COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE RASMUSSEN c. DANEMARK
(Requête no 8777/79)
ARRÊT
STRASBOURG
28 novembre 1984
En l’affaire Rasmussen[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement[*], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. G. Wiarda, président,
W. Ganshof van der Meersch,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Matscher,
R. Macdonald,
C. Russo,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 juin et 22 octobre 1984,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 12 octobre 1983, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 8777/79) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont un ressortissant de cet État, M. Per Krohn Rasmussen, avait saisi la Commission le 21 mai 1979 en vertu de l’article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration danoise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l’article 14 combiné avec les articles 6 et 8 (art. 14+6, art. 14+8).
3. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. J. Gersing, juge élu de nationalité danoise (article 43 de la Convention) (art. 43) et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 octobre 1983, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. M. Zekia, W. Ganshof van der Meersch, F. Matscher, B. Walsh et R. Macdonald, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. C. Russo et Mme D. Bindschedler-Robert, juges suppléants, ont remplacé MM. Zekia et Walsh, empêchés (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement danois (« le Gouvernement »), du délégué de la Commission et de l’avocat du requérant sur la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1 du règlement). Le 14 novembre 1983, il a décidé que lesdits agent et avocat auraient jusqu’au 15 février 1984 pour présenter des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier déposé d’entre eux. Le 6 février 1984, il a prorogé jusqu’au 15 mars le premier de ces délais.
Les mémoires du Gouvernement et du requérant sont parvenus au greffe le 19 mars. Le 17 avril, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
6. Le 3 mai, le président a fixé au 26 juin 1984 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l’intermédiaire du greffier (article 38 du règlement). Le 24 novembre 1983, il avait autorisé ledit conseil à utiliser le danois à cette occasion (article 27 par. 3).
Le 30 mai, le greffier a invité la Commission et le Gouvernement, sur les instructions du président, à produire certains documents; il les a reçus les 7, 12 et 15 juin.
7. Les débats se sont déroulés en public le 26 juin, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
MM. T. Lehmann, du ministère des Affaires étrangères, agent,
T. Melchior, du ministère de la Justice, conseil,
J. Bernhard, du ministère des Affaires étrangères,
B. Vesterdorf, du ministère de la Justice, conseillers;
– pour la Commission
M. T. Opsahl, délégué;
– pour le requérant
Mme J. Lindgård, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, MM. Lehmann et Melchior pour le Gouvernement, M. Opsahl pour la Commission et Mme Lindgård pour le requérant.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Ressortissant danois né en 1945, le requérant, M. Per Krohn Rasmussen, travaille actuellement comme employé de bureau et réside à Nyborg.
Il se maria en 1966. Pendant la durée de cette union virent le jour deux enfants, un garçon en 1966 et une fille, Pernille, le 20 janvier 1971. Avant même la naissance de cette dernière, le requérant avait des raisons de penser qu’un autre homme pouvait en être le père; cependant, afin de préserver son ménage il n’accomplit aucune démarche tendant à la détermination de la paternité.
9. En juin 1973, M. Rasmussen et son épouse demandèrent leur séparation légale (separation ved bevilling); ils l’obtinrent le 9 août. Comme convenu entre eux, elle conserva la garde des enfants et l’autorité compétente rendit une décision selon laquelle il verserait pour eux une pension alimentaire à partir du 1er septembre 1973; il le fit de cette date au 1er juin 1975.
10. En mars 1975, le requérant, qui avait jusque-là nourri l’espoir de sauver le mariage, prit quelques mesures en vue d’introduire une action en désaveu de paternité. Dans ce but, il sollicita l’assistance judiciaire. Il ne poursuivit pourtant pas plus avant: le 28 avril 1975, son épouse et lui signèrent un accord par lequel elle renonçait à réclamer une quelconque pension alimentaire pour Pernille et il s’engageait à ne pas intenter pareille action.
11. En juin 1975, M. Rasmussen et sa femme demandèrent le divorce (skilmisse ved bevilling), qui fut prononcé le 16 juillet. A cette occasion, il confirma officiellement que seule la mère devait avoir la garde des enfants et fut à nouveau astreint à payer pour eux une pension alimentaire. Il ne souleva aucune objection.
12. Le 16 janvier 1976, quatre jours avant le cinquième anniversaire de Pernille, l’ex-épouse du requérant écrivit à ce dernier que l’accord du 28 avril 1975 ne la liait point. Plus tard, elle réclama derechef une pension auprès des pouvoirs publics; ils lui donnèrent gain de cause par une décision applicable à compter du 1er mars 1976. Depuis lors, M. Rasmussen a régulièrement versé les aliments.
13. Le 27 janvier 1976, le requérant pria la cour d’appel de l’Est (Østre Landsret) de lui permettre d’exercer hors délais une action en détermination de paternité (paragraphe 19 ci-dessous).
Conformément à la procédure habituelle, la police, ainsi que la cour d’appel l’en avait chargée, interrogea M. Rasmussen et son ancienne femme en mars 1976 et consigna leurs déclarations dans un rapport.
14. La cour d’appel débouta le requérant le 12 avril 1976, constatant que les conditions d’octroi de l’autorisation souhaitée ne se trouvaient pas remplies (paragraphe 19 ci-dessous).
Il ne recourut pas contre cet arrêt dans le délai légal, mais demanda au ministère de la Justice le 27 juillet 1976, de le laisser se pourvoir hors délais devant la Cour suprême (Højesteret); il essuya un refus le 3 septembre 1976.
15. Le 20 novembre 1978, M. Rasmussen s’adressa une fois encore à la cour d’appel pour obtenir l’autorisation d’intenter une action en désaveu. Son ex-épouse s’y opposa en arguant de ce que pareille procédure porterait préjudice à l’enfant.
Le 11 décembre 1978, la cour d’appel écarta la requête par le motif que l’intéressé n’avait pas observé les délais fixés par l’article 5 par. 2 de la loi de 1960 sur le statut juridique de l’enfant (Lov nr. 200 af 18.5.1960 om børns retsstilling, « la loi de 1960 », paragraphe 19 ci-dessous) et qu’il n’existait aucune raison de lui consentir une dérogation car les conditions de l’article 5 par. 3 n’étaient pas réunies. La Cour suprême statua dans le même sens le 12 janvier 1979.
II. LE DROIT INTERNE APPLICABLE
A. Antécédents de la loi de 1960 sur le statut juridique de l’enfant
16. Avant l’adoption de la loi de 1960, applicable au cas de M. Rasmussen, le statut de l’enfant se trouvait régi par la loi de 1937 sur les enfants illégitimes et la loi de la même année sur les enfants légitimes. L’article 3 de la seconde prévoyait que la mère, son époux, l’enfant ou une personne désignée comme tuteur pouvaient engager une action en contestation de paternité; elle n’instituait aucun délai à cette fin.
17. Selon la jurisprudence et la doctrine danoises, un mari pouvait pourtant être forclos à désavouer un enfant né dans le mariage si, sachant que sa femme avait eu des rapports sexuels avec un tiers pendant la période de conception, il avait néanmoins, après la naissance, reconnu sa paternité de manière expresse ou tacite. La « doctrine de la reconnaissance » (anerkendelseslaeren) remonte à un arrêt rendu par la Cour suprême en 1956 (Ugeskrift for Retsvaesen (U.f.R.) 1956, p. 107). Malgré l’absence de jurisprudence en la matière, les auteurs exprimaient l’opinion que cette doctrine valait aussi pour les mères (voir par exemple Ernst Andersen, Aegteskabsret I, 1954, p. 95).
18. En décembre 1949, le ministère de la Justice créa une commission – la « Commission sur la paternité » – appelée notamment à réexaminer certains aspects du statut des enfants légitimes.En juin 1955, elle présenta un rapport (no 126/1955) sur la modification des règles de détermination de la paternité.
Pour l’exercice par le mari d’une action en désaveu, elle préconisait un double délai: six mois à partir du moment où l’intéressé apprendrait les circonstances propres à justifier pareille contestation, et trois ans au maximum après la naissance de l’enfant; le ministère de la Justice devait toutefois pouvoir accorder des dérogations dans des cas particuliers. D’après la commission, l’intérêt de l’enfant (et du ménage) exigeait que son statut fût fixé le plus tôt possible et ces considérations devaient l’emporter sur les intérêts du mari (page 60 du rapport). A l’appui de sa recommandation, elle relevait entre autres qu’une instance en désaveu introduite par le mari des années après la naissance de l’enfant placerait ce dernier dans une situation plus défavorable que si elle avait été engagée plus tôt: l’établissement des groupes sanguins pourrait contraindre le tribunal à donner gain de cause au mari à un moment où il serait difficile de constater la paternité d’un tiers et l’existence d’une obligation alimentaire à sa charge.
Selon la commission, en revanche, le droit de l’enfant à intenter une action en recherche de paternité ne devait être assujetti à aucun délai: les considérations pouvant conduire à limiter le droit d’action du mari ne jouaient pas pour l’enfant; pour les mêmes raisons, il ne devait pas non plus y avoir de délai opposable au tuteur ou à la mère (page 59 du rapport).
La commission se demanda en outre s’il fallait consacrer par la loi la doctrine de la reconnaissance. Elle estima cependant préférable de laisser aux juridictions le soin de se prononcer cas par cas.
B. La loi de 1960
19. Par la suite, le gouvernement déposa un projet de loi qui reprenait en partie les recommandations de la Commission sur la paternité, mais portait les délais à douze mois et cinq ans, respectivement, et attribuait aux cours d’appel compétence pour accorder une dérogation. Cette législation entra en vigueur le 1er janvier 1961 sous la forme de la loi de 1960. Aux termes de l’article 5 par. 1, le mari, la mère, l’enfant ou un tuteur de ce dernier pouvaient agir en contestation de paternité. Les paragraphes 2 et 3 se lisaient ainsi:
« 2. Le mari doit exercer l’action en désaveu dans les douze mois après qu’il a eu connaissance des circonstances pouvant justifier son désaveu et au maximum cinq ans après la naissance de l’enfant.
3. Sous les conditions énoncées à l’article 456r, par. 4, de la loi sur l’administration de la justice, une cour d’appel peut cependant autoriser à engager la procédure après l’expiration des délais fixés au par. 2 ci-dessus. »
L’article 456r, par. 4, de la loi sur l’administration de la justice concerne la réouverture d’une affaire de paternité après l’échéance du ou des délais applicables. Il autorise la cour d’appel à consentir une dérogation si des raisons très exceptionnelles expliquent qu’une demande n’ait pas été présentée plus tôt, si l’octroi d’une dérogation se justifie spécialement en l’occurrence et si l’on peut penser que la réouverture ne causera pas grand tort à l’enfant.
La loi de 1960 ne limitait point le droit d’action de la mère et ne mentionnait pas la doctrine de la reconnaissance (paragraphe 17 ci-dessus).
20. Celle-ci continua toutefois à recevoir application dans la jurisprudence; des arrêts de cour d’appel et de la Cour suprême confirmèrent qu’elle valait également pour les mères.
21. Les circonstances qui, selon ladite doctrine, empêchent le mari de désavouer un enfant militent aussi, en règle générale, pour le refus de l’autoriser à intenter pareille action hors délais.L’octroi d’une telle autorisation ne préjuge cependant pas de l’issue de la procédure ultérieure (arrêt rendu par la cour d’appel de l’Est en 1977, U.f.R. 1977, p. 907).
C. Amendements à la loi de 1960
22. En 1969, le ministère de la Justice créa une commission – la « Commission sur le mariage » – pour rechercher si l’évolution de la société, en particulier du rôle de la femme et, par voie de conséquence, de la conception du mariage depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1960, appelait à modifier, notamment, les dispositions régissant le statut juridique de l’enfant légitime pendant le mariage et après séparation légale ou divorce. La proportion des femmes travaillant hors de leur foyer a augmenté jusqu’à environ 60 %. En conséquence, les hommes s’occupent des enfants dans une bien plus large mesure que jadis et s’en voient plus souvent confier la garde en cas de séparation légale ou de divorce. Pour éviter ce dernier résultat, les mères ont davantage tendance à contester la paternité. Dans un rapport sur la cohabitation hors mariage (samliv uden aegteskab I – no 915/1980, p. 72), publié en janvier 1981, la Commission sur le mariage déclarait:
« La Commission s’accorde à penser que le droit, pour la mère, d’agir en contestation de paternité et demander un nouvel examen de la question doit, lui aussi, être soumis à un délai relativement court, correspondant par exemple à ceux qui s’appliquent aujourd’hui au père. En outre, elle penche jusqu’à un certain point pour un délai absolu, applicable à tous, pour intenter et rouvrir une action en contestation de paternité. »
23. Sur la base des recommandations de ladite commission, le gouvernement saisit le Parlement, en mars 1982, d’un projet tendant à amender la loi de 1960 sur certains points.
L’exposé des motifs mentionnait l’affaire Rasmussen, alors pendante devant la Commission européenne. A la page 4, il signalait que l’agent du Gouvernement avait annoncé devant cette dernière son intention de faire voter une nouvelle législation instituant des délais identiques pendant lesquels hommes et femmes pourraient contester la paternité du mari; il ajoutait que le ministère de la Justice estimait une telle législation « souhaitable dans l’intérêt de l’enfant » (af hensyn til barnets tarv).
24. Le 26 mai 1982, le législateur danois a adopté une loi modifiant celle de 1960; elle est entrée en vigueur le 1er juillet 1982.
Depuis lors, les paragraphes 2 et 3 de l’article 5 se lisent ainsi:
« 2. Toute action relative à la paternité doit être engagée au plus tard trois ans après la naissance de l’enfant. Cette clause ne vaut pourtant pas pour l’action intentée par un enfant ayant atteint l’âge de 18 ans.
3. Une cour d’appel peut autoriser à exercer l’action après expiration du délai fixé à la première phrase du paragraphe 2 du présent article si des raisons très exceptionnelles expliquent la non-introduction antérieure d’une instance, si l’engagement d’une action se justifie spécialement en l’occurrence et si l’on peut penser que le procès ne causera pas grand tort à l’enfant. »
Les juridictions danoises continuent à recourir à la doctrine de la reconnaissance pour déclarer des époux forclos à contester la paternité d’un enfant (Cour suprême, arrêt du 17 janvier 1984).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. Dans sa requête du 21 mai 1979 à la Commission (no 8777/79), M. Rasmussen se prétendait victime d’une discrimination fondée sur le sexe en ce que, selon la législation danoise applicable à l’époque, son ancienne femme pouvait à tout moment contester sa paternité devant les tribunaux tandis que lui n’en avait pas le droit.
26. La Commission a retenu la requête le 8 décembre 1981. Dans son rapport du 5 juillet 1983 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle conclut par huit voix contre cinq à la violation de l’article 14 combiné avec les articles 6 et 8 (art. 14+6, art. 14+8). Le texte intégral de son avis et de l’opinion séparée dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
EN DROIT
27. M. Rasmussen se plaint de ce que la loi de 1960 limitait dans le temps son droit à désavouer un enfant né pendant le mariage alors qu’elle offrait à son ex-épouse la possibilité d’agir en contestation de paternité à tout moment (paragraphe 19 ci-dessus). Il se prétend victime d’une discrimination fondée sur le sexe, contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 6 (art. 14+6) (droit à un procès équitable, y compris le droit d’accès à un tribunal) et 8 (art. 14+8) (droit au respect de la vie privée et familiale).
28. Aux termes de l’article 14 (art. 14),
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
I. LES FAITS DE LA CAUSE ENTRENT-ILS DANS LE CHAMP D’APPLICATION D’AU MOINS UNE DES AUTRES CLAUSES NORMATIVES DE LA CONVENTION?
29. L’article 14 (art. 14) complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir notamment l’arrêt Van der Mussele du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 22, par. 43).
30. D’après le requérant, les actions en matière de paternité relèvent de l’article 6 (art. 6) et le souhait d’un mari de faire déterminer son statut familial se situe dans le domaine de l’article 8 (art. 8). La Commission souscrit à cette thèse.
31. Le Gouvernement doute qu’une instance relative à la paternité tende à une décision sur des « droits et obligations de caractère civil », au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), en raison surtout de l’importance de l’intérêt général qui s’y attache. Il conteste aussi l’applicabilité de l’article 8 (art. 8), lequel aurait pour objet la protection de la famille et non la dissolution de liens de famille existants.
32. L’article 6 par. 1 (art. 6-1) garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation sur ses droits et obligations de caractère civil (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, par. 36). Certes, l’intérêt général peut se trouver en cause dans une procédure du genre de celle que M. Rasmussen voulait engager, mais aux yeux de la Cour pareille considération ne saurait exclure l’applicabilité de l’article 6 (art. 6) à un différend qui revêt par nature un « caractère civil ». Une action en désaveu ressortit au droit de la famille; par là même, elle présente un tel caractère.
33. Quant à l’article 8 (art. 8), il protège la vie « privée » à l’égal de la vie « familiale ». Or si l’instance que le requérant se proposait d’introduire avait assurément pour but la dissolution légale de liens de famille existants, la détermination du régime juridique des relations de Pernille avec lui concernait sans nul doute sa vie privée. Les faits de la cause tombent donc aussi sous l’empire de l’article 8 (art. 8).
II. EXISTAIT-IL UNE DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT?
34. Aux termes de la loi de 1960, le mari, contrairement à l’enfant, à son tuteur et à la mère, devait respecter certains délais pour contester sa paternité (paragraphe 19 ci-dessus).
D’après le Gouvernement, deux facteurs limitaient l’étendue de la différence paraissant ainsi découler du texte de la loi: premièrement, il était loisible au mari de demander à la cour d’appel l’autorisation d’intenter une action hors délais (paragraphe 19 ci-dessus); en second lieu, la mère pouvait comme lui se voir empêchée de contester la paternité par le jeu de la « doctrine de la reconnaissance » (paragraphes 17 et 20 ci-dessus). Le Gouvernement ne prétend pourtant pas que ces éléments suffisent à effacer la distinction établie par la loi. De fait, la mère n’était pas, elle, forclose pour de simples raisons de tardiveté; elle ne risquait que d’échouer dans son action en raison de son attitude passée.
Aux fins d’application de l’article 14 (art. 14), il existait donc aux yeux de la Cour une différence de traitement entre M. Rasmussen et son ex-épouse quant à la possibilité de contester en justice la paternité du premier. Il n’y a pas lieu de rechercher sur quoi elle se fondait, la liste dressée à l’article 14 (art. 14) n’étant pas limitative (arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no22, p. 30, par. 72).
III. LE REQUÉRANT ET SON EX-ÉPOUSE SE TROUVAIENT-ILS DANS DES SITUATIONS ANALOGUES?
35. L’article 14 (art. 14) protège contre toute discrimination les individus « placés dans des situations analogues » (arrêt Van der Mussele précité, série A no 70, p. 22, par. 46).
36. Le Gouvernement appuie la conclusion de la minorité de la Commission: mari et femme ne se trouveraient pas dans des situations analogues pour les instances en contestation de paternité, car leurs positions et intérêts respectifs présenteraient nombre de caractéristiques dissemblables. Pour la majorité de la Commission, au contraire, ces caractéristiques ne revêtent pas assez d’importance pour légitimer pareille conclusion.
37. La Cour n’estime pas devoir trancher la question, d’autant que les positions et intérêts mentionnés entrent aussi en ligne de compte pour décider si la différence de traitement se justifiait.Elle partira de l’hypothèse qu’il s’agissait de personnes placées dans des situations analogues.
IV. LA DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT AVAIT-ELLE UNE JUSTIFICATION OBJECTIVE ET RAISONNABLE?
38. Au regard de l’article 14 (art. 14), une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir notamment l’arrêt Marckx du 13 juin 1979, série A no 31, p. 16, par. 33).
39. Le Gouvernement plaide que la différence limitée de traitement qui existait avait une justification objective et raisonnable. Il invoque notamment les arguments suivants:
i. les intérêts respectifs du mari et de la mère diffèrent dans une instance en contestation de paternité: contrairement aux premiers, les seconds coïncident en général avec ceux de l’enfant; or il est naturel qu’en pesant les intérêts des divers membres de la famille, le législateur danois ait cru, en 1960, devoir faire prévaloir ceux du plus faible, à savoir l’enfant (paragraphe 18 ci-dessus);
ii. s’il a estimé nécessaire d’instituer des délais pour l’exercice de l’action en désaveu, c’est aussi en raison du risque de voir le mari s’en servir comme d’une menace contre la mère, afin d’échapper à son obligation alimentaire;
iii. pour rechercher si les autorités nationales ont excédé la « marge d’appréciation » dont elles disposent en ce domaine, il convient de tenir compte du contexte économique et social qui régnait à l’époque dans l’État considéré et de la genèse de la législation en cause;
iv. sans doute le Danemark a-t-il amendé la loi de 1960 quand l’évolution ultérieure a paru le justifier (paragraphes 22-24 ci-dessus), mais on ne saurait dire que son ancienne législation en la matière fût alors moins progressiste que celle des autres États contractants.
Selon la Commission, une seule considération plaide pour la différence de traitement litigieuse: le désir d’éviter que l’engagement d’une action en désaveu plusieurs années après la naissance ne place l’enfant dans une situation plus défavorable. Toutefois, il manquerait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le moyen employé – l’institution de délais pour le mari uniquement – et le but ainsi poursuivi car on aurait pu atteindre ce dernier par le recours à la « doctrine de la reconnaissance » (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).
40. Dans plusieurs arrêts, la Cour a relevé que les États contractants jouissent d’une certaine « marge d’appréciation » pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement juridique (arrêt du 23 juillet 1968 dans l’affaire « linguistique belge », série A no 6, p. 35, par. 10; arrêt Syndicat national de la police belge du 27 octobre 1975, série A no 19, p. 20, par. 47, et pp. 21-22, par. 49; arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives du 6 février 1976, série A no 20, p. 17, par. 47; arrêt Engel et autres précité, série A no 22, p. 31, par. 72; arrêt Irlande contre Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 87, par. 229). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte; la présence ou absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 36, par. 59).
41. Or une étude de la législation de ces États sur les actions en contestation de paternité révèle qu’il n’existe pas de tel dénominateur commun et que, dans la plupart d’entre eux, la situation respective de la mère et du mari obéit à des règles dissemblables.
La législation danoise incriminée tire son origine de recommandations que la Commission sur la paternité, créée en 1949 par le ministère de la Justice, avait formulées après un examen attentif du problème (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour a considéré les circonstances et le contexte général, sans oublier la marge d’appréciation dont les autorités doivent bénéficier en la matière. A ses yeux, celles-ci étaient en droit de penser que l’institution de délais pour l’engagement d’une action en désaveu se justifiait par le souci de garantir la sécurité juridique et de protéger les intérêts de l’enfant. Sur ce point, le droit danois ne différait guère de celui de la plupart des autres États contractants ni de ce qu’il est aujourd’hui. Quant à l’inégalité de traitement établie entre maris et femmes, elle procédait de l’idée que de tels délais s’imposaient moins pour elles que pour eux car les intérêts de la mère rejoignaient d’ordinaire ceux de l’enfant dont, dans la majorité des cas de divorce ou de séparation, elle se voyait attribuer la garde. Si en 1982 le Parlement danois a modifié les règles en vigueur, c’est que les motifs sous-jacents à la loi de 1960 lui ont paru ne plus cadrer avec l’évolution de la société (paragraphes 22-24 ci-dessus); on ne saurait en inférer que la manière dont il avait analysé la situation vingt-deux ans plus tôt ne se défendait pas.
Sans doute le recours à la « doctrine de la reconnaissance » (paragraphes 17 et 20 ci-dessus) aurait-il permis d’aboutir à un résultat équivalent, mais pour les raisons déjà indiquées les autorités compétentes étaient fondées à croire qu’à l’égard du mari l’introduction d’une loi constituait le meilleur moyen d’atteindre le but recherché, tandis que dans le cas de la mère il suffisait de laisser aux juridictions le soin de trancher la question à la lumière des particularités de chaque espèce. Compte tenu de leur marge d’appréciation, elles n’ont donc pas non plus transgressé le principe de proportionnalité.
42. La Cour conclut ainsi que la différence de traitement litigieuse n’était pas discriminatoire au sens de l’article 14 (art. 14).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec les articles 6 (art. 14+6) ou 8 (art. 14+8).
Rendu en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 28 novembre 1984.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de M. Gersing.
G.W.
M.-A.E.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE GERSING
(Traduction)
1. Je regrette de ne pouvoir souscrire au raisonnement de la majorité quant à l’applicabilité de l’article 8 (art. 8).
D’après la majorité, la détermination du régime juridique des relations du requérant avec Pernille concernait à coup sûr sa vie privée, de sorte que l’affaire entrait aussi dans le domaine de l’article 8 (art. 8). A mes yeux, il s’agit là d’une conception beaucoup trop large du droit garanti par cette disposition.
2. Le libellé de celle-ci commande à l’État danois de manifester du « respect » pour la « vie privée » de M. Rasmussen. Le sens ordinaire de cette expression ne couvrant pas clairement le droit d’un homme à contester sa paternité, on doit prêter attention à l’origine du texte.
3. Les travaux préparatoires de l’article 8 (art. 8) montrent que les auteurs de la Convention songeaient à protéger l’individu contre des « immixtions arbitraires dans sa vie privée » (Recueil des Travaux Préparatoires de la Convention européenne des Droits de l’Homme, La Haye, Nijhoff, 1976, vol. III, p. 223, et vol. IV, pp. 111, 189, 203 et 223). Certes, il faut se garder d’attacher trop d’importance à l’intention sous-jacente à une disposition vieille de plus de trente ans si une évolution sociale et culturelle ultérieure justifie une interprétation plus large de ses termes à l’intérieur de leurs bornes linguistiques; cependant, l’écart entre l’intention originelle et l’application de l’article (art. 8) par la majorité me paraît tel que l’on ne peut guère, semble-t-il, négliger complètement en l’occurrence les travaux préparatoires.
4. Dans son arrêt Marckx du 13 juin 1979 (série A no 31, p. 15, par. 31), la Cour a jugé que l’article 8 (art. 8) ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir d’une ingérence: il peut y avoir de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif des droits garantis. En conséquence, l’État doit adapter son système juridique pour permettre à une mère célibataire de mener une vie familiale normale avec son enfant.
Une considération analogue a conduit la Cour à conclure, dans son arrêt Airey du 9 octobre 1979 (série A no 32, p. 17, par. 33), qu’une femme mariée a le droit de réclamer la consécration juridique de sa séparation de fait d’avec son mari.
Pourtant, les circonstances des deux espèces susmentionnées diffèrent tant de la situation portée ici devant la Cour que ces arrêts ne sauraient revêtir une importance décisive pour trancher le litige.
5. Le raisonnement de la majorité se fonde sur une interprétation de l’article 8 (art. 8) plus large que celle adoptée jusque-là par la Cour; il semble impliquer que tout problème juridique ayant une incidence sur la vie privée d’une personne relève de l’article 8 (art. 8).
Le Protocole no 7 (P7) à la Convention, que l’on s’apprête à ouvrir à la signature, contient cependant, en son article 5 (P7-5), une clause qui a trait aux relations des époux avec leurs enfants. J’y vois une indication supplémentaire que les Parties à la Convention n’ont pas considéré l’article 8 (art. 8) comme englobant cet aspect.
6. Par ces motifs, j’estime l’article 8 (art. 8) inapplicable en l’espèce.
[*] L’affaire porte le n° 9/1983/65/100. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l’année d’introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[*] Il s’agit du nouveau règlement, applicable aux affaires portées devant la Cour après le 1er janvier 1983, date de son entrée en vigueur.