DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 49636/99
présentée par Yamina CHEVROL
contre la France
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 4 juin 2002 en une chambre composée de
MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 4 mars 1996,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Mme Yamina Chevrol, est une ressortissante française, née en Algérie en 1942 et résidant à Aubagne.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 17 février 1987, la requérante, médecin, disposant du diplôme d’Etat algérien de docteur en médecine obtenu en 1969 à l’université d’Alger, sollicita son inscription au tableau du conseil départemental de l’ordre des médecins des Bouches-du-Rhône.
Le conseil départemental rejeta sa demande au motif que, bien que française, elle ne disposait pas du diplôme français de docteur en médecine, la renvoyant dans le cadre et l’application de l’article L 356-2 du code de la santé publique. La requérante sollicita une dizaine de fois cette autorisation du ministre de la santé mais en vain.
Le 1er juin 1995, l’intéressée renouvela sa demande devant le même conseil départemental en se réclamant de l’application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie dites « accords d’Evian » et notamment de la déclaration de principe relative à la coopération culturelle dont l’article 5 du titre I stipule :
« les grades et diplômes d’enseignement délivrés en Algérie et en France, dans les mêmes conditions de programmes, de scolarité et d’examens, sont valables de plein droit dans les deux pays ».
Sa demande fut rejetée le 16 juin 1995.
Le 13 février 1996, la requérante présenta auprès du conseil national de l’ordre des médecins une demande d’annulation de la décision, en date du 17 décembre 1995, par laquelle le conseil régional de Provence-Côte-d’Azur-Corse a rejeté sa requête tendant à l’annulation du refus d’inscription à son tableau que lui a opposé le conseil départemental des Bouches du Rhône.
Par décision du 20 mars 1996, la section disciplinaire du conseil national de l’ordre des médecins rejeta la requête au motif notamment que les énonciations de l’article 5 des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, relatives à l’Algérie, ne sauraient à elles seules ouvrir le droit d’exercer la médecine en France à tous les diplômés de l’université algérienne ayant obtenu leur diplôme postérieurement à cette date et ne sauraient, par suite, fonder une demande d’inscription.
Le 3 juin 1996, la requérante forma un recours pour excès de pouvoir contre cette décision auprès du Conseil d’Etat.
Le 29 octobre 1998, à la demande du Conseil d’Etat, le ministère des Affaires étrangères, Direction des affaires juridiques, fit part de ses observations sur le recours de la requérante. Le mémoire fut ainsi rédigé :
« Ce recours appelle de ma part les observations suivantes, qui comme vous en avez émis le souhait, portent sur les stipulations de l’article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962 relative à la coopération culturelle entre la France et l’Algérie, figurant au nombre des déclarations constituant les accords d’Evian.
1. La nature de ces stipulations
Le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, a déjà eu à se prononcer sur la nature des stipulations contenues dans les accords d’Evian. Faisant sienne la position du Département, il avait estimé que ces accords constituent une convention internationale (CE 31 janvier 1969 Sieur Moraly).
2. L’applicabilité de ces stipulations
Les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ont, après avoir fait l’objet d’une approbation par voie référendaire, lors du scrutin du 8 avril 1962, été publiées au Journal officiel, dans son édition du 20 mars 1962. Elles sont entrées en vigueur le 3 juillet 1962 avec l’échange de lettres entre le Président de la République Française et le Président de l’Exécutif provisoire de l’Etat algérien.
Aucun acte n’en ayant suspendu, ni n’étant revenu sur leur contenu, lesdites stipulations doivent être regardées comme en vigueur les 17 décembre 1995 et 20 mars 1996, dates auxquelles les décisions litigieuses (…) ont été prises.
Cependant la condition de réciprocité posée à l’article 55 de la Constitution ne pouvait être regardée comme remplie à la même époque, puisque les stipulations dont il s’agit n’étaient pas mises en œuvre par les autorités algériennes, lorsqu’elles étaient saisies de demandes de ressortissants français titulaires de diplômes délivrés en France. Elles ne sont donc pas susceptibles de s’appliquer aux faits de l’espèce.
3. A titre subsidiaire, la portée de ces stipulations
Les stipulations de l’article 5-1 de la déclaration (…) posent le principe d’une équivalence de plein droit entre diplômes français et algériens, sous réserve du caractère similaire des cursus suivis, et ce, sans qu’il soit besoin de textes d’application.
Lesdites stipulations apparaissent, en raison notamment de la précision de leur contenu et de l’absence de renvoi à un acte d’application, comme étant pourvues d’un effet direct.
Pour autant, elles ne sauraient être regardées comme instaurant un droit inconditionnel pour les titulaires de diplômes de médecine algériens à obtenir leur inscription au tableau de l’ordre des médecins français. Pour apprécier les candidatures à l’inscription (…), il convient de se reporter au droit interne en vigueur, notamment aux dispositions de l’article L 356 et suivants du code de la santé publique, dont les exigences excèdent, pour les ressortissants étrangers, la production d’un diplôme de médecine français ou d’un diplôme reconnu équivalent, puisque les postulants doivent en outre se soumettre à des épreuves d’aptitude professionnelle ».
Dès connaissance de ces observations, la requérante produisit au Conseil d’Etat des attestations émanant de diverses autorités algériennes et établissant la reconnaissance de la validité de plein droit en Algérie des diplômes obtenus en France par des praticiens français.
Par arrêt du 9 avril 1999, le Conseil d’Etat rejeta la requête dans les termes suivants :
(…) En ce qui concerne le moyen tiré de l’article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962 relative à la coopération culturelle entre la France et l’Algérie
(…) Considérant qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution : les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ; qu’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier si et dans quelle mesure les conditions d’exécution par l’autre partie d’un traité ou d’un accord sont de nature à priver les stipulations de ce traité ou de cet accord de l’autorité qui leur est conférée par la constitution ; que, par des observations produites le 2 novembre 1998, le ministre des affaires étrangères a fait savoir que les stipulations précitées de l’article 5 de la déclaration relative à la coopération culturelle entre la France et l’Algérie ne pouvaient être regardées comme ayant été en vigueur à la date de la décision attaquée dès lors que, à cette date, la condition de réciprocité posée à l’article 55 de la Constitution n’était pas remplie ; que, par suite, la requérante n’est pas fondée à invoquer ces stipulations ;
En ce qui concerne les autres moyens
(…) Considérant que si la requérante soutient que la section disciplinaire du Conseil national de l’ordre des médecins a méconnu la directive du conseil des communautés européennes du 21 décembre 1988 relative à la reconnaissance des diplômes, elle n’apporte à l’appui de ce moyen aucune précision de nature à permettre d’en apprécier le bien-fondé ; que la recommandation du 21 décembre 1988 du conseil des communautés européennes ne crée pas d’obligations aux Etats membres dont [la requérante] pourrait se prévaloir ;
Considérant que, dès lors que [la requérante] ne justifiait ni de la délivrance du diplôme français d’Etat de docteur en médecine ou de celle d’un des diplômes énumérés à l’article L 356 du code de la santé publique, ni de l’autorisation ministérielle spéciale prévue par l’article L 356 (…) pour les titulaires de diplômes étrangers, elle ne pouvait prétendre à son inscription au tableau ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la section disciplinaire n’aurait pas tenu compte de ses aptitudes et de ses fonctions hospitalières et universitaires est inopérant ; (…) »
Par décision du 12 avril 1999, le conseil national de l’ordre des médecins des Bouches-du-Rhône a inscrit la requérante au tableau.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
Constitution
Article 55
« Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».
Jurisprudence
Par une décision du 31 janvier 1969, le Conseil d’Etat (dans une décision Société Moraly Rec. p. 51) a jugé que les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 doivent être regardées comme constituant une convention internationale. La haute juridiction a affirmé ce point alors qu’elle avait procédé à un renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères pour interpréter la portée de ces déclarations. Le Conseil d’Etat confirma sa jurisprudence sur ce point, y compris lorsqu’il abandonna la pratique du renvoi préjudicel en matière d’interprétation d’un traité international. En effet, la question de l’interprétation d’un traité international, dont le contenu est ambigu ou incertain, fut longtemps considéré par le Conseil d’Etat comme une matière n’entrant pas le champ d’application de ses compétences car il assimilait celle-ci à un acte de gouvernement non détachable des relations internationales et insusceptible de recours contentieux. La pratique du renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères a été abandonnée et le Conseil d’Etat interprète désormais lui-même les accords internationaux et, s’il recueille l’avis du pouvoir exécutif, ne se tient pas pour lié par lui (voir l’arrêt du Conseil d’Etat G.I.S.T.I. du 29 juin 1990, Rec. p. 170 et l’arrêt de la Cour dans l’affaire Beaumartin c. France du 24 novembre 1994, série A no 296-B).
Ce revirement de jurisprudence n’a pas eu lieu en ce qui concerne la mise en oeuvre de la réserve de réciprocité prévue à l’article 55 de la Constitution. En effet, le Conseil d’Etat a considéré qu’il ne lui appartenait d’apprécier si et dans quelles mesure les conditions d’exécution par l’autre partie d’un traité ou d’un accord sont de nature à priver les stipulations de ce traité ou de cet accord de l’autorité qui leur est conférée par la Constitution (voir les arrêts d’assemblée Rekhou et Ministre du Budget contre Mme Veuve Belil du 29 mai 1981, Rec. p. 200 et l’arrêt Ministre du Budget contre Nguyen Van Gio du 27 février 1987, Rec p. 77). Ce sont les seuls arrêts, avec celui-de l’espèce, dans lequels le Conseil d’Etat s’est prononcé sur les modalités de mise en œuvre de la clause de réciprocité et le maintien de l’obligation de renvoi préjudicel au ministre des Affaires étrangères.
La Cour de cassation, saisie d’une question de réciprocité, a dans un premier temps fait prévaloir la même solution que celle préconisée par le Conseil d’Etat (Cass. Crim 29 juin 1972, Males, Bull no 227). Puis, elle a précisé par la suite qu’en l’absence d’initiative prise par le Gouvernement pour dénoncer une convention ou suspendre son application, il n’appartient pas aux juges d’apprécier le respect de la condition de réciprocité prévue dans les rapports entre Etats par l’article 55 de la Constitution (cass, 1reciv. 6 mars 1984, Mme Kappy, épouse Lisak). Cette jurisprudence a été constamment maintenue depuis lors (Cass. 1re civ. ordre des avocats près la cour d’appel de Paris contre Aït Kaci, 16 février 1994, Bull no 65; N’guyen Duy Thong contre Conseil de l’ordre des avocats de la Seine Saint Denis, 23 mars 1994).
GRIEF
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la violation de son droit à un procès équitable en raison de l’ingérence du pouvoir exécutif dans les compétences juridictionnelles du Conseil d’Etat. L’interposition de l’autorité ministérielle fut, selon elle, décisive pour l’issue du contentieux juridictionnel et ne se prêtait à aucun recours de sa part.
EN DROIT
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la violation de son droit à un procès équitable en raison de l’ingérence du pouvoir exécutif dans les compétences juridictionnelles du Conseil d’Etat.
L’article 6 § 1 de la Convention dispose dans ses parties pertinentes ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
Le Gouvernement rappelle que la Cour a considéré que, pour répondre aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, un tribunal doit, d’une part exercer une pleine juridiction et, d’autre part, être indépendant des parties au litige et de l’exécutif (il se réfère à l’arrêt Beaumartin précité).
L’exercice de la plénitude de juridiction par un tribunal suppose que celui-ci ne renonce à aucune des composantes de la fonction de juger. Dans l’affaire Belilos c. Suisse (l’arrêt du 29 avril 1998, série A no 132), la Cour a ainsi relevé « qu’un tribunal se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel », lequel consiste « à trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée toute question relevant de sa compétence ». Il résulte de cette affirmation, selon le Gouvernement, qu’un tribunal ne peut être regardé comme exerçant plénitude de juridiction que s’il tranche l’ensemble des questions de fait et de droit relevant de sa compétence naturelle. Or la solution dégagée dans l’affaire Beaumartin démontre que les questions d’interprétation des normes internationales, comme des normes nationales, entrent dans le champ de cette compétence. La question est donc de savoir si le plein exercice de cette compétence suppose également l’examen de la question d’application réciproque des accords internationaux.
L’indépendance du tribunal des parties et de l’exécutif implique que, s’agissant d’une question qui entre dans la compétence du tribunal, la solution d’un litige ne saurait lui être dicté ni par l’une des parties ni par une autorité relevant de l’exécutif. C’est d’ailleurs sur ce fondement, rappelle le Gouvernement, que la Cour a censuré le caractère obligatoire du renvoi au ministre des Affaires étrangères pour l’interprétation d’une convention internationale dans l’affaire Beaumartin. Selon lui, l’exigence d’indépendance impliquerait que si une juridiction est libre d’organiser auprès des parties ou d’autres personnes les consultations qui lui paraissent nécessaires à son information, elle ne peut s’estimer tenue par l’avis exprimé par l’une d’entre elles sur un point que l’exercice de sa pleine de juridiction lui impose de trancher elle-même.
En l’espèce, le Gouvernement propose de trancher deux questions :
1) l’appréciation de l’application réciproque d’un accord international par un Etat étranger est-elle une composante nécessaire de la fonction de juger ;
2) le juge peut-il légitimement s’en remettre à l’appréciation portée, sur cette question précise, par une autorité gouvernementale ?
i. Selon le Gouvernement, l’appréciation de la condition de réciprocité prévue à l’article 55 de la Constitution ne peut être regardée comme une composante naturelle de la fonction de juger. Il soutient que l’argumentation de la requérante repose sur la transposition à son affaire de la solution adoptée par la Cour dans l’affaire Beaumartin mais qu’elle est inexacte au motif que la fonction d’interprétation d’une norme internationale ne peut être assimilée à l’appréciation de la condition de réciprocité. Elle n’entre pas dans la compétence naturelle du juge.
Certes, l’interprétation de la norme de droit est l’une des missions essentielles du juge, dont il ne peut se départir, sans « mutiler » la fonction de juger. Aucune raison pratique ne s’oppose à ce que le juge interprète une norme internationale, car l’interprétation relève d’une démarche intellectuelle pour laquelle il est aussi qualifié que l’autorité administrative qui a négocié l’engagement international. En ce domaine, l’expertise technique de la juridiction ne saurait être tenue pour inférieure à celle de l’administration et cette dernière peut, en tant que de besoin, faire connaître au juge les intentions qui ont été celles des parties au moment de la négociation et de la conclusion de l’engagement international en cause. C’est sur ce constat de la nature particulière de la fonction d’interprétation que repose l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat dans l’affaire G.I.S.T.I. qui, devançant la solution qu’allait retenir la Cour dans l’affaire Beaumartin, a mis fin à la pratique du renvoi préjudiciel au ministre des Affaires étrangères pour l’interprétation des accords internationaux.
Il existe donc, selon le Gouvernement, une importante différence de nature entre la fonction d’interprétation de la norme de droit et celle de l’appréciation de la condition de réciprocité prévue à l’article 55 de la Constitution. Et c’est cette différence qui aurait conduit le Conseil d’Etat à ne pas étendre à la question de l’application réciproque la solution, conforme à l’arrêt Beaumartin, qu’il avait consacrée dans l’affaire Gisti à propos de l’interprétation des conventions internationales.
L’appréciation de la condition de réciprocité de l’article 55 revient à constater, avec effet rétroactif, l’applicabilité – ou l’inapplicabilité – d’un engagement international, à partir d’informations relatives au comportement d’un Etat étranger. Une telle démarche serait étrangère à la mission naturelle du juge pour les raisons suivantes.
Cette démarche consiste, en premier lieu, à porter une appréciation sur l’attitude d’un Etat étranger. La juridiction des tribunaux français ne s’exerce qu’exceptionnellement à l’égard des autorités étrangères. Leurs agissements échappent le plus souvent à la compétence territoriale de ces juridictions. Celles-ci bénéficient d’immunités qui font obstacle à certaines actions engagées à leur encontre et le juge restreint de lui-même son contrôle à l’égard d’actes qu’ils n’estime pas détachables de la conduite des relations internationales (CE, Ass, Association Greenpeace, 29 sept. 1995, Rec p. 347). Dans un tel contexte, le Gouvernement estime que l’appréciation du comportement d’un Etat étranger se rattache plus naturellement à la mission des autorités diplomatiques qu’à l’office du juge. Au surplus, le ministre des affaires étrangères est le mieux placé pour obtenir, par le biais de son réseau diplomatique, les informations permettant de caractériser le comportement du ou des Etats en matière d’application réciproque des engagements internationaux conclus avec la France.
La deuxième raison de cette démarche particulière qu’est l’appréciation de la réciprocité consiste dans le fait que les effets qui s’y attachent sont comparables à ceux produits par la suspension unilatérale de cet engagement. L’affirmation du ministre selon laquelle une convention internationale ne faisait pas à l’époque des faits de l’espèce l’objet d’une application réciproque de la part d’une autre partie a pour conséquence que cette convention est regardée, avec effet rétroactif, comme ayant été inapplicable à cette époque. L’application de l’engagement international souscrit par l’Etat français se trouve donc remise en cause de la même façon que si les autorités françaises en avaient décidé unilatéralement la suspension. Du point de vue de ses effets, l’appréciation de la réciprocité se rattache donc également à la sphère diplomatique.
ii. Dès lors que l’appréciation de la condition de réciprocité échappe à la compétence naturelle du juge, le fait que celui-ci s’en remette à l’appréciation portée par le ministre sur ce point ne peut être tenu pour contraire à l’article 6 § 1.
Si la jurisprudence de la Cour impose au juge de se montrer indépendant de l’exécutif dans l’exercice de sa mission naturelle, elle n’impose pas que son contrôle s’étende à des aspects du litige qui échappent à cette compétence. A la différence de l’affaire Beaumartin, le Conseil d’Etat ne devait pas, en l’espèce, résoudre un « problème juridique » qui lui était posé. Il a exercé pleinement sa juridiction sur les autres points en litige du cas d’espèce qu’il lui appartenait de trancher.
En conclusion, le Gouvernement considère que le fait pour le Conseil d’Etat de s’en remettre au ministre des affaires étrangères pour ce qui concerne l’appréciation de la condition de réciprocité prévue à l’article 55 de la Constitution ne peut constituer une violation des prévisions de l’article 6 § 1 de la Convention.
La requérante relève que, à l’instar des faits d’espèce de l’arrêt Beaumartin, c’est le Conseil d’Etat qui a demandé de manière unilatérale et sans possibilité de recours, au ministre des affaires étrangères de statuer sur l’applicabilité d’un traité international en France. Et ce, alors que la question de l’application des dispositions des Accords d’Evian était décisive pour l’issue du contentieux juridictionnel.
Par ailleurs, la requérante rappelle que la fonction de juger doit passer par la détermination des règles applicables à un litige. Il revient au juge de déterminer le bloc de légalité qui s’appliquera à un litige particulier. Ainsi, le juge sera amené à appliquer aussi bien des règles internes qu’internationales. Juger c’est avant tout apprécier les éléments apportés par les parties mais également l’ensemble des autres éléments du litige et notamment les règles applicables. Ainsi, si le juge a besoin de recourir au ministre des Affaires étrangères, il doit obligatoirement apprécier la réponse qui lui sera communiquée. Le juge ne peut s’estimer lié par la réponse donnée par l’exécutif puisque la solution du litige peut en dépendre. En cas contraire, il n’apprécie pas les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance et n’a donc pas plénitude de juridiction.
La requérante relève que plusieurs éléments apportés au débat tendaient à démontrer que les accords d’Evian ont été appliqués par le Gouvernement algérien. Elle cite plusieurs attestations des ministères algériens qui portent équivalence des diplômes et consacrent l’équivalence du doctorat de médecine délivré par les universités françaises au doctorat de médecine délivrés par les universités de médecine algériennes. Elle cite également 27 arrêtés, édictés de 1963 à 1973 par le ministère français de l’éducation nationale, dont 10 relatifs à des diplômes médicaux, qui ont consacré et validé comme valables de plein droit sur le territoire de la république française 843 diplômes ou titres délivrés par l’université d’Alger au titre des années universitaires 1962/1963 et 1971/1972, en application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie. Selon la requérante, un débat à propos de ces éléments aurait permis d’avoir une solution différente au litige.
La requérante fait enfin une distinction entre les actes de Gouvernement, qui échappent à tout contrôle juridictionnel (par exemple, la décision du président de la République de reprendre les essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa citée par le Gouvernement plus haut) et d’autres actes ayant un rapport avec les relations internationales qui sont sortis de ce bloc des actes du Gouvernement pour rejoindre le groupe des actes contrôlables. Tel est le cas par exemple des décisions d’extradition. Tel serait également le cas de l’appréciation de l’applicabilité des traités internationaux sur le territoire français. Des conventions internationales prévoient les conditions requises pour qu’un traité soit applicable et donc invocable par un requérant. De même, en droit français, une disposition encadre l’invocabilité d’une disposition internationale : l’article 55 de la Constitution posant la condition de publication et la condition de réciprocité. Il peut recourir au ministère des Affaires étrangères, un peu comme il recourait à un expert, mais il ne doit en aucun cas s’arrêter aux précisions apportées par le ministre. Il existe donc un bloc juridique qui permet au juge de pouvoir statuer pleinement sur la question litigieuse. En effet, comme l’a indiqué le Gouvernement, la réponse du ministre est politique et en aucun cas juridique et le Conseil d’Etat doit juger du droit et non de la politique.
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
A.B. Baka
Président
S. Dollé
Greffière