CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 48629/08
présentée par Hubert CARON et autres
contre la France
La Cour européenne des droits de l‘homme (cinquième section), siégeant le 29 juin 2010 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Jean-Paul Costa,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva,
Ganna Yudkivska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 26 septembre 2008,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, MM. Hubert Caron, né en 1963 et résidant à Fonquevillers, Nicolas Duntze, né en 1950 et résidant à Cruviers Lascours, Guy Harasse, né en 1945 et résidant à Hudimesnil, Michel Laurent, né en 1947 et résidant à Chaumont sur Aire, René Louail, né en 1952 et résidant à Saint Mayeux, Dominique Mace, né en 1976 et résidant à Rennes, Pierre Machefert, né en 1948 et résidant à Chermignac, Léon Mertens, né en 1953 et résidant à Saint Mexant et Mme Geneviève Savigny, née en 1958 et résidant à Thoard, sont des ressortissants français. Ils sont représentés devant la Cour par Mes F. Roux, avocat à Montpellier, et M.‑C. Etelin, avocate à Toulouse.
A. Les circonstances de l‘espèce
Les faits de la cause, tels qu‘ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants sont agriculteurs et viticulteurs, à l‘exception de l‘un d‘entre eux qui est salarié du monde agricole. Ils sont originaires de diverses régions de France et sont tous adhérents ou sympathisants de la Confédération paysanne, un des principaux syndicats agricoles français.
Le 21 juillet 2003, la décision fut prise lors d‘une réunion de la Confédération paysanne de « neutraliser » des parcelles de maïs transgénique, c‘est-à-dire d‘en enlever les fleurs mâles et femelles afin d‘éviter toute dissémination.
Le choix des parcelles visées se fit grâce aux informations disponibles sur le site internet du ministère de l‘Agriculture et l‘un des requérants réserva un car pour permettre le transport des militants sur le site.
Le 23 juillet 2003, les requérants participèrent, parmi une soixantaine de manifestants, à la « neutralisation » de parcelles de plants de maïs génétiquement modifiés situées à Guyancourt, dans les Yvelines, sur le site du Groupe d‘Etude et de contrôle des Variétés et des Semences (GEVES).
Les requérants précisent que cette action s‘inscrit dans le cadre plus large de celles menées par le collectif des « Faucheurs volontaires », un mouvement opposé aux cultures d‘organismes génétiquement modifiés (OGM) en plein champ. La manifestation du 23 juillet 2003 consistait donc en une « action symbolique » dont la finalité principale était d‘alerter l‘opinion publique et d‘interpeller les autorités sur la question des essais de cultures d‘OGM en plein champ et sur les conséquences de tels essais sur l‘environnement et la santé des personnes.
Les requérants furent interpellés le jour même, poursuivis et renvoyés devant le tribunal correctionnel de Versailles pour destruction, dégradation ou détérioration de biens appartenant à autrui, et ce en réunion.
Devant les juges du fond, ils firent valoir qu‘ils avaient agi en « état de nécessité » compte tenu du danger et de l‘atteinte au droit à un environnement sain causés par les essais en plein champ de plants d‘OGM. Ils soulignèrent également que ces essais étaient contraires à la directive communautaire no 2001/18/CE du 12 mars 2001, dont l‘absence de transposition en droit interne avait déjà été condamnée par la Cour de justice des Communautés européennes.
Par un jugement du 12 janvier 2006, le tribunal correctionnel de Versailles relaxa les requérants aux motifs que les conditions de l‘état de nécessité étaient réunies – en raison notamment du « danger actuel et certain à l‘égard des agriculteurs et des consommateurs » résultant de la diffusion de gènes modifiés – et que les requérants ne disposaient par ailleurs d‘aucun moyen judiciaire pour obtenir satisfaction.
Ce jugement fut toutefois infirmé, le 22 mars 2007, par la cour d‘appel de Versailles qui estima que les requérants n‘étaient « pas au contact d‘un événement menaçant devant être immédiatement neutralisé pour la sauvegarde de leur propre personne ou de leur bien réparti, en l‘occurrence, sur l‘ensemble du territoire national » et que l‘état de nécessité ne pouvait dès lors être invoqué. Elle condamna en conséquence les requérants à trois mois d‘emprisonnement avec sursis et à une amende de 1000 euros chacun.
Les requérants saisirent la Cour de cassation qui rejeta leurs pourvois par un arrêt du 27 mars 2008.
B. Le droit interne pertinent
L‘état de nécessité constitue en droit interne un fait justificatif prévu par l‘article 122‑7 du code pénal, ainsi libellé :
« N‘est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s‘il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ».
GRIEFS
1. Invoquant les articles 2 et 8 de la Convention, les requérants contestent leur condamnation pénale dans la mesure où leur action, intervenant dans le contexte du débat sur les OGM, aurait été rendue nécessaire par l‘atteinte à l‘environnement et à la santé publique constituée par les essais de telles cultures en plein champ. Ils estiment également avoir été personnellement exposés à un danger actuel ou imminent pour leur santé et leur environnement en raison du caractère selon eux inévitable et irréversible de la contamination des plantes non OGM par les plantes OGM. Ils ajoutent à cet égard que l‘Etat a failli à prendre les mesures nécessaires à la protection de leur droit à vivre dans un environnement sain et qu‘ils ont dès lors agi en état de nécessité.
2. Invoquant également l‘article 1 du Protocole no 1, ils se plaignent de ce que les cultures d‘OGM se disséminent dans l‘environnement et contaminent les autres cultures, portant ainsi atteinte au droit de propriété des agriculteurs traditionnels et biologiques. Sur le même fondement, ils estiment par ailleurs qu‘en permettant une telle contamination, le GEVES a abusé de son droit de propriété.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent de manière générale de l‘atteinte à leur santé et à leur environnement causée par les OGM. Ils se plaignent également plus particulièrement de leur condamnation pénale suite à leur participation à la « neutralisation » de parcelles de maïs transgénique, laquelle participation s‘inscrivait, selon eux, dans le contexte du débat sur les OGM. Ils invoquent les articles 2 et 8 de la Convention, lesquels sontlibellés comme suit :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d‘une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. (…) »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d‘une autorité publique dans l‘exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu‘elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l‘ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d‘autrui. »
La Cour observe d‘emblée que, bien que les requérants soulignent que leur action s‘inscrivait dans le contexte général du débat sur la question de l‘impact des OGM sur la santé et l‘environnement, ils ne se plaignent nullement, comme cela avait été le cas dans d‘autres affaires portées devant la Cour (voir notamment Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998–VII) de ce que leur arrestation ou leur condamnation pénale auraient enfreint leur droit à la liberté d‘expression. Ils se plaignent uniquement d‘avoir été condamnés pour une action menée principalement dans l‘intérêt collectif de la communauté pour pallier la carence de l‘Etat à garantir la santé publique et le droit à vivre dans un environnement sain.
La Cour considère dès lors que la question soulevée est celle de savoir si les articles 2 et 8 sont applicables en l‘espèce quand bien même l‘impact des OGM sur l‘environnement et la santé des personnes n‘a pas encore pu, en l‘état des connaissances scientifiques actuelles, être clairement déterminé.
Elle n‘estime toutefois pas nécessaire de trancher cette question dans la mesure où ce grief est irrecevable pour les raisons suivantes.
S‘agissant d‘abord du volet du grief relatif à l‘atteinte à la santé et à l‘environnement des requérants, la Cour rappelle que pour pouvoir se prétendre victime d‘une violation, au sens de l‘article 34 de la Convention, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n‘envisage pas la possibilité d‘engager une actio popularis aux fins de l‘interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n‘autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d‘une disposition de droit interne simplement parce qu‘il leur semble, sans qu‘ils en aient directement subi les effets, qu‘elle enfreint la Convention (voir notamment Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §§ 33‑34, 29 avril 2008, Sejdić et Finci c. Bosnia et Herzegovina [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, 22 décembre 2009). Ce principe s‘applique aussi aux événements ou décisions qui seraient contraires à la Convention (Fairfield c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI).
En l‘espèce, la Cour note que les requérants affirment clairement que la finalité première de leur action était la défense de l‘intérêt collectif. En effet, ils se contentent de se plaindre in abstracto des effets des OGM sur l‘environnement et la santé publique et d‘affirmer être exposés à un risque en raison de la contamination des plantes non OGM par les plantes OGM. Ils s‘abstiennent toutefois d‘expliquer en quoi ils auraient été personnellement affectés, dans leur santé et leur vie privée et familiale, par les OGM cultivés dans les parcelles neutralisées.
La Cour observe par ailleurs, à l‘instar des juridictions internes, qu‘aucun des requérants ne réside à proximité de ces parcelles puisqu‘aucun d‘entre eux n‘habite dans le département des Yvelines et que tous se sont spécialement déplacés à Guyancourt en car dans le cadre d‘une action collective organisée par la Confédération paysanne. Dès lors, il ne semble exister aucune proximité géographique entre les parcelles d‘OGM neutralisées par les requérants et leur domicile ou leur zone d‘activité agricole ou viticole.
Enfin, les requérants n‘allèguent aucunement que le choix des parcelles ait reposé sur la nécessité de mettre fin aux effets directs ou indirects que celles-ci pourraient avoir sur leur santé ou leur vie privée et familiale. Il ressort au contraire des éléments du dossier que ce choix résulte essentiellement de considérations pratiques, à savoir la disponibilité et l‘accessibilité des informations en permettant la localisation sur le site internet du ministère de l‘Agriculture.
Dans ces circonstances, la Cour estime que cette partie du grief relève de l‘actio popularis et que les requérants ne sauraient être considérés comme des victimes, au sens de l‘article 34 de la Convention, des violations alléguées.
S‘agissant ensuite du volet du grief relatif à la condamnation pénale des requérants, la Cour souligne qu‘en l‘espèce ni l‘article 2, ni l‘article 8 ne peuvent avoir pour effet d‘affranchir les requérants de leur responsabilité pénale pour des actes délictueux.
En effet, cette responsabilité a été reconnue par les juridictions internes et notamment par la cour d‘appel qui a estimé, par un raisonnement détaillé et qui n‘apparait pas entâché d‘arbitraire, que l‘action litigieuse ne pouvait pas être justifiée par le principe de précaution et que l‘état de nécessité ne pouvait pas davantage être invoqué.
En conséquence, le grief tiré des articles 2 et 8 de la Convention doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l‘article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Les requérants se plaignent de l‘atteinte au droit de propriété des agriculteurs traditionnels et biologiques résultant de la contamination par les OGM des autres cultures. Ils invoquent l‘article 1 du Protocole no 1 dont les dispositions se lisent comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d‘utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu‘ils jugent nécessaires pour réglementer l‘usage des biens conformément à l‘intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d‘autres contributions ou des amendes. »
La Cour constate que les requérants se plaignent de manière générale de la dissémination des OGM sur les cultures traditionnelles et biologiques sans pour autant faire valoir que leurs propres cultures ou vignes seraient directement affectées, lesquelles ne se trouvent du reste pas à proximité géographique des parcelles neutralisées.
Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant le premier volet du grief tiré des articles 2 et 8 de la Convention, la Cour considère que les requérants ne sauraient davantage se prétendre victimes d‘une violation sur le fondement de l‘article 1 du Protocole no 1.
Il s‘ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l‘article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l‘article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l‘unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Claudia WesterdiekPeer Lorenzen
GreffièrePrésident