Le 8 février 2013, Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe, fit la déclaration officielle suivante : « Je suis préoccupé par (…) la réaction brutale de la police face aux manifestations. Je suis particulièrement alarmé par l’arrestation, le 4 février, de Tofig Yagublu et d’Ilgar Mammadov, à la suite des incidents d’Ismayilli. M. Mammadov dirige l’École d’études politiques de Bakou, partenaire du Conseil de l’Europe avec lequel celui-ci travaille en étroite coopération. La décision de la cour d’appel de Bakou de ne pas libérer ces deux hommes et son refus d’autoriser le représentant du Conseil de l’Europe à être présent lors de la procédure devant la cour sont particulièrement graves ». Dans une nouvelle déclaration, faite par lui le 3 mai 2013, Thorbjørn Jagland « exprima son inquiétude et sa déception » quant aux nouvelles accusations portées contre le requérant.
60. Le 9 février 2013, les porte-paroles de la Haute représentante de l’Union européenne, Catherine Ashton, et du commissaire européen chargé de l’élargissement et de la politique de voisinage, Štefan Füle, firent une déclaration dans laquelle ils exprimaient leur inquiétude face à l’arrestation du requérant et exhortaient les autorités à examiner de façon juste, transparente et indépendante les accusations portées contre lui.
61. Le 13 juin 2013, le Parlement européen a adopté une résolution intitulée « Azerbaïdjan : affaire Ilgar Mammadov » [2013/2668(RSP)]. Dans cette résolution, le Parlement européen estime notamment que la détention du requérant est « illégale » et « semble être une tentative de le maintenir incarcéré dans l’attente des prochaines élections », « condamne avec fermeté la détention de M. Mammadov, demande sa remise en liberté immédiate et sans conditions ainsi que la fin des poursuites à son encontre », et « exprime ses plus vives préoccupations quant aux informations émanant de défenseurs de droits de l’homme et d’ONG nationales et internationales faisant état de recours présumé à des chefs d’accusation fabriqués de toutes pièces à l’encontre d’hommes politiques, de militants et de journalistes ».
H. La désignation du requérant comme candidat aux élections présidentielles
62. Le processus d’enregistrement des candidats aux élections présidentielles débuta le 4 août 2013. Le code électoral exigeait que les candidats soumissent leurs documents d’éligibilité initiaux à la commission électorale centrale (« la CEC »), laquelle devait leur fournir ensuite des feuilles de signatures officielles, sur lesquelles ils devaient recueillir les signatures d’au moins 40 000 électeurs en faveur de leur nomination. La date limite pour la présentation des signatures et de tous les autres documents avait été fixée au 9 septembre 2013.
63. Étant donné que le requérant devait avoir un représentant dûment autorisé pour se charger des différentes démarches relatives à sa nomination, son avocat demanda le 1er août 2013 au département du parquet général chargé des infractions graves d’organiser une entrevue entre le requérant et un notaire au centre de détention de Bakou afin qu’il pût rédiger une procuration habilitant son représentant à le représenter dans les démarches électorales. La permission de visite d’un notaire fut accordée le 21 août 2013. Le notaire se rendit au centre de détention et certifia la procuration le 23 août 2013.
64. Dans l’attente d’une réponse à la requête ci-dessus, le requérant envoya le 10 août 2013 ses documents d’éligibilité initiaux à la CEC, depuis le bureau de poste du centre de détention. Selon le requérant, les documents ne furent pas remis à la CEC avant le 22 août 2013.
65. Le 23 août 2013, la CEC renvoya au requérant ses documents d’éligibilité initiaux, estimant qu’ils présentaient des lacunes. Après avoir remédié auxdites lacunes, le représentant du requérant renvoya les documents le jour même.
66. Le 27 août 2013, la CEC accepta à titre préliminaire la nomination du requérant comme candidat aux élections, dans l’attente de la vérification des signatures requises (paragraphe 62 ci-dessus), qui devaient être présentées le 9 septembre 2013 au plus tard. Les représentants du requérant présentèrent les feuilles de signatures requises.
67. Le 13 septembre 2013, la CEC refusa d’enregistrer le requérant comme candidat, estimant que ses feuilles de signatures contenaient un certain nombre de signatures non valables et que le nombre de signatures valables en soutien au requérant était inférieur au nombre minimal de signatures (40 000) exigé par la loi.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code pénal
68. L’article 220.1 du code pénal dispose ce qui suit :
Article 220. Organisation de troubles de grande ampleur
« 220.1. L’organisation de troubles de grande ampleur ou la participation à de tels troubles, lorsqu’ils s’accompagnent de faits de violence, de pillages, d’incendies criminels, de la destruction de biens, de l’usage d’armes à feu ou de substances ou dispositifs explosifs ou de la résistance armée à des agents publics (…)
est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée de quatre à douze ans.
(…) »
69. L’article 233 du code pénal dispose ce qui suit :
Article 233. Organisation d’actions entraînant un trouble à l’ordre public
ou participation active à de telles actions
« L’organisation, par un groupe de personnes, d’actions qui entraînent de façon flagrante des troubles à l’ordre public, qui sont liées à une insubordination à des injonctions légales d’un agent public ou qui entravent le bon fonctionnement des transports, des entreprises, des agences et des organisations, ainsi que la participation active à de telles actions (…)
sont passibles d’une amende d’un montant de cinq mille à huit mille manats, ou d’une peine de travaux obligatoires d’une durée maximale de deux ans, ou d’une peine de privation de liberté pouvant aller jusqu’à trois ans ».
70. L’article 315 du code pénal dispose ce qui suit :
Article 315. Résistance à agents publics ou violences contre agents publics
« 315.1. L’usage de la violence contre un agent public ou la résistance violente à un agent public dans le cadre de l’exercice par ledit agent de ses fonctions officielles, la commission, à l’égard des parents proches d’un tel agent public, d’actes de violence ne constituant pas un danger pour leur vie ou leur intégrité physique, ou la menace de la commission de tels actes de violence (…)
est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de trois ans.
315.2. La commission, à l’égard des personnes citées à l’article 315.1 du présent code, d’actes de violence constituant un danger pour leur vie ou leur intégrité physique (…)
est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée de trois à sept ans. »
71. L’article 15 du code pénal classe les infractions pénales en quatre catégories, en fonction de leur degré de gravité : i) les infractions ne représentant pas une menace grave pour l’ordre public, ii) les infractions pénales moyennement graves, iii) les infractions pénales graves, et iv) les infractions pénales particulièrement graves. Selon les termes de l’article 15.3, une « infraction pénale moyennement grave » est une infraction commise délibérément ou par négligence pour laquelle la peine maximale ne dépasse pas sept ans d’emprisonnement. Selon les termes del’article 15.4, une « infraction pénale grave » est une infraction commise délibérément ou par négligence pour laquelle la peine maximale ne dépasse pas douze ans d’emprisonnement. Suivant ces critères, les infractions visées aux articles 233 et 315.2 du code pénal relèvent des « infractions pénales moyennement graves », tandis que l’infraction visée à l’article 220.1 du code pénal relève des « infractions pénales graves ».
B. Le code de procédure pénale (« le CPP »)
72. Les dispositions pertinentes du CPP concernant la détention provisoire et la procédure relative à l’application et à l’examen de la mesure préventive de placement en détention provisoire sont décrites en détail dans les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Farhad Aliyev c. Azerbaïdjan (nº 37138/06, §§ 83-102, 9 novembre 2010) et Muradverdiyev c. Azerbaïdjan(nº 16966/06, §§ 35-49, 9 décembre 2010).
73. Dans le cas de personnes accusées d’« infractions pénales moyennement graves », la durée maximale de la détention provisoire avant procès ne peut dépasser neuf mois à compter de la date de l’arrestation, toutes prolongations possibles de la durée initiale de deux mois comprises. Dans le cas de personnes accusées d’« infractions pénales graves », la durée maximale est de douze mois, toutes prolongations possibles de la durée initiale de trois mois comprises (articles 158.1, 159.1, 159.2, 159.7 et 159.8 du CPP).
74. Conformément aux articles 164.1 et 164.2 du CPP, la mise en liberté sous caution ne peut être ordonnée qu’à titre de mesure de substitution remplaçant une précédente décision de placement en détention provisoire et à la demande du détenu. Elle ne peut être accordée qu’à des personnes accusées d’infractions ne représentant pas une menace majeure pour l’ordre public, d’infractions pénales moyennement graves ou d’infractions graves commises par négligence.
C. Décisions de l’assemblée plénière de la Cour suprême
1. Décision du 30 mars 2006 « relative à l’application des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’administration de la justice »
75. La partie pertinente de cette décision se lit comme suit :
« 13. (…) la mesure préventive de placement en détention provisoire doit être considérée comme une mesure exceptionnelle à n’appliquer qu’en cas d’absolue nécessité, lorsque l’application d’une autre mesure préventive n’est pas possible.
14. Les tribunaux doivent tenir compte du fait que les personnes dont le droit à la liberté a été restreint ont le droit, conformément à l’article 5 § 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, d’être jugées dans un délai raisonnable et d’être libérées dans l’attente du procès s’il n’est pas nécessaire de leur appliquer la mesure préventive de placement en détention provisoire. »
2. Décision du 3 novembre 2009 « relative à l’application de la législation par les tribunaux lors de l’examen des demandes d’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire à l’égard d’un accusé »
76. La partie pertinente de cette décision se lit comme suit :
« 3. Conformément à la législation, l’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire doit répondre à des motifs de fond et de procédure. Les motifs de fond s’entendent des preuves qui établissent un lien entre l’accusé et la commission de l’infraction pénale qui lui est imputée. Les motifs de procédure s’entendent des motifs qui justifient la légitimité et la nécessité de l’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire, telle qu’elle aura été déterminée par le tribunal au regard de l’ensemble des circonstances prévues à l’article 155 du code de procédure pénale [CPP].
Lorsqu’ils décident d’appliquer la mesure préventive de placement en détention provisoire, les tribunaux ne doivent pas se contenter d’énumérer les motifs de procédure prévus à l’article 155 du [CPP] mais ils doivent vérifier, pourchaque motif, s’il est pertinent dans le cas de l’accusé et s’il est étayé par les pièces figurant dans le dossier. Ce faisant, il convient de prendre en considération la nature et la gravité de l’infraction commise par l’accusé, les informations relatives à sa personnalité, à son âge, à sa situation familiale, à sa profession, à sa santé et à d’autres considérations de ce genre. (…)
6. Les demandes d’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire, de prolongation de la durée de pareille détention et de remplacement de la détention provisoire par une assignation à résidence ou une mise en liberté sous caution doivent être examinées à huis clos par un juge unique, dans l’enceinte du tribunal, dans les vingt-quatre heures suivant leur réception (que ce soit ou non un jour férié ou après les heures de travail). La présence à l’audience de la personne dont les droits peuvent être restreints par la demande est obligatoire.
Les tribunaux doivent tenir compte du fait que les demandes d’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire ou de prolongation de la durée de pareille détention ne peuvent être examinées en l’absence de l’accusé que dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’il est impossible d’assurer sa présence à l’audience, notamment si l’accusé s’est soustrait à l’enquête, s’il suit un traitement en hôpital psychiatrique ou pour une maladie grave, en cas d’urgence, de déclaration de quarantaine ou dans d’autres circonstances similaires. (…)
8. D’après l’article 447.5 du [CPP], lorsqu’il examine une demande d’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire, un juge a le droit d’examiner les documents et les preuves matérielles fondant la demande.
Il convient d’expliquer aux tribunaux que cette disposition de la législation en matière de procédure pénale ne prévoit pas l’examen et l’appréciation des preuves par les tribunaux. Le contrôle juridictionnel qu’elle prévoit consiste uniquement à réexaminer les preuves initiales donnant des raisons de soupçonner l’accusé d’avoir commis une infraction pénale et à vérifier l’existence des motifs de procédure nécessaires à l’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire.
9. Les tribunaux doivent veiller avec davantage de rigueur à ce que les pièces présentées par l’autorité chargée de l’enquête préliminaire à ce sujet soient exhaustives et de bonne qualité. (…) La demande [de mesure préventive de placement en détention provisoire] doit être accompagnée des pièces nécessaires à son examen, par exemple des copies des procès-verbaux et des décisions concernant l’ouverture de la procédure pénale, l’arrestation de l’accusé, son inculpation, son interrogatoire, et des documents d’identité. Aux termes de l’article 447.5 du [CPP], le juge a le droit de demander et d’examiner d’autres documents (par exemple, des déclarations relatives aux chefs d’accusation ou des procès-verbaux de confrontations directes) ainsi que les preuves matérielles afin de déterminer si la demande [de mesure préventive de placement en détention provisoire] est fondée. (…)
13. (…) il est rappelé aux tribunaux que, bien que le législateur ait fixé des motifs de fond et de procédure et des règles identiques pour l’examen des demandes d’application de la mesure préventive de placement en détention provisoire et les demandes de prolongation de la durée de pareille détention, étant donné que la prolongation de la durée de la détention provisoire restreint pendant une longue période le droit à la liberté d’un individu de même que son droit à la présomption d’innocence, les tribunaux, lors de l’examen de demandes de ce type, doivent faire preuve de prudence, vérifier les motifs et les raisons de la prolongation de la détention et, dans leurs décisions, justifier la nécessité de prolonger la durée de détention d’une autre façon que la nécessité de l’application [initiale] de la mesure préventive de placement en détention provisoire.
Lors de l’examen de demandes de prolongation de la durée de la détention provisoire de l’accusé, les tribunaux doivent vérifier en détail les arguments de la requête expliquant pourquoi il n’est pas possible de clôturer l’enquête préliminaire dans les délais prévus. Ce faisant, ils doivent tenir compte du fait que, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le fait d’invoquer les mêmes motifs que ceux invoqués pour l’application [initiale] de la mesure préventive de placement en détention provisoire pour ordonner la prolongation de la durée de la détention provisoire de l’accusé est considéré comme une violation du droit à la liberté et à la sûreté consacré par l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »
EN DROIT
I. PORTÉE DE LA REQUÊTE
77. La requête a été communiquée au gouvernement défendeur le 8 avril 2013 conformément à l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 et aux articles 6 § 2, 13, 14 et 18 de la Convention. Le 18 septembre 2013, après que les deux parties avaient présenté leurs observations, le requérant a déposé de nouvelles observations concernant les développements factuels de l’affaire(résumés aux paragraphes 40-55 et 62-67 ci-dessus), qui précisaient ses griefs initiaux, en tenant compte de ces développements. Les nouvelles observations ont été transmises au gouvernement défendeur, qui les a commentées.
78. En général, la Cour n’examine pas les faits nouveaux invoqués après la communication de la requête au Gouvernement, sauf si ces faits précisent les griefs initialement exposés à la Cour par le requérant (Farhad Aliyev, précité, § 104, avec d’autres références). La Cour observe que la requête initiale du requérant énonçait plusieurs griefs qui se rapportaient à son arrestation et à son maintien en détention et qui se fondaient sur les dispositions de la Convention susmentionnées. Ses observations ultérieures ne constituaient pas un fait qui n’avait pas été évoqué dans la requête initiale transmise au Gouvernement. Elles concernaient les développements factuels de la procédure relative au maintien en détention du requérant dans le cadre de la même procédure, ainsi que l’évolution d’autres circonstances prétendument liées au maintien en détention (comme son intention de se présenter à l’élection présidentielle), dont il s’était déjà plaint dans sa requête initiale. Aucun grief nouveau n’était présenté. Dans la mesure où le requérant précisait ses griefs initiaux dans le contexte des nouveaux développements factuels, le gouvernement défendeur s’est vu offrir la possibilité, dont il a usé, de présenter d’autres observations à cet égard.
79. Par conséquent, les événements décrits dans les observations ultérieures du requérant relèvent de l’objet de la présente affaire. La Cour poursuivra dès lors l’examen des griefs du requérant concernant sa détention provisoire en tenant compte de toutes les informations factuelles pertinentes qui lui ont été communiquées, lesquelles couvrent les événements survenus jusqu’à la dernière prolongation de la détention du requérant, ordonnée par le tribunal de district de Nasimi le 14 août 2013 et confirmée le 20 août 2013.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 c) ET 3 DE LA CONVENTION
80. Se fondant sur l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été arrêté et détenu en l’absence de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il soutient également que les juridictions internes n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier la nécessité de prolonger sa détention. Enfin, il estime avoir été privé de sa liberté de façon illégale et arbitraire le 4 février 2013, entre 11 h 10 et 19 heures.
L’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Sur la recevabilité
81. La Cour considère que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif de le déclarer irrecevable n’ayant été établi, elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
82. Le Gouvernement plaide que, contrairement à ce que soutient le requérant, aucune des exigences de l’article 5 de la Convention n’a été enfreinte en l’espèce. Il ajoute qu’aucun élément du dossier ne prouve le contraire et que les tribunaux ont dûment examiné les pièces transmises par l’accusation.
b) Le requérant
83. Le requérant indique que, le 4 février 2013, durant les interruptions entre les différents interrogatoires de police auxquels il a été soumis ce jour-là, il n’a pas été autorisé à quitter les locaux du département du parquet général chargé des infractions graves. Il soutient que, dès son arrivée dans ces locaux à 11 h 10, il a été privé de sa liberté de facto, sans que son arrestation soit enregistrée formellement. Il estime par conséquent que sa détention le 4 février 2013 entre 11 h 10 et 19 heures (moment où le tribunal ordonna son placement en détention provisoire) n’était pas « légale ».
84. Il soutient que les accusations formulées à son encontre étaient dénuées de fondement et que toutes les démarches entreprises par les autorités aux fins de le poursuivre en justice et de le placer en détention étaient arbitraires et guidées par des motifs politiques. L’accusation ne disposait selon lui d’aucune preuve ni information objectives lui donnant la moindre « raison plausible » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
85. Il ajoute que les seuls documents pertinents dont aient effectivement pu prendre connaissance le tribunal de première instance et la cour d’appel qui ont eu à statuer sur sa détention provisoire sont les brèves déclarations écrites dans lesquelles l’accusation demandait l’application de la mesure de placement en détention provisoire ou la prolongation de celle-ci. Le dossier de l’accusation n’aurait jamais été transmis aux tribunaux ayant ordonné son placement en détention provisoire ou la prolongation de celle-ci, et il n’aurait jamais été demandé par lestribunaux. Ainsi, les tribunaux n’auraient jamais réellement vérifié s’il existait des preuves fournissant des raisons plausibles de le soupçonner, condition pourtant requise pour justifier sa détention aux termes de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Bien qu’il se fût plaint de cette situation à plusieurs reprises auprès de l’accusation et des juges, ceux-ci n’auraient donné aucune suite à ses réclamations et la défense se serait entendu répondre qu’il n’était pas nécessaire de montrer le dossier à un juge statuant sur sa détention. En outre, les questions et arguments soulevés par la défense lors des audiences à ce sujet, de même que les réponses ou l’absence de réponses de l’accusation, n’auraient jamais été mentionnés dans les procès-verbaux des audiences, alors même que la défense aurait introduit formellement des demandes spécifiques à cet effet.
86. Le requérant estime par ailleurs que les juridictions internes n’ont pas indiqué des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier sa détention. Les tribunaux auraient noté dans leurs décisions qu’il risquait de prendre la fuite en se fondant uniquement sur la gravité du chef d’accusation et la sévérité de la peine dont il était passible, sans aucune considération pour des facteurs pertinents tels que sa personnalité, son activité professionnelle, ses liens familiaux, son lieu de résidence, l’absence de casier judiciaire, son comportement face aux demandes de l’accusation au début de la procédure, etc. De même, la conclusion selon laquelle il risquait de faire obstruction à l’enquête n’aurait pas procédé d’un examen des faits pertinents.
2. L’appréciation de la Cour
87. La Cour rappelle que pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, il n’est pas nécessaire que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas nécessaire non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. L’objet d’un placement en détention en vue d’un interrogatoire est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons fondant le placement en détention. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent donc pas être de même niveau que ceux nécessaires pour justifier une condamnation ou même porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A nº 300‑A).
88. Toutefois, la condition qui veut que les soupçons soient fondés sur des raisons plausibles constitue un élément essentiel de la protection contre l’arrestation et la détention arbitraires. La suspicion de bonne foi n’est pas suffisante. Les mots « raisons plausibles » signifient l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A nº 182).La durée de la garde à vue peut aussi revêtir quelque pertinence pour le degré de suspicion requis (Murray, précité, § 56).
89. Lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Dès lors, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine).
90. La Cour observe que le requérant en l’espèce allègue qu’à aucun moment sa détention n’a été justifiée par des soupçons « plausibles » : ni lors de la phase initiale immédiatement postérieure à son arrestation, ni au cours des périodes ultérieures lorsque son placement en détention provisoire fut autorisé et prolongé par les tribunaux. Elle rappelle à cet égard que la persistance de raisons plausibles de soupçonner l’individu arrêté d’avoir commis une infraction est une condition essentielle à la légalité du maintien en détention de l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, et McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006‑X). Ainsi, si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurentfondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention.
91. En l’espèce, d’après la déclaration conjointe du parquet général et du ministère de l’Intérieur et les accusations formelles portées contre le requérant, ce dernier était soupçonné d’avoir organisé des troubles à l’ordre public à Ismayilli en incitant verbalement des habitants de la ville à bloquer les rues du centre et à entraver la circulation, à désobéir aux injonctions de la police, à commettre des violences envers les policiers et à entraver le bon fonctionnement des autorités publiques et des entreprises privées. Le requérant avait été initialement accusé d’« organisation de troubles à l’ordre public » et de « résistance violente à la police », au sens respectivement de l’article 233 et de l’article 315.2 du code pénal. Ensuite, sans que la description des faits eût été modifiée, l’accusation fondée sur l’article 233 fut requalifiée en une autre accusation, plus grave, fondée sur l’article 220.1 (« Organisation de troubles de grande ampleur ») du code pénal.
92. La Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre le requérant étaient « plausibles ». Elle juge pertinent à cet égard que le requérant était un homme politique de l’opposition, qu’il avait précédemment critiqué le gouvernement en place à l’approche des élections présidentielles, que plusieurs députés avaient menacé de le traduire en justice et qu’avant son arrestation il avait publié sur son blog des informations de bonne source attestant qu’au moins une partie de la version officielle donnée par le gouvernement de ce qui s’était passé à Ismayilli était peut-être inexacte ou déformée et donnant ouvertement à penser que cette version officielle relevait d’une tentative de dissimulation. Il faut également garder à l’esprit le fait que le requérant fut accusé d’avoir « organisé » une émeute qui avait déjà débuté à Ismayilli le jour précédant son arrivée sur place et qui avait éclaté, de façon spontanée, à la suite d’un incident qui avait une portée locale. De toute évidence, le requérant était totalement étranger à l’incident initial du 23 janvier 2013 qui avait déclenché l’émeute, ainsi qu’aux événements qui se déroulèrent à Ismayilli avant son arrivée, et la version des faits donnée par le parquet, tant dans son communiqué de presse du 29 janvier 2013 que dans la description des charges retenues contre le requérant (…) fait apparaître que la majeure partie, sinon la totalité, des dégâts causés par les émeutes (tels que l’incendie de bâtiments et de véhicules) étaient survenus le 23 janvier 2013, avant l’arrivée du requérant.
93. Il apparaît ainsi qu’en substance le parquet reprochait au requérant d’être arrivé à Ismayilli un jour après des « actes de vandalisme » qui avaient eu lieu de manière spontanée et désorganisée et d’avoir, en l’espace d’environ deux heures (la durée totale de sa présence dans la ville), réussi à prendre dans une large mesure le contrôle de la situation, à transformer les émeutes désorganisées qui étaient en train de se dérouler en des « actes organisés » de troubles, à s’imposer comme le chef de manifestants qu’il ne connaissait pas auparavant et qui s’étaient déjà rassemblés en dehors de toute intervention de sa part et à provoquer directement tous leurs actes de troubles ultérieurs.
94. La Cour fait observer qu’en règle générale les problèmes concernant l’existence de soupçons plausibles se posent au niveau des faits. Il s’agit alors de déterminer si l’arrestation et la détention litigieuses étaient fondées sur des éléments objectifs suffisants pour attester de « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient effectivement produits (Włoch c. Pologne, nº 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI). Le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. La tâche de la Cour consiste à vérifier s’il existait des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis les actes qui lui étaient reprochés par le parquet.
95. À cet égard, le requérant affirme qu’il n’existait aucune information ou preuve de nature à fournir des « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis l’une quelconque des infractions pénales dont il était accusé. Il a toujours soutenu, tant devant les juridictions internes que devant la Cour, que l’accusation n’avait pas produit pareilles preuves, que ce soit devant les juridictions internes ou devant d’autres instances. La Cour rappelle que le Gouvernement est resté silencieux sur ce point et qu’il n’a présenté aucun argument spécifique pour réfuter l’affirmation du requérant à ce sujet. L’examen des pièces mises à la disposition de la Cour confirme également les dires du requérant.
96. En particulier, la Cour note que les documents officiels de l’accusation ne faisaient mention d’aucun témoignage ni d’aucune autre information spécifique qui lui auraient donné des raisons de soupçonner le requérant d’avoir commis l’un quelconque des actes décrits dans ces documents et de l’inculper des infractions pénales susmentionnées. Aucun témoignage ni aucune autre information ne furent présentés aux tribunaux qui statuèrent sur la demande de placement en détention provisoire du requérant. La Cour juge dès lors établi que le dossier de l’accusation ne fut pas présenté aux juridictions internes et que celles-ci restèrent en défaut de l’examiner aux fins de vérifier l’existence de « raisons plausibles » de soupçonner le requérant.
97. La Cour prend également note de la décision adoptée par l’assemblée plénière de la Cour suprême le 3 novembre 2009, qui exige des juridictions inférieures qu’elles soumettent à un examen minutieux les demandes de placement en détention provisoire émanant du parquet et qu’elles vérifient l’existence de soupçons à l’égard de l’accusé en faisant usage du pouvoir, qui leur est conféré par l’article 447.5 du CPP (paragraphe 76 ci‑dessus), de demander et d’examiner les « preuves initiales » en possession de l’accusation. Or, en l’espèce, il n’a pas été tenu compte des directives susmentionnées. Les références vagues et générales à des « pièces du dossier » non spécifiées figurant dans les documents et décisions respectifs du parquet et des tribunaux ne sauraient, en l’absence d’une déclaration, d’informations ou d’une plainte concrète spécifiques, être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé l’arrestation et la détention du requérant (comparer avec Lazoroski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nº 4922/04, § 48, 8 octobre 2009).
98. La Cour note également que le Gouvernement a présenté, en annexe à ses observations, des copies des procès-verbaux des confrontations directes du requérant avec R.N. et I.M. Toutefois, il n’a fourni aucun commentaire ou explication quant à leur pertinence pour le présent grief. Comme indiqué ci-dessus, ces procès-verbaux n’ont pas été présentés devant les juridictions internes, et les noms et les déclarations des témoins n’ont pas non plus été autrement mentionnés dans les décisions de procédure du parquet (notamment la décision d’inculper le requérant d’infractions pénales), les observations présentées par le parquet aux juridictions internes, les décisions de ces dernières ou les procès-verbaux des audiences disponibles. Ce seul fait, en soi, rend les preuves inapplicables dans le cadre de l’appréciation de la plausibilité des soupçons à l’égard du requérant, eu égard également à l’absence de commentaire factuel du Gouvernement sur le rôle de ces déclarations en l’espèce.
99. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère qu’aucun fait ou information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant l’arrestation du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure qui s’est déroulée avant le procès et qu’il n’a pas été démontré que les témoignages de R.N. et I.M., qui n’ont été présentés qu’ultérieurement devant la Cour, s’analysent en de tels faits ou informations. Qui plus est, il n’a pas été démontré que, après l’arrestation du requérant et tout au long de la période durant laquelle sa détention a été prolongée dans le cadre de la présente affaire, les autorités aient obtenu de nouvelles informations ou preuves de cette nature.
100. La Cour est attentive au fait que l’affaire du requérant a été portée en justice (le maintien en détention du requérant pendant le procès et les audiences du procès elles-mêmes n’ont pas encore fait l’objet d’un recours devant la Cour). Toutefois, ce fait n’a aucune incidence sur les conclusions de la Cour en rapport avec le présent grief, dans le cadre duquel elle est invitée à examiner si la privation de liberté subie par le requérant avant son procès était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque. À cet égard, compte tenu de l’analyse ci‑dessus, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées ne satisfont pas à la norme minimale fixée par l’article 5 § 1 c) de la Convention concernant la plausibilité des soupçons requis pour justifier l’arrestation et le maintien en détention d’un individu. Il n’a donc pas été démontré de manière satisfaisante que, durant la période examinée par la Cour en l’espèce, le requérant ait été privé de sa liberté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
101. Dès lors, il y a eu violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
102. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément si la privation de liberté alléguée du requérant entre 11 heures et 19 heures le 4 février2013 était « légale » au regard de l’article 5 § 1. La même conclusion rend également inutile d’examiner si les raisons indiquées par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention du requérant étaient fondées sur des motifs « pertinents et suffisants » comme l’exige l’article 5 § 3 de la Convention. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément quelque point que ce soit sous l’angle de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION
103. Invoquant l’article 5 § 2 de la Convention, le requérant affirme qu’il n’a pas été informé des raisons de son arrestation au cours de la période s’étant écoulée entre 11 h 10 et 19 heuresle 4 février 2013. L’article 5 § 2 énonce ce qui suit :
« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »
104. Le Gouvernement indique que le requérant a été informé dans le plus court délai, à savoir le 4 février 2013 à 13 h 5, des accusations portées contre lui.
105. Le requérant réitère son grief.
106. L’article 5 § 2 prévoit une garantie élémentaire, qui veut que tout individu arrêté soit informé des raisons pour lesquelles il est privé de sa liberté. Toute personne arrêtée doit être informée, dans des termes simples et non techniques qu’elle est en mesure de comprendre, des principaux motifs juridiques et factuels justifiant son arrestation. Si ces informations doivent lui être communiquées « dans le plus court délai », elles ne doivent pas pour autant lui être rapportées dans leur intégralité par le policier qui procède à l’arrestation au moment précis où celle-ci a lieu. La question de savoir si le contenu des informations et la célérité avec laquelle elles ont été communiquées étaient suffisants s’apprécie au cas par cas, à la lumière des circonstances spécifiques de l’affaire. Lorsqu’un individu est arrêté au motif qu’il est soupçonné d’avoir commis une infraction, l’article 5 § 2 n’exige ni que les informations nécessaires lui soient communiquées d’une façon précise, ni que ces informations consistent en une liste exhaustive des accusations portées contre lui (Saadi c. Royaume-Uni, nº 13229/03, § 51, 11 juillet 2006,avec d’autres références).
107. En l’espèce, il ressort clairement des circonstances de l’affaire et des documents disponibles que le requérant a pu dégager les principales raisons de son arrestation de la teneur des interrogatoires qui furent menés par la police le 29 janvier 2013, avant son arrestation, et le 4 février 2013, le jour de son arrestation. En outre, la décision de l’inculper d’infractions pénales, dans laquelle figuraient une liste et une brève description des chefs d’accusation, lui fut notifiée le 4 février 2013 à 15 h 24. Le requérant et son avocat accusèrent alors réception d’une copie de ladite décision en y apposant leur signature. Dans ces conditions, la Cour considère que le requérant fut informé dans le plus court délai des raisons de son arrestation et des accusationsportées contre lui.
108. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
109. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant soutient que les juridictions internes n’ont pas apprécié correctement les arguments qui selon la défense plaidaient en faveur de sa libération. L’article 5 § 4 dispose ce qui suit :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Sur la recevabilité
110. La Cour considère que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif justifiant de le déclarer irrecevable n’ayant été établi, il doit être déclaré recevable.
B. Sur le fond
111. Le Gouvernement indique que la procédure utilisée par le requérant pour contester la légalité de sa détention provisoire était conforme à l’article 5 § 4 de la Convention et qu’« aucun élément du dossier ne prouvait le contraire ».
112. Le requérant réitère son grief et soutient que les tribunaux n’ont répondu à aucun des arguments militant contre sa détention itérativement soulevés par lui devant eux.
113. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention, les personnes arrêtées ou détenues ont droit à un examen du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Cela signifie que le tribunal compétent doit vérifier à la fois l’observation des règles de procédure du droit interne et le caractère raisonnable des soupçons à l’origine de l’arrestation, ainsi que la légitimité du but poursuivi par celle-ci puis par la garde à vue (Brogan et autres, précité, § 65, et Butkevičius c. Lituanie, nº 48297/99, § 43, CEDH 2002‑II (extraits)).
114. L’exigence d’équité procédurale découlant de l’article 5 § 4 n’impose pas l’application de critères uniformes et immuables indépendants du contexte, des faits et des circonstances de la cause. Si une procédure relevant de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les litiges civils ou pénaux, elle doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu mis en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint. Il s’ensuit que la procédure doit être contradictoire et garantir dans tous les cas « l’égalité des armes » entre les parties (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], nº 3455/05, §§ 203 et 204, CEDH 2009, avec d’autres références). En outre, s’il est vrai que l’article 5 § 4 de la Convention n’entraîne pas l’obligation d’étudier chacun des arguments avancés par le détenu, le juge examinant un recours contre une détention provisoire doit tenir compte des faits concrets invoqués par l’intéressé et susceptibles de jeter un doute sur l’existence des conditions indispensables à la « légalité », aux fins de la Convention, de la privation de liberté (Nikolova c. Bulgarie [GC], nº 31195/96, § 61, CEDH 1999‑II).
115. L’article 5 § 4 ne garantit pas, en tant que tel, un droit de faire appel de décisions de justice ordonnant ou prolongeant une détention et il n’oblige pas les États à mettre en place un second degré de juridiction pour l’examen des demandes de libération, mais l’intervention d’un organe judiciaire à au moins un degré de juridiction doit être conforme aux garanties de l’article 5 § 4. Si le droit interne prévoit un système de recours, l’organe d’appel doit également répondre aux conditions de l’article 5 § 4 (Farhad Aliyev, précité, § 204, avec d’autres références). En l’espèce, la question du placement en détention et celle de la prolongation de la détention du requérant, de même que les demandes de libération introduites par l’intéressé, ont, à chaque fois, été tranchées par les tribunaux à deux niveaux, à savoir par le tribunal de district de Nasimi en première instance et par la cour d’appel de Bakou en appel.
116. Comme l’a Cour l’a relevé à plusieurs reprises, les juridictions internes saisies en l’espèce ont systématiquement omis de vérifier la plausibilité des soupçons à l’origine de l’arrestation du requérant et ignoré les observations de l’intéressé à cet égard. Elles n’ont répondu à aucun des arguments spécifiques par lesquels le requérant, dans ses observations écrites, contestait les motifs de son arrestation en invoquant plusieurs circonstances factuelles spécifiques à son cas (paragraphes 31, 34, 40, 45, 47, 48 et 51-53 ci-dessus).
117. La Cour juge regrettable qu’à une occasion, dans sa décision du 8 février 2013, la cour d’appel de Bakou ait tenté de justifier sa décision d’ignorer tous les arguments du requérant en citant une phrase extraite d’un arrêt de la Cour dans un contexte qui n’était manifestement pas le bon (paragraphes 38 et 39 ci-dessus). L’arrêt en question était celui (précité) relatif à l’affaire Van de Hurk, qui concernait un grief tiré de l’article 6 de la Convention, lequel ne traite d’aucune question relevant de l’article 5, ni, alors que ces aspects sont au cœur de la présente espèce,d’aucune procédure intéressant la détention provisoire. La Cour rappelle qu’au contraire, tous les principes pertinents établis dans sa jurisprudence et résumés dans le présent arrêt exigeaient que les juridictions internes répondissent aux arguments du requérant.
118. Dans toutes les décisions qu’elles ont rendues dans la présente affaire, les juridictions internes se sont bornées à copier les observations écrites de l’accusation et à utiliser des formules brèves, vagues et stéréotypées pour rejeter les griefs du requérant pour défaut de fondement. En substance, elles se sont contentées d’approuver automatiquement les requêtes de l’accusation, et elles ne sauraient passer pour avoir procédé à une réelle appréciation de la « légalité » de la détention du requérant. Cette façon de procéder est contraire non seulement aux exigences de l’article 5 § 4 mais aussi aux exigences du droit interne tel qu’interprété et clarifié par l’assemblée plénière de la Cour suprême (paragraphes 75 et 76 ci-dessus).
119. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que le requérant n’a pas bénéficié d’un contrôle juridictionnel approprié de la légalité de sa détention. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
120. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant soutient que le communiqué de presse conjoint du parquet général et du ministère de l’Intérieur publié le 29 janvier 2013 (paragraphe 14 ci-dessus) a porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence. L’article 6 § 2 de la Convention énonce :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur la recevabilité
121. La Cour observe que le communiqué litigieux a été publié le 29 janvier 2013, donc avant que le requérant soit arrêté et officiellement inculpé d’infractions pénales le 4 février 2013. Cependant, il est évident que les observations formulées dans ce communiqué étaient directement liées à l’enquête pénale ouverte contre le requérant et d’autres personnes en lien avec les événements d’Ismayilli (comparer avec Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 37, série A nº 308). Par conséquent, la Cour estime que l’article 6 § 2 de la Convention s’applique en l’espèce, ce qu’au demeurant le Gouvernement ne conteste pas.
122. La Cour juge par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
123. Le Gouvernement indique que le communiqué de presse publié conjointement par le parquet général et le ministère de l’Intérieur avait pour but d’informer le public de l’état d’avancement de l’enquête et d’éviter la diffusion d’informations erronées et déformées à ce sujet. Il soutient que le communiqué ne dépeignait pas le requérant comme un criminel.
124. Le requérant plaide que le communiqué litigieux constituait une déclaration de culpabilité à son égard et préjugeait de l’appréciation des faits par les tribunaux.
2. L’appréciation de la Cour
125. La Cour rappelle que dans son aspect pertinent en l’espèce l’article 6 § 2 a pour but d’éviter que le caractère équitable d’un procès pénal soit mis à mal par des déclarations préjudiciables présentant un lien étroit avec la procédure. La présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigéspar le paragraphe 1 (Allenet de Ribemont, précité, § 35). Non seulement elle interdit au tribunal d’exprimer un avis faisant apparaître le prévenu comme coupable avant que sa culpabilité ait été légalement établie (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 38, série A nº 62), mais elle couvre aussi les déclarations d’autres agents publics concernant des enquêtes pénales en cours qui pourraient amener le public à croire à la culpabilité du suspect et préjuger de l’appréciation des faits par les juges compétents (Allenet de Ribemont, précité, § 41, et Daktaras c. Lituanie, nº 42095/98, §§ 41-43, CEDH 2000‑X). La Cour souligne que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38).
126. L’approche de la Cour a toujours consisté à considérer que la présomption d’innocence est méconnue si une décision judiciaire ou une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement établie dans le respect de la loi. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le tribunal ou le magistrat considère l’intéressé comme coupable. Une distinction fondamentale doit être opérée entre une déclaration selon laquelle un individu est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction et une déclaration claire, en l’absence de condamnation définitive, selon laquelle l’individu a commis l’infraction en question. La Cour a toujours insisté sur l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction (Khoujine et autres c. Russie, nº 13470/02, § 94, 23 octobre 2008, avec d’autres références). Le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (Butkevičius, précité, § 49).
127. En l’espèce, les remarques litigieuses n’ont pas été formulées dans le cadre de la procédure pénale elle-même mais dans un communiqué de presse à destination du public diffuséconjointement par le parquet général et le ministère de l’Intérieur. La Cour prend note de l’observation du Gouvernement selon laquelle la déclaration litigieuse avait pour but d’informer le public des mesures prises par les autorités concernant les événements d’Ismayilli, et plus particulièrement de leur intention d’enquêter sur l’implication du requérant dans lesdits événements. Étant donné que le requérant était une personnalité politique, les autorités ont peut-être considéré qu’elles devaient tenir le public informé des accusations pénales portées contre lui. La Cour considère toutefois que cette déclaration, appréciée dans sa globalité, n’a pas été formulée avec la discrétion et la réserve nécessaires. Bien que les autorités eussent indiqué à la fin du paragraphe pertinent que les actes du requérant feraient l’objet d’une « enquête approfondie et exhaustive et d’une appréciation juridique », ces termes se trouvaient invalidés par une déclaration sans équivoque qui figurait en amont dans la même phrase et selon laquelle ces actes étaient « illégaux ». En outre, en déclarant dans le même paragraphe qu’« il a[vait] été établi que (…) [le requérant] (…) a[vait] lancé des appels aux habitants (…), notamment des appels à résister à la police, à ne pas obéir aux agents et à bloquer des routes », les autorités ont, en substance, préjugé de l’appréciation des faits par les tribunaux. Dans ces conditions, la déclaration litigieuse ne pouvait qu’amener le public à croire que le requérant était coupable avant même que sa culpabilité eût été légalement établie.
128. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
VI. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 13 ET 14 DE LA CONVENTION
129. Invoquant les articles 13 et 14 de la Convention en combinaison avec les griefs ci-dessus, le requérant plaide l’ineffectivité des recours internes dans son cas et soutient qu’il a fait l’objet d’une discrimination fondée sur des motifs politiques.
L’article 13 énonce ce qui suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
L’article 14 est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
130. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de ces dispositions de la Convention.
131. La Cour relève que ces griefs sont liés à ceux examinés ci-dessus et que, dès lors, ils doivent également être déclarés recevables.
132. Compte tenu, toutefois, de sa conclusion sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 4 et de l’article 6 § 2 de la Convention, elle considère qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu en l’espèce violation des articles 13 et 14.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
133. Invoquant l’article 18, le requérant affirme que ses droits découlant de la Convention ont été restreints dans des buts autres que ceux prévus par la Convention. En particulier, son arrestation et la procédure pénale engagée contre lui s’analyseraient en des mesures répressives qui visaient à l’« écarter » en raison de ses critiques à l’égard du gouvernement et du fait qu’il pouvait être un concurrent sérieux aux prochaines élections présidentielles, et à dissuader d’autres citoyens de critiquer le gouvernement. L’article 18 énonce ce qui suit :
« Les restrictions qui, aux termes de la (…) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
A. Sur la recevabilité
134. La Cour observe que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
135. Le Gouvernement reconnaît que certaines circonstances entourant les activités politiques du requérant ne pouvaient être ignorées et qu’on pouvait penser que ses ambitions politiques « allaient à l’encontre du mode d’administration traditionnel » du pays. Toutefois, n’importe quel individu se trouvant dans une situation analogue pourrait formuler des allégations similaires et, en réalité, il aurait été impossible de poursuivre un suspect ayant le profil du requérant sans que cela n’entraîne d’importantes conséquences politiques. Le fait que les opposants politiques du suspect puissent profiter, directement ou indirectement, de sa détention ne devrait pas empêcher les autorités de poursuivre un tel individu dès lors que des accusations graves sont portées à son encontre. Le Gouvernement admet que les déclarations et les résolutions de différentes institutions politiques, personnalités publiques et ONG concernant l’affaire du requérant peuventsemer le doute quant à ce qu’étaient les réelles motivations des autorités. Ce doute ne saurait toutefois, selon lui, permettre à la Cour de conclure que l’ensemble de l’appareil judiciaire de l’État défendeur a en l’espèce été utilisé de façon abusive ab initio et que, du début à la fin, les autorités ont agi de mauvaise foi au total mépris de la Convention. Ce serait là une affirmation extrêmement grave qui devrait être étayée par des preuves directes et irréfutables. Or il n’existerait pas de telles preuves en l’espèce. Par conséquent, la Cour devrait conclure à l’absence de violation de l’article 18 en l’espèce.
136. Le requérant réaffirme pour sa part que le véritable but de la restriction de ses droits découlant des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention était de l’écarter au motif qu’il pouvait être l’un des plus sérieux opposants du parti au pouvoir aux prochaines élections présidentielles. Il affirme que les autorités prévoyaient depuis plusieurs mois de le faire arrêter et de l’écarter de la vie publique et qu’elles ont vu dans les événements d’Ismayilli une « bonne occasion » de mettre leur plan à exécution. Il allègue également que sa persécution a aussi été motivée par les articles publiés sur son blog au sujet des événements d’Ismayilli, relevant qu’il a été « invité » à se présenter pour la première fois devant le parquet général le jour suivant la publication del’article du 28 janvier 2013, qui contenait des informations qui avaient « enflammé » les titres des journaux du pays. Le requérant se réfère également aux déclarations et résolutions d’organisations internationales, d’ONG locales et internationales et de plusieurs fonctionnaires qui exprimaient de vives inquiétudes quant à l’arrestation du requérant ou condamnaientfermement la mesure, considérant qu’elle soulevait des doutes justifiés et faisait légitimement craindre que les poursuites pénales engagées à son encontre eussent été motivées par des raisons politiques et qu’il fallût y voir une tentative d’intimider l’opposition.
2. L’appréciation de la Cour
137. La Cour souligne que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant ; il ne peut être appliqué que conjointement avec d’autres articles de la Convention (Goussinski c. Russie, nº 70276/01, § 73, CEDH 2004‑IV). Comme elle l’a déjà indiqué précédemment dans sa jurisprudence, l’ensemble de la structure de la Convention repose sur le postulat général que les autorités publiques des États membres agissent de bonne foi. N’importe quelle politique publique ou mesure individuelle peut en effet avoir un « but caché », et la présomption de bonne foi est réfutable. Toutefois, un requérant qui allègue que ses droits et libertés ont été restreints pour une raison inappropriée doit démontrer de façon convaincante que le véritable objectif des autorités n’était pas celui qui était affiché ou qui pouvait être raisonnablement déduit du contexte. Un simple soupçon selon lequel les autorités ont usé de leurs pouvoirs dans des buts autres que ceux prévus dans la Convention ne suffit pas à prouver une violation de l’article 18 (Khodorkovskiy c. Russie, nº 5829/04, § 255, 31 mai 2011).
138. Lorsqu’elle a à connaître d’une allégation fondée sur l’article 18 de la Convention, la Cour applique un degré de preuve extrêmement strict. Rares sont donc les cas dans lesquels elle a conclu à une violation de cette disposition de la Convention. Ainsi, dans l’arrêt Goussinski (précité, §§ 73-78), la Cour a admis que la liberté du requérant avait été restreinte, pour partie, dans un but autre que ceux prévus à l’article 5. Elle a fondé sa conclusion sur un accord signé entre le détenu et un ministre fédéral de la Presse dont il ressortait clairement que la détention du requérant avait été appliquée dans le but de lui faire vendre son entreprise de médias à l’État. Dans l’arrêt Cebotari c. Moldova (nº 35615/06, §§ 46 et suivants, 13 novembre 2007), la Cour a conclu à une violation de l’article 18 de la Convention dans un contexte dans lequel l’arrestation du requérant était manifestement liée à une requête pendante devant la Cour. Dans l’affaireLutsenko c. Ukraine (nº 6492/11, §§ 108 et 109, 3 juillet 2012), les autorités de poursuite qui avaient demandé l’arrestation du requérant avaient explicitement cité la communication de ce dernier avec les médias comme étant l’un des motifs de son arrestation. Cette motivation démontrait clairement que l’arrestation de l’intéressé était une tentative de le punir pour avoir exprimé publiquement son désaccord avec les accusations portées contre lui. Dans l’affaire Tymoshenko c. Ukraine (nº 49872/11, § 299, 30 avril 2013), la motivation présentée officiellement par les autorités laissait penser que la détention avait en réalité pour but de punir la requérante pour le manque de respect à l’égard du tribunal que, d’après les autorités, elle avait clairement manifesté par son comportement au cours de la procédure judiciaire. Par ailleurs, les circonstances des affaires Lutsenko et Tymoshenko étaient similaires en ce que, dans les deux cas, les requérants, qui étaient d’anciens fonctionnaires de haut rang et chefs de partis d’opposition, avaient été accusés d’abus de pouvoir aussitôt après le changement de pouvoir, et le public avait estimé que les actions des autorités à leur encontre s’inscrivaient dans le cadre des poursuites à caractère politique dirigées contre les leaders de l’opposition en Ukraine. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, la Cour a décidé d’examiner les faits en faisant abstraction de ce contexte général de poursuites à caractère prétendument politique car elle a discerné d’autres facteurs spécifiques (décrits ci-dessus) permettant de conclure à une violation de l’article 18 (Lutsenko, précité, § 108 et Tymoshenko, précité, §§ 296, 298 et 299).
139. En l’espèce, le grief du requérant fondé sur l’article 18 a été soulevé conjointement avec l’ensemble de ses autres griefs fondés sur les articles 5, 6, 13 et 14. La Cour limitera son examen au grief tiré de l’article 18 combiné avec l’article 5 concernant sa détention provisoire.
140. La Cour prend note des différentes opinions concernant l’affaire du requérant qui donnent à penser qu’il a fait l’objet de poursuites à caractère politique. Toutefois, les processus politique et judiciaire étant fondamentalement différents, la Cour doit fonder sa décision sur des « preuves au sens juridique » et sur sa propre appréciation des faits pertinents spécifiques à l’affaire (voir, mutatis mutandis, Khodorkovskiy, précité, § 259). La Cour relève qu’au vu des circonstances de l’espèce, l’arrestation et la détention du requérant présentent des éléments distinctifs qui lui permettent d’analyser la situation indépendamment des différentes opinions exprimées sur cette affaire.
141. La Cour a conclu ci-dessus que les accusations portées contre le requérant n’étaient pas fondées sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (voir, a contrario, Khodorkovskiy, précité, § 258, et comparer avec Lutsenko, précité, § 108). Il convient donc de conclure que les autorités n’ont pas été en mesure de démontrer qu’elles aient agi de bonne foi. Toutefois, cette conclusion ne suffit pas à elle seule à faire supposer qu’il y a eu violation de l’article 18, et il reste à déterminer s’il existe des preuves attestant que les actions des autorités étaient effectivement motivées par des raisons illégitimes.
142. La Cour considère qu’en l’espèce il peut être établi avec un degré de certitude suffisant que ces preuves découlent de la combinaison des faits pertinents spécifiques à l’affaire. Elle se réfère en particulier à toutes les circonstances qu’elle a prises en considération dans le cadre de l’appréciation du grief tiré de l’article 5 § 1 c) (paragraphe 92 ci-dessus) et les considère tout aussi pertinentes dans le cadre du présent grief. Elle estime également que l’arrestation du requérant était liée aux articles que l’intéressé avait postés sur son blog les 25, 28 et 30 janvier2013. L’article posté le 28 janvier 2013, en particulier, contenait des informations de seconde main qui apportaient un éclairage sur les « véritables causes » des manifestations d’Ismayilli, que le gouvernement était présenté comme ayant tenté de dissimuler au public et qui avaient aussitôt été reprises par la presse. Après la publication de l’article sur le blog du requérant, les informations qui y étaient citées avaient été rapidement supprimées des sites Internet du ministère de la Culture et du Tourisme et du ministère de la Fiscalité (paragraphe 13 ci-dessus). Bien que le parquet n’eût pas évoqué explicitement les articles du blog du requérant, la Cour note que les accusations visant l’intéressé ont été portées pour la première fois dans le communiqué de presse officiel publié par les autorités le 29 janvier 2013, aussitôt après la publication sur le blog de l’article du 28 janvier 2013, et que c’est ce même jour que le requérant fut « invité » pour la première fois à se présenter devant le parquet général pour interrogatoire. Alors que, à ce stade, plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la visite du requérant dans la ville d’Ismayilli le 24janvier 2013, aucun élément du dossier ne montre que le parquet disposât à ce moment d’informations objectives susceptibles de faire naître des soupçons de bonne foi à l’égard du requérant, et il n’a pas été démontré qu’il ait jamais été en possession de pareils témoignages ou informations avant l’arrestation du requérant le 4 février 2013.
143. Les circonstances décrites ci-dessus indiquent que les mesures litigieuses avaient pour but réel de faire taire le requérant ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser ce qu’il croyait être des informations vraies que le gouvernement s’efforçait de dissimuler. À la lumière de ces considérations, la Cour conclut que la liberté du requérant a été restreinte dans des buts autres que celui qui, conformément à l’article 5 § 1 c) de la Convention, aurait consisté à le conduire devant l’autorité judiciaire compétente sur la base de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.
144. La Cour considère qu’il y a là matière à conclure à une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.
VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
145. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« [s]i la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Dommage matériel
146. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour dommage matériel, sans spécifier de perte matérielle particulière et sans produire le moindre document à l’appui de sa demande.
147. Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter cette demande.
148. Relevant que la demande n’est pas étayée comme il se doit, la Cour la rejette.
2. Dommage moral
149. Le requérant réclame 20 000 EUR pour le dommage moral lié à la grave souffrance psychique et au sentiment d’impuissance qu’il dit avoir éprouvés du fait du comportement selon lui arbitraire et illégal des autorités internes.
150. Le Gouvernement s’oppose à cette demande, faisant observer qu’à toute privation de liberté est inévitablement associé un élément de souffrance.
151. La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral que ne saurait compenser le simple constat de violations et qu’une indemnisation doit donc lui être accordée. Se prononçant en équité comme l’exige l’article 41 de la Convention, elle accorde au requérant la somme de 20 000 EUR de ce chef, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
152. Le requérant réclame également 2 000 EUR pour frais de justice et 100 EUR pour frais postaux. À l’appui de sa demande, il présente une copie du contrat de services juridiques afférent à l’introduction de son recours devant la Cour.
153. Le Gouvernement soutient que ces demandes ne sont pas étayées par les preuves documentaires pertinentes.
154. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, au vu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour considère qu’il est raisonnable d’accorder au requérant la somme de 2 000 EUR pour la procédure suivie devant elle.
C. Intérêts moratoires
155. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4, de l’article 6 § 2 et des articles 13, 14 et 18 de la Convention recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles 13 et 14 de la Convention ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 de la Convention ;
8. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter de la date à laquelle le jugement sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les montants suivants, à convertir en nouveaux manats azerbaïdjanais au taux applicable à la date du règlement :
i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 22 mai 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Isabelle Berro-Lefèvre
Présidente
Søren Nielsen
Greffier