GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SALDUZ c. TURQUIE
(Requête no 36391/02)
ARRÊT
STRASBOURG
27 novembre 2008
En l’affaire Salduz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Christos Rozakis,
Josep Casadevall,
Rıza Türmen,
Rait Maruste,
Vladimiro Zagrebelsky,
Stanislav Pavlovschi,
Alvina Gyulumyan,
Ljiljana Mijović,
Dean Spielmann,
Renate Jaeger,
Davíd Thór Björgvinsson,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 mars et 15 octobre 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36391/02) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant turc, M. Yusuf Salduz (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 août 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Dans sa requête, M. Salduz se plaignait de ce que, poursuivi au pénal, il s’était vu refuser l’assistance d’un avocat pendant sa garde à vue et n’avait pas obtenu, au stade ultime – devant la Cour de cassation – de la procédure, communication des conclusions écrites du procureur général près cette juridiction. Il y voyait une violation des droits de la défense. Il invoquait l’article 6§§ 1 et 3 c) de la Convention.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
4. Par une décision du 28 mars 2006, la requête a été déclarée partiellement irrecevable par une chambre de la dite section composée de Jean-Paul Costa, András Baka, Rıza Türmen, Karel Jungwiert, Mindia Ugrekhelidze, Antonella Mularoni, Elisabet Fura-Sandström, juges, et de Sally Dollé, greffière de section.
5. Dans son arrêt du 26 avril 2007 (« l’arrêt de la chambre »), la chambre, composée de Françoise Tulkens, András Baka, Ireneu Cabral Barreto, Rıza Türmen, Mindia Ugrekhelidze, Antonella Mularoni et Danutė Jočienė, juges, et de Sally Dollé, greffière de section, a considéré, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-communication au requérant, devant la Cour de cassation, des conclusions écrites du procureur général et, par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention à raison du fait que le requérant n’avait pu se faire assister d’un avocat pendant sa garde à vue.
6. Le 20 juillet 2007, le requérant a demandé le renvoi de l’affaire à la Grande Chambre (article 43 de la Convention).
7. Le 24 septembre 2007 un collège de la Grande Chambre a décidé de faire droit à cette demande (article 73 du règlement).
8. La composition de la Grande Chambre a été déterminée conformément aux dispositions de l’article 27 §§ 2 et 3 de la Convention et de l’article 24 du règlement.
9. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire.
10. Une audience a eu lieu en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 19 mars 2008 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M.M. Özmen,coagent,
MmeN. Çetin,
MmeA. Özdemir,
Mmeİ. Kocayiğit
M.C. Aydin,conseillers ;
– pour le requérant
M.U. Kilinç,
MmeT. Aslan,conseillers.
La Cour a entendu en leurs observations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par la Cour M. Kılınç et M. Özmen.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Le requérant est né le 2 février 1984 ; il réside à İzmir.
A. L’arrestation et le placement en détention du requérant
12. Soupçonné d’avoir participé à une manifestation illégale de soutien au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale), le requérant fut arrêté le 29 mai 2001 vers 22 h 15 par des policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’İzmir. On lui reprochait également d’avoir accroché une banderole illégale sur un pont à Bornova le 26 avril 2001.
13. Le 30 mai 2001 vers 0 h 30, le requérant fut emmené à l’hôpital universitaire Atatürk, où il fut examiné par un médecin. D’après le rapport médical établi à la suite de cet examen, le corps de l’intéressé ne présentait aucune trace de mauvais traitements.
14. Vers 1 heure le même jour, le requérant fut interrogé dans les locaux de la section antiterroriste en l’absence d’un avocat. D’après un formulaire explicatif des droits des personnes arrêtées signé par lui, les policiers lui notifièrent les charges qui pesaient sur lui et l’informèrent de son droit de garder le silence. Dans sa déclaration, le requérant reconnut qu’il faisait partie de la section des jeunes du HADEP (Halkın Demokrasi Partisi – Parti de la démocratie du peuple). Il donna les noms de plusieurs personnes travaillant pour la section de la jeunesse du bureau de district de Bornova. Il déclara qu’il était l’assistant du responsable du service de presse et des publications de la dite section, et qu’il était également responsable du secteur d’Osmangazi. Il expliqua qu’une partie de son travail consistait à attribuer leurs tâches aux autres membres de la section. Il reconnut qu’il avait participé à la manifestation de soutien au chef emprisonné du PKK que le HADEP avait organisée le 29 mai 2001. Il déclara que la manifestation avait rassemblé quelque soixante personnes, qui avaient crié des slogans de soutien àÖcalan et au PKK. Il précisa qu’il avait été arrêté sur les lieux de la manifestation. Il admit également que c’était lui qui avait écrit les mots « longue vie à notre chef Apo » qui figuraient sur une banderole qui avait été accrochée à un pont le 26 avril 2001. La police prit des échantillons de son écriture et les envoya au laboratoire de la police criminelle d’İzmir pour examen.
15. Le laboratoire remit son rapport le 1er juin 2001. Il y concluait que si certaines caractéristiques de l’écriture du requérant présentaient des analogies avec l’écriture de la banderole, on ne pouvait établir si celle-ci avait réellement été écrite par l’intéressé.
16. Le 1er juin 2001 vers 23 h 45, le requérant fut une nouvelle fois examiné par un médecin, qui déclara que le corps de l’intéressé ne présentait aucune marque de mauvais traitements.
17. Le même jour, le requérant fut traduit devant un procureur, puis devant un juge d’instruction. Devant le procureur, il expliqua qu’il n’était membre d’aucun parti politique mais qu’il avait pris part à certaines activités du HADEP. Il nia avoir confectionné la moindre banderole illégale ou avoir participé à la manifestation du 29 mai 2001. Il déclara qu’il se trouvait dans le quartierde Doğanlar, où il devait rendre visite à un ami, lorsqu’il avait été arrêté par la police. Il fit également devant le juge d’instruction une déclaration dans laquelle il rétractait celle qu’il avait faite devant la police, alléguant que celle-ci lui avait été extorquée sous la contrainte. Il affirma qu’il avait été frappé et insulté pendant sa garde à vue. Il démentit une nouvelle fois avoir participé à la moindre activité illégale et expliqua que, le 29 mai 2001, il s’était rendu dans le quartier de Doğanlar pour y rendre visite à un ami et qu’il ne faisait pas partie du groupe de personnes qui avaient crié des slogans. A l’issue de l’interrogatoire, le juge d’instruction ordonna son placement en détention provisoire eu égard à la nature de l’infraction et à l’état des preuves. Le requérant eut alors la possibilité de faire appel à un avocat.
B. Le procès
18. Le 11 juillet 2001, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir déposa devant cette juridiction un acte d’accusation dans lequel il reprochait au requérant d’avoir prêté aide et assistance au PKK, infraction réprimée par l’article 169 du code pénal et par l’article 5 de la loi sur la prévention du terrorisme (loi no 3713).
19. Le 16 juillet 2001, la cour de sûreté de l’Etat tint une audience préparatoire. Elle décida que le requérant devait être maintenu en détention provisoire et qu’il devait être invité à préparer ses observations en défense.
20. Le 28 août 2001, la cour de sûreté de l’Etat tint sa première audience, en présence du requérant et de son avocat. Elle entendit le requérant en personne, qui se défendit d’avoir commis les faits qui lui étaient reprochés. Il démentit également le contenu de sa déposition faite devant la police, alléguant que celle-ci lui avait été extorquée sous la contrainte. Il expliqua qu’alors qu’il se trouvait en garde à vue des policiers lui avaient ordonné de recopier les mots qui figuraient sur une banderole. Il déclara par ailleurs qu’il avait été témoin des événements du 29 mai 2001, mais que, contrairement à ce qu’on lui reprochait, il n’avait pas participé à la manifestation. Il affirma que s’il se trouvait dans le quartier c’était parce qu’il devait y rendre visite à un ami nommé Özcan. Il contesta également avoir accroché une banderole illégale à un pont le 26 avril 2001.
21. Lors de l’audience suivante, qui se tint le 25 octobre 2001, le requérant et son avocat étaient tous deux présents. La cour de sûreté entendit également d’autres accusés, qui tous nièrent avoir participé à la manifestation illégale du 29 mai 2001 et rétractèrent les déclarations qu’ils avaient faites auparavant. Le parquet requit alors la condamnation du requérant sur le fondement de l’article 169 du code pénal, et l’avocat du requérant demanda un délai pour soumettre les observations en défense de son client.
22. Le 5 décembre 2001, le requérant présenta ses observations en défense. Il y niait avoir commis les faits qui lui étaient reprochés et demandait sa libération. La cour de l’Etat d’İzmir se prononça le même jour. Elle acquitta cinq des accusés et reconnut le requérant et trois autres accusés coupables des charges qui pesaient sur eux. Elle condamna le requérant à quatre ans et six mois d’emprisonnement, peine qui fut ramenée à deux ans et demi d’emprisonnement compte tenu de ce que le requérant était mineur à l’époque des faits.
23. Pour rendre sa décision, la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir se fonda sur les déclarations que le requérant avait faites devant la police, devant le procureur et devant le juge d’instruction. Elle prit également en considération les dépositions faites par ses coaccusés devant le procureur et aux termes desquelles c’était le requérant qui les avait poussés à participer à la manifestation du 29 mai 2001. Elle releva que les coaccusés du requérant avaient également déclaré que c’était l’intéressé qui s’était occupé de l’organisation de la manifestation. Elle prit note, par ailleurs, de l’expertise graphologique où étaient comparées l’écriture du requérant et celle de l’inscription qui figurait sur la banderole. Elle releva enfin que, d’après le procès-verbal d’arrestation établi par la police, le requérant était au nombre des manifestants. Elle conclut :
« (…) au vu de ces faits matériels, la cour de sûreté de l’Etat n’ajoute pas foi au démenti du requérant et conclut à l’authenticité des aveux faits par lui devant la police. »
C. L’appel
24. Le 2 janvier 2002, l’avocat du requérant interjeta appel du jugement de la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir pour violation des articles 5 et 6 de la Convention, alléguant que la procédure suivie devant la juridiction de première instance avait été inéquitable, les preuves n’y ayant selon lui pas été examinées correctement.
25. Le 27 mars 2002, le procureur général près la Cour de cassation soumit à la neuvième chambre de la haute juridiction des conclusions écrites dans lesquelles il invitait la chambre à confirmer le jugement de la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir. Ces conclusions ne furent communiquées ni au requérant ni à son représentant.
26. Le 10 juin 2002, la neuvième chambre de la Cour de cassation, approuvant la manière dont la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir avait apprécié les preuves et motivé sa décision, débouta le requérant de son recours.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. Le droit interne
1. La législation en vigueur au moment de l’introduction de la requête
27. Les dispositions pertinentes de l’ancien code de procédure pénale (loi no 1412), à savoir les articles 135, 136 et 138, prévoyaient que toute personne soupçonnée ou accusée d’une infraction pénale avait droit à l’assistance d’un avocat dès son placement en garde à vue. L’article 138 disposait clairement que pour les mineurs l’assistance d’un avocat était obligatoire.
28. En vertu de l’article 31 de la loi no 3842 du 18 novembre 1992, qui modifia les règles de procédure pénale, les dispositions précitées ne devaient pas être appliquées aux personnes accusées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat.
2. Amendements récents
29. Le 15 juillet 2003 fut adoptée la loi no 4928, qui abrogeait la restriction mise au droit pour un accusé de se faire assister par un avocat dans les procédures suivies devant les cours de sûreté de l’Etat.
30. Le 1er juillet 2005, un nouveau code de procédure pénale est entré en vigueur. D’après ses dispositions pertinentes en l’espèce (articles 149 et 150), toute personne détenue a droit à l’assistance d’un avocat dès son placement en garde à vue. La désignation d’un avocat est obligatoire si la personne concernée est mineure ou si elle est accusée d’une infraction punissable d’une peine maximale d’au moins cinq ans d’emprisonnement.
31. Enfin, l’article 10 de la loi sur la prévention du terrorisme (loi no 3713) tel qu’amendé le 29 juin 2006 prévoit que, pour les infractions liées au terrorisme, le droit d’accès à un avocat peut être différé de vingt-quatre heures sur l’ordre d’un procureur. En revanche, l’accusé ne peut être interrogé pendant cette période.
B. Textes de droit international pertinents
1. La procédure dans les affaires mettant en cause des mineurs
a) Conseil de l’Europe
32. La Recommandation Rec(2003)20 du Comité des Ministres aux Etats membres concernant les nouveaux modes de traitement de la délinquance juvénile et le rôle de la justice des mineurs, adoptée le 24 septembre 2003 lors de la 853e réunion des délégués des ministres, comporte le passage suivant :
« 15. Lorsque des mineurs sont placés en garde à vue, il conviendrait de prendre en compte leur statut de mineur, leur âge, leur vulnérabilité et leur niveau de maturité. Ils devraient être informés dans les plus brefs délais, d’une manière qui leur soit pleinement intelligible, des droits et des garanties dont ils bénéficient. Lorsqu’ils sont interrogés par la police, ils devraient en principe être accompagnés d’un de leurs parents/leur tuteur légal ou d’un autre adulte approprié. Ils devraient aussi avoir le droit d’accès à un avocat et à un médecin (…) »
33. La Recommandation no R (87) 20 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les réactions sociales à la délinquance juvénile, adoptée le 17 septembre 1987 lors de la 410e réunion des délégués des ministres, comporte le passage suivant :
« Recommande aux gouvernements des Etats membres de revoir, si nécessaire, leur législation et leur pratique en vue :
(…)
8. de renforcer la position légale des mineurs tout au long de la procédure y compris au stade policier en reconnaissant, entre autres :
(…)
– le droit à l’assistance d’un défenseur, éventuellement commis d’office et rémunéré par l’Etat ;
(…) »
b) Nations unies
i. Convention relative aux droits de l’enfant
34. L’article 37 de la Convention relative aux droits de l’enfant dispose comme suit :
« Les Etats parties veillent à ce que :
(…)
d) Les enfants privés de liberté aient le droit d’avoir rapidement accès à l’assistance juridique ou à toute autre assistance appropriée, ainsi que le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale, et à ce qu’une décision rapide soit prise en la matière. »
ii. Observation générale no 10 du Comité des droits de l’enfant du 25 avril 2007 (CRC/C/GC/10)
35. Ce texte, qui concerne l’assistance juridique devant être accordée aux mineurs en garde à vue, comporte les passages suivants :
« 49. L’enfant doit bénéficier d’une assistance juridique ou de toute autre assistance appropriée pour la préparation et la présentation de sa défense. La Convention exige que l’enfant bénéficie d’une assistance qui, si elle n’est pas forcément juridique, doit être appropriée. Les modalités de fourniture de l’assistance sont laissées à l’appréciation des Etats parties, mais, en tout état de cause, l’assistance doit être gratuite. (…)
(…)
52. Le Comité recommande aux Etats parties de fixer et de faire respecter des délais maxima entre la commission de l’infraction et l’achèvement de l’enquête policière, la décision du procureur (ou tout autre organe compétent) d’inculper l’enfant et le prononcé du jugement par le tribunal ou tout autre organe judiciaire compétent. Ces délais doivent être sensiblement plus courts que pour les adultes. Toutefois, si les décisions doivent être adoptées avec diligence, elles doivent résulter d’un processus durant lequel les droits fondamentaux de l’enfant et les garanties légales en sa faveur sont pleinement respectés. Une assistance juridique ou toute autre assistance appropriée doit aussi être fournie, non seulement à l’audience de jugement devant un tribunal ou tout autre organe judiciaire, mais à tous les stades du processus, à commencer par l’interrogatoire de l’enfant par la police. »
iii. Observations finales du Comité des droits de l’enfant : Turquie, 09/07/2001 (CRC/C/15/Add.152.)
36. Ce texte comporte le passage suivant :
« 66. Le comité recommande à l’Etat partie de poursuivre l’examen de sa législation et de ses pratiques concernant le système de justice pour mineurs afin d’en garantir l’entière conformité avec les dispositions de la Convention, en particulier les articles 37, 40 et 39, et avec les autres normes internationales qui traitent de cette question, dont l’Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijing) et les Principes directeurs des Nations unies pour la prévention de la délinquance juvénile (Principes directeurs de Riyad), en vue de relever l’âge minimum légal de la responsabilité pénale, d’étendre la protection garantie par les tribunaux pour mineurs à tous les enfants jusqu’à l’âge de 18 ans et d’assurer l’application effective de cette loi en créant des tribunaux pour mineurs dans chaque province. En particulier, il rappelle à l’Etat partie que les jeunes délinquants doivent être jugés sans retard pour éviter qu’ils ne soient détenus sans pouvoir communiquer avec l’extérieur, et que la détention provisoire doit être seulement une mesure de dernier ressort, doit être la plus brève possible et ne doit pas excéder le délai prescrit par la loi. Chaque fois que cela est possible, des mesures de remplacement doivent être prises pour éviter la détention provisoire avant jugement. »
2. Le droit d’accès à un avocat pendant la garde à vue
a) Conseil de l’Europe
i. Règles adoptées par le Comité des Ministres
37. L’article 93 de l’Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus (Résolution (73) 5 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe) est ainsi libellé :
« Un prévenu doit, dès son incarcération, pouvoir choisir son avocat (…), et (…) recevoir des visites de son avocat en vue de sa défense. Il doit pouvoir préparer et remettre à celui-ci des instructions confidentielles, et en recevoir. Sur sa demande, toute facilité doit lui être accordée à cette fin. (…) Les entrevues entre le prévenu et son avocat peuvent être à portée de la vue mais ne peuvent pas être à portée d’ouïe directe ou indirecte d’un fonctionnaire de la police ou de l’établissement. »
38. Par ailleurs, la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les règles pénitentiaires européennes, adoptée le 11 janvier 2006 lors de la 952e réunion des délégués des ministres, dispose en ses parties pertinentes :
« Conseils juridiques
23.1 Tout détenu a le droit de solliciter des conseils juridiques et les autorités pénitentiaires doivent raisonnablement l’aider à avoir accès à de tels conseils.
23.2 Tout détenu a le droit de consulter à ses frais un avocat de son choix sur n’importe quel point de droit.
(…)
23.5 Une autorité judiciaire peut, dans des circonstances exceptionnelles, autoriser des dérogations à ce principe de confidentialité dans le but d’éviter la perpétration d’un délit grave ou une atteinte majeure à la sécurité et à la sûreté de la prison. »
ii. Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
39. A la suite de sa visite en Turquie en juillet 2000, le CPT publia un rapport, daté du 8 novembre 2001 (CPT/Inf (2001) 25), dans lequel il s’exprimait comme suit :
« 61. Nonobstant les nombreux changements apportés à la législation au cours des dernières années, certaines faiblesses demeurent en ce qui concerne les garanties formelles contre les mauvais traitements. La carence la plus importante tient peut-être au fait que les personnes détenues au motif qu’on les soupçonne d’avoir commis des infractions collectives relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat n’ont toujours pas le droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat pendant les quatre premiers jours de leur garde à vue. De surcroît, après avoir dit le contraire antérieurement, les autorités turques ont précisé dans leur réponse au rapport consécutif à la visite de février/mars 1999 que les détenus de cette catégorie se voient dénier pendant les quatre premiers jours de leur garde à vue la possibilité d’informer un proche de leur situation. Pareille détention au secret ne peut que faciliter l’infliction de mauvais traitements.
Aussi le CPT se voit-il dans l’obligation de rappeler, une fois de plus, sa recommandation aux termes de laquelle toute personne privée de sa liberté par un organe chargé de l’application de la loi, y compris les personnes soupçonnées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat, devrait bénéficier dès son placement en garde à vue du droit à l’assistance d’un avocat. Le CPT reconnaît que, pour protéger les intérêts légitimes de l’enquête de police, il peut, dans des cas exceptionnels, s’avérer nécessaire de différer, pour une certaine période, l’accès d’une personne détenue à un avocat de son choix ; en pareil cas, toutefois, l’accès à un autre avocat indépendant devrait être prévu.
La mise en œuvre de la dite recommandation exigera des mesures législatives. Dans l’intervalle, toutefois, les autorités turques devraient prendre immédiatement les mesures nécessaires pour garantir le respect des dispositions légales existantes. En effet, les informations recueillies lors de la visite ad hoc effectuée en 2000 indiquent clairement que même après les quatre premiers jours de la garde à vue l’accès à un avocat pour les personnes soupçonnées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat est en pratique l’exception plutôt que la règle. Le CPT recommande que les fonctionnaires responsables de la réalisation des vérifications et inspections au titre de la procédure de surveillance du respect de la législation mentionnée ci-dessus se voient donner pour instruction de faire particulièrement attention au point de savoir si les personnes soupçonnées d’infractions collectives relevant de la juridiction des cours de sûreté de l’Etat sont informées de leur droit à obtenir l’assistance d’un avocat après les quatre premiers jours de leur garde à vue et si elles sont placées dans une situation leur permettant effectivement d’exercer ce droit. »
40. Le CPT a effectué une nouvelle visite en Turquie en septembre 2001. Dans son rapport, daté du 24 avril 2002 (DPT/Inf (2002) 8), il s’est exprimé ainsi :
« 12. Les amendements apportés à l’article 16 de la loi sur l’organisation des cours de sûreté de l’Etat et les procédures de jugement devant elles ont également introduit une amélioration relativement à l’accès à un avocat pour les personnes détenues en rapport avec des infractions collectives relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat. Pour ces personnes, le droit à obtenir l’assistance d’un avocat devient effectif après que le procureur a délivré un ordre écrit de prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit heures ; en d’autres termes, les personnes en question ne se voient refuser l’accès à un avocat que pendant deux jours, contre quatre sous l’empire de l’ancienne législation.
Tout en saluant ce pas en avant, le CPT regrette que les autorités turques n’aient pas saisi l’occasion pour garantir aux personnes détenues en rapport avec des infractions collectives relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat un droit à obtenir l’assistance d’un avocat dès le placement en garde à vue (et ainsi aligner les droits en la matière des personnes concernées sur ceux dont bénéficient les suspects de droit commun). Le CPT ne doute pas que les autorités turques mettent en œuvre dans un proche avenir la recommandation de longue date du comité en vertu de laquelle toute personne privée de sa liberté par un organe chargé d’assurer le respect de la loi,y compris les personnes soupçonnées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat, devrait bénéficier dès son placement en garde à vue du droit d’accès à un avocat.
(…)
46. Référence a été faite ci-dessus à des développements législatifs récents de nature positive concernant le droit pour les personnes gardées à vue d’obtenir l’assistance d’un avocat et d’avertir un proche de leur situation(paragraphes 12 à 14 ci-dessus). Ces amendements législatifs ont, par ailleurs, amélioré un cadre législatif et réglementaire déjà impressionnant mis en place pour combattre la torture et les mauvais traitements. Cela étant, le CPT demeure très préoccupé par le fait que les personnes détenues en rapport avec des infractions collectives relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat se voient toujours refuser l’accès à un avocat pendant les deux premiers jours de leur garde à vue ; il a précisé sa position sur ce point au paragraphe 12 ci-dessus.
De surcroît, le contenu actuel du droit d’accès à un avocat pour les personnes soupçonnées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat demeure moins développé qu’il ne l’est dans le cas des personnes soupçonnées d’infractions pénales de droit commun. En particulier, autant que le CPT puisse en juger, les personnes relevant de la première catégorie ne peuvent demander à ce que leur avocat soit présent lorsqu’elles effectuent une déclaration devant la police, et la procédure autorisant la désignation d’un avocat par l’association du barreau ne leur est pas applicable. De même, la disposition rendant obligatoire la désignation d’un avocat pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans ne s’applique toujours pas aux mineurs détenus en rapport avec des infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat. A cet égard, le CPT réitère la recommandation qu’il avait déjà faite dans le rapport consécutif à sa visite d’octobre 1997 et selon laquelle les dispositions pertinentes des articles 135, 136 et 138 du code de procédure pénale devraient être rendues applicables aux personnes soupçonnées d’infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat. »
b) Nations unies
i. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
41. L’article 14 § 3 b) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit que toute personne accusée d’une infraction pénale a droit à « disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ».
ii. Le Comité des Nations unies contre la torture
42. Dans ses conclusions et recommandations relatives à la Turquie en date du 27 mai 2003 (CAT/C/CR/30/5), le Comité s’est exprimé comme suit :
« 5. Le Comité se déclare préoccupé par :
(…)
c) Les allégations selon lesquelles les personnes gardées à vue se voient refuser la possibilité de bénéficier rapidement et comme il convient de l’assistance d’un avocat et d’un médecin et leurs proches ne sont pas informés promptement de leur détention ;
(…)
7. Le Comité recommande à l’Etat partie :
a) De veiller à ce que les détenus, y compris ceux privés de leur liberté à la suite d’infractions relevant de la compétence des tribunaux de sûreté de l’Etat, bénéficient dans la pratique des garanties contre les mauvais traitements et la torture, notamment en assurant le respect de leur droit à l’assistance d’un médecin et d’un avocat et de communiquer avec leur famille ;
(…) »
43. Dans son Observation générale no 2 datée du 24 janvier 2008 (CAT/C/GC/2), le Comité s’est exprimé ainsi :
« 13. Certaines garanties fondamentales des droits de l’homme s’appliquent à toutes les personnes privées de liberté. Plusieurs sont précisées dans la Convention et le Comité demande systématiquement aux Etats parties de s’y reporter. Les recommandations du Comité au sujet des mesures efficaces visent à préciser sa position actuelle et ne sont pas exhaustives. Ces garanties comprennent, notamment (…) de bénéficier promptement d’une assistance juridique (…) indépendante (…) »
c) Union européenne
44. L’article 48 de la Charte des droits fondamentaux énonce que « le respect des droits de la défense est garanti à tout accusé ». L’article 52 § 3 du même texte précise que le sens et la portée du droit garanti à l’article 48 sont les mêmes que ceux que leur confère la Convention européenne des droits de l’homme.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
A. L’accès à un avocat pendant la garde à vue
45. Le requérant voit une violation de ses droits de la défense dans le fait qu’il s’est vu dénier l’accès à un avocat pendant sa garde à vue. Il invoque l’article 6 § 3 c) de la Convention, auxtermes duquel :
« 3. Tout accusé a droit notamment à :
(…)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent (…) »
1. L’arrêt de la chambre
46. Dans son arrêt du 26 avril 2007, la chambre a conclu à la non-violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention. Elle a relevé à cet égard que le requérant avait été représenté par un avocat tant en première instance qu’en appel et que la déposition faite par lui devant la police pendant sa garde à vue ne constituait pas la seule base de sa condamnation. Elle a considéré que le requérant avait eu l’occasion de contester la thèse de l’accusation dans des conditions qui ne le plaçaient pas dans une situation de net désavantage par rapport à elle. La chambre a par ailleurs noté qu’avant de trancher la cause, la cour de sûreté de l’Etat s’était penchée sur les circonstances qui avaient entouré l’arrestation du requérant ainsi que sur l’expertise graphologiquerelative à l’inscription figurant sur la banderole, et qu’elle avait également pris note des dépositions faites par les témoins. Elle a conclu, dans ces conditions, que l’équité du procès n’avait pas eu à pâtir du fait que le requérant n’avait pas eu accès à un avocat pendant sa garde à vue.
2. Les thèses des parties
a) Le requérant
47. Le requérant conteste les motifs sur lesquels la chambre s’est fondée pour conclure à la non-violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention. Il considère que le droit pour une personne placée en garde à vue de se faire assister par un avocat est un droit fondamental. Il rappelle à la Cour que l’ensemble des preuves utilisées contre lui avaient été recueillies au stade de l’enquête préliminaire, pendant laquelle il s’était vu refuser l’assistance d’un avocat. Il ajoute que les tribunaux internes l’ont condamné en l’absence de tout élément prouvant qu’il était coupable. Il affirme par ailleurs qu’il a été maltraité pendant sa garde à vue et qu’il a signé sa déclaration à la police sous la contrainte. Il fait observer que cette déclaration a été utilisée par la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir, alors qu’il l’avait clairement rétractée devant le procureur, devant le juge d’instruction, puis au procès. Il souligne en outre qu’il était mineur à l’époque des faits et qu’il n’avait pas de casier judiciaire. Il considère que, compte tenu de la gravité des charges portées contre lui, l’impossibilité de faire appel à un avocat a emporté violation de son droit à un procès équitable. Il soutient enfin que le Gouvernement est resté en défaut de fournir la moindre justification valable sur ce point.
b) Le Gouvernement
48. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à confirmer la conclusion de la chambre, selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention. Il fait valoir d’abord que la législation a été modifiée en 2005. Il considère ensuite que la restriction imposée à l’accès du requérant à un avocat n’a pas enfreint le droit à un procès équitable garanti à l’intéressé par l’article 6 de la Convention. Se référant à la jurisprudence de la Cour (en particulier, Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, série A no 275, John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, Averill c. Royaume-Uni, no 36408/97, CEDH 2000-VI, Magee c. Royaume-Uni, no 28135/95, CEDH 2000-VI, et Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, CEDH 2001-X), il soutient que pour déterminer si un procès a ou non revêtu un caractère équitable il faut prendre en considération l’intégralité de la procédure. Dès lors, dans la mesure où le requérant a été représenté par un avocat pendant la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir et devant la Cour de cassation, son droit à un procès équitable n’aurait pas été violé. Le Gouvernement renvoie par ailleurs à plusieurs affaires turques (Saraç c. Turquie (déc.), no 35841/97, 2 septembre 2004, Yurtsever c. Turquie (déc.), no 42086/02, 31 août 2006, Uçma c. Turquie (déc.), no 15071/03, 3 octobre 2006, Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 38827/02, 21 novembre 2006, et Yıldız et Sönmez c. Turquie (déc.), nos 3543/03 et 3557/03, 5 décembre 2006), dans lesquelles la Cour a déclaré des griefs analogues irrecevables pour défaut manifeste de fondement au motif que, dans la mesure où les déclarations faites devant la police n’étaient pas les seules preuves fondant les condamnations litigieuses, l’impossibilité de faire appel à un avocat pendant la garde à vue n’avait pas emporté violation de l’article 6 de la Convention.
49. Se tournant vers les faits de l’espèce, le Gouvernement déclare que lorsque le requérant fut placé en garde à vue on lui rappela son droit de garder le silence, et que pendant la procédure pénale qui s’ensuivit son avocat eut l’occasion de combattre les allégations du parquet. Il souligne par ailleurs que la déposition du requérant devant la police n’est pas le seulélément ayant fondé sa condamnation.
3. L’appréciation de la Cour
a) Les principes généraux applicables en l’espèce
50. La Cour rappelle que si l’article 6 a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour décider du « bien-fondé de l’accusation », il n’en résulte pas qu’il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l’article 6 – spécialement son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (Imbrioscia, précité, § 36). Ainsi qu’il est établi dans la jurisprudence de la Cour, le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l’article 6 constitue un élément parmi d’autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 (Imbrioscia, précité, § 37, et Brennan, précité, § 45).
51. La Cour réaffirme par ailleurs que, quoique non absolu, le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 34, série A no 277-A, et Demeboukov c. Bulgarie, no 68020/01, § 50, 28 février 2008). Cela étant, l’article 6 § 3 c) ne précise pas les conditions d’exercice du droit qu’il consacre. Il laisse ainsi aux Etats contractants le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire de le garantir, la tâche de la Cour consistant à rechercher si la voie qu’ils ont empruntée cadre avec les exigences d’un procès équitable. A cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’accusé (Imbrioscia, précité, § 38).
52. Une législation nationale peut attacher à l’attitude d’un prévenu à la phase initiale des interrogatoires de police des conséquences déterminantes pour les perspectives de la défense lors de toute procédure pénale ultérieure. En pareil cas, l’article 6 exige normalement que le prévenu puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police. Ce droit, que la Convention n’énonce pas expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables. Il s’agit donc, dans chaque cas, de savoir si la restriction litigieuse est justifiée et, dans l’affirmative, si, considérée à la lumière de la procédure dans son ensemble, elle a ou non privé l’accusé d’un procès équitable, car même une restriction justifiée peut avoir pareil effet dans certaines circonstances (John Murray, précité, § 63, Brennan, précité, § 45, et Magee, précité, § 44).
53. Les principes décrits au paragraphe 52 ci-dessus cadrent également avec les normes internationales généralement reconnues en matière de droits de l’homme (paragraphes 37-42 ci-dessus) qui se trouvent au cœur de la notion de procès équitable et dont la raison d’être tient notamment à la nécessité de protéger l’accusé contre toute coercition abusive de la part des autorités. Ils contribuent à la prévention des erreurs judiciaires et à la réalisation des buts poursuivis par l’article 6, notamment l’égalité des armes entre les autorités d’enquête ou de poursuite et l’accusé.
54. La Cour souligne l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (Can c. Autriche, 12 juillet 1984, avis de la Commission, § 50, série A no 96). Parallèlement, un accusé se trouve souvent dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure, effet qui se trouve amplifié par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe, notamment en ce qui concerne les règles régissant la collecte et l’utilisation des preuves. Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même. Ce droit présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions au mépris de la volonté de l’accusé (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 100, CEDH 2006-IX, et Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 51, 2 août 2005). Un prompt accès à un avocat fait partie des garanties procédurales auxquelles la Cour prête une attention particulière lorsqu’elle examine la question de savoir si une procédure a ou non anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (voir, mutatis mutandis, Jalloh, précité, § 101). La Cour prend également note à cet égard des nombreuses recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (paragraphes 39-40 ci-dessus) soulignant que le droit de tout détenu à l’obtention de conseils juridiques constitue une garantie fondamentale contre les mauvais traitements. Toute exception à la jouissance de ce droit doit être clairement circonscrite et son application strictement limitée dans le temps. Ces principes revêtent une importance particulière dans le cas des infractions graves, car c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques.
55. Dans ces conditions, la Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (paragraphe 51 ci-dessus), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce,qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction –quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (voir, mutatis mutandis, Magee, précité, § 44). Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation.
b) Application en l’espèce des principes énoncés ci-dessus
56. En l’espèce, le droit du requérant à bénéficier de l’assistance d’un avocat a été restreint pendant sa garde à vue, en application de l’article 31 de la loi no 3842, au motif qu’il se trouvait accusé d’une infraction qui relevait de la compétence des cours de sûreté de l’Etat. En conséquence, il n’était pas assisté d’un avocat lorsqu’il a effectué ses déclarations devant la police, devant le procureur et devant le juge d’instruction. Pour justifier le refus au requérant de l’accès à un avocat, le Gouvernement s’est borné à dire qu’il s’agissait de l’application sur une base systématique des dispositions légales pertinentes. En soi, cela suffit déjà à faire conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 à cet égard, telles qu’elles ont été décrites au paragraphe 52 ci-dessus.
57. La Cour observe par ailleurs que le requérant a bénéficié de l’assistance d’un avocat après son placement en détention provisoire. Dans la suite de la procédure, il a également pu citer des témoins à décharge et combattre les arguments de l’accusation. La Cour relève également que le requérant a démenti à plusieurs reprises le contenu de sa déclaration à la police, tant au procès en première instance qu’en appel. Toutefois, ainsi qu’il ressort du dossier, l’enquête avait en grande partie été effectuée avant que le requérant ne comparaisse devant le juge d’instruction le 1er juin 2001. De surcroît, non seulement la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir s’est abstenue, avant d’examiner le fond de l’affaire, de prendre position sur l’opportunité d’admettre comme preuves les déclarations faites par le requérant pendant sa garde à vue, mais elle a fait de la déposition livrée à la police par l’intéressé la preuve essentielle justifiant sa condamnation,nonobstant la contestation par le requérant de son exactitude (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour observe à cet égard que, pour condamner le requérant, la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir aen réalité utilisé les preuves produites devant elle pour confirmer la déclaration faite par le requérant devant la police. Parmi ces preuves figuraient l’expertise datée du 1er juin 2001 et les dépositions faites par les coaccusés du requérant devant la police et devant le procureur. A cet égard, toutefois, la Cour est frappée par le fait que l’expertise mentionnée dans le jugement de première instance était favorable au requérant, puisque aussi bien elle concluait à l’impossibilité d’établir si l’écriture de l’inscription figurant sur la banderole était identique à celle du requérant (paragraphe 15 ci-dessus). Il est également significatif que tous les coaccusés du requérant qui avaient témoigné contre lui devant la police et devant le procureur rétractèrent leurs déclarations lors du procès et nièrent avoir participé à la manifestation.
58. Il est donc clair en l’espèce que le requérant a été personnellement touché par les restrictions mises à la possibilité pour lui d’avoir accès à un avocat, puisque aussi bien sa déclaration à la police a servi à fonder sa condamnation. Ni l’assistance fournie ultérieurement par un avocat ni la nature contradictoire de la suite de la procédure n’ont pu porter remède au défaut survenu pendant la garde à vue. Il n’appartient toutefois pas à la Cour de spéculer sur l’impact qu’aurait eu sur l’aboutissement de la procédure la possibilité pour le requérant de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue.
59. La Cour rappelle par ailleurs que ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré, que ce soit de manière expresse ou tacite,aux garanties d’un procès équitable (Kwiatkowska c. Italie (déc.), no 52868/99, 30 novembre 2000). Toutefois, pour être effective aux fins de la Convention, la renonciation au droit de prendre part au procès doit se trouver établie de manière non équivoque et être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 86, CEDH 2006-II, Kolu, précité, § 53, et Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 28, série A no 89). Ainsi, en l’espèce, la Cour ne peut se fonder sur la mention figurant dans le formulaire exposant les droits du requérant selon laquelle l’intéressé avait été informé de son droit de garder le silence (paragraphe 14 ci-dessus).
60. La Cour relève enfin que l’un des éléments caractéristiques de la présente espèce était l’âge du requérant. Renvoyant au nombre important d’instruments juridiques internationaux traitant de l’assistance juridique devant être octroyée aux mineurs en garde à vue (paragraphes 32-36 ci-dessus), la Cour souligne l’importance fondamentale de la possibilité pour tout mineur placé en garde à vue d’avoir accès à un avocat pendant cette détention.
61. Or, en l’espèce, ainsi qu’il a été expliqué ci-dessus, la restriction imposée au droit d’accès à un avocat relevait d’une politique systématique et était appliquée à toute personne, indépendamment de son âge, placée en garde à vue en rapport avec une infraction relevant de la compétence des cours de sûreté de l’Etat.
62. En résumé, même si le requérant a eu l’occasion de contester les preuves à charge à son procès en première instance puis en appel, l’impossibilité pour lui de se faire assister par un avocat alors qu’il se trouvait en garde à vue a irrémédiablement nui à ses droits de la défense.
c) Conclusion
63. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
B. La non-communication des conclusions écrites du procureur général près la Cour de cassation
64. Le requérant se plaint de ce que, lors de la procédure devant la Cour de cassation, les conclusions écrites du procureur général près cette juridiction ne lui aient pas été communiquées. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
1. L’arrêt de la chambre
65. Dans son arrêt du 26 avril 2007, la chambre a estimé, à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière, que la non-communication au requérant, devant la Cour de cassation,des conclusions écrites du procureur général avait enfreint le droit de l’intéressé à une procédure contradictoire. Elle a donc conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Les thèses des parties
66. Les parties n’ont formulé aucune observation à cet égard.
3. L’appréciation de la Cour
67. Pour les motifs indiqués par la chambre, la Cour considère que le droit du requérant à une procédure contradictoire a été enfreint. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. L’argumentation des parties
69. Le requérant demande 5 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 10 000 EUR pour dommage moral.
70. Le Gouvernement estime que ces montants sont excessifs et inacceptables.
2. L’arrêt de la chambre
71. La chambre n’a pas accordé d’indemnité pour dommage matériel au requérant, considérant qu’il n’avait pas étayé sa demande. Elle a estimé, par ailleurs, que le constat d’une violation représentait en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par l’intéressé.
3. L’appréciation de la Cour
72. La Cour réaffirme que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 6 § 1 consiste à faire en sorte que le requérant se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue (Tétériny c. Russie, no 11931/03, § 56, 30 juin 2005, Jeličić c. Bosnie-Herzégovine, no 41183/02, § 53, CEDH 2006-XII, et Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 47, 17 juillet 2007). La Cour juge que ce principe trouve à s’appliquer en l’espèce. Elle estime en conséquence que la forme la plus appropriée de redressement serait, pourvu que le requérant le demande, un nouveau procès, conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003).
73. Quant au reste, la Cour, statuant en équité, alloue au requérant 2 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
1. Les thèses des parties
74. Le requérant sollicite 3 500 EUR pour les frais et dépens engagés par lui dans la procédure interne et dans celle suivie devant la chambre, sans toutefois soumettre le moindre document à l’appui de sa demande. Il convient de relever que l’intéressé n’a pas modifié la demande qu’il avait présentée initialement devant la chambre, mais a soumis une demande d’assistance judiciaire pour les frais exposés devant la Grande Chambre.
75. Le Gouvernement conteste le bien-fondé de la demande, estimant que celle-ci n’a pas été étayée.
2. L’arrêt de la chambre
76. La chambre a alloué au requérant 1 000 EUR pour frais et dépens.
3. L’appréciation de la Cour
77. La Cour observe que le requérant a eu le bénéfice de l’assistance judiciaire pour les frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure suivie devant la Grande Chambre. En conséquence, elle ne doit prendre en considération que ceux engagés devant les juridictions internes et devant la chambre.
78. D’après sa jurisprudence bien établie, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, parmi d’autres, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003‑VIII).
79. A la lumière de ce qui précède, la Cour accorde au requérant la somme que la chambre lui avait déjà allouée, à savoir 1 000 EUR.
C. Intérêts moratoires
80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 à raison du fait que le requérant n’a pu se faire assister d’un avocat pendant sa garde à vue ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-communication au requérant, devant la Cour de cassation, des conclusions écrites du procureur général ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les montants suivants, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 novembre 2008.
Vincent BergerNicolas Bratza
JurisconsultePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :
– opinion concordante du juge Bratza ;
– opinion concordante des juges Rozakis, Spielmann, Ziemele et Lazarova Trajkovska ;
– opinion concordante du juge Zagrebelsky à laquelle se rallient les juges Casadevall et Türmen.
N.B.
V.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BRATZA
(Traduction)
La question centrale en l’espèce concerne l’utilisation comme preuve contre le requérant d’aveux faits par lui lors d’un interrogatoire de police, à un moment où il ne pouvait faire appel à un avocat. La Grande Chambre a jugé que la restriction ainsi mise à l’accès à un avocat avait irrémédiablement nui aux droits de la défense et que ni l’assistance juridique fournie ultérieurement au requérant par un avocat ni la nature contradictoire de la suite de la procédure n’avaient pu porter remède aux vices ayant entaché la garde à vue de l’intéressé. La Grande Chambre a ainsi conclu que les droits garantis au requérant par l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 avaient été violés à raison de l’impossibilité dans laquelle le requérant s’était trouvé de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue. Je souscris entièrement à cette conclusion.
Au paragraphe 55 de l’arrêt, la Cour énonce un principe général en vertu duquel, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 demeure suffisamment « concret et effectif », il faut en règle générale que l’accès à un avocat soit consenti « dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police ». Ce principe cadre avec la jurisprudence antérieure et il suffisait incontestablement pour permettre à la Cour de conclure à la violation de l’article 6 au vu des faits de la présente espèce. Cela étant, je partage les doutes exprimés par le juge Zagrebelskyquant à la question de savoir si, en apparaissant situer au premier interrogatoire le moment à partir duquel l’accès à un avocat doit être consenti, la déclaration de principe va suffisamment loin. Comme le juge Zagrebelsky, je considère que la Cour aurait dû saisir l’occasion pour dire clairement que l’équité d’une procédure pénale requiert d’une manière générale, aux fins de l’article 6, que le suspect jouisse de la possibilité de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue ou en détention provisoire. Il serait regrettable que l’arrêt donne l’impression qu’aucune question ne peut se poser sur le terrain de l’article 6 dès lors que le suspect a pu se faire assister par un avocat dès le début de ses interrogatoires ou que l’article 6 ne peut jouer que si le refus de l’accès à un avocat a nui à l’équité de l’interrogatoire du suspect. Le refus à un suspect de la possibilité de se faire assister par un avocat dès le début de sa détention peut violer l’article 6 de la Convention s’il y a préjudice pour les droits de la défense, que ce préjudice résulte ou non de l’interrogatoire du suspect.
OPINION CONCORDANTE DES JUGES ROZAKIS, SPIELMANN, ZIEMELE ET LAZAROVA TRAJKOVSKA
(Traduction)
1. Nous souscrivons à tous égards aux conclusions de la Cour quant à la violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
2. Compte tenu de son importance, nous aurions toutefois préféré que le raisonnement développé au paragraphe 72 de l’arrêt soit inclus également dans le dispositif, et ce pour des motifs qui ont déjà, en partie, été expliqués dans l’opinion concordante commune aux juges Spielmann et Malinverni relative à l’affaire Vladimir Romanov c. Russie (no 41461/02, 24 juillet 2008) et dans l’opinion concordante du juge Spielmann relative à l’affaire Poloufakine et Tchernychev c. Russie (no 30997/02, 25 septembre 2008), et qui sont répétés ci-dessous.
3. Premièrement, il est constant que si le raisonnement développé dans un arrêt permet aux Etats contractants de distinguer les motifs pour lesquels la Cour a conclu à la violation ou à la non-violation de la Convention et revêt de ce fait une importance décisive pour l’interprétation de la Convention, c’est le dispositif qui possède un caractère contraignant pour les parties aux fins de l’article 46 § 1 de la Convention.
4. Or ce qui est dit au paragraphe 72 de l’arrêt nous paraît de la plus haute importance. Il y est réaffirmé que lorsqu’une personne a été condamnée en violation des garanties procédurales consacrées par l’article 6, elle doit autant que possible être remise dans la situation qui aurait été la sienne si l’exigence en cause n’avait pas été méconnue (principe de la restitutio in integrum).
5. Le principe de la restitutio in integrum trouve son origine dans l’arrêt Usine de Chorzów (fond) rendu par la Cour permanente de justice internationale (CPJI) le 13 septembre 1928. La CPJI s’y était exprimée comme suit :
« Le principe essentiel (…) est que la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis. » (Recueil des arrêts, série A no 17, p. 47)
6. Ce principe, en vertu duquel la restitutio in integrum est considérée comme le premier moyen à utiliser pour la réparation d’une violation du droit international, a constamment été réaffirmé par la jurisprudence et la pratique internationales et il a été rappelé à l’article 35 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (adopté par la Commission du droit international en 2001).
L’article 35 de ce Projet d’articles est ainsi libellé :
« L’Etat responsable du fait internationalement illicite a l’obligation de procéder à la restitution consistant dans le rétablissement de la situation qui existait avant que le fait illicite ne soit commis dès lors et pour autant qu’une telle restitution :
a) n’est pas matériellement impossible ;
b) n’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation. »
Il n’y a aucun motif de ne pas appliquer ce principe aux réparations pour faits internationalement illicites dans le domaine des droits de l’homme. (voir Loukis G. Loucaides, « Reparation for Violations of Human Rights under the European Convention and restitutio in integrum », [2008] European Human Rights Law Review, pp. 182-192).
Dans son arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) du 31 octobre 1995 (série A no 330‑B), la Cour s’est exprimée ainsi :
« 34. La Cour rappelle que par l’article 53 de la Convention les Hautes Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ; de plus, l’article 54 prévoit que l’arrêt de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. Il s’ensuit qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci.
Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’Etat défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 50 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. »
7. En l’espèce, et compte tenu de ce que l’impossibilité à laquelle le requérant s’est trouvé confronté de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue a irrémédiablement nui à ses droits de la défense (paragraphe 62 de l’arrêt), le meilleur moyen d’atteindre l’objectif de réparation recherché consisterait à rouvrir la procédure et à permettre la tenue d’un nouveau procès, dans le cadre duquel l’ensemble des garanties d’équité seraient observées, à condition évidemment que le requérant le demande et que le droit interne de l’Etat défendeur permette cette solution.
8. La raison pour laquelle nous souhaitons souligner ce point est qu’il échet de ne pas oublier que les indemnités dont la Cour ordonne l’octroi aux victimes de violations de la Convention revêtent, suivant les termes et l’esprit de l’article 41, une nature subsidiaire. Celle-ci cadre avec le caractère subsidiaire attribué aux indemnisations en droit international. L’article 36 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat est ainsi libellé :
« 1. L’Etat responsable du fait internationalement illicite est tenu d’indemniser le dommage causé par ce fait dans la mesure où ce dommage n’est pas réparé par la restitution. (…) »
Aussi convient-il que la Cour cherche à restaurer le status quo ante pour la victime chaque fois que cela est possible. Cela étant, la Cour doit également tenir compte de ce que « l’effacement de l’ensemble des conséquences du fait illicite peut (…) exiger le recours à une pluralité ou à l’ensemble des formes de réparation disponibles, en fonction du type et de l’étendue du préjudice causé » (J. Crawford, The International Law Commission’s Articles on State Responsibility. Introduction, Text and Commentaries, Cambridge University Press, 2002, p. 211, (2)) et compte tenu des recours accessibles au plan interne (article 41).
9. Certes, les Etats ne sont pas obligés, au titre de la Convention, d’introduire dans leurs systèmes juridiques internes des procédures permettant le réexamen de décisions de leurs Cours suprêmes revêtues de l’autorité de la chose jugée. Ils sont toutefois fortement encouragés à le faire, notamment en matière pénale.
10. En Turquie, l’article 311 § 1 f) du code de procédure pénale prévoit que la réouverture de la procédure interne jugée inéquitable par la Cour européenne des droits de l’homme peut être sollicitée dans le délai d’un an à compter de la décision définitive de la Cour.
Il y a toutefois une restriction temporelle à l’applicabilité de cette disposition. Le paragraphe 2 de l’article 311 précise en effet que celle-ci ne s’applique pas aux requêtes déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme avant le 4 février 2003, ni aux affaires ayant fait l’objet d’un jugement définitif avant le 4 février 2003. Nous considérons que dans les cas où, comme en l’espèce, l’Etat défendeur s’est doté d’une telle procédure, la Cour se doit non pas de suggérer de manière timide qu’une réouverture de la procédure constituerait la forme la plus appropriée de redressement, comme elle le fait au paragraphe 72 de l’arrêt, mais d’exhorter les autorités à recourir à cette procédure, quelque insatisfaisante qu’elle puisse apparaître, ou à adapter les procédures existantes, pourvu, bien évidemment, que le requérant le souhaite. Cela n’est toutefois juridiquement possible que si une telle exhortation figure dans le dispositif de l’arrêt.
11. De surcroît, la Cour a déjà incorporé semblable exhortation dans le dispositif de certains de ses arrêts. Par exemple, dans l’affaire Claes et autres c. Belgique (nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49010/99, 49104/99, 49195/99 et 49716/99, 2 juin 2005), elle a déclaré au point 5 a) du dispositif de son arrêt « qu’à défaut de faire droit à une demande de ces requérants d’être rejugés ou de rouvrir la procédure, l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où le requérant signalera ne pas vouloir présenter une telle demande ou qu’il apparaîtra qu’il n’en a pas l’intention ou à compter du jour où une telle demande serait rejetée » certaines sommes pour dommage moral et pour frais et dépens. De même, dans l’affaire Lungoci c. Roumanie (no 62710/00, 26 janvier 2006), la Cour a dit au point 3 a) du dispositif de son arrêt que « l’Etat défendeur assure, dans les six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, et si la requérante le désire, la réouverture de la procédure, et qu’il doit simultanément lui verser, 5 000 (cinq mille) euros pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ».
12. En vertu de l’article 46 § 2 de la Convention, la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour relève du Comité des Ministres. Cela ne signifie toutefois pas que la Cour ne doive jouer aucun rôle à cet égard et qu’elle ne doive pas prendre des mesures propres à faciliter la tâche du Comité des Ministres. En réalité, rien dans l’article 41 ni dans aucune autre disposition de la Convention n’empêche la Cour d’évaluer la question de la réparation suivant les principes définis ci-dessus. Dès lors que la Cour est compétente pour interpréter et appliquer la Convention, elle est également compétente pour apprécier « la forme et le quantum de la réparation à accorder » (J. Crawford, ibidem, p. 201). Ainsi que la CPJI l’a expliqué dans son arrêt Usine de Chorzów : « la réparation est le complément indispensable d’un manquement à l’application [d’une convention internationale]. » (p. 29)
13. Il est essentiel à cet effet que la Cour ne se contente pas de donner dans ses arrêts une description aussi précise que possible de la nature de la violation de la Convention constatée par elle mais qu’elle indique également dans son dispositif, si les circonstances de la cause le requièrent, les mesures qu’elle juge les plus appropriées pour redresser la violation.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZAGREBELSKY
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES CASADEVALL ET TÜRMEN
A mon vote favorable au dispositif de l’arrêt, je veux ajouter quelques mots pour expliquer le sens du raisonnement de la Cour, tel que je l’entends.
La Cour a conclu à la violation « de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention à raison du fait que le requérant n’a[vait] pu se faire assister d’un avocat pendant sa garde à vue » (point 1 du dispositif). Elle a ainsi répondu au grief du requérant qui voyait « une violation de ses droits de la défense dans le fait qu’il s’[était] vu dénier l’accès à un avocat pendant sa garde à vue ». Ce grief, énoncé par le requérant sous l’angle de l’article 6 § 3 c), a été justement précisé par la Cour, qui l’a relié à l’article 6 § 1.
Le sens de l’arrêt de la Cour me paraît bien clair. Si besoin était, ce que la Cour dit au paragraphe 53 en renvoyant au paragraphe 37 ne fait que l’éclaircir. Les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, disposent qu’« un prévenu doit, dès son incarcération, pouvoir choisir son avocat (…) et (…) recevoir des visites de son avocat en vue de sa défense. Il doit pouvoir préparer et remettre à celui-ci des instructions confidentielles, et en recevoir (…) ».
C’est donc bien dès le début de la garde à vue ou du placement en détention provisoire que l’accusé doit pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat. Et cela indépendamment des interrogatoires.
L’importance des interrogatoires est évidente dans le cadre de la procédure pénale, de sorte que, comme l’arrêt le souligne, l’impossibilité de se faire assister d’un avocat pendant les interrogatoires s’analyse, sauf exceptions, en une grave défaillance par rapport aux exigences du procès équitable. Mais l’équité de la procédure, quand il s’agit d’un accusé qui est détenu, requiert également que l’accusé puisse obtenir (et le défenseur exercer) toute la vaste gamme d’activités qui sont propres au conseil : la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse, le contrôle des conditions de détention, etc.
Le principe de droit qu’il faut tirer de l’arrêt est donc que l’accusé en état de détention a droit, normalement et sauf limitations exceptionnelles, à ce que, dès le commencement de sa garde àvue ou de sa détention provisoire, un défenseur puisse le visiter pour discuter de tout ce qui touche à sa défense et à ses besoins légitimes. La non-reconnaissance de cette possibilité, indépendamment de ce qui a trait aux interrogatoires et à leur utilisation par le juge, s’analyse, sauf exceptions, en une violation de l’article 6 de la Convention. J’ajoute que, naturellement, le fait que le défenseur puisse voir l’accusé tout au long de sa détention dans les postes
de police ou en prison permet, mieux qu’aucune autre mesure, d’éviter que la prohibition des traitements visés à l’article 3 de la Convention ne soit enfreinte.
Les considérations qui précèdent n’auraient pas été nécessaires si le raisonnement de la Cour n’avait contenu des passages susceptibles de donner à croire au lecteur que la Cour exige l’assistance d’un défenseur seulement à partir et à l’occasion des interrogatoires (voire des interrogatoires donnant lieu à l’établissement d’un procès-verbal aux fins de leur utilisation par le juge). En effet, à partir du paragraphe 55 le texte adopté par la Cour se concentre sur le seul aspect de l’interrogatoire que le requérant a subi et dont le contenu a été utilisé contre lui.
Une telle lecture de l’arrêt me paraîtrait excessivement réductrice. L’importance de la décision de la Cour pour la protection des droits de l’accusé assujetti à une mesure privative de liberté en serait gravement affaiblie. A tort, selon moi, car l’argumentation liée au fait de l’interrogatoire du requérant et de son utilisation par les juges s’explique facilement par le souci de la Cour de prendre en considération les données spécifiques de l’affaire dont elle se trouvait saisie.