PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE GUISSET c. FRANCE
(Requête no 33933/96)
ARRÊT
STRASBOURG
26 septembre 2000
En l’affaire Guisset c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MmeW. Thomassen, présidente,
MM.L. Ferrari Bravo,
R. Türmen,
J. Casadevall,
B. Zupančič,
T. Panţîru, juges,
M.B. Pacteau, juge ad hoc,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 septembre 2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)[1], par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 6 mars 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33933/96) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat,
M. Jean-Claude Guisset (« le requérant »), avait saisi la Commission le
31 mai 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention.
3. Le requérant alléguait en particulier la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure et de l’absence de publicité des débats devant la Cour de discipline budgétaire et financière.
4. La Commission a déclaré la requête partiellement recevable le 9 mars 1998. Dans son rapport du 20 octobre 1998 (ancien article 31 de la Convention)[2], elle formule l’avis qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 en raison de la durée de la procédure litigieuse (vingt-trois voix contre quatre) et de l’absence de publicité des débats devant la Cour de discipline budgétaire et financière (vingt et une voix contre six).
5. Devant la Cour, le requérant est représenté par Me G. Delvolve, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent,
M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
6. Le 31 mars 1999, un collège de la Grande Chambre a décidé que l’affaire serait examinée par une chambre constituée au sein de l’une des sections de la Cour.
7. Le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a ensuite attribué l’affaire à la première section (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 a) du règlement. La chambre comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (article 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement. En raison du déport de M. Costa, le Gouvernement a désigné M. B. Pacteau pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Par la suite, Mme E. Palm, empêchée, a été remplacée par Mme W. Thomassen (article
28 § 1 du règlement).
8. Le greffier a reçu le mémoire du requérant le 25 juin 1999 et celui du Gouvernement le 2 juillet 1999.
9. Le 12 octobre 1999, la Cour a décidé, après consultation des parties, qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience (article 59 § 2 du règlement).
10. Avec l’autorisation du président, le requérant a produit des observations complémentaires le 24 janvier 2000.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Le requérant fut ambassadeur de France auprès des Emirats arabes unis de décembre 1977 à mars 1982.
12. A l’occasion de l’examen des comptes et de la gestion de la mission laïque française et de la fondation scolaire et culturelle à vocation internationale pour les années 1976 à 1983, la Cour des comptes eut connaissance de diverses irrégularités dans les opérations de construction d’un établissement scolaire à Abou Dhabī.
13. L’école française d’Abou Dhabī, gérée par une association de parents d’élèves propriétaire des locaux, était implantée depuis 1974 sur un terrain appartenant à l’Etat français.
14. En mars 1981, les autorités locales demandèrent que le terrain soit remis, le 30 juin suivant, à la disposition de la municipalité d’Abou Dhabī, en échange d’un autre terrain situé à l’extérieur de la ville, dans le quartier des ambassades. Cet échange fut approuvé par la commission interministérielle compétente.
15. Sur ce terrain, de nouveaux bâtiments furent édifiés qui permirent d’assurer la rentrée scolaire 1981-1982. Cet établissement, qui est aujourd’hui le lycée Louis-Massignon, n’était que la première réalisation d’une opération plus vaste qui, sous le nom de « Maison de la culture franco-arabe Cheikh Khalifa », comprend également un centre culturel et un centre de loisirs.
16. L’opération de construction du centre fit l’objet de deux emprunts d’un montant de quinze millions de dirhams (soit environ dix-sept millions de francs français (FRF)) chacun, contractés en juin 1980 et mai 1981 pour une durée respective de dix et vingt ans au taux de 4 %, réduit par la suite à 2 %, auprès du Gouvernement de l’Emirat d’Abou Dhabī.
17. Ces emprunts, engageant l’Etat, furent signés par le requérant, en sa qualité d’ambassadeur et au nom de l’Ambassade de France. Toutefois, le requérant ne sollicita aucun pouvoir en vue de ces signatures, en infraction aux règles d’exécution des recettes et dépenses de l’Etat, infraction visée à l’article L. 313-1 du code des juridictions financières tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l’égard de l’Etat et de diverses collectivités et portant création d’une Cour de discipline budgétaire et financière.
18. Par décision du 15 février 1984, la Cour des comptes, faisant suite à « l’examen des comptes et de la gestion de la mission laïque française et de la fondation scolaire et culturelle internationale pour les exercices 1976 à 1983 », décida de déférer le requérant devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Cette décision, dont le requérant ne fut pas informé, fut enregistrée au greffe de la Cour de discipline budgétaire et financière le 9 août 1984.
19. A compter du 3 juillet 1986, date de l’arrêté mettant fin à ses fonctions d’ambassadeur en Bolivie, poste qu’il avait occupé après celui des Emirats arabes unis, le requérant, tout en continuant à percevoir son traitement de base, sans indemnité, n’obtint plus ni affectation, ni avancement.
20. Le 11 février 1987, le procureur général près la Cour des comptes, exerçant les fonctions de ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière, demanda l’ouverture de l’instruction et la nomination d’un rapporteur, lequel fut désigné par le président le 9 mars 1987. Le requérant, avisé le 10 juin 1987 de l’ouverture d’une instruction et de son droit de constituer avocat, fut entendu par le rapporteur les 25 juin et 3 juillet 1987. Le 13 avril et le 4 novembre 1988, les ministres des Affaires étrangères et du Budget firent respectivement parvenir leur avis.
21. Par décision du 15 novembre 1988, le procureur général prononça le renvoi du requérant devant la Cour de discipline budgétaire et financière pour y être jugé.
22. Le 7 février 1989, le requérant fut informé par le président de la Cour de discipline budgétaire et financière de ce qu’il pouvait prendre connaissance du dossier au secrétariat de la cour.
23. Le 24 mars 1989, le requérant déposa son mémoire en défense au greffe de la cour.
24. Le 11 avril 1989, le requérant déposa une plainte contre X auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, visant le retrait de fonds de l’association culturelle France-Emirats arabes unis après son départ d’Abou Dhabī.
25. Le 13 avril 1989, il demanda à la cour de surseoir à statuer jusqu’à ce qu’il ait été statué définitivement sur la plainte précitée et sollicita un supplément d’information afin d’obtenir, d’une part, du ministère des Affaires étrangères la communication de divers renseignements et documents complémentaires et, d’autre part, de la Cour des comptes la transmission des rapports à l’occasion desquels le déféré avait été décidé.
26. Par arrêt du 17 avril 1989, notifié au requérant le 3 octobre 1989, la Cour de discipline budgétaire et financière rejeta sa demande au motif que « (…) les documents contenus dans le dossier d’instruction [étaient] suffisants pour permettre à la cour de statuer sans qu’il y ait lieu de réclamer d’autres pièces, ni d’attendre la suite donnée à la plainte susmentionnée ». Elle condamna le requérant à une amende de 2 000 FRF pour avoir contrevenu aux règles relatives à l’exécution des recettes et dépenses de l’Etat.
27. Le 4 décembre 1989, le requérant saisit le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation et, le 4 avril 1990, il produisit un mémoire ampliatif.
28. Déclaré admissible par le Conseil d’Etat le 25 janvier 1991, le pourvoi fut communiqué les 14 février et 18 avril 1991 aux ministres du Budget et des Affaires étrangères qui produisirent leurs mémoires en défense, respectivement le 11 avril et le 3 septembre 1991.
29. Le 22 juillet 1991, le dossier fut communiqué à l’avocat du requérant afin qu’il produise son mémoire en réplique.
30. Par arrêt du 29 décembre 1993, le Conseil d’Etat cassa l’arrêt du
17 avril 1989 de la Cour de discipline budgétaire et financière aux motifs :
« [que le requérant] avait soutenu, devant la Cour de discipline budgétaire et financière, que le déféré du 15 février 1984 par lequel la deuxième chambre de la Cour des comptes avait décidé de saisir la Cour de discipline budgétaire et financière en application de l’article 16 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée était entaché d’irrégularités ; que le moyen soulevé devant la Cour de discipline budgétaire et financière par [le requérant] doit être regardé comme une fin de non-recevoir opposée à la procédure engagée à [son] encontre (…) ; qu’en omettant de statuer sur cette fin de non-recevoir, la Cour de discipline budgétaire et financière a entaché sa décision d’un défaut de motivation ; que [le requérant] est dès lors fondé à en demander l’annulation (…) »
31. L’affaire fut à nouveau renvoyée devant la Cour de discipline budgétaire et financière et enregistrée au greffe de ladite cour le 24 janvier 1994.
32. Par courrier en date du 4 janvier 1995, le président de la Cour de discipline budgétaire et financière informa le requérant de ce qu’il pouvait prendre connaissance du dossier au secrétariat de la cour. Néanmoins cette lettre fut retournée avec la mention « n’habite pas à l’adresse indiquée ». Un nouveau courrier fut adressé au requérant le 23 janvier 1995.
33. Le 20 mars 1995, le requérant déposa son mémoire à la Cour de discipline budgétaire et financière et comparut le 12 avril 1995.
34. Après l’audience, au cours de laquelle furent entendus successivement le rapporteur, le procureur général en ses conclusions, le requérant assisté de son avocat en ses explications, le procureur général en ses réquisitions et enfin l’avocat du requérant en sa plaidoirie, le requérant et son conseil ayant eu la parole les derniers, la Cour de discipline budgétaire et financière statua par arrêt du 12 avril 1995, notifié le
28 décembre suivant. Sur les moyens tirés de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme elle conclut :
« Considérant que la défense se réfère à la convention précitée, notamment à son article 6 § 1, dans la mesure où la Cour serait appelée à décider soit des contestations sur des droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale ; qu’à ce titre, [le requérant] aurait droit à ce que sa cause soit entendue publiquement et dans un délai raisonnable ; qu’en l’occurrence, la procédure aurait dépassé le délai raisonnable, plus de dix ans s’étant écoulés entre la décision de déféré enregistrée au Parquet de la Cour le 9 août 1984 et la lettre, en date du 21 mars 1995, de Mme le Procureur général de la République, citant [le requérant] à comparaître le 12 avril 1995 ; que, dès lors, en raison de la durée excessive de la procédure, l’action serait prescrite et la procédure nulle tant en application de la convention européenne susvisée que de l’article 30 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ;
Considérant que les amendes prononcées en application de la loi du 25 septembre 1948 par la Cour de discipline budgétaire et financière n’interviennent pas dans le cadre d’une contestation sur les droits ou obligations de caractère civil ni dans celui d’une accusation en matière pénale ; qu’elles sont ainsi en dehors du champ d’application des dispositions du paragraphe 1 de l’article 6 de la convention (…) ; que le requérant ne peut donc utilement se prévaloir de ces dispositions de la convention pour soutenir que la procédure aurait été irrégulière faute, pour la décision attaquée, d’avoir été prise à la suite d’une audience publique ; qu’en conséquence, la Cour se doit d’appliquer le dernier alinéa de l’article 23 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée [L. 314-15], en vertu duquel les audiences de la Cour ne sont pas publiques ;
Considérant que le délai de prescription de cinq années révolues, institué par l’article 30 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée, se compte du jour où a été commis le fait de nature à donner lieu à l’application des sanctions prévues par ladite loi – soit le 21 juin 1980 – jusqu’à la saisine de la Cour, en l’espèce par déféré de la Cour des comptes, du 9 août 1984 ; qu’ainsi la prescription (…) n’est pas acquise ; (…) »
35. Puis, après avoir rappelé les faits à charge contre le requérant, la Cour de discipline budgétaire et financière estima qu’il avait enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes de l’Etat et qu’il tombait sous le coup des sanctions prévues par la loi. A cet égard, elle releva :
« [que le requérant ] a signé successivement deux contrats de prêt en tant qu’ambassadeur de France sans avoir préalablement reçu d’instruction à cet effet du ministère des Affaires étrangères ; qu’au demeurant il n’avait aucune compétence pour ce faire, seul le ministre des Finances étant habilité, aux termes de l’ordonnance du
2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, à exécuter les opérations d’emprunt conformément aux autorisations générales données chaque année par les lois de finances ; mais qu’agissant apparemment dans le cadre de ses attributions, l’ambassadeur, par l’engagement qu’il avait contracté, imposait à l’Etat français le risque d’avoir à en supporter les éventuelles conséquences dommageables ;
(…)
Considérant cependant que [le requérant] a dû faire face avec urgence à la situation créée par la volonté de la municipalité et de l’Emirat d’Abou Dhabī de reprendre le terrain sur lequel était édifiée l’école française dont, au demeurant, les capacités d’accueil étaient reconnues insuffisantes ; que les initiatives [du requérant] ont permis, dans de bonnes conditions, l’ouverture tenue pour nécessaire du lycée à la rentrée scolaire de septembre 1981 ; que l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères n’a réagi qu’avec lenteur à ses correspondances et sans que ses différents services agissent de façon coordonnée ; que tout au long du montage de l’opération, [le requérant] a reçu les encouragements du ministre et de son cabinet ; »
36. La cour considérant que l’ensemble des circonstances rappelées ci-dessus étaient de nature à exonérer le requérant de la condamnation à une amende, celui-ci fut relaxé des fins de la poursuite.
37. Compte tenu de la relaxe prononcée, cet arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière était insusceptible de recours devant le Conseil d’Etat.
38. En dépit de la relaxe prononcée, aucune proposition d’affectation ne fut faite au requérant. En février 1997, il fut mis à la retraite avec le grade et l’échelon qu’il avait atteints en 1978.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
39. Le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables constitue l’un des fondements essentiels et caractéristiques du droit français de la comptabilité publique.
40. Toute opération budgétaire d’un organisme public exige l’intervention successive de deux agents : l’ordonnateur qui a l’initiative des recettes et des dépenses, et le comptable qui est préposé aux recouvrements et aux paiements.
41. La loi n 48-1484 du 25 septembre 1948 instaura, pour les ordonnateurs publics qui jusqu’à cette date étaient passibles de seules sanctions disciplinaires en tant que fonctionnaires ou bien de sanctions pénales, une juridiction spécialisée, la Cour de discipline budgétaire et financière, indépendante de la Cour des comptes, mais ayant avec elle des liens étroits.
42. Les dispositions de cette loi, plusieurs fois modifiée, ont fait l’objet d’une codification par une loi n 95-851 du 24 juillet 1995, et constituent désormais la partie législative du livre III du code des juridictions financières relative aux institutions associées à la Cour des comptes. Le
titre Ier de ce livre III est consacré à la Cour de discipline budgétaire et financière.
A. Titre Ier – La Cour de discipline budgétaire et financière
1. Chapitre Ier – Organisation
43. Les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
Article L. 311-2 (article 11 de la loi de 1948)
« La Cour est composée comme suit :
– Le premier président de la Cour des comptes, président ;
– Le président de la section des finances du Conseil d’Etat, vice-président ;
– Deux conseillers d’Etat ;
– Deux conseillers maîtres à la Cour des comptes.
(…) »
Article L. 311-3 (article 11 de la loi de 1948)
« Les conseillers d’Etat et conseillers maîtres à la Cour des comptes sont nommés à la Cour par décret pris en conseil des ministres pour une durée de cinq ans. (…) »
Article L. 311-4 (article 12 de la loi de 1948)
« Les fonctions de ministère public près la Cour sont remplies par le procureur général près la Cour des comptes, assisté d’un avocat général et, s’il y a lieu, d’un ou deux commissaires du Gouvernement choisis parmi les magistrats de la Cour des comptes. »
Article L. 311-5 (article 13 de la loi de 1948)
« L’instruction des affaires est confiée à des rapporteurs choisis parmi les membres du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes. »
2. Chapitre II – Personnes justiciables de la Cour
44. Les dispositions pertinentes prévoient :
Article L. 312-1.-I (article 1er de la loi de 1948)
« Est justiciable de la Cour [de discipline budgétaire et financière] :
(…)
b) Tout fonctionnaire ou agent civil ou militaire de l’Etat, des collectivités territoriales, de leurs établissements publics ainsi que des groupements des collectivités territoriales ;
c) Tout représentant, administrateur ou agent des autres organismes qui sont soumis soit au contrôle de la Cour des comptes, soit au contrôle d’une chambre régionale des comptes.
(…) »
3. Chapitre III – Infractions et sanctions
45. Les infractions et leurs sanctions sont définies par les articles
L. 313-1 à L. 313-14 (articles 2 à 9 de la loi de 1948). Les articles pertinents sont en l’espèce les articles L. 313-1, L. 313-4 et L. 313-6 qui disposent :
Article L. 313-1
« Toute personne visée à l’article L. 312-1 qui aura engagé une dépense sans respecter les règles applicables en matière de contrôle financier portant sur l’engagement des dépenses sera passible d’une amende dont le minimum ne pourra être inférieur à 1 000 F et dont le maximum pourra atteindre le montant du traitement ou salaire brut annuel qui lui était alloué à la date à laquelle le fait a été commis. »
Article L. 313-4
« Toute personne visée à l’article L. 312-1 qui, en dehors des cas prévus aux articles précédents, aura enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses de l’Etat ou des collectivités, établissements et organismes mentionnés à ce même article ou à la gestion des biens leur appartenant ou qui, chargée de la tutelle desdites collectivités, desdits établissements ou organismes, aura donné son approbation aux décisions incriminées sera passible de l’amende prévue à l’article L. 313-1.
(…) »
Article L. 316-6
« Toute personne visée à l’article L. 312-1 qui, dans l’exercice de ses fonctions ou attributions, aura, en méconnaissance de ses obligations, procuré à autrui un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature, entraînant un préjudice pour le Trésor, la collectivité ou l’organisme intéressé, ou aura tenté de procurer un tel avantage sera passible d’une amende dont le minimum ne pourra être inférieur à 2 000 F et dont le maximum pourra atteindre le double du montant du traitement ou salaire brut annuel qui lui était alloué à la date de l’infraction. »
4. Chapitre IV – Procédure devant la Cour [de discipline budgétaire et financière]
46. Saisine : l’article L. 314-1 (article 16 de la loi de 1948) définit les personnes qui ont qualité pour saisir la cour. Il s’agit, en premier lieu, des présidents des deux assemblées législatives et des ministres. En second lieu, il s’agit, notamment, de la Cour des comptes et du procureur général près la Cour des comptes, en sa qualité de ministère public près la Cour de discipline budgétaire et financière. L’essentiel des saisines provient, en fait, de la Cour des comptes. Aux termes de l’article L. 314-2, la cour ne peut être saisie après l’expiration d’un délai de cinq années révolues à compter du jour où aura été commis le fait de nature à donner lieu à l’application des sanctions prévues par le présent titre.
47. Réquisitoire : la saisine de la cour s’effectue par l’intermédiaire du procureur général. En application de l’article L. 314-3 (article 17 de la loi de 1948), le procureur général peut procéder au classement de l’affaire. Dans le cas contraire, il transmet par un « réquisitoire » le dossier au président de la cour.
48. Instruction : le président, au reçu du réquisitoire, désigne parmi les rapporteurs auprès de la cour celui qui est chargé d’instruire l’affaire. « A la diligence du ministère public », les personnes sont averties de l’ouverture d’une instruction. Le rapporteur, en application de l’article L. 314-4
(article 18 de la loi de 1948), dispose des plus larges pouvoirs d’investigation auprès des organismes concernés. Il a le droit de recourir à des fonctionnaires pour effectuer des enquêtes. Il peut entendre les intéressés en présence d’un greffier, un procès-verbal de l’audition est dressé. Les personnes mises en cause ont la possibilité de se faire assister d’un avocat. Le rapporteur est entièrement libre dans le déroulement de l’instruction, dont il doit simplement tenir informé le procureur général.
49. Avis des ministres : lorsque l’instruction est close, « le dossier est soumis au procureur général » qui peut, en application de l’article L. 314-4 (article 18 de la loi de 1948), procéder au classement de l’affaire. Dans l’hypothèse inverse où le procureur décide de poursuivre, le dossier est soumis au ministre chargé des finances et au ministre dont dépend l’agent mis en cause, qui disposent d’un délai fixé par le président et qui ne peut être inférieur à un mois pour produire leur avis. Ce délai passé, la procédure peut être poursuivie.
50. Décision de renvoi : après réception des réponses ministérielles ou à l’expiration du délai imparti, le dossier est transmis au procureur général qui dispose d’un délai de quinze jours pour prononcer le classement de l’affaire ou son renvoi devant la cour.
51. Avis des commissions paritaires : l’article L. 314-8 (article 22 de la loi de 1948) dispose qu’en cas de renvoi devant la cour, « le dossier est communiqué à la commission administrative paritaire compétente siégeant en formation disciplinaire ou éventuellement à la formation qui en tient lieu, s’il en existe une ». Celle-ci dispose d’un mois pour se prononcer. En cas d’absence d’avis, « la Cour peut statuer ».
52. Audience de jugement : l’article L. 314-8 (article 22 de la loi de 1948) dispose qu’à l’issue de la consultation de la commission paritaire l’intéressé est avisé qu’il peut prendre connaissance de son dossier dans un délai de quinze jours ; dans le mois qui suit la communication du dossier, l’intéressé peut établir un mémoire.
53. Au terme de cette procédure se déroule l’audience, dont le rôle est « préparé par le ministère public et arrêté par le président ». L’article
L. 314-13 (article 23 de la loi de 1948) dispose que « la Cour ne peut valablement délibérer que si quatre au moins de ses membres sont présents ». L’article L. 314-12 prévoit que « le rapporteur a voix consultative dans les affaires qu’il rapporte », celui-ci est donc présent à l’audience, où il « résume son rapport écrit » et participe également au délibéré.
54. Droits de la défense : avant la saisine de la cour, l’intéressé n’intervient pas dans la procédure. Pendant l’instruction, la loi prévoit que l’intéressé est successivement avisé de la mise en cause et de la possibilité de recours à un avocat, et enfin mis en mesure, après communication du dossier, de produire un mémoire en défense. A l’audience, l’intéressé a la possibilité de faire citer des témoins, de recourir au ministère d’un avocat, et lui ou son représentant prend la parole en dernier, comme le prévoit la loi.
55. L’article L. 314-15 (article 23 de la loi de 1948) dispose que les audiences ne sont pas publiques.
56. L’article L. 314-20 prévoit que :
« Les arrêts par lesquels la Cour prononce des condamnations peuvent, dès qu’ils ont acquis un caractère définitif, être publiés, en tout ou partie, sur décision de la Cour, au Journal officiel de la République française. »
B. Jurisprudence
57. Dans un arrêt rendu le 30 octobre 1998 (affaire Lorenzi), le Conseil d’Etat considéra que :
« (…) quand elle est saisie d’agissements pouvant donner lieu aux amendes prévues par la loi susvisée du 25 septembre 1948, la cour de discipline budgétaire et financière doit être regardée comme décidant du bien-fondé d’« accusations en matière pénale » au sens des stipulations précitées de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et doit, dès lors, siéger en séance publique sans que puissent y faire obstacle les dispositions susrappelées du code des juridictions financières ou de l’article 23 de la loi du 25 septembre 1948. »
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
58. Le requérant se plaint de l’absence de publicité des débats devant la Cour de discipline budgétaire et financière, ainsi que de la durée de la procédure litigieuse. Il allègue la violation de l’article 6 § 1, libellé ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
59. La Cour souligne d’emblée que l’article 6 § 1 est applicable à la procédure litigieuse, dans la mesure où la Cour de discipline budgétaire et financière « doit être regardée comme décidant du bien-fondé d’« accusations en matière pénale » au sens de la Convention, comme le rappelle la jurisprudence du Conseil d’Etat précitée.
A. Sur l’absence de publicité des débats devant la Cour de discipline budgétaire et financière
1. Thèses des parties
60. Le Gouvernement fait valoir, comme déjà devant la Commission, que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 puisque, par arrêt du 12 avril 1995, la Cour de discipline budgétaire et financière prononça sa relaxe.
61. Il rappelle en effet qu’aux termes de la jurisprudence des organes de la Convention, un requérant n’ayant pas fait l’objet d’un constat de culpabilité dans le cadre des procédures dont il se plaint ou ayant vu les décisions de justice en cause annulées ne peut se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34, quels qu’aient été les motifs ayant abouti à cette exonération de culpabilité (arrêt Adolf
c. Autriche du 26 mars 1982, série A no 49, pp. 17-19, §§ 35 à 41).
62. En l’espèce, le Gouvernement estime que le requérant ne saurait se plaindre de la première procédure ayant abouti à sa condamnation à une peine d’amende de 2 000 francs français par la Cour de discipline budgétaire et financière, l’arrêt en cause du 3 octobre 1989 ayant été annulé par le Conseil d’Etat pour défaut de motivation le 29 décembre 1993. La violation du principe de publicité des audiences fit ainsi de facto l’objet d’une réparation par la haute juridiction, ôtant au requérant toute qualité pour en tirer argument devant la Cour.
63. S’agissant de la seconde procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière, le Gouvernement rappelle que le requérant bénéficia d’un arrêt prononçant sa relaxe des fins de poursuites, en date du 12 avril 1995.
64. A cet égard, le Gouvernement souligne que, si la Cour de discipline budgétaire et financière a constaté que le requérant avait « enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes de l’Etat et qu’il tomb[ait] sous le coup des sanctions prévues par l’article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée », ce constat d’infraction de la législation n’équivaut nullement à une déclaration de culpabilité. En effet, en droit interne, une relaxe constitue précisément, par définition, une exonération totale de culpabilité.
65. Le requérant combat cette thèse. Il estime au contraire qu’en dépit de sa relaxe il a fait l’objet d’une déclaration de culpabilité, puisque l’infraction a été expressément constatée par la cour. Il en veut pour preuve le fait que jusqu’à son départ à la retraite il n’obtint plus aucune promotion ou affectation. A cet égard, il estime que le secret qui entoura la procédure, en l’absence d’audience publique, accrédita dans son milieu professionnel l’idée qu’il était coupable puisqu’il était aussi sévèrement condamné dans le déroulement de sa carrière.
2. Appréciation de la Cour
66. La Cour rappelle que les conditions posées par les organes de la Convention pour qu’un requérant cesse d’être victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations qu’il allègue supposent que les autorités nationales aient reconnu explicitement ou en substance, puis réparé, lesdites violations (voir, notamment, l’arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 30, § 66).
67. Elle rappelle également que l’existence d’un manquement à la Convention se conçoit même en l’absence de préjudice (arrêt Adolf précité, p. 17, § 37).
68. En l’espèce, la Cour relève que, bien que concluant à la relaxe du requérant, l’arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière du
12 avril 1995 énonce expressément dans ses motifs que le requérant a « enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes de l’Etat et qu’il tombe sous le coup des sanctions prévues par l’article 5 de la loi du 25 septembre 1948 modifiée ». La Cour rappelle à cet égard que les motifs d’un arrêt font corps avec le dispositif et que l’on ne peut les en dissocier (arrêt Adolf précité, p. 18, § 39).
69. Ainsi, le requérant fut considéré comme coupable et passible de la condamnation à une amende. La Cour de discipline budgétaire et financière rejeta par ailleurs expressément ses griefs fondés sur la Convention. Aussi, le fait qu’il ait été finalement exonéré de la peine encourue, eu égard aux circonstances particulières dans lesquelles l’infraction avait été commise, ne peut en aucun cas être considéré comme une réparation de la violation alléguée.
70. En conséquence, la Cour conclut que le requérant, compte tenu à la fois des motifs et du dispositif de l’arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière du 12 avril 1995, n’a pas perdu sa qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
71. Il convient donc de rechercher si, en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention conférait à l’intéressé un droit à faire entendre sa cause publiquement.
72. A cet égard, la Cour rappelle que la publicité des débats constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (arrêts Szücs
c. Autriche du 24 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2481, § 42, et Diennet c. France du 26 septembre 1995, série A n 325-A, pp. 14-15, § 33).
73. La Cour rappelle également que le principe de la publicité des débats peut souffrir des aménagements justifiés notamment par les intérêts de la vie privée des parties ou la sauvegarde de la justice, ainsi que le prévoit l’article 6 de la Convention (arrêt Diennet précité, p. 15, § 33 in fine).
74. En l’espèce, la Cour constate, d’une part, que le Gouvernement n’invoque, outre le défaut de qualité de victime du requérant inopérant en l’espèce, aucun autre motif parmi ceux qu’énumère l’article 6 § 1 permettant de justifier le huis clos et l’absence d’audience publique devant la Cour de discipline budgétaire et financière (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Diennet précité, pp. 23-24, § 38) et, d’autre part, que le requérant demanda expressément la tenue d’une audience publique.
75. La Cour relève également que ce droit n’est plus contesté par le Gouvernement qui fait état d’un arrêt rendu le 30 octobre 1998 (affaire Lorenzi) par le Conseil d’Etat considérant que :
« (…) quand elle est saisie d’agissements pouvant donner lieu aux amendes prévues par la loi susvisée du 25 septembre 1948, la cour de discipline budgétaire et financière doit être regardée comme décidant du bien-fondé d’« accusations en matière pénale » au sens des stipulations précitées de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et doit, dès lors, siéger en séance publique sans que puissent y faire obstacle les dispositions susrappelées du code des juridictions financières ou de l’article 23 de la loi du 25 septembre 1948. »
76. En conséquence, la Cour conclut qu’en l’absence d’audience publique la Cour de discipline budgétaire et financière n’a pas assuré au requérant son droit à un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
B. Sur la durée de la procédure litigieuse
77. Le requérant dénonce également la durée de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière.
1. Période à prendre en considération
78. Selon le Gouvernement, la procédure litigieuse débuta le 10 juin 1987, date à laquelle le requérant fut avisé de l’ouverture d’une instruction à son encontre, et se termina le 12 avril 1995 par le second arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière. Le requérant, en revanche, soutient que la période à prendre en considération débute, si ce n’est à la date à laquelle la Cour des comptes décida de le déférer devant la Cour de discipline budgétaire et financière – à savoir le 15 février 1984 –, au plus tard le
11 février 1987, date du réquisitoire du procureur général demandant l’ouverture d’une instruction. Il considère en outre que la période litigieuse s’étend jusqu’au 9 janvier 1996, date à laquelle l’arrêt du 12 avril 1995 de ladite cour lui fut notifié.
79. La Cour rappelle que le « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 ne commence à courir qu’à partir du moment où une personne est « accusée ». L’« accusation » peut se définir comme la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale (arrêt Baggetta c. Italie du 25 juin 1987, série A no 119, avis de la Commission, p. 37, § 31).
80. En l’espèce, la Cour relève qu’un certain délai s’est écoulé entre la décision de la Cour des comptes de saisir la Cour de discipline budgétaire et financière le 15 février 1984 et la demande d’ouverture de l’instruction par le procureur général en date du 11 février 1987. Toutefois, elle note que la décision du 15 février 1984 ne fut pas portée à la connaissance du requérant et qu’il n’en subit aucune répercussion, puisqu’il continua d’exercer la fonction d’ambassadeur en Bolivie jusqu’au 3 juillet 1986. Aussi, la Cour estime que la procédure litigieuse doit être considérée comme ayant débuté le 10 juin 1987, date à laquelle le requérant fut averti de l’ouverture d’une information à son encontre devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Elle prit fin le 9 janvier 1996, date à laquelle l’arrêt du 12 avril 1995 fut notifié au requérant. La procédure a donc duré presque huit ans et sept mois.
2. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
81. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Doustalyc. France du 23 avril 1998, Recueil 1998-II, p. 857, § 39).
82. Le Gouvernement considère que les phases des deux procédures devant la Cour de discipline budgétaire et financière se sont enchaînées sans retard et avec toute la célérité requise, eu égard à l’instruction approfondie que nécessitait l’affaire. Il souligne que la procédure en question prévoit non seulement l’instruction menée par le rapporteur, mais également, préalablement à l’audience, des phases de consultation obligatoires des ministres intéressés et de la commission administrative paritaire compétente, laquelle ne se réunissait à l’époque des faits qu’une fois par an. Par ailleurs, le procureur général est appelé à intervenir, tout au long de la procédure, en émettant trois types de décisions successives : un réquisitoire, une décision de poursuite et une décision de renvoi. Enfin, le Gouvernement estime que, devant le Conseil d’Etat, l’affaire fut jugée sans période d’inactivité. En conséquence, il conclut au rejet du grief tiré de la durée de la procédure.
83. Le requérant s’oppose à l’argumentation du Gouvernement et fait état de plusieurs périodes d’inactivité inexpliquées. En outre, il estime qu’en tout état de cause, à la date du 10 juin 1987, lorsqu’il fut avisé des poursuites dont il faisait l’objet, « les jeux étaient faits », la Cour des comptes ayant déjà instruit l’affaire et tous les éléments de la poursuite étant établis. Selon lui, tout ce qui suivit ne fut que purement formel. Enfin, il conteste l’argument du Gouvernement fondé sur la multiplicité des actes à accomplir. Il souligne notamment que la commission paritaire ne fut réunie que dans le cadre de la première procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière et que la seconde procédure, après cassation, ne donna pas lieu à une instruction nouvelle, les ministres n’ayant pas déposé de nouveau mémoire et le même rapporteur que lors de la première instruction ayant été désigné.
84. La Cour note que le Gouvernement ne fait état ni d’une complexité particulière de l’affaire, ni d’un comportement du requérant de nature à expliquer certains délais. En revanche, elle relève d’emblée une longueur excessive de la procédure devant le Conseil d’Etat, du 4 décembre 1989 au 29 décembre 1993, soit quatre ans et vingt-cinq jours. Par ailleurs, la Cour constate que l’arrêt du Conseil d’Etat du 29 décembre 1993 fut transmis à la Cour de discipline budgétaire et financière le 24 janvier 1994 et que ce n’est que le 4 janvier 1995, soit près d’un an plus tard, que le président de ladite cour informa le requérant de ce qu’il pouvait prendre connaissance du dossier. Aucune explication de ces délais n’a été fournie par le Gouvernement.
85. La Cour estime dès lors que la cause du requérant n’a pas été entendue dans un délai raisonnable en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
87. Le requérant réclame 2 000 000 francs français (FRF) pour préjudice moral et 11 736 922 FRF au titre du préjudice matériel constitué, selon lui, par une perte de traitement de 652 542 FRF, une perte de rémunération d’ambassadeur de 8 500 000 FRF, une perte de primes de 500 000 FRF et une perte sur la retraite de 2 084 380 FRF.
88. Le Gouvernement ne formule aucun commentaire sur ces demandes.
89. La Cour considère que le requérant n’établit pas l’existence d’un lien de causalité entre le dommage matériel invoqué et les violations de l’article 6 constatées. En particulier, elle estime que le requérant n’apporte pas la preuve que le préjudice qu’il prétend avoir subi dans le déroulement de sa carrière soit imputable à l’absence d’audience publique et à la durée de la procédure devant la Cour de discipline budgétaire et financière plutôt qu’aux faits incriminés eux-mêmes. Partant, il n’y pas lieu d’indemniser ce chef de préjudice.
90. En revanche, la Cour juge que le requérant a subi un tort moral certain du fait de ces violations. Compte tenu des circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, elle lui octroie 100 000 FRF à ce titre.
B. Frais et dépens
91. Le requérant réclame la somme de 113 801 FRF exposée devant les juridictions internes et 21 708 FRF d’honoraires exposés devant la Commission, soit au total un montant de 135 509 FRF. Il ne demande rien au titre de la procédure devant la Cour.
92. Le Gouvernement ne formule aucun commentaire à cet égard.
93. Sur la base des éléments en sa possession et considérant qu’une partie des frais de la procédure interne doit être prise en compte comme ayant été exposée pour faire redresser l’une des violations de la Convention constatées, à savoir l’absence d’audience publique (voir paragraphe 34 ci-dessus), la Cour, statuant en équité et dans le respect des critères énoncés dans sa jurisprudence (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC],
no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II), accorde au requérant 40 000 FRF, toutes taxes comprises.
C. Intérêts moratoires
94. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 2,74 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par six voix contre une, que le requérant peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’absence de publicité des débats devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ;
4. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes : pour dommage moral, 100 000 FRF (cent mille francs français), pour frais et dépens, 40 000 FRF (quarante mille francs français) ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 2,74 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 septembre 2000, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’BoyleWilhelmina Thomassen
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de
M. Pacteau ;
– opinion partiellement dissidente de M. Zupančič.
W.T.
M.O’B.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE PACTEAU
J’ai conclu avec la majorité de la Cour que l’article 6 §1 avait été méconnu faute que la Cour de discipline budgétaire et financière de France ait statué en audience publique sur la poursuite intentée envers le requérant.
A la vérité, cette violation ne prêtait, dans son principe et à l’état brut, ni à difficulté ni à controverse.
Alors que la présente affaire avait fait l’objet d’une décision de la Commission en date du 9 mars 1998 dans le sens de la recevabilité du grief tiré de l’absence d’audience publique, le Conseil d’Etat français a d’ailleurs reconnu que la Cour de discipline budgétaire et financière devait bien statuer ainsi publiquement (arrêt Lorenzi, 30 octobre 1998).
La principale et primordiale question est évidemment celle de la qualité de « victime » du requérant.
Il l’avait en 1989 lors de sa condamnation initiale. L’avait-il encore après que le Conseil d’Etat eut cassé cette condamnation en 1993 et sans que celle-ci eût été réitérée en 1995 ?
L’arrêt s’en explique aux paragraphes 66-70 pour conclure que, eu égard aux motifs autant qu’au dispositif de l’arrêt final de relaxe prononcé par la Cour de discipline budgétaire en 1995, le requérant conserve bien cette qualité.
En effet, cet arrêt a considéré qu’il a « enfreint les règles relatives à l’exécution des recettes de l’Etat et qu’il tombe sous le coup des sanctions prévues (…) », les circonstances et le contexte de ce manquement justifiant simplement, si on peut dire, qu’il soit exonéré de condamnation à une amende.
En somme, M. Guisset n’a pas été condamné, mais il demeure flétri.
Cette approche a certes le mérite d’être favorable à un large accès au prétoire européen, et aussi de se vouloir réaliste.
Les seuls motifs d’une décision ne sauraient cependant faire grief que pour des raisons et dans un cadre qui se sont sans doute rencontrés dans la présente affaire, mais qui ne sauraient être définis de manière trop extensive.
Une dérive serait autrement à redouter de la part de tous ceux qui, sans avoir été condamnés, estimeraient avoir été mal traités et qui seraient ainsi incités à chercher dans toute décision qui ne les lèse pourtant pas directement les mots, phrases et allusions qui leur déplaisent. Les prétoires seraient alors encombrés de requêtes sans profit pour les requérants eux-mêmes.
Or on peut observer en l’espèce que, si une partie des motifs de l’arrêt de 1995 semble accabler le requérant, l’autre partie lui bénéficie au contraire dans des termes eux-mêmes très bienveillants. Au total, si le requérant n’a pas été condamné, c’est qu’il n’a pas été reconnu coupable. La « relaxe » du requérant ne doit pas être sous-estimée ; c’est bien une non-responsabilité même si l’élément matériel d’irrégularité financière y demeure inscrit.
Il me paraît que, dans cette perspective, sans doute une décision de relaxe peut laisser son destinataire et bénéficiaire dans une position de victime, mais seulement à titre exceptionnel.
Cela supposerait ainsi non seulement que cette relaxe relève formellement un manquement du requérant, mais encore que la poursuite engagée ait été de nature à l’affecter dans ses droits et intérêts d’ordre personnel ou professionnel ; il me paraît encore qu’une relaxe imparfaite est d’autant plus à prendre en considération qu’elle a suivi une condamnation initiale et elle-même entachée d’irrégularité procédurale.
L’arrêt Adolf c. Autriche du 26 mars 1982, série A no 49, cité comme précédent, est lui-même nuancé ; dans cette affaire, la Cour avait bien retenu que les motifs d’une décision de justice « font corps avec le dispositif et l’on ne peut les en dissocier » (p. 18, § 39), mais ils étaient alors davantage accusateurs (« la faute (…) peut être qualifiée de légère (…) sa personnalité permet de penser qu’il se comportera bien à l’avenir », p. 8, § 12), et la violation avait été finalement rejetée dès lors qu’un arrêt de la Cour suprême avait ensuite nettement « déchargé de tout constat de culpabilité le requérant » (pp. 18-19, § 40).
Ce qui apparaît dans la présente affaire, c’est que la poursuite engagée contre le requérant était extrêmement grave dans son objet et dans ses possibles incidences professionnelles, et que celui-ci a été jugé à ce titre et initialement condamné sans audience publique, même si en définitive il a été acquitté mais sans que la relaxe finale nie le manquement commis tel qu’il avait été constaté lors de la première condamnation et qui avait pesé sur lui. La poursuite contre le requérant reste ainsi passible de mise en cause jusque dans ses derniers développements.
S’agissant de la durée de la procédure, j’ai aussi conclu avec la majorité de la Cour à son caractère déraisonnable.
Assurément, le procès fut long, quand bien même il aurait comporté trois instances.
La procédure aurait pu et dû en effet être à plusieurs reprises accélérée, surtout après la cassation et lors du renvoi devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Ainsi le recommandaient en particulier l’ancienneté de l’affaire et le fait qu’un haut fonctionnaire de l’Etat y soit en cause.
La formulation adoptée par l’arrêt au paragraphe 84 m’apparaît cependant sans nuances.
L’examen de la Cour de discipline budgétaire et financière présentait bien de la complexité, et son objet appelait à la prudence.
Le requérant lui-même a contribué à allonger la procédure, par exemple en attendant l’extrême limite de deux mois pour présenter son pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat à la suite de sa première condamnation et en attendant encore quatre mois pour présenter un mémoire complémentaire, en multipliant enfin les exceptions et demandes de renvoi, comme c’était certes le plus légitime de ses droits de défense, mais sans qu’il puisse donc totalement imputer la durée d’examen de l’affaire à la négligence des autorités nationales.
En ce qui concerne la satisfaction équitable, si j’ai voté contre l’arrêt, c’est parce que, même réduite, elle m’est apparue en ce qui concerne le préjudice moral, que la décision aurait dû la rendre vraiment symbolique.
L’arrêt s’en est bien expliqué quant au préjudice matériel en le rejetant.
Le préjudice moral me semble lui-même très faible et largement réparé par la grande satisfaction, elle-même morale, tirée du présent arrêt, obtenue par le constat des manquements procéduraux, constat qu’il avait bien intérêt à réclamer, et qu’il a effectivement obtenu.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE ZUPANČIČ
(Traduction)
J’ai voté en l’espèce contre la violation pour ce qui est de la question de l’absence de publicité de l’audience.
Le précédent pertinent en matière de recevabilité d’une requête portant sur une violation procédurale dans une affaire où le requérant a été acquitté est la décision d’irrecevabilité rendue par la Commission le 8 juillet 1974 dans l’affaire X c. Autriche (requête no 5575/72, Décisions et rapports 1,
p. 44).
Dans cette affaire, le requérant avait été accusé de plusieurs crimes commis dans un camp de concentration sous le régime nazi. De nombreux témoins à charge furent entendus à l’étranger, dans le cadre de l’instruction judiciaire, en l’absence du requérant et de son avocat. La plupart de ces témoins n’étaient pas présents à l’audience. A l’issue du procès, l’accusé fut acquitté et la Commission considéra que de ce fait il ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation.
Il est clair que la violation procédurale dans l’affaire X c. Autriche était bien plus grave que celle relevée dans la présente espèce. Le requérant dans l’affaire X c. Autriche avait été privé de la possibilité d’interroger ou de faire interroger des témoins à charge. Ce droit procédural revêt une importance fondamentale dans tous les systèmes modernes de procédure pénale ; il s’agit pour l’accusé d’un moyen capital d’œuvrer à la manifestation de la vérité. La ratio legis de ce droit d’interroger et de faire interroger les témoins découle de la fonction de recherche de la vérité de la procédure pénale, dont la condamnation ou l’acquittement n’est qu’un aboutissement. Dans ce sens, ce privilège est de nature matérielle plutôt que procédurale.
En l’espèce, par contre, le requérant s’est vu dépouiller d’un droit qui ne constitue même pas un droit procédural de l’accusé. La raison sous-jacente au principe selon lequel tout procès pénal doit être public ne réside pas dans l’intérêt procédural particulier de la personne mise en cause, mais dans l’intérêt général abstrait. C’est au premier chef dans l’intérêt général que tout procès pénal doit être public : il faut permettre au public d’exercer un contrôle général sur l’activité des juridictions pénales. Il est clair que, dans beaucoup de cas, ce principe bénéficiera également à l’accusé, dans la mesure où le contrôle public contribue à faire en sorte que les procès pénaux respectent les règles et principes qui les gouvernent. Or il m’est difficile de croire que c’est sur ce plan que se situait le problème du requérant en l’espèce.
Il n’est donc pas évident du tout que M. Guisset ait véritablement subi un préjudice à raison de l’absence de publicité de son procès. C’était à lui, au demeurant, qu’il revenait d’établir la réalité du préjudice allégué. Certes, si son procès avait été ouvert au public, cela aurait pu avoir des effets – positifs ou négatifs – sur sa réputation dans les milieux diplomatiques. Cet intérêt hypothétique concernant la réputation professionnelle de l’accusé échappe toutefois entièrement à l’empire des garanties spécifiques de la procédure pénale, qui visent seulement l’acquittement ou la condamnation. En clair, il est étranger aux préoccupations de l’article 6 de la Convention.
Si l’on devait faire entrer des intérêts aussi larges dans le champ de protection de la Convention, le droit à un procès équitable ouvrirait, dans le domaine des droits de l’homme, un horizon tout à fait nouveau qui dépasserait de très loin le contexte de la procédure pénale.
Quoi qu’il en soit, M. Guisset n’a pas, d’après moi, démontré avoir souffert un préjudice particulier à raison de l’absence de publicité de son procès. L’article 41 parle de « partie lésée » ; sous l’angle de l’interprétation systématique, cela a des implications non seulement pour la question de la « satisfaction équitable », mais également pour la question du locus standi (legitimatioad causam activa)[3]. En d’autres termes, du point de vue de la doctrine de la « justiciabilité constitutionnelle », l’affaire est dépourvue de tout intérêt pratique.
Il est dès lors malaisé de soutenir que M. Guisset a réellement été « victime » de la violation procédurale qu’a constituée le défaut de publicité de son procès quasi pénal.
Au bout du compte, l’intéressé a été relaxé, exactement comme le requérant dans l’affaire autrichienne précitée. Toutefois, la violation procédurale constatée à l’époque était incomparablement plus grave. Dans cette mesure précisément, et a fortiori, M. Guisset n’aurait pas dû être considéré comme victime en l’espèce.
[1]Notes du greffe
1. Le Protocole no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998.
[2]. Le rapport est disponible au greffe.
[3]. Voir, par exemple, les arrêts De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 10 mars 1972, série A no 14, p. 11, § 23 ; Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 17-18, § 35 ; et Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 21, § 42.