AFFAIRE KOPECKÝ c. SLOVAQUIE
(Requête no 44912/98)
ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 2004
En l’affaire Kopecký c. Slovaquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
SirNicolas Bratza,
M.R. Türmen,
MmeV. Strážnická,
MM.P. Lorenzen,
V. Butkevych,
MmesN. Vajić,
H.S. Greve,
S. Botoucharova,
M.V. Zagrebelsky,
MmeE. Steiner,
MM.L. Garlicki,
J. Borrego Borrego,
K. Hajiyev, juges,
et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 avril et 30 août 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44912/98) dirigée contre la République slovaque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Juraj Kopecký (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 25 août 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Au départ, le requérant, qui s’était vu accorder le bénéfice de l’assistance judiciaire, était représenté par Mme R. Smyčková. Il désigna par la suite pour le représenter dans le cadre de la procédure devant la Cour Mme L. Krnčoková, avocate inscrite au barreau de Bratislava. Le gouvernement de la République slovaque (« le Gouvernement ») a successivement été représenté par deux personnes exerçant la fonction d’agent : d’abord M. P. Vršanský, puis, à compter du 1er avril 2003, M. P. Kresák.
3. Dans sa requête, M. Kopecký alléguait en particulier que le rejet de sa demande de restitution de biens confisqués à son père, entre-temps décédé, avait emporté violation de son droit au respect de ses biens.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. Elle a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de cette section a alors été constituée, conformément à l’article 26 § 1 du règlement, la chambre appelée à examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention).
6. Le 1er février 2001, la requête a été déclarée partiellement recevable par ladite chambre, qui était ainsi composée : M. A.B. Baka, président, M. G. Bonello, Mme V. Strážnická, M. M. Fischbach, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. A. Kovler, M. E. Levits, juges, et M. E. Fribergh, greffier de section.
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente affaire est ainsi échue à la quatrième section, telle que nouvellement composée (article 52 § 1 du règlement). Par un arrêt rendu le 7 janvier 2003, une chambre de cette section composée de Sir Nicolas Bratza, président, M. M. Pellonpää, Mme E. Palm, Mme V. Strážnická, M. M. Fischbach, M. J. Casadevall, M. R. Maruste, juges, et M. M. O’Boyle, greffier de section, a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (quatre voix contre trois). Sir Nicolas Bratza, M. Pellonpää et Mme Palm ont joint à l’arrêt une opinion dissidente.
8. Le 4 avril 2003, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire à la Grande Chambre, sur le fondement de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement. Un collège de la Grande Chambre a fait droit à la demande le 21 mai 2003.
9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions de l’article 27 §§ 2 et 3 de la Convention et de l’article 24 du règlement.
10. Le Gouvernement a déposé des observations sur la question de la violation de l’article 1 du Protocole no 1.
11. Une audience a eu lieu au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 7 avril 2004 (article 71 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M.P. Kresák, agent,
MmesM. Pecníková, coagente,
K. Supeková, conseillère ;
– pour le requérant
MmeL. Krnčoková,
M.M. Valašík, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par certains juges M. Valašík et M. Kresák. La Cour a autorisé les parties à soumettre des observations écrites en réponse auxdites questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
12. Le 12 février 1959, le père du requérant fut condamné au pénal pour avoir conservé, au mépris de la réglementation alors en vigueur, 131 pièces d’or et 2 151 pièces d’argent de valeur numismatique. Le tribunal lui infligea une peine d’emprisonnement d’un an ainsi qu’une amende, et il prononça la confiscation des pièces de monnaie.
13. Le 1er avril 1992, la Cour suprême (Najvyšší súd) de la République slovaque, appliquant les dispositions de la loi de 1990 sur la réhabilitation judiciaire, annula le jugement du 12 février 1959 et les décisions prises en conséquence de ce dernier, et disculpa le père du requérant, entre-temps décédé.
14. Le 30 septembre 1992, le requérant réclama la restitution des pièces de son père au titre de la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires (« la loi de 1991 »).
15. Le 19 septembre 1995, le tribunal de district (Okresný súd) de Senica accueillit la demande et ordonna au ministère de l’Intérieur de restituer les pièces au requérant. Il constata au vu des documents pertinents que les pièces avaient été confisquées au père du requérant le 21 novembre 1958 et qu’elles avaient ensuite été transmises à l’administration régionale du ministère de l’Intérieur à Bratislava le 12 décembre 1958. Le 19 décembre 1958, les pièces avaient été examinées par un expert et inventoriées dans les locaux de l’administration régionale à Bratislava.
16. La partie pertinente du jugement du tribunal de district est ainsi libellée :
« Il est vrai que le droit exige d’une personne qui réclame la restitution de biens meubles qu’elle précise et indique où ces biens se trouvent. En l’espèce, toutefois, le demandeur n’a manifestement aucune possibilité d’inspecter les locaux ou les coffres‑forts de l’ancienne administration régionale de la sécurité publique à Bratislava, puisqu’aussi bien il n’est pas autorisé à pénétrer dans ces locaux. En l’obligeant à établir que les pièces en cause se trouvent à leur dernier emplacement connu, le tribunal imposerait à l’intéressé une charge de la preuve dont il lui serait en pratique impossible de s’acquitter. A l’inverse (…) le ministère de l’Intérieur n’a ni établi que l’ancienne administration régionale de la sécurité publique à Bratislava ait transféré les pièces à une autorité distincte, ni suggéré que des preuves soient recueillies à cet effet (…)
Le tribunal a établi que le dernier emplacement connu des pièces est le bâtiment de l’administration régionale de la sécurité publique à Bratislava, dont le ministère de l’Intérieur est le successeur, et il n’a pas été démontré que les pièces ne se trouvaient pas dans lesdits locaux au moment où la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires est entrée en vigueur, à savoir le 1er avril 1991. »
17. Le 1er décembre 1995, le ministère de l’Intérieur interjeta appel devant le tribunal régional (Krajský súd) de Bratislava. Son représentant affirma que l’ensemble des documents pertinents avaient été détruits et que la charge de la preuve relativement à l’endroit où avaient été déposées les pièces incombait au requérant.
18. Le 29 janvier 1997, le tribunal régional statua en faveur du ministère de l’Intérieur. Se référant aux articles 4 § 1, 5 § 1 et 20 § 1 de la loi de 1991, il constata que le requérant était resté en défaut d’établir où les pièces se trouvaient au moment où ladite loi était entrée en vigueur, à savoir le 1er avril 1991.
19. Avant de rendre sa décision, le tribunal régional, reconnaissant que le requérant n’avait que des possibilités limitées de localiser les biens de son père, avait décidé de recueillir des preuves d’office. Il releva en particulier que d’après la pratique pertinente les biens confisqués auraient dû être remis au procureur puis, après le passage en force de chose jugée de la décision judiciaire en cause, au service financier de l’administration locale compétente. Aussi le tribunal régional examina-t-il le dossier pénal relatif à la cause du père du requérant. Il établit en outre que les archives du bureau de district de Senica, du ministère de l’Intérieur, de la Banque nationale de Slovaquie et de l’administration régionale des archives à Bratislava ne contenaient aucun document relatif aux pièces litigieuses. Le tribunal régional entendit également un témoin qui avait travaillé au bureau de district de Myjava du ministère de l’Intérieur en 1958. L’intéressé ne savait toutefois rien de l’affaire. Le tribunal n’estima en revanche pas nécessaire d’entendre deux autres personnes, dont l’une avait assisté à l’inventaire des pièces et à leur transfert à l’administration régionale, dans la mesure où ces deux personnes avaient été révoquées en 1958 et en 1960 respectivement. Il jugea que, compte tenu de cet élément, leurs déclarations n’auraient pas contribué à l’établissement des faits pertinents de l’affaire
20. Saisie d’un pourvoi par le requérant, la Cour suprême débouta l’intéressé le 27 janvier 1998. Elle fit sien l’avis du tribunal régional selon lequel le requérant était resté en défaut de produire, comme l’exigeait l’article 5 § 1 de la loi de 1991, les preuves attestant que le ministère défendeur était en possession des pièces.
21. L’arrêt de la Cour suprême comporte notamment les passages suivants :
« L’allégation aux termes de laquelle un agent de l’administration régionale de la sécurité publique à Bratislava s’était emparé des biens meubles litigieux le 12 décembre 1958, après quoi (…) ces biens avaient été examinés sur place par un expert le 19 décembre 1958, ne saurait suffire. Depuis lors, un laps de temps considérable s’est écoulé, au cours duquel les pièces en or et en argent litigieuses ont pu être aliénées, détruites ou perdues. Or le législateur a explicitement inscrit, à l’article 5 § 1 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires, l’obligation d’établir où les biens meubles en question se trouvaient au moment de l’entrée en vigueur de la loi.
(…) Il résulte d’une interprétation logique et systématique de l’article 5 § 1 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires qu’une demande de restitution ne peut porter que sur les biens mêmes qui ont été confisqués par l’Etat, et non sur des objets différents de même nature. Seuls des biens meubles identifiables individuellement par des caractéristiques spécifiques qui en font des biens non fongibles peuvent par conséquent donner lieu à restitution (…) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 1990 sur la réhabilitation judiciaire
22. La loi no 119/1990 sur la réhabilitation judiciaire (Zákon o súdnej rehabilitácii) est entrée en vigueur le 1er juillet 1990. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
Article 1
« La loi a pour objet de permettre l’annulation de condamnations pénales lorsque pareilles condamnations sont incompatibles avec les principes d’une société démocratique qui respecte les droits et libertés politiques consacrés par la Constitution et par les instruments internationaux (…) et d’assurer aux personnes ainsi condamnées leur réhabilitation sociale et un dédommagement financier adéquat (…) »
Article 23
« (…)
2. Les conditions d’application des dispositions de la présente loi aux demandes résultant de l’annulation de décisions de confiscation (…) l’objet que pourront avoir pareilles demandes et les modalités de la réparation qu’elles pourront entraîner seront définis dans une loi spéciale. »
B. La loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires
23. La loi no 87/1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires (Zákon o mimosúdnych rehabilitáciách – « la loi de 1991 ») est entrée en vigueur le 1er avril 1991. Son préambule précise qu’elle a été adoptée dans le but d’atténuer les conséquences de certaines atteintes au droit de propriété et à d’autres droits survenues entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990. Les dispositions pertinentes pour la présente espèce en sont ainsi libellées :
Partie 1 – Objet général
Article 1
« 1. Cette loi a pour objet l’atténuation des conséquences de certaines atteintes (…) portées entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990 (…) et qui sont incompatibles avec les principes d’une société démocratique respectant les droits des citoyens tels qu’ils se trouvent consacrés dans la Charte des Nations unies, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les pactes internationaux relatifs, l’un aux droits civils et politiques, l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels, qui y ont fait suite.
2. La présente loi définit également les conditions entourant la présentation de demandes résultant de l’annulation de condamnations ayant entraîné des confiscations de biens (…) ainsi que l’objet que peuvent avoir pareilles demandes et les modalités de la réparation qu’elles peuvent impliquer. »
Partie 2 – En matière civile et administrative
Article 3
« 1. Les ayants droit [c’est-à-dire les personnes pouvant introduire une demande au titre de la loi] sont toutes les personnes physiques dont les biens sont devenus propriété de l’Etat dans les conditions définies à l’article 6, pourvu qu’il s’agisse de ressortissants de la République fédérative tchèque et slovaque ayant leur résidence permanente sur le territoire de cet Etat.
2. Dans les cas où les personnes dont les biens sont devenus propriété de l’Etat dans les conditions définies à l’article 6 sont décédées (…) les personnes physiques suivantes acquièrent la qualité d’ayant droit pourvu qu’il s’agisse de ressortissants de la République fédérative tchèque et slovaque ayant leur résidence permanente sur le territoire de cet Etat (…)
a) l’héritier testamentaire (…) ayant recueilli l’intégralité des biens ;
(…) »
Article 4
« 1. Par « personnes tenues à restitution » on entend l’Etat et les personnes morales ayant en leur possession, à la date d’entrée en vigueur de la présente loi, des biens confisqués (…)
2. Les personnes physiques ayant [illégalement] acquis des biens de l’Etat sont également tenues de restituer ces biens (…) »
Article 5
« 1. Toute personne tenue à restitution doit s’exécuter dès lors qu’elle est saisie d’une demande écrite, pourvu que le réclamant prouve qu’il peut prétendre à la restitution des biens concernés et précise la manière dont l’Etat s’en est emparé. Lorsqu’il s’agit de biens meubles, le réclamant est en outre tenu d’indiquer où les biens se trouvent (…) »
Article 13
« 1. Un dédommagement financier ne peut être accordé à la personne concernée que pour des biens immeubles ne pouvant être restitués (…)
2. Lorsque l’Etat, par suite d’une décision de justice, a acquis l’intégralité du patrimoine d’un citoyen qui ne possédait aucun bien immeuble, l’intéressé a droit, en cas d’annulation de ladite décision au titre de la loi no 119/1990 sur la réhabilitation judiciaire (…), à une indemnité d’un montant de 60 000 couronnes tchécoslovaques (…) »
Partie 3 – En matière pénale
Article 19
« 1. Les ayants droit sont les personnes réhabilitées au titre de la loi no 119/1990 qui remplissent les conditions fixées à l’article 3 § 1 ou, lorsque ces personnes sont décédées (…) les personnes énumérées à l’article 3 § 2 [de la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires]. »
Article 20
« 1. Le terme « personnes tenues à restitution » recouvre les personnes morales visées à l’article 4 § 1, les personnes physiques visées à l’article 4 § 2 ayant acquis des biens de l’Etat là où l’Etat les avait lui-même obtenus par suite d’une décision judiciaire, ainsi que l’autorité compétente de l’administration centrale.
2. Les personnes tenues à restitution s’acquittent de leur obligation conformément aux articles 5 (…) de la loi. En cas d’impossibilité de restituer les biens, les victimes peuvent solliciter une indemnité au titre de l’article 13 de la [présente] loi. »
C. Pratique interne pertinente
24. Dans un arrêt du 25 mai 1994 (no 1 Cdo 27/94), la Cour suprême confirma les décisions de juridictions inférieures qui avaient estimé que les biens meubles insusceptibles d’une identification individuelle ne pouvaient donner lieu à restitution au titre de la loi de 1991. Dans la procédure en cause, les demandeurs réclamaient la restitution d’un lingot d’or, de diverses pièces d’or et de billets de banque qui avaient été transférés à l’Etat en 1950. La partie pertinente en l’espèce de l’arrêt de la Cour suprême était ainsi libellée :
« (…) sur la base d’une interprétation logique et systématique de l’article 5 § 1 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires telle qu’amendée, et après avoir comparé ce texte avec d’autres dispositions [de ladite loi], la Cour de cassation a conclu que seuls peuvent donner lieu à restitution des biens meubles identifiables individuellement par des caractéristiques spécifiques qui en font des biens non fongibles (…) La thèse des appelants selon laquelle les choses de genre peuvent tout comme les corps certains donner lieu à restitution ne peut être accueillie, car elle est contraire à la nature et à l’objet de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires, dont le but est d’atténuer certains préjudices (c’est-à-dire pas tous) résultant d’atteintes portées au droit de propriété et à d’autres droits (…) »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
25. Le requérant allègue que le rejet de sa demande l’a privé de la jouissance des biens de son père. Il y voit une violation de l’article 1 du Protocole no 1, aux termes duquel :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses défendues devant la Cour
1. Le requérant
26. Le requérant soutient qu’il remplissait l’ensemble des conditions légales pour obtenir la restitution des biens de son père. Quant à l’obligation, prévue par l’article 5 § 1 de la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires (« la loi de 1991 »), d’indiquer où les biens se trouvaient, il avait produit des preuves documentaires dont il ressortait que les pièces avaient été confisquées à son père et déposées dans les locaux de l’administration régionale du ministère de l’Intérieur le 12 décembre 1958.
27. A l’époque, aucune disposition légale n’obligeait le ministère de l’Intérieur à transférer les pièces à une autre autorité, et nul n’aurait jamais démontré ni prétendu que le ministère de l’Intérieur eût légalement transféré les pièces à une tierce personne.
28. L’argument selon lequel le ministère de l’Intérieur ne serait plus en possession des pièces serait une simple allégation. En l’absence de toute preuve fiable quant à la manière dont les pièces auraient été enlevées des locaux du ministère, cette allégation serait inapte à réfuter les preuves soumises par le requérant. Dans ces conditions, accepter l’argument selon lequel le ministère de l’Intérieur ne serait plus en possession des pièces ou obliger le requérant à démontrer que, comme cela a pu être le cas, les pièces ont été illégalement enlevées des locaux du ministère, ce serait imposer à l’intéressé une charge excessive emportant violation de ses droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1.
29. Le requérant fait observer que la loi de 1991 ne disait pas explicitement qu’elle ne couvrait que les corps certains et que la restitution de choses de genre était exclue même dans les cas où les biens en question étaient suffisamment identifiés. Il soutient à cet égard qu’un expert avait examiné les pièces le 19 décembre 1958 et qu’il en avait établi un inventaire détaillé qui suffisait à identifier les biens en question.
30. Le requérant conclut qu’il pouvait légitimement escompter recouvrer la jouissance effective des pièces litigieuses. Il estime qu’il avait donc un « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Le rejet de sa prétention aurait ainsi emporté une atteinte à ses droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 qui n’aurait pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt public et la protection de ses droits individuels.
2. Le Gouvernement
31. Le Gouvernement affirme que le but de la loi de 1991 était d’atténuer les conséquences de certaines atteintes qui avaient été portées aux droits de propriété entre le 25 février 1948 et le 1er janvier 1990. Il souligne que la période en question a donc pris fin avant le 18 mars 1992, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de l’ancienne République fédérative tchèque et slovaque, dont la Slovaquie est l’un des Etats successeurs.
32. En ce qui concerne les biens meubles en particulier, la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires prévoyait qu’ils ne pouvaient être restitués qu’en nature, dans le respect des conditions fixées par la loi. Celle-ci excluait la possibilité d’une restitution par l’octroi de biens de même nature ou d’indemnités.
33. La prétention du requérant aurait été rejetée au motif qu’il n’avait pas satisfait aux conditions formelles qui se trouvaient fixées dans la loi de 1991. En particulier, l’intéressé serait resté en défaut d’indiquer, comme il en avait l’obligation en vertu de l’article 5 § 1 combiné avec l’article 4 § 1 de la loi en question, où les biens confisqués à son père se trouvaient au moment de l’entrée en vigueur de la loi de 1991. Ce défaut n’aurait pas été réparé par la suite, bien que la juridiction d’appel eût recueilli des preuves supplémentaires afin de retrouver la trace des pièces en cause. L’Etat défendeur ne pourrait être tenu pour responsable au titre de la Convention du détournement des pièces ayant pu se produire avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovaquie.
34. Dès lors que la prétention du requérant ne remplissait pas les conditions fixées par la loi et que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens, force serait de conclure que le requérant n’avait pas un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il n’y aurait donc pas eu atteinte à ses droits découlant de cette disposition. Le Gouvernement juge dépourvu de pertinence le fait que le tribunal de district de Senica avait accueilli l’action du requérant en première instance, ledit jugement ayant par la suite été infirmé par les juridictions supérieures et n’étant ainsi jamais passé en force de chose jugée.
B. Appréciation de la Cour
1. Récapitulation des principes pertinents
35. Les principes suivants ont été établis par la pratique des organes de la Convention relativement à l’article 1 du Protocole no 1 :
a) La privation d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel constitue en principe un acte instantané et ne crée pas une situation continue de « privation d’un droit » (Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, avec les références qui s’y trouvent citées).
b) L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, p. 23, § 48, et Slivenko c. Lettonie(déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002-II).
c) Un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82 et 83, CEDH 2001-VIII, et Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII).
d) L’article 1 du Protocole no 1 ne peut être interprété comme faisant peser sur les Etats contractants une obligation générale de restituer les biens leur ayant été transférés avant qu’ils ne ratifient la Convention. De même, l’article 1 du Protocole no 1 n’impose aux Etats contractants aucune restriction à leur liberté de déterminer le champ d’application des législations qu’ils peuvent adopter en matière de restitution de biens et de choisir les conditions auxquelles ils acceptent de restituer des droits de propriété aux personnes dépossédées (Jantner c. Slovaquie, no39050/97, § 34, 4 mars 2003).
En particulier, les Etats contractants disposent d’une ample marge d’appréciation relativement à l’opportunité d’exclure certaines catégories d’anciens propriétaires de pareil droit à restitution. Là où des catégories de propriétaires sont ainsi exclues, une demande de restitution émanant d’une personne relevant de l’une de ces catégories est inapte à fournir la base d’une « espérance légitime » appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, décision Gratzinger et Gratzingerova, précitée, §§ 70-74).
En revanche, lorsqu’un Etat contractant, après avoir ratifié la Convention, y compris le Protocole no 1, adopte une législation prévoyant la restitution totale ou partielle de biens confisqués en vertu d’un régime antérieur, semblable législation peut être considérée comme engendrant un nouveau droit de propriété protégé par l’article 1 du Protocole no 1 dans le chef des personnes satisfaisant aux conditions de restitution. Le même principe peut s’appliquer à l’égard des dispositifs de restitution ou d’indemnisation établis en vertu d’une législation adoptée avant la ratification de la Convention si pareille législation demeure en vigueur après la ratification du Protocole no 1 (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 125, CEDH 2004-V).
2. Application des principes pertinents au cas d’espèce
a) Considérations générales
36. La Cour prend d’abord note du contexte général dans lequel la législation litigieuse fut adoptée. A l’instar de plusieurs autres Etats passés à un système démocratique de gouvernement à partir de la fin des années 1980, le prédécesseur juridique de la Slovaquie adopta une série de lois de réhabilitation et de restitution censées redresser certains torts qui avaient été causés sous le régime communiste et qui étaient incompatibles avec les principes caractérisant les sociétés démocratiques.
37. L’adoption de lois prévoyant la réhabilitation ou la restitution de biens confisqués ou l’indemnisation des personnes victimes de pareilles confiscations a de toute évidence nécessité un vaste examen d’un grand nombre de questions d’ordre moral, juridique, politique et économique. Dans un contexte différent, la Cour a jugé que les autorités nationales des Etats contractants disposaient d’une grande latitude pour apprécier l’existence d’un problème d’intérêt public justifiant certaines mesures et pour choisir leurs politiques économiques et sociales (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 87, CEDH 2000-XII).
38. Une approche analogue est d’autant plus pertinente relativement aux lois de réhabilitation et de restitution adoptées dans le contexte décrit ci-dessus, telle la loi de 1991. La Cour réaffirme en particulier que la Convention n’impose aux Etats contractants aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant qu’ils ne ratifient la Convention. De même, l’article 1 du Protocole no 1 ne peut s’interpréter comme restreignant la liberté pour les Etats contractants de choisir les conditions auxquelles ils acceptent de restituer des biens leur ayant été transférés avant qu’ils ne ratifient la Convention (paragraphe 35 ci-dessus).
39. Le fait que le champ d’application de la loi de 1991 soit limité et que les restitutions prévues soient soumises à un certain nombre de conditions ne porte donc pas en soi atteinte aux droits découlant pour le requérant de l’article 1 du Protocole no 1.
40. Cela ne signifie pas que l’application par les autorités nationales des dispositions juridiques pertinentes dans un cas particulier ne puisse soulever une question sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. Toutefois, avant de rechercher si la manière dont la loi pertinente a été appliquée à M. Kopecký a porté atteinte aux droits garantis à l’intéressé par l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit déterminer si la créance de restitution litigieuse s’analysait en un « bien » au sens de ladite disposition.
b) Sur la question de savoir si le requérant avait un « bien actuel »
41. Le requérant fondait sa demande de restitution sur les dispositions de la loi de 1991. Il n’a jamais prétendu que le titre sur les biens qu’il cherchait à recouvrer lui appartenait en dehors de toute intervention des tribunaux. L’intérêt patrimonial invoqué par lui est donc de l’ordre de la créance et ne peut donc être qualifié de « bien actuel » au sens de la jurisprudence de la Cour. Nul n’a du reste défendu la thèse inverse.
c) Sur la question de savoir si le requérant avait une « valeur patrimoniale »
42. Il reste donc à déterminer si la créance en question constituait une « valeur patrimoniale », c’est-à-dire si elle était suffisamment établie pour entraîner l’application des garanties de l’article 1 du Protocole no 1. Peut également revêtir une certaine pertinence à cet égard la question de savoir si, dans le contexte de la procédure incriminée, le requérant pouvait prétendre avoir une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective des pièces revendiquées (paragraphe 35 ci-dessus).
43. Dans l’arrêt de la chambre, la majorité a distingué la présente espèce d’affaires dans lesquelles les requérants s’étaient trouvés d’emblée exclus de la possibilité d’obtenir la restitution des biens litigieux, dans la mesure où il était manifeste soit qu’ils ne remplissaient pas les conditions pertinentes, soit que leur prétention échappait clairement au champ d’application de la loi en cause (Gratzinger et Gratzingerova, décision précitée). De l’avis de la majorité, il ressortait des constatations figurant dans le jugement du tribunal de district de Senica (paragraphes 15 et 16 ci-dessus) que le requérant pouvait soutenir, au moins de manière défendable, qu’il remplissait les conditions pertinentes pour obtenir la restitution des pièces de son père. Il existait donc une « contestation réelle ». Dans ces conditions, la prétention du requérant n’était ni sans consistance ni d’emblée dénuée de toute chance de succès, et l’intéressé avait une « espérance légitime » de voir sa revendication satisfaite justifiant qu’on considère qu’il possédait un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 28 et 29 de l’arrêt de chambre précité).
44. Ainsi donc, le constat par la majorité de la chambre de l’existence d’une « contestation réelle » a joué un rôle déterminant pour sa conclusion selon laquelle le requérant avait une « espérance légitime ». Il s’impose donc d’examiner d’abord la teneur de cette dernière notion dans la jurisprudence de la Cour.
i. La notion d’« espérance légitime »
45. La notion d’« espérance légitime » dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 a été utilisée pour la première fois par la Cour à l’occasion de l’affaire Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande (arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 23, § 51). Dans cette affaire, la Cour conclut à l’existence d’une « espérance légitime » dès lors qu’avait été accordé un certificat préalable d’urbanisme, sur la foi duquel les sociétés requérantes avaient acheté un domaine qu’elles comptaient aménager. Elle jugea que ledit certificat, sur lequel le service de l’urbanisme ne pouvait revenir, était un « élément de la propriété en question ».
46. Dans une affaire plus récente, le requérant avait loué un terrain à une autorité locale dans le cadre d’un bail à construction d’une durée de vingt-deux ans. Le contrat prévoyait le versement d’une rente foncière annuelle par le preneur, auquel il garantissait la possibilité d’obtenir le renouvellement du bail à son expiration. Sur la base des termes du contrat, le requérant avait érigé à ses propres frais un certain nombre de bâtiments à l’usage de l’industrie légère, qu’il avait ensuite sous-loués. La Cour conclut qu’il fallait considérer que l’intéressé avait au moins une « espérance légitime » d’exercer l’option de renouvellement de son bail et que cet élément devait passer, aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, pour un « corollaire des droits de propriété qu’il détenait (…) en vertu du bail » (Stretch c. Royaume-Uni, no 44277/98, § 35, 24 juin 2003).
47. Dans les affaires ci-dessus, les personnes concernées pouvaient légitimement escompter que l’acte juridique sur la base duquel elles avaient contracté des obligations financières ne serait pas rétroactivement invalidé à leur détriment. Dans ce type de cas, l’« espérance légitime » résulte donc de la circonstance que la personne concernée se fonde de façon raisonnablement justifiée sur un acte juridique ayant une base juridique solide et une incidence sur des droits de propriété.
48. Un autre aspect de la notion d’« espérance légitime » a été illustré dans l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique (arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 21, § 31). Celle-ci concernait des créances en réparation résultant d’accidents de navigation censés avoir été provoqués par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité, les créances prenaient naissance dès la survenance du dommage. La Cour qualifia ces créances de « valeurs patrimoniales » appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Elle releva ensuite que, compte tenu d’une série de décisions de la Cour de cassation, les requérants pouvaient prétendre avoir une « espérance légitime » de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause conformément au droit commun de la responsabilité.
Contrairement à ce qu’elle avait fait dans l’affaire Pine Valley Developments Ltd et autres et à ce qu’elle allait faire plus tard dans l’affaire Stretch (voir les références figurant aux paragraphes 45 et 46 ci-dessus), la Cour ne déclara pas explicitement dans l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres que l’« espérance légitime » était un élément ou un corollaire du droit de propriété revendiqué. Il résultait toutefois implicitement de l’arrêt que pareille espérance ne pouvait entrer en jeu en l’absence d’une « valeur patrimoniale » relevant du domaine de l’article 1 du Protocole no 1, dans le cas d’espèce une créance en réparation. L’« espérance légitime » identifiée dans l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres n’était pas en elle-même constitutive d’un intérêt patrimonial ; elle se rapportait à la manière dont la créance qualifiée de « valeur patrimoniale » serait traitée en droit interne, et spécialement à la présomption selon laquelle la jurisprudence constante des juridictions nationales continuerait de s’appliquer à l’égard des dommages déjà causés.
49. Dans toute une série d’affaires, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas d’« espérance légitime » lorsque l’on ne pouvait considérer qu’ils possédaient de manière suffisamment établie une créance immédiatement exigible. Ainsi, dans une affaire contre la République tchèque où la demande de restitution de leurs biens formée par les requérants au titre de la loi de 1991 avait échoué au motif que l’une des conditions essentielles (avoir la nationalité de l’Etat défendeur) n’était pas remplie par les intéressés, la créance fut considérée comme non suffisamment établie aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour estima qu’il y avait une différence entre un simple espoir de restitution, aussi compréhensible fût-il, et une espérance légitime, qui devait être de nature plus concrète et se baser sur une disposition légale ou un acte juridique, telle une décision judiciaire (Gratzinger et Gratzingerova, décision précitée, § 73).
50. De manière analogue, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales. Dans l’affaire Jantner précitée (§§ 29-33), la demande de restitution formée par le requérant avait été rejetée par les juridictions nationales, qui avaient estimé que l’intéressé n’avait pas établi sa résidence permanente en Slovaquie, au sens du droit et de la pratique internespertinents. Cette conclusion était contestée devant la Cour par le requérant, qui affirmait qu’il remplissait l’ensemble des conditions légales pour pouvoir obtenir la restitution sollicitée. La Cour estima que, selon le droit interne tel qu’interprété et appliqué par les autorités internes, le requérant n’avait ni un droit à obtenir la restitution du bien en question ni une créance donnant lieu à une « espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, d’obtenir pareille restitution.
51. Dans les affaires Gratzinger et Gratzingerova et Jantner, qui concernaient des demandes de restitution de biens, on peut considérer que ce qui était réellement en cause ce n’était pas tant une « espérance légitime » au sens des principes dégagés dans l’affaire Pine Valley Developments Ltd et autres (paragraphes 45-47 ci-dessus) que la question de savoir si les requérants avaient ou non une créance s’analysant en une « valeur patrimoniale » au sens défini dans l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres (paragraphe 48 ci-dessus). Dans les deux affaires de restitution susmentionnées, on ne peut pas dire que les requérants eussent le moindre droit de propriété ayant eu à pâtir du fait qu’ils s’étaient fondés sur un acte juridique. De surcroît, dès lors qu’il y avait une condition légale à la restitution des biens réclamés qu’ils ne remplissaient pas, il n’existait pas, à la différence de la situation qui caractérisait l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres, un intérêt patrimonial suffisamment établi sur lequel aurait pu se greffer une « espérance légitime ».
52. A la lumière de ce qui précède, on peut conclure que la jurisprudence de la Cour n’envisage pas l’existence d’une « contestation réelle » ou d’une « prétention défendable » comme un critère permettant de juger de l’existence d’une « espérance légitime » protégée par l’article 1 du Protocole no 1. La Cour ne peut donc faire sien le raisonnement suivi par la majorité de la chambre sur ce point. Elle estime au contraire que lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux.
ii. La situation en l’espèce
53. Aucun intérêt patrimonial du requérant n’a pâti du fait que celui-ci se serait fondé sur un acte juridique déterminé. On ne peut donc considérer que l’intéressé avait une « espérance légitime » au sens décrit dans l’arrêt Pine Valley Developments Ltd et autres précité. A la lumière de l’analyse de la jurisprudence présentée ci-dessus, il reste toujours à la Cour à rechercher s’il n’existait pas néanmoins une base juridique suffisante au soutien de la créance du requérant qui justifierait qu’on regarde celle-ci comme une « valeur patrimoniale » au sens défini dans l’arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres.
54. En conséquence, la question essentielle pour la Cour est de savoir s’il y avait une base suffisante en droit interne tel qu’interprété par les juridictions internes pour que l’on puisse qualifier la créance du requérant de « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. A cet égard, le seul point en litige consiste à déterminer si l’on peut considérer que l’intéressé avait satisfait à la condition, fixée à l’article 5 § 1 de la loi de 1991, d’indiquer « où les biens se trouvaient ». Le requérant estime quant à lui que, contrairement aux conclusions du tribunal régional de Bratislava et de la Cour suprême, il y a lieu de considérer qu’il avait rempli cette condition en indiquant quand et où les biens avaient été transférés à l’Etat, puisque l’autorité compétente ne fut pas en mesure d’expliquer ce qu’il était advenu par la suite des pièces en cause.
55. Dans leurs décisions respectives, le tribunal régional de Bratislava et la Cour suprême constatèrent que l’article 5 § 1 de la loi de 1991 imposait d’indiquer où les biens meubles en question se trouvaient le 1er avril 1991, date d’entrée en vigueur de la loi. La Cour suprême considéra par ailleurs qu’une demande de restitution de biens meubles au titre de l’article 5 § 1 de la loi de 1991 ne pouvait porter que sur les biens mêmes ayant été confisqués par l’Etat, et non sur des objets distincts de même nature. Sa décision était dans le droit fil de ce qu’elle avait dit antérieurement au sujet d’une demande analogue (paragraphe 24 ci-dessus). Le tribunal régional et la Cour suprême estimèrent que les éléments soumis par le requérant et ceux recueillis par le tribunal régional lui-même ne constituaient pas une preuve suffisante qu’en 1991 le ministère de l’Intérieur possédait toujours les pièces qui avaient été confisquées à son père en 1958.
56. Eu égard aux informations dont elle dispose et considérant qu’elle ne peut que de façon limitée connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, auxquelles il revient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne (arrêts García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 540, § 59), la Cour n’aperçoit aucune apparence d’arbitraire dans la manière dont le tribunal régional de Bratislava et la Cour suprême ont statué sur la demande du requérant. Rien ne permet donc à la Cour de s’écarter de la conclusion desdites juridictions sur la question de savoir si le requérant avait ou non safisfait à la condition en cause.
57. La Cour admet qu’eu égard au libellé des dispositions pertinentes de la loi de 1991 et aux circonstances particulières de l’espèce le requérant a pu ne pas savoir de manière certaine s’il avait ou non rempli la condition précitée, à laquelle était subordonnée la restitution des pièces litigieuses. Dans cette mesure, on peut considérer qu’il se trouvait dans une situation différente de celle des requérants dans l’affaire Gratzinger et Gratzingerova précitée, dont les prétentions échappaient clairement au champ d’application des dispositions pertinentes, dès lors qu’ils n’étaient pas ressortissants de l’Etat défendeur.
58. Toutefois, cette différence n’est pas décisive pour le point à trancher en l’espèce. En particulier, la Cour note que la créance de restitution du requérant était dès le départ une créance conditionnelle et que la question de la réunion par l’intéressé des exigences légales devait être tranchée dans le cadre de la procédure judiciaire à venir. Les tribunaux ont en définitive jugé non remplies dans son cas les conditions prévues par la loi. Dès lors, la Cour considère qu’au moment où le requérant introduisit sa demande en restitution sa créance ne pouvait être réputée suffisamment établie pour s’analyser en une « valeur patrimoniale » appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1.
59. Certes, le tribunal de district de Senica, qui trancha la cause en première instance, conclut qu’il était en pratique impossible au requérant de remplir la condition relative à l’emplacement précis des pièces litigieuses, dont il ordonna en conséquence la restitution à l’intéressé. Ce jugement de première instance fut toutefois par la suite infirmé, dans le cadre de la même procédure et sans avoir acquis force de chose jugée, par deux juridictions supérieures de deux degrés distincts. Ainsi donc, le jugement rendu par le tribunal de district de Senica n’investissait pas le requérant d’un droit exécutoire à obtenir la restitution des pièces en cause (voir, mutatis mutandis, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 84, § 59). En conséquence, il ne suffisait pas à engendrer un intérêt patrimonial s’analysant en une « valeur patrimoniale ».
60. Dans ces conditions, la Cour estime que dans le contexte de sa demande en restitution le requérant n’avait pas un « bien », au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no1. Par conséquent, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.
61. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 septembre 2004.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion dissidente de M. Ress, à laquelle se rallient Mme Steiner et M. Borrego Borrego ;
– opinion dissidente de Mme Strážnická.
L.W.
P.J.M.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS, À LAQUELLE SE RALLIENT Mme STEINER ET M. BORREGO BORREGO, JUGES
(Traduction)
1. Lorsque, le 1er avril 1992, la Cour suprême de la République slovaque, appliquant les dispositions de la loi de 1990 sur la réhabilitation judiciaire, disculpa le père du requérant, entre-temps décédé, et annula le jugement du 12 février 1959 de même que toutes les décisions prises en conséquence de ce dernier, sa décision emporta annulation de la confiscation des pièces. La situation juridique quo ante fut donc restaurée, et le requérant devint propriétaire des pièces en qualité d’héritier de son père. Si ladite loi, en son article 23, prévoyait que les conditions de son application aux demandes résultant de décisions annulant des confiscations, l’objet que pourraient avoir semblables demandes et les modalités des réparations qu’elles pourraient entraîner devaient être définis dans une loi spéciale, il va de soi que pareille loi devait au strict minimum respecter l’existence des biens revendiqués en conséquence de l’annulation desconfiscations. On ne saurait interpréter l’article 23 en question comme donnant carte blanche pour la définition des conditions à inscrire dans la loi spéciale. Cette limitation a une conséquence directe pour l’interprétation de la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires. Dès lors que celle-ci définissait les conditions entourant la présentation des demandes résultant de l’annulation de condamnations ayant entraîné des confiscations de biens, l’objet que pouvaient avoir pareilles demandes et les modalités de la réparation qu’elles pouvaient impliquer, il y a lieu de présumer qu’elle était censée respecter aussi parfaitement que possible l’existence des biens en question. Cette interprétation mène à la conclusion qu’en vertu de la loi de 1991 combinée avec celle de 1990 le requérant pouvait légitimement espérer non seulement remplir les conditions lui permettant de revendiquer la restitution des pièces confisquées à son père, mais aussi recevoir concrètement de l’Etat toute aide nécessaire à cet égard.
2. Il est vrai qu’un Etat qui décide de restituer des biens ayant été confisqués pendant la période communiste est libre d’inscrire dans la loi les conditions auxquelles les demandeurs doivent satisfaire pour obtenir pareille restitution. La Convention n’oblige pas un Etat à restituer des biens ayant été confisqués avant l’entrée en vigueur de la Convention à son égard. Si l’Etat décide de prévoir semblable possibilité, il peut subordonner les restitutions à telle ou telle condition. Néanmoins, si la personne en question a déjà acquis une espérance légitime de recouvrer ses biens, l’Etat n’est pas entièrement libre dans la définition des conditions de restitution. Il lui faut respecter l’exigence fondamentale de proportionnalité (équilibre entre intérêts privés et intérêt public) inhérente à l’article 1 du Protocole no 1.
En l’espèce, l’Etat avait fait naître dans le chef du requérant une espérance légitime d’obtenir la restitution des biens litigieux après l’annulation de la décision de confiscation. Les règles relatives aux modalités de réparation et à l’objet que pouvaient avoir les demandes en restitution doivent être interprétées en ce sens qu’elles ne sauraient entraver plus que de besoin la réparation et la restitution envisagées. On ne saurait soutenir de manière convaincante que la loi de 1991 n’ouvrait la possibilité d’une restitution que dans des cas exceptionnels. Pareille supposition serait contraire à la notion même de réhabilitation. Ma thèse ne consiste pas à dire que la loi de 1991 ne respectait pas cette notion de réhabilitation, mais à considérer que son interprétation par les tribunaux n’a pas pris pleinement en compte les conséquences du fait que l’annulation de la confiscation avait déjà créé un droit de propriété. L’annulation est un acte juridique qui remplit parfaitement les conditions auxquelles, selon la Cour, l’existence d’une espérance légitime peut être reconnue.
3. Si l’on est prêt à suivre cette interprétation des deux actes juridiques en question (pour la période postérieure à la ratification slovaque de la Convention le 18 mars 1992), l’article 5, qui est pertinent pour la restitution des biens confisqués, doit être lu à la lumière du principe de proportionnalité, qui implique que dans la mise en balance des intérêts privés et de l’intérêt public on tienne compte aussi des éléments se rapportant à l’égalité des armes. Une règle de la charge de la preuve qui ignore la circonstance qu’il est de facto impossible pour le demandeur d’indiquer où les biens en cause se trouvent au motif qu’il n’a aucune possibilité d’inspecter les locaux ou les coffres-forts de l’ancienne administration régionale de la sécurité publique à Bratislava ne peut guère passer pour satisfaire au critère d’équité procédurale, qui, dans cette mesure, est également inhérent à l’article 1 du Protocole no 1.
Si l’on admet que le requérant nourrissait une espérance légitime, l’affaire se rapproche alors très fort de celle des monastères grecs (Les saints monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A). Dans cette dernière, la Cour estima que l’imposition aux requérants d’une charge de la preuve considérable n’était pas proportionnée et ne préservait pas le juste équilibre entre les divers intérêts en cause voulu par l’article 1 du Protocole no 1. L’institution d’une présomption de propriété au profit de l’Etat opérait une modification de la charge de la preuve, qui incombait désormais aux monastères, ce qui avait pour effet de « transférer à l’Etat la propriété des terrains litigieux dans son intégralité » (pp. 32-33, §§ 58 et 61 de l’arrêt en question). Cette situation est analogue à celle de l’espèce, où l’impossibilité pour le requérant d’indiquer où les biens litigieux se trouvaient conduisait de facto à une perte de propriété.
4. J’aboutis à la conclusion qu’il y avait bel et bien une contestation réelle, car l’arrêt rendu par la Cour suprême en 1992 avait annulé la confiscation et avait restauré les droits de propriété sur les biens en cause, y compris au regard des conditions de la loi de 1991. L’annulation avait force de loi et, dans ces conditions, le requérant pouvait légitimement croire qu’il avait de bonnes chances d’obtenir la restitution des pièces.
Les règles relatives à la charge de la preuve doivent être interprétées à la lumière des exigences de proportionnalité inhérentes à l’article 1 du Protocole no 1, de manière à ne pas rendre ex ante impossible à un ayant droit la récupération de ses biens. Dès lors qu’il n’est pas contesté que les pièces sont entrées en la possession et sous la puissance de l’Etat défendeur, celui-ci avait, relativement à l’imposition de pareille « charge de la preuve », une obligation de coopération impliquant qu’il mène une enquête effective et intensive. On pourrait à cet égard considérer que le tribunal régional s’est lui-même livré à des investigations, mais il n’avait à sa disposition que des documents et un seul témoin. Il paraît évident qu’une inspection des archives et des coffres-forts de l’Etat n’a pas été effectuée. De surcroît, peut-on réellement exclure que la collection de pièces litigieuse ait atterri dans tel ou tel musée ? Je ne suis pas certain que les investigations menées par le tribunal régional justifient la conclusion que, dans le cadre de l’obligation pesant sur lui relativement à la « charge de la preuve », l’Etat a lui-même fait tout ce qui était nécessaire pour démontrer qu’il était effectivement impossible de retrouver les pièces. Certes, d’un point de vue juridique, il ne pèse pas sur l’Etat une responsabilité générale relativement à ce type de biens meubles, mais il existe au moins des exigences procédurales inhérentes à l’article 1 du Protocole no 1 auxquelles l’Etat doit satisfaire. J’estime que les juridictions de l’Etat défendeur n’ont pas entièrement respecté ces exigences procédurales.
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE STRÁŽNICKÁ
(Traduction)
Je regrette de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité de la Cour selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.
Pour les motifs énumérés ci-dessous, le requérant avait en effet, d’après moi, une « espérance légitime » de voir concrétiser sa créance de restitution.
1. La législation en matière de restitution fut adoptée dans le but affiché de porter remède à des injustices commises dans la période du 25 février 1948 au 1er janvier 1990 (« la période pertinente »). C’est ce que reflète au demeurant le libellé de l’article 1 de la loi de 1990 sur la réhabilitation judiciaire, aux termes duquel « la loi a pour objet de permettre l’annulation de condamnations pénales lorsque pareilles condamnations sont incompatibles avec les principes d’une société démocratique qui respecte les droits et libertés politiques consacrés par la Constitution et par les instruments internationaux (…) et d’assurer aux personnes ainsi condamnées leur réhabilitation sociale et un dédommagement financier adéquat (…) ». Quant à la loi de 1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires, elle se donnait explicitement pour objectif d’« atténuer les conséquences de certaines atteintes portées au droit de propriété et à d’autres droits [pendant la période pertinente] ». Elle définissait également les conditions entourant la présentation de demandes résultant de l’annulation de condamnations ayant entraîné des confiscations de biens, l’objet que pouvaient avoir pareilles demandes et les modalités de la réparation qu’elles pouvaient impliquer.
L’intention du législateur de « satisfaire les demandes de restitution essentiellement en rendant en nature les biens meubles et immeubles concernés ou en octroyant un dédommagement financier aux victimes » était aussi clairement exprimée dans les travaux préparatoires des deux lois de restitution précitées. Si une restitution des biens en cause n’était pas possible, ou si les documents pertinents n’étaient pas disponibles ou avaient été détruits, une compensation prenant la forme d’une indemnité était prévue. La possibilité de réclamer des dommages-intérêts au titre de la loi de 1969 sur la responsabilité de l’Etat n’était pas exclue (voir http://www.psp.cz/).
Les lois de restitution sont étroitement liées dans la définition de principes importants pour le rétablissement des valeurs démocratiques, telles l’état de droit et la protection juridique de la propriété privée, dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Le principe de l’état de droit est l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique. Inhérent à tous les articles de la Convention, il présuppose notamment que le droit national soit accessible, prévisible quant à ses effets et précis, de manière à garantir la
sécurité juridique aux justiciables. Si la Cour n’a pas principalement pour tâche d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il lui incombe assurément de vérifier si la façon dont le droit interne a été interprété et appliqué dans les cas soumis à son examen se concilie avec la Convention.
Les dispositions de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires fixant les conditions auxquelles des biens confisqués doivent être restitués aux ayants droit (article 5) ne sont pas suffisamment claires et précises en ce qui concerne les biens meubles.
Il reste donc à examiner si l’interprétation et l’application faites de ces dispositions par les juridictions nationales en l’espèce étaient conformes à l’intention initiale du législateur de ne pas exclure du droit à restitution les ressortissants du pays ayant leur résidence permanente dans celui-ci.
D’après moi, il est contraire au but des lois de restitution de proclamer l’existence d’un recours pour des atteintes ayant eu lieu dans la période pertinente et de supprimer en même temps l’intérêt légitime des ayants droit en faisant peser sur eux des exigences impossibles à remplir.
2. Eu égard au but poursuivi par les lois de restitution et à la définition de la notion d’ayant droit figurant aux articles 3 et 19 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires, la présente espèce se distingue clairement des précédentes affaires de restitution Brežny c. Slovaquie, no 23131/93, décision de la Commission du 4 mars 1996, Décisions et rapports 85-A, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, CEDH 2002-VII, et Jantner c. Slovaquie (déc.), no39050/97, 4 mars 2003. Premièrement, ces affaires concernaient des demandes de restitution de biens immeubles. Deuxièmement, il était clair dès le départ dans ces affaires que les demandeurs en restitution n’entraient pas dans la définition légale des ayants droit ou que les biens en cause avaient été exclus du champ d’application des lois pertinentes. Troisièmement, le respect des conditions légales de restitution (à savoir la citoyenneté et la résidence permanente) y dépendaient essentiellement des demandeurs, qui avaient des possibilités raisonnables d’y satisfaire.
En l’espèce, par contre, le requérant avait manifestement la qualité d’ayant droit au regard de la définition légale donnée par l’article 3 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires. Cela fut du reste reconnu par les juridictions nationales à tous les niveaux.
Le requérant remplissait également, à mon sens, les autres conditions de restitution, fixées aux articles 5 et 19 de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires.
L’intéressé fondait sa demande de restitution sur un arrêt de 1992 par lequel la Cour suprême avait entièrement réhabilité son père. Cette réhabilitation emportait annulation de la décision de confiscation des pièces litigieuses.
L’effet juridique d’une réhabilitation au titre de la loi sur la réhabilitation judiciaire est de réintégrer la personne réhabilitée dans sa situation antérieure. Dans le cas d’une confiscation de biens, cela implique la réintégration de la personne réhabilitée dans ses droits de propriété, et donc la reconnaissance à son profit d’une créance de restitution des biens en cause.
En l’espèce, le requérant était le successeur juridique de son père au regard de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires. Il était ainsi dépositaire du droit de son père à obtenir la restitution des pièces. C’est là une des raisons pour lesquelles je ne puis partager l’opinion de la majorité de mes collègues selon laquelle les lois de réhabilitation et la qualité d’ayant droit du requérant au regard de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires ne suffisaient pas à engendrer dans le chef de l’intéressé une espérance légitime de voir concrétiser sa créance. Son action avait après tout été accueillie par le tribunal de district en première instance, et l’on ne saurait considérer qu’elle était dénuée de toute chance de succès dans la phase ultérieure de la procédure.
3. Le point crucial en l’espèce consiste à déterminer si le requérant avait rempli la condition lui imposant d’« indiquer où les biens se trouv[aient] ». Cette condition est définie par la loi d’une manière générale, sans indication du moment auquel elle se rapporte.
Lorsqu’ils se sont penchés sur la question de savoir si le requérant avait satisfait à cette condition, le tribunal régional, en appel, et la Cour suprême, en cassation, ne tinrent pas compte de la circonstance que l’intéressé avait introduit son action en 1992 dans le but d’obtenir la restitution des pièces qui avaient été confisquées à son père en 1958 et qu’il se trouvait dans une situation de fait particulière puisqu’il ne savait pas du tout ce qu’il était advenu des pièces après leur confiscation.
A l’appui de son action, le requérant produisit des preuves documentaires montrant que les pièces avaient été transférées dans les locaux de l’administration régionale de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur à Bratislava. Il soumit également un inventaire détaillé des pièces signé par deux agents de l’institution en cause et par un expert assermenté qui avait identifié de manière précise les pièces de la collection et leur valeur numismatique. Il est plus qu’évident que le requérant n’a pas eu accès aux locaux du ministère pour retrouver la trace des pièces. Il ne pouvait donc être tenu pour responsable de ce qu’il en était advenu. De même, comme dans l’affaire Vasilescu c. Roumanie (arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions1998-III), les pièces demeurèrent sous la puissance exclusive de l’autorité publique, qui était responsable de leur conservation. Jusqu’aux constatations contenues dans les décisions rendues par le tribunal régional et par la Cour suprême en 1997 et en 1998 respectivement, le requérant pouvait légitimement présumer que les pièces se trouvaient entreposées dans les locaux d’un organe de l’Etat.
En fait, les juridictions nationales ont admis que le requérant avait la qualité d’ayant droit au regard de la législation pertinente et qu’il n’avait que des possibilités limitées de localiser les pièces. Nonobstant, dans leur appréciation de la cause, le tribunal régional et la Cour suprême ont interprété de manière stricte et très formaliste le droit pertinent, et ils ont rejeté l’action au motif que le requérant n’avait pas rempli la condition lui imposant d’indiquer où les biens meubles en question se trouvaient. Pour déterminer si cette condition avait ou non été remplie, l’une et l’autre juridiction se placèrent au moment de l’entrée en vigueur de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires et considérèrent que seuls les biens meubles identifiables individuellement pouvaient donner lieu à restitution. Le tribunal régional et la Cour suprême renversèrent ainsi le jugement qui avait été rendu en faveur du requérant en première instance. Dans ce jugement, le tribunal de district s’était notamment exprimé comme suit : « (…) En l’obligeant à établir que les pièces en cause se trouvent à leur dernier emplacement connu, le tribunal imposerait à l’intéressé une charge de la preuve dont il lui serait pratiquement impossible de s’acquitter. A l’inverse, (…) le ministère de l’Intérieur n’a ni établi que l’ancienne administration régionale de la sécurité publique à Bratislava ait transféré les pièces à une autorité distincte, ni suggéré que des preuves soient recueillies à cet effet (…) »
J’estime que c’est à bon droit que le tribunal de district considéra que le fait que le requérant avait indiqué auprès de quelle autorité de l’Etat les pièces avaient été déposées à l’époque de leur confiscation suffisait, dans les circonstances de l’espèce, pour autoriser la conclusion que l’intéressé avait satisfait à l’exigence légale litigieuse.
De surcroît, le tribunal régional estima que la procédure officielle applicable au traitement des biens confisqués n’avait pas été respectée et que c’était pour des raisons imputables aux autorités publiques que le requérant n’avait pas été en mesure de retrouver les pièces après leur dépôt dans les locaux du ministère. Le requérant s’est ainsi trouvé privé de toute possibilité de satisfaire à la condition légale en cause.
4. Il convient également de noter que devant les tribunaux slovaques le requérant réclamait à titre principal la restitution des pièces de son père et à titre subsidiaire des dommages-intérêts au titre de la loi sur la responsabilité de l’Etat et au titre des dispositions générales du code civil. Or les juridictions internes ne se penchèrent, pour finalement la rejeter, que sur son action fondée sur les lois de restitution. Ces lois ne prévoyaient aucune autre forme de compensation pour les biens meubles qui avaient été confisqués par l’Etat mais dont la restitution en nature était impossible. Ainsi, après avoir annulé le jugement du tribunal de district, le tribunal régional ne se prononça pas sur la demande subsidiaire du requérant tendant à l’obtention de dommages-intérêts au titre de la loi sur la responsabilité de l’Etat, qui prévoyait l’octroi d’une réparation dans les cas de mauvaise administration. Le tribunal régional ne statua pas davantage sur la demande subsidiaire du requérant tendant à l’obtention de dommages-intérêts au titre des dispositions générales du code civil relatives à l’enrichissement sans cause. En conséquence, le requérant n’obtint absolument aucune réparation. Non seulement cela soulève la question de l’effet réel des lois de restitution en ce qui concerne les biens meubles, mais cela pose un problème supplémentaire sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, dès lors qu’« un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 que dans des circonstances exceptionnelles » (Les saints monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 35, § 71).
5. La question essentielle dans la présente affaire concerne le point de savoir si la créance du requérant s’analysait en un « bien » au sens de la jurisprudence de la Cour et si l’intéressé avait une « espérance légitime » de voir concrétiser cette créance.
Je ne puis suivre la majorité lorsqu’elle déclare, au paragraphe 53 de l’arrêt, qu’aucun intérêt patrimonial du requérant n’a en l’espèce pâti du fait que celui-ci se serait fondé sur un acte juridique déterminé et que l’on ne peut donc considérer que l’intéressé avait une « espérance légitime » au sens décrit dans la jurisprudence constante de la Cour. La notion de biens a été étendue par la jurisprudence de manière à couvrir également des valeurs patrimoniales ne s’analysant pas en des droits de propriété (telles une sûreté réelle dans l’affaire Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, arrêt du 23 février 1995, série A no 306-B, et des créances civiles non encore entérinées par la justice dans les affaires Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, CEDH 2004-V).
D’après moi, le requérant avait un droit consacré par la loi à recouvrer les pièces litigieuses en conséquence de l’arrêt de la Cour suprême qui avait réhabilité son père. Cette décision établissait à suffisance un intérêt patrimonial concret procédant de la restauration du droit de propriété du père du requérant sur les pièces confisquées. Le requérant fondait sa demande de restitution sur les lois de restitution et il produisait à l’appui tous les documents disponibles. Eu égard à l’objet et au but des lois de restitution, il pouvait légitimement croire qu’il avait satisfait à toutes les exigences applicables. Il ne pouvait pas prévoir la mesure dans laquelle le tribunal régional et la Cour suprême feraient supporter le fardeau de la preuve dans la procédure.
Ainsi donc, le requérant avait une « espérance légitime » au sens de la jurisprudence de la Cour, de voir sa demande de restitution accueillie. Le rejet de cette demande s’analyse en une atteinte aux droits découlant pour l’intéressé de l’article 1 du Protocole no 1. Cette atteinte n’était pas nécessaire et elle n’était pas davantage conforme à la condition de proportionnalité.
6. La Cour a souligné à plusieurs reprises que le souci d’assurer un juste équilibre se reflète de la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69) et que cet équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter individuellement une charge excessive (arrêts James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98, p. 34, § 50, Les saints monastères, précité, p. 47, § 71).
Il y a litige entre les parties sur la question de savoir si en l’espèce la charge de la preuve pouvait être placée exclusivement sur le requérant, qui avait légitimement invoqué la responsabilité administrative de l’autorité de l’Etat auprès de laquelle les pièces confisquées avaient été déposées. Si les juridictions ont fait un effort pour recueillir des preuves quant au sort qui pouvait avoir été réservé aux pièces une fois celles-ci passées sous la puissance de l’Etat, j’éprouve toujours certains doutes relativement à la question de savoir si le ministère a accompli des démarches suffisantes et adéquates, au sens de la Convention, pour retrouver les biens en question.
Il est clair que la présente espèce met en jeu des intérêts publics et des intérêts privés qui tous paraissent légitimes. Il n’y a toutefois d’après moi aucun moyen de parvenir à un juste équilibre entre les deux catégories d’intérêts si les conditions de restitution sont d’emblée impossibles à remplir, que ce soit à cause de la manière dont le législateur les a définies ou à cause de la manière dont les juridictions nationales les interprètent et les appliquent.
7. L’application faite des dispositions pertinentes des lois de restitution par les juridictions nationales montre comment l’Etat a en l’espèce apprécié les intérêts en conflit. Même si l’on admet que l’Etat disposait d’une ample marge d’appréciation, la nécessité de maintenir un juste équilibre implique que la promotion de l’intérêt général n’aboutisse pas à l’imposition d’une charge excessive à un demandeur en restitution.
L’application stricte par les juridictions nationales de l’exigence aux termes de laquelle le requérant était supposé indiquer où les pièces se trouvaient à l’époque de l’entrée en vigueur de la loi sur les réhabilitations extrajudiciaires a revêtu un caractère formaliste et excessif. Elle était contraire à l’objet et aux buts des lois de réhabilitation et revenait à faire supporter au requérant individuellement une charge de la preuve insurmontable et donc disproportionnée. En conséquence de l’impossibilité pour lui de s’acquitter de cette charge de la preuve, l’intéressé fut débouté de son action, sans même que sa demande subsidiaire de dommages-intérêts au titre de la loi sur la responsabilité de l’Etat eût fait l’objet d’une décision concrète.
Ainsi donc, l’objet et le but de la loi de restitution ont été méconnus en l’espèce. Bien plus, le requérant a été victime de nouvelles atteintes, au sens des lois de restitution, puisqu’il a subi une humiliation du fait de la frustration injustifiée de son espérance légitime et éprouvé de la détresse du fait du litige et du rejet final de sa demande.
On ne peut, à partir des diverses décisions de justice soumises par le Gouvernement après l’audience devant la Grande Chambre, dégager aucune cohérence dans la jurisprudence des juridictions nationales relative à ce type de cas. Dans certaines des affaires mentionnées, des biens meubles ayant été enregistrés ou inventoriés dans des institutions culturelles de l’Etat, tels des musées, des galeries ou des bibliothèques, ont été restitués aux ayants droit essentiellement sur la base d’un accord de restitution entre le demandeur et l’institution publique concernée. Il apparaît que les juridictions n’insistent pas toujours comme elles l’ont fait en l’espèce sur l’exigence selon laquelle la demande de restitution doit porter sur des biens identifiables individuellement. Il convient de noter également que certains traits de la présente espèce la distinguent de l’affaire citée au paragraphe 24 de l’arrêt (« Le droit et la pratique internes pertinents »). Dans l’affaire en question, les ayants droit n’avaient identifié ni l’institution de l’Etat à laquelle la propriété des biens en question avait été transférée, ni les modalités du transfert, ni les biens meubles en tant que tels.
Dans la jurisprudence de la Cour qui s’est développée depuis 2000 on peut discerner une tendance à soumettre l’application du droit national au contrôle de la Cour. En ce qui concerne la primauté du rôle des autorités internes dans la résolution des problèmes d’interprétation de la législation nationale, la Cour a déclaré qu’une interprétation particulièrement formaliste et rigoureuse ne saurait se concilier avec les principes de la Convention (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 43, CEDH 2001-I, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 65, CEDH 2002-IV, et Bělěs et autres c. République tchèque, no 47273/99, §§ 51 et 60, CEDH 2002-IX).
Eu égard à ces considérations, j’estime que l’atteinte portée en l’espèce aux droits découlant pour le requérant de l’article 1 du Protocole no 1 a rompu le juste équilibre devant exister entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection des droits fondamentaux des individus.