COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE NORRIS c. IRLANDE
(Requête no 8225/78)
ARRÊT
STRASBOURG
26 octobre 1988
En l’affaire Norris[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 avril et 29 septembre 1988,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 14 mai 1987, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 10581/83) dirigée contre l’Irlande et dont un ressortissant de cet État, M. David Norris, avait saisi la Commission le 5 octobre 1983 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration irlandaise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux obligations qui découlent de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. B. Walsh, juge élu de nationalité irlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 23 mai 1987, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, G. Lagergren, F. Matscher, J. Pinheiro Farinha et R. Bernhardt, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement irlandais (« le Gouvernement »), la déléguée de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances, le greffe a reçu:
– le 26 octobre 1987, le mémoire du Gouvernement;
– le 2 novembre, celui du requérant;
– le 25 avril 1988, un mémoire supplémentaire du Gouvernement.
Par une lettre parvenue au greffier le 11 décembre, le secrétaire de la Commission a indiqué que la déléguée formulerait ses observations de vive voix.
5. Le 30 novembre 1987, la chambre a résolu de se dessaisir au profit de la Cour plénière (article 50).
6. Le 16 décembre, le président a fixé au 25 avril 1988 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38).
7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
MM. P.E. Smyth, ministère des Affaires étrangères, agent,
E. Comyn, Senior Counsel,
D. Gleeson, Senior Counsel,
J. O’Reilly, avocat, conseils,
J. Hamilton, Office of the Attorney General, conseiller;
– pour la Commission
Mme G. Thune, déléguée;
– pour le requérant
Mme M. Robinson, sénateur, Senior Counsel, conseil,
M. J. Jay, Solicitor près la Cour Suprême, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, Mme Thune pour la Commission, Mme Robinson pour le requérant et MM. Comyn et Gleeson pour le Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE
8. Citoyen irlandais né en 1944, M. David Norris est maître de conférences d’anglais au Trinity College, à Dublin, depuis 1967. Il siège actuellement à la seconde chambre (SeanadEireann) du Parlement irlandais comme l’un des trois sénateurs élus par les diplômés de l’Université de Dublin.
9. Le requérant s’adonne à l’homosexualité et milite depuis 1971 pour les droits des homosexuels dans son pays; en 1974, il devint membre fondateur et président de l’Irish Gay RightsMovement. Il se plaint de l’existence, en Irlande, de lois qui érigent en infractions pénales certains agissements homosexuels entre hommes adultes et consentants.
10. En novembre 1977, il saisit la High Court (paragraphes 21-24 ci-dessous) en soutenant que la législation incriminée tombait sous le coup de l’article 50 de la Constitution, selon lequel ne restent pas en vigueur les lois antérieures à celle-ci mais incompatibles avec elle. En cours d’instance furent fournis des éléments de preuve montrant dans quelle mesure il avait subi les effets de ladite législation et une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. On en a ainsi résumé certains points marquants:
i. Le requérant affirma avoir ressenti une dépression et une solitude profondes quand il comprit qu’il était irréversiblement homosexuel et que toute manifestation ouverte de sa sexualité l’exposerait à des poursuites pénales.
ii. Il prétendit avoir souffert dans sa santé: en 1969, il aurait perdu connaissance dans un restaurant de Dublin; placé en observation à l’hôpital de la Baggot Street, il se vit confié à un psychiatre, le Dr McCracken, qui le soigna pendant plus de six mois. Ce médecin lui conseilla, s’il voulait éviter de telles crises d’angoisse, de quitter l’Irlande pour un pays dont les lois relatives au comportement homosexuel avaient été modifiées. Lors d’une audition, il déclara que le requérant se trouvait dans un état normal à la première consultation. Il ne se rappelait pas avoir entendu parler d’un évanouissement.
iii. Nul n’a jamais essayé d’intenter des poursuites contre M. Norris ni contre l’organisation qu’il présidait à l’époque (paragraphe 9 ci-dessus). Informées par lui des activités de celle-ci, les autorités de police lui témoignèrent de la sympathie et ne l’interrogèrent à aucun moment.
iv. Le requérant avait participé à une émission télévisée de la RTE, la société nationale de radiotélévision, vers le mois de juillet 1975. Le programme consistait en un entretien avec lui, pendant lequel il se reconnut homosexuel mais nia que cela fût une maladie ou l’empêchât de se conduire comme un membre normal de la société. L’émission fit l’objet d’une plainte. Dans son rapport, la commission consultative compétente (Broadcasting Complaints Advisory Committee) cita la législation en vigueur, qui érigeait les relations homosexuelles en infractions; elle accueillit la plainte au motif que le programme avait violé le code des usages de la radiotélévision sur les questions publiques et d’actualité (Current/Public Affairs Broadcasting Code) car il pouvait s’interpréter comme une apologie des pratiques homosexuelles.
v. L’intéressé s’affirma en butte à des insultes verbales et à des menaces de violences depuis son interview à la RTE; il les attribuait dans une certaine mesure à la répression pénale des activités homosexuelles. Il allégua aussi que les services postaux avaient parfois ouvert son courrier.
vi. Il admit avoir une liaison avec un autre homme et redouter des poursuites contre lui-même ou son partenaire, qui vivait en général à l’étranger.
vii. Il prétendit en outre avoir éprouvé ce que le juge Henchy, dans une opinion dissidente à la Cour Suprême (paragraphe 22 ci-dessous), décrivait ainsi:
« (…) la crainte de poursuites ou de la réprobation publique l’avait inhibé dans ses relations, sociales et autres, avec des collègues et amis de sexe masculin; et de plusieurs manières, subtiles mais insidieusement indiscrètes ou blessantes, il lui avait fallu limiter ou s’interdire des activités que les hétérosexuels estiment naturelles, comme autant d’aspects de l’expression nécessaire de leur personnalité ou de conséquences normales de leur citoyenneté. »
11. A aucun moment, avant ou après la procédure judiciaire engagée par lui, M. Norris n’a été accusé d’une infraction du chef de ses pratiques homosexuelles déclarées. Il en court néanmoins légalement le risque, que l’initiative des poursuites vienne du Director of Public Prosecutions ou, jusqu’à la notification du renvoi en jugement (return for trial), d’une personne privée (paragraphes 15-19 ci-dessous).
II. LA LÉGISLATION IRLANDAISE PERTINENTE
A. Les dispositions législatives attaquées
12. Si le droit irlandais ne réprime pas l’homosexualité en soi, certains textes législatifs en vigueur, dont la loi de 1861 sur les crimes et délits contre les personnes (Offences against thePerson Act, « la loi de 1861 ») et la loi de 1885 modifiant le droit pénal (Criminal Law Amendment Act, « la loi de 1885 »), prohibent diverses activités sexuelles.
Entrent en ligne de compte en l’espèce les articles 61 et 62 de la loi de 1861. Selon le premier d’entre eux, amendé en 1892,
« Encourt la réclusion criminelle à vie toute personne reconnue coupable de l’abominable crime de buggery, qu’elle l’ait perpétré avec un semblable [sodomie] ou avec un animal [bestialité]. »
L’article 62, modifié de même, dispose:
« Commet un délit et, une fois convaincu de celui-ci, encourt dix ans au plus de réclusion criminelle quiconque tente de perpétrer l’abominable crime en question, ou se rend coupable d’une agression afin de le perpétrer, ou de tout autre attentat à la pudeur sur une personne de sexe masculin. »
Buggery et tentative de buggery peuvent être le fait d’hommes ou de femmes.
L’article 11 de la loi de 1885, lui, ne concerne que les individus de sexe masculin:
« Commet un délit et, une fois convaincue de celui-ci, encourt, selon l’appréciation du tribunal, une peine de prison de deux ans au plus, assortie ou non de travaux forcés, toute personne de sexe masculin qui, en public ou en privé, accomplit un acte d’indécence grave avec un autre homme, participe à la perpétration d’un tel acte, ou sert ou tente de servir d’entremetteur en vue de pareil acte. »
13. Les articles 61 et 62 de la loi de 1861 doivent se lire en combinaison avec l’article 1 de la loi de 1891 sur la réclusion criminelle (Penal Servitude Act), lequel habilite le tribunal à infliger une peine de réclusion inférieure à celle que mentionne la loi de 1861 ou de la remplacer par une peine de prison n’excédant pas deux ans ou par une amende. Les normes des lois de 1861 et 1885 sont aussi tributaires du pouvoir, conféré au juge par l’article 1 par. 2 de la loi de 1907 sur la probation (Probation of Offenders Act), de prononcer par voie de substitution certaines mesures moins rigoureuses.
Les expressions « travaux forcés » et « réclusion criminelle » ne signifient plus rien en pratique: un individu frappé d’une telle sanction subirait en réalité une peine de prison ordinaire.
14. Des textes législatifs attaqués en l’espèce, la loi de 1885 est le seul que l’on puisse dire entièrement consacré aux activités homosexuelles. Elle ne définit pas ce qu’elle entend par indécence grave; il revient donc aux tribunaux de statuer au vu des faits de chaque cause.
B. Application des dispositions législatives pertinentes
15. Le droit de poursuivre quelqu’un devant une juridiction autre qu’un tribunal siégeant sans jury se trouve régi par l’article 30 par. 3 de la Constitution, ainsi libellé:
« Tout crime ou délit poursuivi devant un tribunal établi conformément à l’article 34 de la présente Constitution et ne siégeant pas sans jury, l’est au nom du peuple et à l’initiative de l’Attorney General ou de toute personne à ce autorisée par la loi. »
Aux termes de l’article 9 de la loi de 1924 sur l’administration de la justice pénale (Criminal Justice (Administration) Act), adapté par la loi de 1937 sur les conséquences législatives de la Constitution (Constitution (Consequential Provisions) Act),
« Pour tout crime déféré à un tribunal au moyen d’un acte d’accusation (upon indictment), les poursuites relèvent de l’Attorney General d’Irlande. »
16. La loi de 1974 sur la répression des infractions (Prosecution of Offences Act) a étendu au Director of Public Prosecutions, titulaire d’une charge créée par elle, la plupart des fonctions de poursuite qu’exerçait l’Attorney General. Il s’agit d’un fonctionnaire permanent de l’État, non du gouvernement, et indépendant de ce dernier.
17. Tout un chacun, de nationalité irlandaise ou non, a le droit d’engager des poursuites privées en qualité de « dénonciateur » (« common informer »), sans avoir à justifier d’un intérêt direct et même si l’infraction alléguée ne le concerne pas personnellement. Un tel particulier ne jouit que de prérogatives limitées pour les infractions dont ne peut connaître un tribunal sans jury. Dans l’affaire The State (Ennis) v. Farrell (Irish Reports 1966, p. 107), la Cour Suprême a constaté qu’eu égard à l’article 9 de la loi de 1924 sur l’administration de la justice pénale, il peut mener les poursuites jusqu’au moment où le juge au tribunal de district (District Court) estime les preuves suffisantes pour qu’il y ait lieu à renvoi en jugement (committal for trial) devant un jury pour crime (indictable offence). L’Attorney General – ou le Director of Public Prosecutions, désormais – devient alors dominus litis et doit décider du dépôt d’un acte d’accusation contre le prévenu que le tribunal de district a ainsi déféré à un jury.
18. Les infractions dont il s’agit en l’espèce – celles que répriment les articles 61 et 62 de la loi de 1861, ainsi que l’article 11 de la loi de 1885 – sont des crimes. Or un crime ne se prête à une procédure sommaire devant le tribunal de district que si, aux yeux du juge, les faits constituent un manquement mineur et si de plus l’accusé, informé de son droit à un procès devant un jury, déclare y renoncer. En outre, la possibilité de pareille procédure sommaire vaut uniquement pour les crimes énumérés en annexe à la loi de 1951 sur la justice pénale (Criminal Justice Act), qui la prévoit. Elle n’existe pas pour les infractions aux articles 61 et 62 de la loi de 1861, lesquelles ne figurent pas sur la liste; elle ne joue pour les infractions à l’article 11 de la loi de 1885 que si l’accusé a plus de seize ans et si la personne avec laquelle il aurait commis l’acte ne peut donner un consentement valable, faute d’avoir atteint cet âge ou en raison de sa qualité de débile profond, débile léger ou faible d’esprit. Partant, une affaire relative à des adultes consentants ne saurait jamais se traiter en procédure sommaire et seul un jury peut en connaître, que les poursuites initiales émanent d’un particulier ou du Director of Public Prosecutions, sauf si l’acccusé plaide coupable.
De son côté, la loi de 1967 sur la procédure pénale (Criminal Procedure Act) autorise une personne accusée d’un crime – autre qu’une infraction à la loi de 1939 sur la trahison, un meurtre, une tentative ou un complot (conspiracy) de meurtre, un acte de piraterie ou une infraction à l’article 3 par. 1 i. de la loi de 1962 sur les conventions de Genève – à plaider coupable devant un tribunal de district. Celui-ci peut statuer en procédure sommaire avec l’accord du Director of Public Prosecutions ou de l’Attorney General, selon le cas; il ne peut infliger une peine supérieure à douze mois d’emprisonnement. Si l’infraction lui paraît appeler une sanction plus lourde, il peut renvoyer l’accusé devant le tribunal d’arrondissement (Circuit Court) aux fins de condamnation.L’intéressé peut alors modifier sa défense pour plaider non coupable; dans cette hypothèse, l’affaire va devant un jury. La Circuit Court a compétence pour prononcer n’importe quelle peine jusqu’à la limite fixée par la disposition légale applicable.
19. En résumé, des poursuites fondées sur l’un des textes litigieux peuvent être déclenchées par un dénonciateur, mais elles ne sauraient déboucher sur un procès devant un jury sans un acte d’accusation dressé par le Director of Public Prosecutions. D’après les services de ce dernier, depuis leur création en 1974 aucun particulier n’a engagé de poursuites pour actes homosexuels accomplis en privé entre hommes adultes consentants.
20. En septembre 1984, lesdits services ont répondu ainsi à une question de la Commission:
« Le Director n’a pas de politique officielle en matière de poursuites pour tel secteur du droit pénal, ni de politique tacite consistant à ne pas poursuivre tel type d’infraction. Il examine chaque affaire en soi. »
Des statistiques fournies par le Gouvernement, il ressort que pendant la période considérée il n’y a pas eu de poursuites publiques relatives à des rapports homosexuels, sauf quand des mineurs s’y trouvaient impliqués ou pour des actes commis en public ou sans consentement.
III. LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS NATIONALES
21. Le requérant saisit la High Court en novembre 1977; il l’invitait à constater que les articles 61 et 62 de la loi de 1861, de même que l’article 11 de la loi de 1885, n’étaient plus en vigueur depuis la promulgation de la Constitution (paragraphe 10 ci-dessus) et ne faisaient donc point partie du droit irlandais. Dans son arrêt du 10 octobre 1980, le juge McWilliam releva notamment ce qui suit: « Les sanctions pénales pour actes homosexuels conduisent, entre autres, à renforcer les idées fausses et préjugés du grand public tout comme les sentiments d’angoisse et de culpabilité des homosexuels, menant parfois à la dépression et aux conséquences graves qui peuvent résulter de cette triste maladie. » Il n’en débouta pas moins M. Norris par des motifs juridiques.
22. Sur recours, la Cour Suprême confirma cette décision le 22 avril 1983 par trois voix contre deux. Elle estima le requérant qualifié pour agir bien que non poursuivi à raison de l’une des infractions en cause. Selon la majorité, « tant que la législation demeur[ait] et continu[ait] à condamner le comportement que le plaignant se prétend[ait] en droit d’adopter, pareil droit, s’il exist[ait], se trouv[ait] menacé et le plaignant [était] habilité à rechercher la protection de la justice ».
23. Pendant la procédure, le requérant avança qu’il fallait suivre l’arrêt Dudgeon de la Cour européenne des Droits de l’Homme, du 22 octobre 1981 (série A no 45). A l’appui de sa thèse, il plaida qu’une présomption de conformité de la Constitution à la Convention découlait de la ratification de celle-ci par l’Irlande et que pour examiner un problème de constitutionnalité sous l’angle de l’article 50 (art. 50) de la première, on devait déterminer si les lois en cause cadraient avec la seconde elle-même.
En rejetant cette argumentation, le Chief Justice O’Higgins déclara au nom de la majorité: « la Convention est un accord international [qui] ne fait pas et ne saurait faire partie du droit interne [de l’Irlande], ni avoir une incidence quelconque sur les questions qui se posent au regard de celui-ci. » Il précisa: « Cela ressort très clairement de l’article 29 par. 6 de la Constitution, ainsi libellé: ‘Un accord international ne s’intègre au droit interne de l’État que par décision de l’Oireachtas.’ »
De fait, la Cour européenne a déjà noté, dans son arrêt Lawless du 1er juillet 1961, que l’Oireachtas n’avait pas voté de loi incorporant la Convention à l’ordre juridique irlandais (série A no3, pp. 40-41, par. 25).
24. Pour la Cour Suprême, les lois réprimant le comportement homosexuel ne se heurtaient pas à la Constitution et nul droit au respect de la vie privée, englobant l’activité homosexuelle de personnes consentantes, ne pouvait se déduire « du caractère chrétien et démocratique de l’État irlandais » au point d’empêcher le recours à de telles sanctions. L’arrêt de la majorité se fondait entre autres sur les motifs suivants:
« 1. L’homosexualité a toujours été condamnée dans la doctrine chrétienne comme immorale et la société y voit de son côté, depuis de nombreux siècles, une infraction contre nature et très grave.
2. Congénitale ou acquise, l’homosexualité exclusive peut rendre l’individu très angoissé et malheureux et le conduire à la dépression, au désespoir et au suicide.
3. Une personne à tendances homosexuelles risque de se voir entraîner dans un mode de vie homosexuel qui peut devenir habituel.
4. Dans d’autres pays, le comportement homosexuel masculin s’est traduit par la propagation de toutes les formes de maladies vénériennes, ce qui soulève à présent un important problème de santé publique en Angleterre.
5. Le comportement homosexuel peut nuire au mariage et il est en soi préjudiciable à celui-ci en tant qu’institution. »
La Cour Suprême accorda cependant au requérant le remboursement des frais exposés par lui devant la High Court puis devant elle-même.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. M. Norris a saisi la Commission le 5 octobre 1983 (requête no 10581/83). Il se plaignait de l’existence, en Irlande, d’une législation prohibant les actes homosexuels masculins (articles 61 et 62 de la loi de 1861, article 11 de la loi de 1885). D’après lui, elle portait à son droit au respect de sa vie privée – y compris sa vie sexuelle – une atteinte permanente et contraire à l’article 8 (art. 8) de la Convention. La National Gay Federation (Fédération nationale des homosexuels) faisait cause commune avec lui et tous deux invoquaient en outre les articles 1 et 13 (art. 1, art. 13).
26. Le 16 mai 1985, la Commission a retenu la requête quant à l’ingérence alléguée dans la vie privée de M. Norris. Elle a déclaré irrecevables les griefs tirés des articles 1 et 13 (art. 1, art. 13), ainsi que tous ceux de la fédération susmentionnée.
Dans son rapport du 12 mars 1987 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle conclut par six voix contre cinq à la violation de l’article 8 (art. 8). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente collective dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
27. À l’audience, le Gouvernement a maintenu les conclusions de son mémoire du 23 octobre 1987. Elles invitaient la Cour
« 1. à dire que le requérant n’est pas ‘victime’, au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention européenne des Droits de l’Homme, et qu’il n’y a donc pas eu violation de celle-ci en l’espèce; ou, en ordre subsidiaire,
2. à dire que les lois irlandaises en vigueur concernant les actes homosexuels ne violent pas l’article 8 (art. 8) de la Convention car elles sont nécessaires, dans une société démocratique, à la protection tant de la morale que des droits d’autrui, aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR LA QUALITE DE « VICTIME » DU REQUERANT AU SENS DE L’ARTICLE 25 PAR. 1 (art. 25-1)
28. Le Gouvernement demande à la Cour – et avait demandé à la Commission – de déclarer que le requérant ne peut se prétendre « victime » au sens de l’article 25 par. 1 (art. 25-1) de la Convention, ainsi libellé:
« La Commission peut être saisie d’une requête (…) par toute personne (…) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la (…) Convention (…). »
La législation incriminée n’ayant jamais été appliquée à l’encontre du requérant (paragraphes 11-14 ci-dessus), la plainte de celui-ci s’analyserait plutôt en une actio popularis destinée à provoquer un examen in abstracto de la législation en cause à la lumière de la Convention.
29. La Commission estime que M. Norris peut revendiquer la qualité de victime. Elle se réfère à cet égard à certaines décisions antérieures de la Cour, les arrêts Klass et autres du 6 septembre 1978, Marckx du 13 juin 1979 et Dudgeon du 22 octobre 1981 (séries A no 28, 31 et 45).
D’après elle, le requérant se trouve directement touché par les lois litigieuses bien qu’il n’ait fait l’objet ni de poursuites ni d’une instruction criminelle: ses tendances homosexuelles le poussent à se livrer à des actes sexuels prohibés avec des adultes consentants.
30. La Cour rappelle que si l’article 24 (art. 24) habilite tout État contractant à saisir la Commission de « tout manquement » qu’il croira pouvoir imputer à un autre État contractant, l’article 25 (art. 25), lui, exige qu’un individu requérant puisse se prétendre effectivement lésé par la mesure qu’il dénonce. On ne saurait se prévaloir de lui pour engager une sorte d’actio popularis; il n’autorise pas non plus les particuliers à s’en prendre in abstracto à une loi contraire, selon eux, à la Convention (arrêt Klass et autres précité, série A no 28, pp. 17-18, par. 33).
31. Il échet aussi de reconnaître, avec le Gouvernement, que les conditions régissant les requêtes individuelles aux termes de l’article 25 (art. 25) ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi. Les normes juridiques internes en la matière peuvent servir des fins différentes de celles de l’article 25 (art. 25); s’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (ibidem, p. 19, par. 36).
Quoi qu’il en soit, l’article 25 (art. 25) habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en subir directement les effets (arrêt Johnston et autres du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 21, par. 42, et arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 13, par. 27).
32. M. Norris se trouve pour l’essentiel dans la même situation que le requérant dans l’affaire Dudgeon, laquelle concernait une législation identique alors en vigueur en Irlande du Nord.Comme l’a relevé l’arrêt rendu à l’époque, « ou [il] la respecte et s’abstient de se livrer – même en privé et avec des hommes consentants – à des actes sexuels prohibés auxquels l’inclinent ses tendances homosexuelles, ou il en accomplit et s’expose à des poursuites pénales » (série A no 45, p. 18, par. 41).
33. Certes, il appert que durant la période en cause il n’y a pas eu de poursuites en vertu de la législation irlandaise incriminée, sauf pour des actes impliquant des mineurs ou commis en public ou sans consentement. On peut en inférer qu’aujourd’hui le requérant ne risque guère de se voir inculper. Toutefois, les organes de poursuite n’ont pas pour politique déclarée de ne pas se prévaloir de la loi en la matière (paragraphe 20 ci-dessus). Même non utilisée pendant longtemps dans une catégorie donnée de cas, une loi non abrogée peut s’y appliquer à nouveau à tout moment, par exemple à l’occasion d’un changement de politique. On peut donc dire que le requérant « risque de subir directement les effets » de la législation attaquée. A l’appui de cette conclusion vient aussi le constat du juge McWilliam qui, dans l’arrêt prononcé le 10 octobre 1980 par la High Court, tirait des témoignages recueillis l’enseignement suivant: « Les sanctions pénales pour actes homosexuels conduisent, entre autres, à renforcer les idées fausses et préjugés du grand public tout comme les sentiments d’angoisse et de culpabilité des homosexuels, menant parfois à la dépression et aux conséquences graves qui peuvent résulter de cette triste maladie » (paragraphe 21 ci-dessus).
34. Par les motifs qui précèdent, la Cour estime que le requérant peut se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 25 par. 1 (art. 25-1).
Cela étant, elle ne croit pas nécessaire d’examiner davantage les allégations du requérant relatives, entre autres, à des menaces de poursuites, à l’ouverture de son courrier, à l’accueil favorable réservé à une plainte contre une émission de télévision à laquelle il avait participé et à la déclaration qu’il fit devant la High Court d’Irlande au sujet de ses problèmes psychiatriques (paragraphe 10 ci-dessus).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)
A. Sur l’existence d’une ingérence
35. Selon M. Norris, son comportement homosexuel l’expose à des poursuites pénales vu la législation irlandaise en vigueur. Il aurait donc subi, et continuerait à subir, une atteinte injustifiée à son droit au respect de sa vie privée, au mépris de l’article 8 (art. 8) ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
36. Au paragraphe 55 de son rapport, la Commission relève que l’un des buts principaux de la législation consiste à prévenir le comportement prohibé; on attend de chacun qu’il se conduise ou modifie sa conduite de manière à ne pas enfreindre le droit pénal. Partant, on ne saurait affirmer que le requérant ne court aucun risque de poursuites ou qu’il peut entièrement ignorer les lois incriminées.
Dès lors, celles-ci constitueraient une ingérence dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa vie privée, garanti par l’article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention, en ce qu’elles interdisent les actes homosexuels en question, même accomplis en privé entre hommes adultes consentants.
37. Le Gouvernement, au contraire, juge impossible de constater en l’espèce un manque de respect pour des droits énoncés dans la Convention. Il en veut pour preuve la circonstance que le requérant a pu mener une vie publique active parallèlement à une vie privée libre de toute ingérence de l’État ou de ses agents. Quant à la simple existence de lois rendant certains actes homosexuels passibles de peines, elle n’empiéterait pas sur les droits fondamentaux de l’intéressé.
38. La Cour estime, avec la Commission, que le présent litige ne se distingue pas de l’affaire Dudgeon en ce qui concerne l’atteinte à un droit consacré par l’article 8 (art. 8). On applique les lois en cause à l’encontre de personnes qui se sont livrées à des actes homosexuels dans les cas mentionnés au début du paragraphe 33 ci-dessus. Surtout, et indépendamment de ces hypothèses, le recours à la législation relève du Director of Public Prosecutions, lequel ne saurait entraver son pouvoir d’apprécier chaque cas en formulant par avance une déclaration générale de politique (paragraphe 20 ci-dessus). D’ailleurs, chacun peut entamer des poursuites en qualité de dénonciateur (paragraphes 15-19 ci-dessus).
Sans doute M. Norris, à la différence de M. Dudgeon, n’a-t-il pas fait l’objet d’une enquête de police, mais le constat d’une atteinte au droit du second au respect de sa vie privée ne s’expliquait point par cet élément supplémentaire. L’arrêt prononcé à l’époque relevait en effet: « Par son maintien en vigueur, la législation attaquée représente une ingérence permanente dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa vie privée (…) au sens de l’article 8 par. 1 (art. 8-1). Dans la situation personnelle de l’intéressé, elle se répercute de manière constante et directe, par sa seule existence, sur la vie privée de celui-ci (…) » (série A no 45, p. 18, par. 41).
La Cour conclut donc que la législation incriminée porte atteinte au droit de M. Norris au respect de sa vie privée, garanti par l’article 8 par. 1 (art. 8-1).
B. Sur l’existence d’une justification de l’atteinte
39. Pour remplir les exigences du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), l’ingérence relevée par la Cour doit être « prévue par la loi », inspirée par un but légitime au regard de ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour le réaliser (voir en dernier lieu l’arrêt Olsson du 24 mars 1988, série A no 130, p. 29, par. 59).
40. Les deux premières conditions se trouvent sans contredit observées. Comme la Commission le souligne au paragraphe 58 de son rapport, l’ingérence est manifestement « prévue par la loi » puisqu’elle découle de l’existence même de la législation litigieuse. On n’a pas non plus contesté qu’elle tend à un objectif légitime, la protection de la morale.
41. Encore faut-il déterminer si, « dans une société démocratique », le maintien en vigueur de ladite législation est « nécessaire » à cette fin. D’après la jurisprudence de la Cour, tel n’est le cas que si, notamment, l’ingérence en question répond à un besoin social impérieux et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi (voir, parmi bien d’autres, l’arrêt Olssonprécité, série A no 130, p. 31, par. 67).
42. Là aussi, la Commission estime que la présente cause ne se distingue pas de l’affaire Dudgeon. Au paragraphe 62 de son rapport, elle cite abondamment les paragraphes de l’arrêt Dudgeon consacrés à la question (paragraphes 48-63). Après y avoir reconnu « la ‘nécessité’ de légiférer pour prémunir des fractions données de la société, de même que l’éthique de celle-ci dans son ensemble », la Cour précisait qu’il s’agissait « en l’occurrence de rechercher si les dispositions incriminées du droit (…) et leur application rest[ai]ent dans le cadre de ce que, dans une société démocratique, on peut estimer nécessaire pour atteindre ces objectifs » (série A no 45, p. 21, par. 49).
On n’avait pas prétendu devant la Commission qu’une grande partie de l’opinion irlandaise soit hostile ou intolérante aux actes homosexuels accomplis en privé entre adultes consentants, ni qu’il faille spécialement en protéger la société irlandaise. Dès lors, a conclu la Commission, la restriction que le droit irlandais inflige au requérant se révèle, par son ampleur et son caractère absolu, disproportionnée aux buts visés, donc non nécessaire à l’une des fins énumérées à l’article 8 par. 2 (art. 8-2) de la Convention.
43. A l’audience, le Gouvernement a plaidé que si besoin social impérieux et proportionnalité constituent des critères valables pour juger les limitations imposées dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sécurité publique ou de la santé, ils ne sauraient servir à déterminer si une ingérence est « nécessaire », « dans une société démocratique », à la protection de la morale; en un domaine où les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation, il y aurait lieu de partir d’une idée plus large de la nécessité.
Selon le Gouvernement, le recours auxdits critères viderait de sens l’ »exception morale ». En matière de valeurs morales, assimiler la « nécessité » à un « besoin social impérieux » serait trop étroit et aboutirait à déformer la réalité, tandis que l’exigence de la proportionnalité amènerait à se prononcer sur un problème de morale, ce dont la Cour devrait si possible se garder. Il reviendrait aux propres institutions d’une nation de définir, dans un cadre assez large, la fibre morale de celle-ci et il importerait d’accorder à l’État une certaine latitude pour se conformer à l’article 8 (art. 8), c’est-à-dire une marge d’appréciation laissant le législateur démocratique régler le problème de la manière la meilleure à ses yeux.
44. Ce raisonnement ne convainc pas la Cour. Dès le 7 décembre 1976, dans son arrêt Handyside, elle a déclaré que pour examiner si la protection de la morale rendait nécessaires les diverses mesures prises, il lui fallait juger « de la réalité du besoin social impérieux qu’implique en l’occurrence le concept de ‘nécessité’ » et que « toute (…) ‘restriction’ (…) imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi » (série A no 24, pp. 21-23, paras. 46, 48 et 49). Elle a confirmé cette démarche dans l’affaire Dudgeon (série A no 45, pp. 20-22, paras. 48-53).
L’arrêt Müller et autres, plus récent, montre qu’elle continue d’appliquer les mêmes critères pour savoir ce qui est « nécessaire », « dans une société démocratique », à la protection de la morale: avant de statuer, elle a recherché si les mesures contestées, qui poursuivaient le but légitime de protéger la morale, répondaient l’une et l’autre à un besoin social impérieux et notamment respectaient le principe de proportionnalité (arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, pp. 21-23, paras 31-37, et pp. 24-25, paras. 40-44).
La Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter de la perspective que dégage sa jurisprudence constante ni, bien que deux des trois arrêts précités portent sur l’article 10 (art. 10) de la Convention, aucune raison d’appliquer des critères différents dans le contexte de l’article 8 (art. 8).
45. En préconisant une interprétation plus souple de la notion de « nécessité », le Gouvernement ne suggère du reste aucun critère valable de nature à remplacer ou compléter ceux qui se trouvent mentionnés plus haut. Il semble donc revendiquer pour l’État une liberté absolue de jugement dans le domaine de la protection de la morale.
Or si les autorités nationales, et la Cour le reconnaît, jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, celle-ci n’est pas pour autant sans limite; là aussi, la Cour a compétence pour décider de la compatibilité d’une ingérence avec la Convention (arrêt Handyside précité, série A no 24, p. 23, par. 49).
Le Gouvernement soutient en somme qu’elle ne saurait contrôler le respect, par l’Irlande, de l’obligation de ne pas aller au-delà du « nécessaire dans une société démocratique », si l’atteinte litigieuse à un droit relevant de l’article 8 (art. 8) tend à la « protection de la morale ». La Cour ne peut souscrire à pareille thèse. A s’y rallier elle irait à l’encontre de l’article 19 (art. 19), qui l’a instituée « afin d’assurer le respect des engagements résultant » de la Convention pour les États contractants.
46. Comme dans le cas de M. Dudgeon, « l’étendue de la marge d’appréciation dépend non seulement du but de la restriction, mais aussi de la nature des activités en jeu » et « la présente affaire a trait à un aspect des plus intimes de la vie privée »; « il doit donc exister des raisons particulièrement graves pour rendre légitimes, aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), des ingérences des pouvoirs publics » (série A no 45, p. 21, par. 52).
Or le Gouvernement ne fournit aucun élément propre à établir l’existence de motifs de conserver les lois attaquées et qui s’ajouteraient aux raisons présentes dans l’affaire Dudgeon ou auraient plus de poids. Au paragraphe 60 de son arrêt du 22 octobre 1981 (ibidem, pp. 23-24), la Cour notait: « On comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption [des lois en question] et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui: dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger. » Elle constatait que « les autorités [avaient] évité ces dernières années d’engager des poursuites du chef d’actes homosexuels commis, de leur plein gré et en privé, par des hommes [adultes] capables d’y consentir ». Rien ne prouvait que cela eût « porté atteinte aux valeurs morales en Irlande du Nord, ni que l’opinion publique [eût] réclamé une application plus rigoureuse de la loi ».
Appliquant les mêmes critères en l’espèce, la Cour estime impossible d’affirmer qu’un « besoin social impérieux » commande, en Irlande, d’ériger de tels actes en infractions pénales. En ce qui concerne, spécialement, la proportionnalité, « les conséquences dommageables que l’existence même des dispositions législatives en cause peut entraîner sur la vie d’une personne aux penchants homosexuels, comme le requérant, prédominent (…) sur les arguments plaidant contre tout amendement au droit en vigueur »; « l’accomplissement d’actes homosexuels par autrui et en privé peut lui aussi heurter, choquer ou inquiéter des personnes qui trouvent l’homosexualité immorale, mais cela seul ne saurait autoriser le recours à des sanctions pénales quand les partenaires sont des adultes consentants » (ibidem, p. 24, par. 60).
47. Partant, les motifs avancés pour justifier l’ingérence relevée ne suffisent pas à répondre aux exigences du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), de sorte qu’il y a violation de ce dernier.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
48. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
Le requérant sollicite une indemnité pour préjudice et le remboursement de frais et dépens.
A. Préjudice
49. M. Norris invite la Cour à lui allouer, à titre de dommages-intérêts, un montant qui reconnaisse l’ampleur des souffrances éprouvées par lui en raison du maintien en vigueur de la législation.
Selon le Gouvernement, elle devrait se conformer à son arrêt Dudgeon du 24 février 1983 (série A no 59); elle y concluait que le constat d’une violation de l’article 8 (art. 8) constituait en soi une satisfaction équitable.
50. Pour statuer ainsi, la Cour prenait en compte les modifications législatives introduites en Irlande du Nord à la suite de son arrêt du 22 octobre 1981 (série A no 59, pp. 7-8, paras. 11-14). Aucune réforme analogue n’a eu lieu en Irlande.
Comme dans l’affaire Marckx, la décision de la Cour ne manquera pas de produire des effets débordant les limites du cas d’espèce, d’autant que la violation résulte directement des textes incriminés et non de mesures individuelles d’exécution. Il appartient à l’Irlande d’adopter dans son ordre juridique interne les mesures nécessaires pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour elle de l’article 53 (art. 53) (série A no 31, p. 25, par. 58).
Dès lors, et malgré la différence de situation par rapport à l’affaire Dudgeon, la Cour estime que le constat d’une infraction à l’article 8 (art. 8) constitue en soi une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 50 (art. 50); elle rejette donc la demande à cet égard.
B. Frais et dépens
51. Du chef des procédures menées devant les juridictions internes, le requérant a obtenu de la Cour Suprême une somme de 75.762 IR £ 12 pour frais taxés (paragraphe 24 ci-dessus); selon lui, elle ne couvre pas entièrement ses dépenses réelles.
La Cour ne saurait accueillir ses prétentions en la matière. Elle n’a pas à réévaluer lesdits frais, évalués par un Taxing Master (juge taxateur) conformément au droit irlandais.
52. M. Norris réclame aussi 14.962 IR £ 49 pour des frais et dépens, dont il fournit le détail, exposés devant les organes de la Convention.
Le Gouvernement ne conteste pas que le requérant a contracté des engagements allant au-delà de ce qu’il a perçu par la voie de l’aide judiciaire, mais le montant revendiqué ne lui paraît pas raisonnable et appelle d’après lui une réévaluation. Toutefois, il ne formule aucune contre-proposition quant au niveau qui pourrait être raisonnable à ses yeux.
La Cour estime que la somme demandée cadre avec les critères ressortant de sa jurisprudence (voir notamment l’arrêt Belilos du 29 avril 1988, série A no 132, pp. 27-28, par. 79); elle accorde au requérant, pour frais et dépens, 14.962 IR £ 49 moins 7.390 francs français déjà versés au titre de l’aide judiciaire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par huit voix contre six, que le requérant peut se prétendre victime au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention;
2. Dit, par huit voix contre six, qu’il y a violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention;
3. Dit, à l’unanimité, que l’Irlande doit payer au requérant, pour frais et dépens, la somme de 14.962 IR £ 49 (quatorze mille neuf cent soixante-deux livres irlandaises et quarante-neuf pence), moins 7.390 (sept mille trois cent quatre-vingt-dix) francs français à convertir en livres irlandaises au taux applicable le jour du prononcé du présent arrêt;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 26 octobre 1988.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de M. Valticos, approuvée par MM. Gölcüklü, Matscher, Walsh, Bernhardt et Carrillo Salcedo.
R.R.
M.-A.E.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS, APPROUVÉE PAR MM. LES JUGES GÖLCÜKLÜ, MATSCHER, WALSH, BERNHARDT ET CARRILLO SALCEDO
Je ne peux m’associer à l’opinion de la majorité de la Cour, qui a estimé que le requérant doit être considéré comme une « victime », au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention, d’une violation de droits reconnus par l’article 8 (art. 8).
En effet, le requérant n’a fait l’objet d’aucune action, sanction ou autre mesure quelconque de la part des autorités du fait d’actes homosexuels qu’il aurait commis. La législation pénale existant à cet égard en Irlande n’a pas été mise en oeuvre à son encontre et, plus généralement, des poursuites pour activités homosexuelles en privé entre hommes adultes consentants n’ont pas été engagées depuis de nombreuses années. Les quelques ennuis de peu de gravité dont se plaint le requérant n’ont pas été le fait des autorités. Celui-ci n’a du reste pas connu non plus d’ennuis du fait de la campagne ouverte qu’il mène depuis 1971 en faveur des droits des homosexuels.
La présente affaire présente certes de grandes analogies avec l’affaire Dudgeon dans laquelle la Cour avait estimé qu’il y avait eu violation de la Convention. Cependant une différence sensible et, à mon sens, décisive, entre les deux affaires réside dans le fait que, dans le cas Dudgeon, le requérant avait fait l’objet, de la part de la police, de certaines tracasseries au sujet de sa vie privée alors que, dans le cas présent, aucune action à son encontre n’a été menée par les autorités.
Le sens naturel des mots ne permet pas de considérer comme « victime » d’une disposition législative une personne qui n’a fait l’objet d’aucune mesure pénale ou autre fondée sur cette législation. La seule crainte que l’intéressé pourrait avoir éprouvée d’être poursuivi et les troubles psychiques qui en auraient découlé sont insuffisants pour en faire une victime. D’ailleurs, la probabilité que le requérant fasse l’objet de poursuites semble minime compte tenu de la pratique précitée des autorités et du fait que le requérant proclame publiquement ses tendances et ses activités depuis de nombreuses années sans que des poursuites en aient résulté.
Certes on ne peut jamais exclure qu’une loi considérée comme tombée en désuétude puisse un jour être à nouveau mise en application. Mais là n’est pas la question dans le cas présent.Ici, il s’agit de savoir si le requérant en a personnellement et effectivement été la victime. On ne saurait vraiment considérer que tel ait été ou pourrait être le cas.
Or, l’ensemble du système de la Convention est précis et, sur ce point, il ne comporte aucune ambiguïté ni latitude. Pour qu’une requête émanant d’une personne physique soit recevable, il faut, selon l’article 25 (art. 25) – et contrairement à ce que l’article 24 (art. 24) prévoit pour les plaintes émanant de Parties contractantes -, que les requérants se prétendent victimes d’une violation par une Partie contractante des droits reconnus dans la Convention. Pour les raisons qui viennent d’être indiquées, on ne saurait considérer que cette condition soit remplie dans le cas présent.
Une interprétation trop large du terme « victime » risquerait de modifier sensiblement le système établi par la Convention. La Cour pourrait être ainsi amenée, même dans le cas de plaintes émanant de particuliers, à se prononcer sur la compatibilité de législations nationales avec la Convention indépendamment de l’application effective de ces législations aux requérants, qui n’en seraient que de très potentielles et éventuelles victimes. L’actio popularis ne serait alors pas loin.
J’ajoute que la présente opinion ne vise nullement à mettre en cause la jurisprudence de l’arrêt Dudgeon quant au fond.
[*] Note du greffe: L’affaire porte le n° 6/1987/129/180. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l’année d’introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.