TROISIÈME SECTION
AFFAIRE GENÇEL c. TURQUIE
(Requête no 53431/99)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 2003
DÉFINITIF
24/03/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gençel c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM.G. Ress, président,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen,
J. Hedigan,
MmeH.S. Greve,
M.K. Traja, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53431/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, Binali Gençel (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 septembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Z.S. Özdoğan, avocate à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.
3. Le 7 novembre 2000, la Cour (première section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.
4. Par une lettre du 18 novembre 2002, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1969. Lors de l’introduction de la requête, il était détenu à la maison d’arrêt de Nazilli à Aydın.
6. Le 17 janvier 1997, il fut arrêté par la police pour appartenance à une organisation illégale, à savoir le PKK.
7. Le 31 janvier 1997, il fut déféré devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, qui ordonna sa détention provisoire.
8. Le 20 mars 1997, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat requit l’application de l’article 168 du code pénal pour appartenance au PKK.
9. Le 29 décembre 1997, la cour de sûreté de l’Etat, composée de deux juges civils et d’un juge militaire, déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine de dix-huit ans et neuf mois d’emprisonnement. Dans son arrêt, celle-ci releva que, lors de l’instruction ainsi que devant le procureur et le juge assesseur qui avaient établi ses dépositions, le requérant avait reconnu les délits incriminés, et que les déclarations des coaccusés et d’autres preuves supplémentaires confirmaient la version des faits tels qu’exposés dans l’acte d’accusation.
10. Par un arrêt du 4 mars 1999, prononcé le 17 mars 1999, la Cour de cassation confirma l’arrêt attaqué.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Özdemir c. Turquie (no 59659/00, §§ 21-22, 6 février 2003).
12. L’article 327 du code de procédure pénale énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l’objet d’un nouveau procès en faveur du condamné ».
Il a été modifié par l’article 3 de la loi no 4793, qui a ajouté un sixième cas de réouverture :
« Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l’Homme qu’une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels. Dans ce cas, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai d’un an à partir de la date à laquelle l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme est devenu définitif. »
La loi no 4793 est entrée en vigueur le 3 février 2003. Selon son article provisoire no 1, l’article 3 ne joue que dans les deux hypothèses suivantes : celle où la Cour a rendu un arrêt devenu définitif avant l’entrée en vigueur de la loi ; celle où la Cour rendra un arrêt définitif au sujet d’une requête introduite après l’entrée en vigueur de la loi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
13. Le requérant allègue que la cour de sûreté de l’Etat qui l’a jugé et condamné ne constitue pas un « tribunal impartial et indépendant » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison de la présence d’un juge militaire en son sein.
Le requérant dénonce également le défaut d’équité de la procédure devant cette cour. Il se plaint en ce sens de n’avoir pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lors de sa garde à vue et de n’avoir pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense.
Il y voit une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b), c) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (…) par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…)
(…)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(…)
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
(…) »
A. Sur la recevabilité
14. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter le grief concernant la composition de la cour de sûreté de l’Etat pour non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention. Il soutient que la décision interne définitive concernant le grief relatif au manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat est celle rendue par cette même juridiction. A cet égard, il fait valoir que ni la cour de sûreté de l’Etat ni la Cour de cassation n’étaient habilitées à se prononcer sur ce grief dans la mesure où la composition des cours de sûreté de l’Etat découlait, à l’époque des faits, de la législation interne. Il en conclut que le requérant aurait dû introduire sa requête dans les six mois suivant le moment où il s’était rendu compte de l’inefficacité des recours internes, soit à compter du 29 décembre 1997, date de l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat. Or, il souligne que la requête a été introduite le 17 septembre 1999.
15. La Cour rappelle qu’elle a rejeté une exception semblable dans l’affaire Özdemir c. Turquie (arrêt précité, § 26). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à sa précédente conclusion et rejette donc l’exception du Gouvernement.
16. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que ces griefs doivent faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en outre que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat
17. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 35‑36).
18. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (İncal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).
19. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.
2. Sur l’équité de la procédure pénale
20. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
21. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le présent grief (voir, entre autres, Çiraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
22. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
23. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral qu’il n’évalue pas.
24. Le Gouvernement ne se prononce pas.
25. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat aurait abouti si l’infraction à la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder au requérant une indemnité à ce titre (voir Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).
26. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çiraklar, précité, p. 3074, § 49).
27. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1, elle estime qu’en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial.
28. Le requérant ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens supportés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes, et pareille question n’appelle pas un examen d’office (voir Colacioppo c. Italie, arrêt du 19 février 1991, série A no 197-D, p. 52, § 16).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral allégué.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Georg Ress
Président
Vincent Berger
Greffier