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CEDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres contre Turquie, req. n° 19392/92

Citer : Revue générale du droit, 'CEDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres contre Turquie, req. n° 19392/92, ' : Revue générale du droit on line, 1998, numéro 56936 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=56936)


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Décision citée par :
  • Christophe De Bernardinis, B. Le juge constitutionnel et les droits fondamentaux consacrés par la ConvEDH


AFFAIRE PARTI COMMUNISTE UNIFIÉ DE TURQUIE ET AUTRES c. TURQUIE

(133/1996/752/951)

ARRÊT

STRASBOURG

30 janvier 1998

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.

 

Liste des agents de vente

 

 

Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,

  B-1000 Bruxelles)

 

Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher

  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)

 

Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat

  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)

 

SOMMAIRE[1]

Arrêt rendu par une grande chambre

Turquie – dissolution d’un parti politique par la Cour constitutionnelle

I.article 11 de la convention

A.Applicabilité de l’article 11

Libellé de l’article 11 : syndicats ne sont qu’un exemple parmi d’autres de la forme que peut prendre l’exercice du droit à la liberté d’expression.

Les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie – eu égard à l’importance de celle-ci dans le système de la Convention, ils relèvent sans aucun doute de l’article 11.

Une association ne se trouve pas soustraite à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d’un Etat et appeler des mesures restrictives – article 1 de la Convention : ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l’empire de la Convention – l’organisation institutionnelle et politique des Etats membres doit respecter les droits et principes inscrits dans la Convention – conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits individuels : inhérente au système de la Convention.

Protection de l’article 11 : s’étend à toute la durée de vie des associations, leur dissolution par les autorités devant satisfaire aux exigences du paragraphe 2.

B.Observation de l’article 11

1.Existence d’une ingérence

Dans le chef des trois requérants.

2.Justification de l’ingérence

a) « Prévue par la loi »

Non contesté.

b)But légitime

Protection de la « sécurité nationale ».

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i.Principes généraux

L’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 – en tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11.

Contribution irremplaçable des partis politiques au débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique.

Démocratie: élément fondamental de « l’ordre public européen » – préambule à la Convention : lien très clair entre la Convention et la démocratie – démocratie : unique modèle politique envisagé par la Convention et compatible avec elle – certaines dipositions de la Convention reconnues par la Cour comme caractéristiques de la société démocratique.

Exceptions visées à l’article 11 : appellent, à l’égard de partis politiques, une interprétation stricte – marge d’appréciation réduite, doublée d’un contrôle européen rigoureux.

ii.Application au cas d’espèce

TBKP dissous sur la seule base de ses statuts et programme, avant même d’avoir pu entamer ses activités.

Nom que se donne un parti politique : ne saurait, en principe, justifier une mesure aussi radicale que la dissolution, à défaut d’autres circonstances pertinentes et suffisantes – absence d’éléments propres à démontrer qu’en choisissant de s’appeler « communiste », le TBKP avait opté pour une politique qui représentait une réelle menace pour la société ou l’Etat turcs.

Programme du TBKP quant aux citoyens d’origine kurde – une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés.

Absence d’éléments permettant de conclure, en l’absence de toute activité du TBKP, à une quelconque responsabilité de celui-ci pour les problèmes que pose le terrorisme en Turquie – non-lieu à faire jouer l’article 17.

Conclusion : violation (unanimité).

II.articles 9, 10, 14 et 18 de la convention

Griefs non maintenus dans la procédure devant la Cour.

Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).

iii.articles 1 et 3 du protocole n° 1

Mesures attaquées : effets accessoires de la dissolution du TBKP.

Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).

iv.article 50 de la convention

A.Dommage moral

TBKP : absence de lien de causalité avec la violation constatée.

MM. Sargın et Yağcı : suffisamment compensé par le constat de violation.

B.Frais et dépens

Remboursement partiel.

Conclusion : Etat défendeur tenu de verser aux requérants une certaine somme pour frais et dépens (unanimité).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

14.11.1960 et 1.7.1961, Lawless c. Irlande ; 7.12.1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark ; 7.12.1976, Handyside c. Royaume-Uni ; 18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 6.9.1978, Klass et autres c. Allemagne ; 26.4.1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) ; 13.5.1980, Artico c. Italie ; 13.8.1981, Young, James et Webster c. Royaume-Uni ; 8.7.1986, Lingens c. Autriche ; 2.3.1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique ; 7.7.1989, Soering c. Royaume-Uni ; 23.4.1992, Castells c. Espagne ; 29.10.1992, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande ; 16.12.1992, Hadjianastassiou c. Grèce ; 24.11.1993, Informationsverein Lentia et autres c. Autriche ; 23.9.1994, Jersild c. Danemark ; 23.3.1995, Loizidou c. Turquie ; 26.9.1995, Vogt c. Allemagne ; 16.9.1996, Akdivar et autres c. Turquie ; 25.11.1996, Wingrove c. Royaume-Uni ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie ; 1.7.1997, Gitonas et autres c. Grèce 

 

 

En l’affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie[2],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 de son règlement A[3], en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :

MM.R. Bernhardt, président,

F. Gölcüklü,

F. Matscher,

R. Macdonald,

C. Russo,

N. Valticos,

MmeE. Palm,

MM.I. Foighel,

R. Pekkanen,

A.N. Loizou,

J.M. Morenilla,

SirJohn Freeland,

MM.A.B. Baka,

M.A. Lopes Rocha,

L. Wildhaber,

J. Makarczyk,

P. Kūris,

U. Lōhmus,

P. van Dijk,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 septembre 1997 et 27 janvier 1998,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

 

 

 

PROCÉDURE

1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 28 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 19392/92) dirigée contre la République turque et dont un parti politique, le Parti communiste unifié de Turquie, ainsi que deux ressortissants de cet Etat, MM. Nihat Sargın et Nabi Yağcı, avaient saisi la Commission le 7 janvier 1992 en vertu de l’article 25.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) de la Convention et 32 du règlement A. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 11 de la Convention.

2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont déclaré qu’ils souhaitaient participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30), que le président a autorisés à employer la langue turque dans la procédure tant écrite qu’orale (article 27 § 3).

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, C. Russo, I. Foighel, A.N. Loizou, J. Makarczyk, P. Kūris et P. van Dijk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 3 juin 1997 et celui du Gouvernement le 18 juin.

5.  Le 28 août 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d’une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. R. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, R. Pekkanen et R. Macdonald (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le même jour, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. F. Matscher, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber et M. U. Lōhmus (article 51 § 2 c)). Ultérieurement, MM. Ryssdal et Walsh se sont vus
empêchés de participer à l’examen de la cause (articles 24 § 1 et 51 § 3) et M. Bernhardt a remplacé M. Ryssdal à la présidence de la grande chambre (articles 21 § 6 et 51 § 6).

6.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 23 septembre 1997, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

 

Ont comparu :

–pour le Gouvernement
M. A. Gündüz, professeur de droit international,
université de Marmara, agent,
Mme  D. Akçay, adjointe au Représentant permanent
de la Turquie auprès du Conseil de l‘Europe,
MM.M. Özmen, ministère des Affaires étrangères,
Ş. Alpaslan, docteur en droit,
A. Kaya, ministère de la Justice,
Mlles A. Emüler, ministère des Affaires étrangères,
Y. Renda, ministère des Affaires étrangères,
Mme N. Ayman, ministère de l’Intérieur,
M. N. Alkan, ministère de l’Intérieur,conseils ;

–         pour la Commission
M.N. Bratza,délégué ;

–         pour les requérants
MesG. Dinç, avocat au barreau d’Izmir,
E. Sansal, avocat au barreau d’Ankara,conseils.
 

La Cour a entendu M. Bratza, Me Dinç, Me Sansal, Mme Akçay et M. Özmen.

EN FAIT

I.Les circonstances de l’espèce

7.  Le Parti communiste unifié de Turquie (« le TBKP »), premier requérant, est un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle (paragraphe 10 ci-dessous).

 

MM. Nihat Sargın et Nabi Yağcı, les deuxième et troisième requérants, étaient respectivement président et secrétaire général du TBKP. Ils résident à Istanbul.

8.  Le TBKP fut fondé le 4 juin 1990. Le même jour, ses statuts et son programme furent examinés par le parquet près la Cour de cassation quant à leur compatibilité avec la Constitution et la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques (« la loi n° 2820 », paragraphe 12 ci-dessous).

A.La demande en dissolution du TBKP

9.  Le 14 juin 1990, alors que le TBKP s’apprêtait à participer aux éléctions législatives, le procureur général près la Cour de cassation (« le procureur général ») requit auprès de la Cour constitutionnelle la dissolution du TBKP. Il lui reprochait d’avoir voulu établir l’hégémonie d’une classe sociale sur les autres (articles 6, 10, 14 et 68 ancien de la Constitution et 78 de la loi n° 2820), d’avoir adopté, dans le nom du parti, le terme « communiste », prohibé par l’article 96 § 3 de la loi n° 2820, d’avoir poursuivi des activités propres à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation (articles 2, 3, 66 et 68 ancien de la Constitution, et 78 et 81 de la loi n° 2820) et d’avoir déclaré être le successeur d’un parti politique antérieurement dissous, le Parti ouvrier turc (article 96 § 2 de la loi n° 2820).

A l’appui de sa demande, le procureur général invoqua notamment certains passages du programme du TBKP, tirés pour la plupart du chapitre intitulé : « Pour la solution pacifique, démocratique et équitable du problème kurde » ; ce chapitre était libellé comme suit :

« L’existence des Kurdes et leurs droits légitimes ont été niés depuis la fondation de la République, alors que la guerre nationale d‘indépendance a été menée avec eux. A la prise de conscience nationale kurde, les forces dirigeantes ont répondu par des interdictions, l’oppression et la terreur. Les politiques racistes, militaristes et chauvinistes ont aggravé le problème kurde. Ce fait constitue en même temps un obstacle à la démocratisation de la Turquie et sert les plans des forces impérialistes et militaristes internationales visant à accroître la tension au Moyen-Orient, à opposer les peuples et à pousser la Turquie dans des aventures militaires.

Le problème kurde est un problème d’ordre politique résultant de la négation de l’existence, de l’identité nationale et des droits du peuple kurde. Il ne peut donc être résolu par l’oppression, la terreur et les méthodes militaires. Le recours à la violence entraîne que le droit à l’autodétermination, droit naturel et inaliénable de tout peuple, n’est pas exercé en commun mais de manière séparée et unilatérale. Le remède à ce problème est politique. Pour que l’oppression et la discrimination de la nation kurde cessent, les Turcs et les Kurdes doivent s’unir.


Le TBKP œuvrera pour que le problème kurde trouve une solution pacifique, démocratique et équitable, pour que les populations kurde et turque vivent ensemble de leur plein gré à l’intérieur des frontières étatiques de la République turque, sur le fondement de l’égalité de droits et en vue de leur restructuration démocratique sur la base de leurs intérêts communs.

La solution du problème kurde doit se fonder sur la libre volonté des Kurdes, prendre en compte les intérêts communs des nations turque et kurde et servir à la démocratisation de la Turquie ainsi qu’à la paix au Moyen-Orient.

Le problème kurde ne trouvera de solution que si les parties concernées peuvent exprimer librement leurs opinions, si elles s’entendent pour refuser de recourir à toute forme de violence pour résoudre le problème et si elles peuvent participer à la vie politique sous leur identité nationale propre.

La solution du problème kurde demandera du temps. Dans l’immédiat, il faudrait, en priorité, supprimer la pression militaire et politique sur les Kurdes, assurer la vie des citoyens kurdes, mettre fin à l’état d’urgence, renoncer au système de « gardes de villages » et lever les interdictions frappant la langue et la culture kurdes. Le problème devrait être librement discuté. L’existence des Kurdes doit être reconnue dans la Constitution.

Sans la solution du problème kurde, la rénovation démocratique en Turquie ne saurait être réalisée. Toute solution du problème kurde passera par une lutte pour la démocratisation de la Turquie. »

Deux autres passages invoqués par le procureur général se lisaient ainsi :

 

« (…) Le Parti communiste unifié de Turquie est le parti de la classe ouvrière, issu de la fusion du parti ouvrier turc avec le parti communiste turc.

(…)

Le renouveau culturel se réalisera par l’influence réciproque entre, d’une part, la culture universelle contemporaine et, d’autre part, les valeurs nationales turques et kurdes, l’héritage des civilisations anatoliennes, les éléments humanistes de la culture islamique ainsi que toutes les valeurs que notre peuple a créées dans son effort pour évoluer avec son temps. »

Le Parti ouvrier turc, dont il est question ci-dessus, avait été dissous le 16 octobre 1981 pour des motifs semblables à ceux retenus contre le TBKP.

B.La dissolution du TBKP

10.  Après avoir tenu audience, la Cour constitutionnelle prononça le 16 juillet 1991 la dissolution du TBKP, laquelle entraîna ipso jure la liquidation et le transfert au Trésor public des biens du parti, conformément à l’article 107 § 1 de la loi n° 2820. L’arrêt fut publié au Journal officiel le
28 janvier 1992. Il eut pour effet d’interdire aux fondateurs et dirigeants du parti d’exercer des fonctions similaires dans toute autre formation politique (article 69 de la Constitution et article 95 § 1 de la loi n° 2820 –paragraphe 11 ci-dessous).

Pour parvenir à sa décision, la Cour constitutionnelle écarta d’abord le moyen selon lequel le TBKP soutiendrait la suprématie d’une certaine classe sociale, le prolétariat, sur les autres. Se référant aux statuts du parti, aux doctrines modernes sur l’idéologie marxiste et aux conceptions politiques contemporaines, elle considéra que le TBKP satisfaisait aux exigences de la démocratie, laquelle repose sur le pluralisme politique, le suffrage universel et la libre participation à la vie politique.

La Cour rejeta également le moyen, tiré de l’article 96 § 2 de la loi n° 2820, selon lequel aucun parti politique ne peut prétendre succéder à un parti antérieurement dissous. D’après elle, il était tout à fait naturel et conforme à l’idée de démocratie qu’un parti politique revendiquât l’héritage culturel d’anciens mouvements et courants de pensée politiques. Aussi le TBKP n’aurait-il pas enfreint la disposition invoquée par cela seul qu’il entendait s’inspirer de l’expérience et de l’acquis des institutions marxistes.

La Cour constitutionnelle considéra ensuite que le seul fait pour un parti politique, comme en l’espèce le TBKP, de reprendre dans son appellation un terme prohibé par l’article 96 § 3 de la loi n° 2820 suffisait à entraîner l’application de cette disposition et, partant, la dissolution du parti en question.

Quant à l’allégation selon laquelle les statuts et le programme du TBKP contenaient des propos de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation, la Cour constitutionnelle releva notamment que lesdits textes distinguaient deux nations, les Kurdes et les Turcs. Or, l’on ne pourrait admettre l’existence de deux nations au sein de la République turque dont tous les ressortissants, quelle que soit leur origine ethnique, seraient de nationalité turque. En réalité, les propositions des statuts concernant le soutien aux langues et cultures autres que turques viseraient à créer des minorités, au détriment de l’unité de la nation turque.

Rappelant que la Constitution interdit toute autodétermination et autonomie régionale, la Cour constitutionnelle précisa que l’Etat est unitaire, le pays intégral et la nation unique. Selon elle, l’unité nationale se réalise par l’intégration des communautés et des individus, lesquels, sans égard à leur origine ethnique et sur un pied d’égalité, forment la nation et fondent l’Etat. En Turquie, il n’existerait pas de « minorité » ni de « minorité nationale », hormis celles qui sont mentionnées dans le Traité de Lausanne et le traité d’amitié entre la Turquie et la Bulgarie, et aucune disposition constitutionnelle ou législative n’autoriserait les distinctions entre citoyens. Comme tous les ressortissants nationaux d’origine étrangère, ceux d’origine kurde pourraient exprimer leur identité, mais la Constitution et la loi
s’opposeraient à ce qu’ils forment une nation ou une minorité située en dehors de la nation turque. En conséquence, des objectifs qui, tels ceux du TBKP, favoriseraient le séparatisme et la division de la nation turque ne seraient pas admissibles et justifieraient la dissolution du parti en question.

II.Le droit interne pertinent

A.La Constitution

11.  Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 2

« La République turque est un Etat de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

Article 3 § 1

« L’Etat de Turquie est, avec son territoire et sa nation, une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc. »

Article 6

« La souveraineté appartient, sans condition ni réserve, à la nation.

(…)

L’exercice de la souveraineté ne peut en aucun cas être cédé à un individu, un groupe ou une classe sociale. (…) »

Article 10 § 1

« Tous sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance à une secte religieuse ou d’autres motifs similaires. »

Article 14 § 1

« Aucun des droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peut être exercé dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, ou
d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une secte religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »

Article 66 § 1

« Toute personne liée à l’Etat turc par le lien de la nationalité est Turque. »

Article 68 (ancien)

« Les citoyens ont le droit de fonder des partis politiques et, conformément à la procédure prévue à cet effet, d’y adhérer et de s’en retirer. (…)

Les partis politiques sont les éléments indispensables de la vie politique démocratique.

Les partis politiques sont fondés sans autorisation préalable et exercent leurs activités dans le respect de la Constitution et des lois.

Les statuts et programmes des partis politiques ne peuvent être contraires à l’intégrité absolue du territoire de l’Etat et de la nation, aux droits de l’homme, à la souveraineté nationale et aux principes de la République démocratique et laïque.

Il ne peut être fondé de partis politiques ayant pour but de préconiser et d’instaurer la domination d’une classe sociale ou d’un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (…) »

Article 69 (ancien)

« Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités étrangères à leurs statuts et à leurs programmes, et ne peuvent se soustraire aux restrictions prévues à l’article 14 de la Constitution; ceux qui les enfreignent sont définitivement dissous.

(…)

Les décisions et le fonctionnement interne des partis politiques ne peuvent être contraires aux principes de la démocratie.

(…)

Dès la fondation des partis politiques, le procureur général de la République contrôle en priorité la conformité à la Constitution et aux lois de leurs statuts et programmes ainsi que de la situation juridique de leurs fondateurs. Il en suit également les activités.

La Cour constitutionnelle statue sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République.

Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons des partis politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs, dirigeants ou commissaires aux
comptes d’un nouveau parti politique, et il ne peut être fondé de nouveaux partis politiques dont la majorité des membres serait constituée de membres d’un parti politique dissous. (…) »

B.La loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques

12.  Les dispositions pertinentes de la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques prévoient :

Article 78

« Les partis politiques :

a)  ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers

à modifier : la forme républicaine de l’Etat de Turquie ; les dispositions (…) relatives à l’intégrité absolue du territoire de l’Etat turc, à l’unité absolue de sa nation, à sa langue officielle, à son drapeau et à son hymne national ; (…) le principe selon lequel la souveraineté appartient sans condition ni réserve à la nation turque ; (…) la disposition prévoyant que l’exercice de la souveraineté ne peut en aucun cas être cédé à un individu, un groupe ou une classe sociale (…) ;

à mettre en péril l’existence de l’Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de la peau, la religion ou l’appartenance à une secte, ou à instaurer, par tout moyen, un régime Etatique fondé sur de telles notions et conceptions.

(…)

c)  ne peuvent avoir pour but de défendre ou d’établir la domination d’une classe sociale sur les autres, ou la domination d’une communauté, ou encore d’instaurer toute forme de dictature ; ils ne peuvent se livrer à des activités poursuivant pareils buts. (…) »

Article 80

« Les partis politiques ne peuvent avoir pour but d’affaiblir le principe de l’Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque, ni se livrer à des activités poursuivant pareille fin. »

Article 81

« Les partis politiques ne peuvent :

a)  affirmer l’existence, sur le territoire de la République de Turquie, de minorités fondées sur des différences tenant à la culture nationale ou religieuse, à l’appartenance à une secte, à la race ou à la langue ;


b)  avoir pour but la destruction de l’intégrité de la nation en se proposant, sous couvert de protection, promotion ou diffusion d’une langue ou d’une culture non turques, de créer des minorités sur le territoire de la République de Turquie ou de se livrer à des activités connexes. (…) »

Article 90 § 1

« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »

Article 96 § 3

« Il ne peut être fondé de parti politique appelé communiste, anarchiste, fasciste, théocratique ou national-socialiste, ou dont le nom est celui d’une religion, langue, race, secte ou région, ou contient un terme précité ou analogue. »

Article 101

« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique :

a)  dont les statuts ou le programme (…) se révèlent contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi, ou

b)  dont l’assemblée générale, le comité central ou le conseil d’administration (…) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (…) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (…), ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (…) »

Article 107 § 1

« L’intégralité des biens d’un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. »

Le chapitre 4 de la loi, visé à l’article 101, comprend notamment les articles 90 § 1 et 96 § 3 reproduits ci-dessus.

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

13.  Les requérants ont saisi la Commission le 7 janvier 1992, alléguant que la dissolution du TBKP par la Cour constitutionnelle avait enfreint :

–les articles 6 § 2, 9, 10 et 11 de la Convention, pris isolément et combinés avec les articles 14 et (quant aux articles 9, 10 et 11) 18 de la Convention ;

–les articles 1 et 3 du Protocole n° 1.

14.  Le 6 décembre 1994, la Commission a déclaré irrecevable le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention et retenu la requête (n° 19392/92) pour le surplus.

15.  Dans son rapport du 3 septembre 1996 (article 31), elle formule à l’unanimité l’avis qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention, qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 9 et 10 et qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs déduits des articles 14 et 18 de la Convention et 1 et 3 du Protocole n° 1. Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt[4].

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

16.  Dans son mémoire, le Gouvernement « prie (…) la Cour de déclarer qu’il n’y a pas eu de violation des articles 9, 10, 11, 14 et 18 de la Convention, ainsi que des articles 1 et 3 du Procole additionnel ».

17.  De leur côté, les requérants demandent « que les faits constituant le fondement de la requête soient déclarés comme comportant une violation des articles 11 de la Convention et 1 et 3 du Protocole additionnel ».

EN DROIT

  1.                sur la violation allÉguÉE de l’article 11 de la convention

18.  Les requérants allèguent que la dissolution du Parti communiste unifié de Turquie (« le TBKP ») et l’interdiction pour ses dirigeants – dont MM. Sargın et Yağcı – d’exercer des fonctions comparables dans tout autre parti politique ont enfreint leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du
crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »

  1. Sur l’applicabilité de l’article 11

1. Thèse des comparants

a) Le Gouvernement

19.  D’après le Gouvernement, l’article 11 ne s’applique pas en tout état de cause aux partis politiques. Lorsque leurs statuts et leur programme sont dirigés contre l’ordre constitutionnel d’un Etat, il faudrait, au lieu d’appliquer cette disposition, conclure à l’inapplicabilité ratione materiae de la Convention ou appliquer l’article 17 de celle-ci.

Un examen même superficiel de la Convention ferait ressortir que ni l’article 11 ni aucun autre article ne cite les partis politiques, ni ne se réfère aux structures constitutionnelles des Etats. Il serait symptomatique que le seul article à se référer à une institution politique se trouverait dans le Protocole n° 1 (article 3) et ne conférerait pas un droit subjectif puisque son libellé même serait celui d’une clause d’obligation destinée aux Etats.

Contrairement aux autres formes d’associations, qui sont le plus souvent traitées par les Constitutions nationales comme manifestations de la liberté d’association, les partis politiques seraient traités en général dans la partie relative aux structures constitutionnelles fondamentales. Tel serait notamment le cas en Allemagne, au Danemark, en Espagne, en France, en Italie et en Grèce.

20.  S’agissant du TBKP, ses statuts et son programme seraient clairement incompatibles avec les principes constitutionnels fondamentaux de la Turquie. Ainsi, en choisissant de s’appeler « communiste », il renverrait nécessairement à une doctrine subversive et à un projet politique totalitaire qui porte atteinte à l’unité politique et territoriale de la Turquie et menace ses principes fondamentaux de droit public, tels que celui de la laïcité. Le « communisme » présupposerait dans tous les cas une prise de pouvoir violente et viserait à instaurer un ordre politique qui serait inacceptable, non seulement en Turquie, mais aussi dans les autres Etats membres du Conseil de l’Europe. L’interdiction de certaines appellations interviendrait d’ailleurs également dans d’autres systèmes juridiques occidentaux. A cet égard, le Gouvernement se réfère aux Constitutions allemande, polonaise et portugaise. De toute façon, quelles qu’aient pu être les intentions du TBKP et de ses dirigeants en choisissant l’appellation
« communiste » en 1990 – c’est-à-dire après la chute du mur de Berlin –, elle ne saurait, d’après le Gouvernement, passer pour dépourvue de sens politique.

21.  D’autre part, le projet politique du TBKP, s’il pouvait se réaliser, porterait gravement atteinte à l’intégrité territoriale et nationale de la Turquie. En faisant, dans ses statuts et son programme, une distinction entre les Turcs et les Kurdes, en parlant de l’identité « nationale » des Kurdes, en demandant la reconnaissance dans la Constitution de « l’existence des Kurdes », en qualifiant les Kurdes de « nation » et en réclamant le bénéfice pour eux du droit à l’autodétermination, le TBKP aurait opéré une dichotomie qui ferait éclater le fondement de la citoyenneté, lequel serait indépendant de l’origine ethnique. Comme cela revenait à contester les fondements même de l’Etat, la Cour constitutionnelle avait dû procéder à un examen de la constitutionnalité d’un tel projet politique. Il s’agirait là d’une démarche dans la ligne de l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 31 octobre 1991 sur le droit de vote des étrangers aux élections communales, et de la décision du Conseil constitutionnel français du 9 mai 1991 sur le statut de la Corse.

Selon le Gouvernement, les Etats parties à la Convention n’ont à aucun moment entendu soumettre au contrôle des organes de Strasbourg leurs institutions constitutionnelles et notamment les principes qu’ils considèrent comme des conditions essentielles de leur existence. Pour cette raison, le parti politique qui, tel le TBKP, mettrait en cause ces institutions ou principes ne pourrait revendiquer l’application de la Convention et de ses Protocoles.

A tout le moins, faudrait-il faire jouer l’article 17 de la Convention à l’égard du TBKP, puisque ce parti mettrait en cause aussi les fondements de la Convention et les libertés qu’elle reconnaît. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux décisions rendues par la Commission dans les affaires Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas (requêtes nos 8348/78 et 8406/78, Décisions et rapports (D. R.) 18, p. 187), Kühnen c. Allemagne (requête n° 12194/86, D. R. 56, p. 205), H., W., P. et K. c. Autriche (requête n° 12774/87, D. R. 62, p. 216) et Remer c. Allemagne (requête n° 25096/94, D. R. 82-B, p. 117). Dans un contexte de terrorisme virulent, comme il se manifeste actuellement en Turquie, l’intérêt d’interdire, par application de l’article 17, des utilisations abusives de la Convention serait encore plus évident, dans la mesure où les autorités turques doivent interdire des « expressions » et des « associations » qui ne peuvent qu’inciter à la violence et à l’inimitié entre les différentes composantes de la société turque.

 

b) Les requérants

22.  Pour les requérants, il ne fait aucun doute que les partis politiques tombent dans le champ d’application de l’article 11. Ils soulignent que l’on ne saurait limiter le domaine de la Convention en invoquant la Constitution turque. Il faudrait en effet interpréter le droit national à la lumière de la Convention, et ne pas faire l’inverse.

c) La Commission

23.  Selon la Commission, rien dans le libellé de l’article 11 ne limite son champ d’application à une forme particulière d’associations ou de groupements, ni ne permet de considérer que les partis politiques en seraient exclus. Au contraire, si l’on considère l’article 11 comme une garantie légale assurant le bon fonctionnement de la démocratie, les partis politiques constituent l’une des formes les plus importantes d’associations protégées par cette disposition. A cet égard, la Commission se réfère à plusieurs décisions dans lesquelles elle a examiné, sous l’angle de l’article 11, certaines restrictions à l’activité de partis politiques, voire même leur dissolution, reconnaissant ainsi implicitement l’applicabilité de cette disposition à ce type d’associations (affaire du Parti communiste d’Allemagne, requête n° 250/57, Annuaire 1, p. 222 ; affaire grecque, Annuaire 12, p. 170, § 392 ; affaire France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, requêtes nos 9940–9944/82, D. R. 35, p. 143).

A l’audience devant la Cour, le délégué de la Commission a en outre estimé qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention, la présente affaire se distinguant nettement des quelques rares cas où la Commission a fait usage de cette disposition. Dans ceux-ci, les activités litigieuses des requérants avaient eu pour but de propager la violence (affaire du Parti communiste d’Allemagne précitée) ou la haine (affaire Remer précitée). Au contraire, les statuts et le programme du TBKP ne contiendraient rien qui puisse donner à croire que le parti n’était pas démocratique, qu’il utilisait des moyens non légaux ou non démocratiques, qu’il encourageait le recours à la violence, que son but était de saper le système politique démocratique et pluraliste de la Turquie ou qu’il poursuivait des objectifs racistes ou propres à détruire les droits et libertés d’autrui.

2. Appréciation de la Cour

24.  De l’avis de la Cour, le libellé de l’article 11 fournit un premier élément de réponse à la question de savoir si les partis politiques peuvent se prévaloir de cette disposition. Elle note à cet égard que si l’article 11 évoque « la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats », la conjonction « y compris » montre clairement qu’il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres de la forme que peut prendre l’exercice du droit à la liberté d’association. On ne saurait donc en conclure, comme le Gouvernement, qu’en mentionnant les syndicats – pour des raisons qui tiennent principalement aux débats en cours à l’époque –, les auteurs de la Convention aient entendu exclure les partis politiques du champ d’application de l’article 11.

25.  Toutefois, plus encore qu’au libellé de l’article 11, la Cour attache du poids au fait que les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Eu égard à l’importance de celle-ci dans le système de la Convention (paragraphe 45 ci-dessous), il ne saurait faire aucun doute qu’ils relèvent de l’article 11.

26.  S’agissant de l’allégation du Gouvernement selon laquelle le TBKP mettait en cause l’ordre constitutionnel de la Turquie et des conséquences qu’il y aurait lieu d’en tirer, la Cour précise d’emblée qu’à ce stade, elle n’a pas à se prononcer sur la véracité de l’allégation, ni sur le point de savoir si celle-ci pouvait se fonder sur les seuls statuts et programme du parti en question. Elle renvoie à cet égard aux développements qu’elle consacre à la nécessité de l’ingérence incriminée (paragraphes 42–47 ci-dessous).

27.  La Cour note en revanche qu’une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d’un Etat et appeler des mesures restrictives. Comme la Cour l’a déjà dit, si les autorités nationales ont en principe la faculté de choisir les mesures qu’elles jugent nécessaires au respect de la prééminence du droit ou pour donner effet à des droits constitutionnels, elles doivent en user d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci (arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, série A n° 246-A, p. 29, § 69).

28.  C’est que le préambule à la Convention se réfère au « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit » (paragraphe 45 ci-dessous), dont les constitutions nationales fournissent d’ailleurs souvent une première concrétisation. Par son système de garantie collective des droits qu’elle consacre (arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, p. 26, § 70), la Convention vient renforcer, conformément au principe de subsidiarité, la protection qui en est offerte au niveau national, sans jamais lui imposer de limites (article 60 de la Convention).

29.  La Cour rappelle d’autre part qu’aux termes de l’article 1, les Etats parties « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la présente Convention ». Avec les articles 14, 2 à 13 et 63, cette disposition délimite le domaine de la Convention ratione personae, materiae et loci (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 90, § 238). Or elle ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l’empire de la Convention. C’est donc par l’ensemble de leur « juridiction » – laquelle, souvent, s’exerce d’abord à travers la Constitution – que lesdits Etats répondent de leur respect de la Convention.

30.  Aussi l’organisation institutionnelle et politique des Etats membres doit-elle respecter les droits et principes inscrits dans la Convention. Il importe peu, à cet égard, que se trouvent en cause des dispositions constitutionnelles (voir, par exemple, l’arrêt Gitonas et autres c. Grèce du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV) ou simplement législatives (voir, par exemple, l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A n° 113). Dès lors que l’Etat concerné exerce par elles sa « juridiction », elles se trouvent soumises à la Convention.

31.  Du reste, il peut parfois s’avérer malaisé, voire artificiel, de vouloir distinguer, dans un litige porté devant la Cour, ce qui relève des structures institutionnelles d’un Etat de ce qui concerne les droits fondamentaux stricto sensu. C’est particulièrement le cas d’une mesure de dissolution du genre de celle qui se trouve en cause en l’espèce. Eu égard en effet au rôle des partis politiques (paragraphe 25 ci-dessus), elle affecte à la fois la liberté d’association et, partant, l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit.

32.  Il n’en résulte pas pour autant que les autorités d’un Etat dont une association, par ses activités, met en danger les institutions, seraient privées du droit de les protéger. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé inhérente au système de la Convention une certaine forme de conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits individuels (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978, série A n° 28, p. 28, § 59). Une telle conciliation requiert que l’intervention des autorités se fasse en conformité avec le paragraphe 2 de l’article 11, dont la Cour aborde ci-dessous l’examen (paragraphes 37 et suivants). C’est à l’issue de celui-ci que la Cour pourra décider, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, s’il y a lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention.

33.  Devant la Commission, le Gouvernement a soutenu également, à titre subsidiaire, que si l’article 11 garantit la liberté de fonder une association, il n’empêche pas pour autant de dissoudre celle-ci.

La Commission estime que la liberté d’association ne concerne pas seulement le droit de fonder un parti politique, mais garantit aussi, une fois celui-ci fondé, son droit de mener librement ses activités politiques.

La Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, les arrêts Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A n° 37,
p. 16, § 33, et Loizidou précité, p. 27, § 72). Or le droit consacré par l’article 11 se révélerait éminemment théorique et illusoire s’il ne couvrait que la fondation d’une association, les autorités nationales pouvant aussitôt mettre fin à son existence sans avoir à se conformer à la Convention. Il en découle que la protection de l’article 11 s’étend à toute la durée de vie des associations, leur dissolution par les autorités d’un pays devant, en conséquence, satisfaire aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition (paragraphes 35–47 ci-dessous).

34.  En conclusion, l’article 11 s’applique aux faits de la cause.

  1. Sur l’observation de l’article 11

1. Sur l’existence d’une ingérence

35.  Devant la Commission, le Gouvernement a soutenu que la dissolution du TBKP n’aurait pas emporté ingérence dans le droit à la liberté d’association des requérants Sargın et Yağcı. Toutefois, il n’a pas repris cet argument devant la Cour.

36.  Avec la Commission, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans le chef des trois requérants, eu égard – s’agissant de MM. Sargın et Yağcı – à leur qualité de fondateurs et dirigeants du parti et à l’interdiction qui les frappe d’exercer des responsabilités comparables dans toute autre formation politique (paragraphe 10 ci-dessus).

2. Sur la justification de l’ingérence

37.  Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

38.  Les comparants s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant sur les articles 2, 3 § 1, 6, 10 § 1, 14 § 1 et 68 ancien de la Constitution puis 78, 81 et 96 § 3 de la loi n° 2820 sur les partis politiques (paragraphes 11–12 ci-dessus).

b) But légitime

39.  Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : le maintien de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’intégrité territoriale et la protection des droits et libertés d’autrui. Si la Cour a admis, dans son arrêt Hadjianastassiou c. Grèce du 16 décembre 1992 (série A n° 252), qu’un cas isolé d’espionnage pût porter atteinte à la sécurité nationale,
combien plus pareille conclusion devrait-elle s’imposer quand, comme en l’espèce, c’est l’existence même d’un Etat partie à la Convention qui se trouve menacée.

40.  La Commission distingue entre les motifs de dissolution du TBKP retenus par la Cour constitutionnelle. En tant qu’elle se fondait sur l’usage du terme « communiste » dans l’appellation du parti, l’ingérence litigieuse ne saurait, d’après la Commission, se prévaloir d’aucun des buts légitimes visés à l’article 11. La Cour constitutionnelle aurait en effet reconnu elle-même que rien ne permettait de conclure que le TBKP ne respecterait pas les institutions démocratiques ou qu’il entendrait instaurer une dictature. De surcroît, la loi anti-terrorisme n 3713, entrée en vigueur le 12 avril 1991, aurait abrogé les dispositions du code pénal interdisant les organisations et activités se réclamant entre autres du communisme.

En revanche, en tant qu’elle s’appuyait sur la distinction faite, dans le programme du TBKP, entre les Turcs et les Kurdes, la dissolution en cause pouvait, selon la Commission, passer pour ordonnée dans le but de protéger l’intégrité territoriale et, ainsi, la « sécurité nationale ». Non pas que le TBKP soit une organisation terroriste ou encourageant le terrorisme, mais il pouvait être considéré comme poursuivant ouvertement la création d’une nation kurde séparée et, partant, un redécoupage du territoire de l’Etat turc.

41.  Comme la Commission, la Cour considère que la dissolution du TBKP poursuivait au moins un des « buts légitimes » énumérés par l’article 11 : la protection de la « sécurité nationale ».

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

1. Principes généraux

42.  La Cour rappelle que malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 (voir, parmi d’autres, les arrêts Young, James et Webster c. Royaume-Uni du 13 août 1981, série A n° 44, p. 23, § 57, et Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, p. 30, § 64).

43.  Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie (paragraphe 25 ci-dessus).

La Cour l’a souvent souligné : il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent
(voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Vogt précité, p. 25, § 52). En tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention.

44.  Dans son arrêt Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, la Cour a qualifié l’Etat d’ultime garant du pluralisme (arrêt du 24 novembre 1993, série A n° 276, p. 16, § 38). Sur le terrain politique, cette responsabilité entraîne pour l’Etat l’obligation, parmi d’autres, d’organiser à des intervalles raisonnables, conformément à l’article 3 du Protocole n° 1, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. Pareille expression ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays. En répercutant ceux-ci, non seulement dans les institutions politiques mais aussi, grâce aux médias, à tous les niveaux de la vie en société, ils apportent une contribution irremplaçable au débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26, § 42, et Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A n° 236, p. 23, § 43).

45.  La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen » (arrêt Loizidou précité, p. 27, § 75).

Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (arrêt Klass et autres précité, p. 28, § 59). Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 35, § 88) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976, série A n° 23, p. 27, § 53, et Soering précité, p. 34, § 87).

En outre, les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits
est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle.

De son côté, la Cour a reconnu un certain nombre de dispositions de la Convention comme caractéristiques de la société démocratique. Ainsi a-
t-elle estimé, dans son premier arrêt déjà, que dans toute « société démocratique au sens du préambule et des autres dispositions de la Convention », la procédure devant un organe judiciaire devait avoir un caractère contradictoire et public et que ce principe fondamental se trouvait consacré par l’article 6 de la Convention (arrêt Lawless c. Irlande du 14 novembre 1960 (exceptions préliminaires et questions de procédure), série A n° 1, p. 13). Dans un domaine plus proche de celui dont il s’agit en l’espèce, la Cour a maintes fois rappelé, par exemple, que la liberté d’expression constituait l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun (voir, parmi d’autres, l’arrêt Vogt précité, p. 25, § 52), tandis que dans son arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, elle a relevé l’importance capitale de l’article 3 du Protocole n° 1, cette disposition consacrant un principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique (p. 22, § 47).

46.  En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 appellent, à l’égard de partis politiques, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante. La Cour a déjà relevé la nécessité d’un tel contrôle à propos de la condamnation d’un parlementaire pour injures (arrêt Castells précité, pp. 22–23, § 42) ; à plus forte raison pareil contrôle s’impose-t-il quand il s’agit de la dissolution de tout un parti politique et de l’interdiction frappant ses responsables d’exercer à l’avenir toute autre activité similaire.

47.  Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se
fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 26, § 31).

2. Application au cas d’espèce

i. Thèses des comparants

– Les requérants

 

48.  Les requérants contestent le bien-fondé des motifs retenus par la Cour constitutionnelle pour dissoudre le TBKP. D’après eux, il est contradictoire de sanctionner en juillet 1991 un parti politique pour avoir choisi de s’appeler « communiste » alors que, d’une part, les activités s’inspirant de l’idéologie communiste ont été dépénalisées en avril 1991 et que, d’autre part, la Cour constitutionnelle a elle-même reconnu que le TBKP ne visait pas la domination d’une classe sociale sur les autres et présentait des statuts et un programme conformes aux principes démocratiques.

S’agissant des menées séparatistes prêtées au TBKP par le Gouvernement, les requérants affirment qu’elles ne trouvent aucun fondement dans les textes du parti ou dans les déclarations de ses membres. Au contraire, les statuts du parti seraient très clairs sur ce point quand ils énoncent que le problème kurde nécessite une solution équitable, démocratique et pacifique ainsi que la coexistence volontaire des populations turque et kurde à l’intérieur des frontières de l’Etat turc, sur le fondement de l’égalité de droits. Le TBKP ne s’opposerait donc pas à l’intégrité territoriale du pays et n’aurait jamais prôné le séparatisme. D’ailleurs, les dirigeants du parti n’auraient pas été poursuivis pour infraction à l’article 125 du code pénal, lequel punit de la peine capitale ceux qui auront œuvré en faveur du séparatisme. Il resterait toutefois que les autorités qualifieraient de discriminatoire le seul fait d’utiliser le mot « kurde », alors pourtant que le problème serait tel que tout parti politique désireux de le résoudre ne saurait le passer sous silence. Le problème existerait, des groupes minoritaires existeraient, mais les partis politiques ne pourraient en parler.

Enfin, quant à l’allégation selon laquelle le TBKP serait une association terroriste, les requérants rappellent que leur parti a été dissous dix jours seulement après sa fondation, en sorte qu’il n’a pas eu le temps de développer la moindre activité. Au sujet des futures activités du TBKP, il ne pouvait donc y avoir que des suppositions et l’on ne saurait fonder sur elles une décision de dissolution.

 

 

 

– Le Gouvernement

 

49.  Le Gouvernement souligne que la liberté d’association – comme d’ailleurs la liberté d’expression – n’est pas absolue et s’oppose souvent à d’autres intérêts impérieux dans une société démocratique. Aussi la marge d’appréciation devrait-elle être interprétée en tenant compte du but légitime poursuivi par l’ingérence et du contexte entourant les faits de la cause. A cet égard, le Gouvernement se réfère à l’arrêt Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996 (Recueil 1996-V), dans lequel la Cour aurait, pour apprécier les faits, tenu compte des nécessités découlant du contexte historique dans lequel ils s’inscrivaient.

Si l’on procède à une analyse analogue des statuts et du programme du TBKP, le besoin impérieux d’imposer la restriction litigieuse dans des circonstances mettant en danger l’intégrité territoriale et la sécurité nationale se retrouverait non seulement dans le cas de la Turquie, mais également dans celui de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. L’enjeu porterait en effet sur les conditions essentielles de l’existence d’un Etat dans l’ordre international, lesquelles seraient même garanties par la Charte des Nations unies.

D’autre part, il ressortirait de la jurisprudence que lorsqu’une ingérence poursuit, comme but légitime, la protection de l’ordre public, de l’intégrité territoriale, de l’intérêt public ou de la démocratie, les organes de la Convention n’exigeraient pas que le risque de violence justifiant l’ingérence soit réel, actuel ou imminent. Le Gouvernement en veut pour preuve les décisions par lesquelles la Commission a déclaré irrecevables les affaires X c. Autriche (requête n° 5321/71, Recueil de décisions 42, p. 105), T. c. Belgique (requête n 9777/82, D. R. 34, p. 158) et Association A. et H. c. Autriche (requête n 9905/82, D. R. 36, p. 187). En outre, la Commission aurait accepté, dans deux affaires allemandes, que des restrictions à la liberté d’expression puissent se justifier par des considérations de sécurité nationale, sans qu’il faille rechercher si l’exercice de la liberté d’expression avait eu des implications concrètes (affaires Kuck c. Allemagne, requête n 29742/96, et Fleischle c. Allemagne, requête n 29744/96). Enfin, dans l’affaire Purcell et autres c. Irlande, la Commission aurait tenu compte de la menace terroriste et de l’intérêt public à la combattre (requête n° 15404/89, D. R. 70, p. 262).

Dans toutes ces affaires, le contenu même des expressions en cause aurait suffi à permettre la conclusion qu’il fallait leur imposer des restrictions, sans qu’il fût nécessaire de rechercher un risque actuel de violence ou un lien de causalité avec un acte de violence qui en fût directement inspiré. Au contraire, dans les arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 (série A n° 24), Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) du 26 avril 1979 (série A n° 30), Lingens précité et Castells précité,
où la Cour a constaté une violation de l’article 10, les publications litigieuses n’auraient pas mis en question l’existence même de l’Etat et de l’ordre démocratique.

Bref, en présence d’un discours mettant en cause des intérêts fondamentaux de la collectivité nationale tels que la sécurité nationale et l’intégrité territoriale, les autorités turques n’auraient aucunement dépassé la marge d’appréciation que leur confère la Convention.

 

– La Commission

 

50.  A l’audience devant la Cour, le délégué de la Commission a insisté, à titre de remarque préliminaire, sur la différence entre la mise en œuvre d’un programme illégal et celle d’un programme visant seulement à modifier la loi. Même si cette distinction peut parfois s’avérer difficile en pratique, une association, y compris un parti politique, devrait pouvoir mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat, à condition bien sûr que les moyens utilisés à cet effet soient à tous points de vue légaux et démocratiques et que le changement proposé soit lui-même compatible avec les principes démocratiques fondamentaux.

La Commission considère que la règle d’après laquelle la liberté d’expression s’étend aux « informations » et « idées » qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Handyside précité), vaut également en l’espèce, dans le contexte de l’article 11, dès lors que la dissolution du TBKP a été ordonnée sur la seule base d’informations et d’idées exprimées dans les statuts et le programme du parti.

D’autre part, la Commission relève que pour prononcer la dissolution du TBKP, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur des passages qui ne formaient qu’une petite partie des statuts du parti en cause. De surcroît, ces passages ne contiendraient aucune incitation au recours à la violence mais, au contraire, révéleraient la volonté du TBKP de réaliser ses objectifs ‑ même ceux qui touchent à la situation de la population d’origine kurde – par des moyens démocratiques et dans le respect des lois et des institutions de la Turquie.

ii. Appréciation de la Cour

51.  La Cour note d’emblée que le TBKP a été dissous avant même d’avoir pu entamer ses activités et que, dès lors, cette mesure a été ordonnée sur la seule base de ses statuts et son programme, dont rien n’indique toutefois – ainsi qu’il ressort d’ailleurs de la décision de la Cour constitutionnelle – qu’ils ne refléteraient pas les véritables objectifs du parti et intentions de ses dirigeants (paragraphe 58 ci-dessous). A l’instar des autorités nationales, la Cour s’appuiera donc sur eux pour apprécier la nécessité de l’ingérence litigieuse.

52.  Il échet de noter ensuite qu’à l’appui de sa demande de dissolution, le procureur général près la Cour de cassation avança quatre moyens, dont deux furent rejetés par la Cour constitutionnelle : celui d’après lequel le TBKP entendait soutenir la suprématie du prolétariat sur les autres classes sociales et celui selon lequel il aurait voulu, au mépris de l’article 96 § 2 de la loi n° 2820, succéder à un parti politique antérieurement dissous, le Parti ouvrier de Turquie (paragraphe 9 ci-dessus).

La Cour peut donc limiter son examen aux deux autres moyens, ceux qui ont été retenus par la Cour constitutionnelle.

53.  Dans le premier, il était reproché au TBKP d’avoir repris dans son appellation le terme « communiste », prohibé par l’article 96 § 3 de la loi n° 2820 (paragraphe 12 ci-dessus). Au sujet de cette disposition, la Cour constitutionnelle considéra notamment qu’elle énonçait une interdiction purement formelle, le seul fait d’utiliser l’une des dénominations proscrites par elle suffisant à entraîner son application et, partant, la dissolution du parti politique qui, tel le TBKP, y contreviendrait (paragraphe 10 ci-dessus).

54.  De l’avis de la Cour, le nom que se donne un parti politique ne saurait, en principe, justifier une mesure aussi radicale que la dissolution, à défaut d’autres circonstances pertinentes et suffisantes.

A cet égard, il y a lieu de relever d’abord que le 12 avril 1991, la loi anti-terrorisme n° 3713 a abrogé les dispositions du code pénal réprimant les activités politiques inspirées notamment de l’idéologie communiste. En outre, la Cour attache beaucoup de poids aux constatations de la Cour constitutionnelle selon lesquelles le TBKP ne visait pas, malgré son appellation, à établir la domination d’une classe sociale sur les autres, mais au contraire respectait les exigences de la démocratie, parmi lesquelles le pluralisme politique, le suffrage universel et la libre participation à la vie politique (paragraphe 10 ci-dessus). En cela, il se distingue clairement du Parti communiste d’Allemagne, dissous le 17 août 1956 par la Cour constitutionnelle (voir la décision précitée de la Commission dans l’affaire du Parti communiste d’Allemagne).

Aussi, en l’absence d’éléments concrets propres à démontrer qu’en choisissant de s’appeler « communiste », le TBKP avait opté pour une politique qui représentait une réelle menace pour la société ou l’Etat turcs, la Cour ne saurait-elle admettre que le moyen tiré du nom du parti puisse, à lui seul, entraîner la dissolution de celui-ci.

55.  Aux termes du second moyen retenu par la Cour constitutionnelle, le TBKP visait à favoriser le séparatisme et la division de la nation turque. En opérant, dans ses statuts et son programme, une distinction entre les nations kurde et turque, il aurait révélé son intention d’œuvrer en faveur de la création de minorités, lesquelles – hormis celles mentionnées dans le Traité
de Lausanne et le traité avec la Bulgarie – menaceraient l’intégrité territoriale de l’Etat. C’est pourquoi la Constitution interdirait l’autodétermination autant que l’autonomie régionale (paragraphe 10 ci-dessus).

56.  La Cour relève que si le programme du TBKP (paragraphe 9 ci-dessus) parle du « peuple », de la « nation » ou des « citoyens » kurdes, il ne les qualifie pas pour autant de « minorité » et ne revendique pas non plus pour eux – hormis la reconnaissance de leur existence – le bénéfice d’un traitement ou de droits particuliers, voire celui de se séparer du reste de la population de la Turquie. On peut y lire au contraire que « [l]e TBKP œuvrera pour que le problème kurde trouve une solution pacifique, démocratique et équitable, pour que les peuples kurde et turc vivent ensemble de leur plein gré dans les frontières étatiques de la République turque, sur le fondement de l’égalité de droits et en vue de leur restructuration démocratique sur la base des intérêts communs ». Au sujet du droit à l’autodétermination, le programme du TBKP se borne à déplorer qu’à cause du recours à la violence, il ne soit pas « exercé en commun mais de manière séparée et unilatérale », précisant que « le remède à ce problème est politique » et que, « pour que l’oppression et la discrimination de la nation kurde cessent, les Turcs et les Kurdes doivent s’unir ».

Selon le même programme, « [l]e problème kurde ne trouvera de solution que si les parties concernées peuvent exprimer librement leurs opinions, si elles s’entendent pour refuser de recourir à toute forme de violence pour résoudre le problème et si elles peuvent participer à la vie politique sous leur identité nationale propre. »

57.  De l’avis de la Cour, l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés. Or, à en juger par son programme, tel était bien l’objectif du TBKP dans ce domaine. Ceci distingue la présente espèce de celles évoquées par le Gouvernement (paragraphe 49 ci-dessus).

58.  Certes, on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position de son titulaire. Or en l’espèce, le programme du TBKP n’aurait guère pu se voir démenti par de
quelconques actions concrètes car, dissous dès sa fondation, le parti n’a pas même eu le temps d’en mener. Il s’est ainsi fait sanctionner pour un comportement relevant uniquement de l’exercice de la liberté d’expression.

59.  La Cour est prête aussi à tenir compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir, parmi d’autres, les arrêts Irlande c. Royaume-Uni précité, pp. 9 et suiv., §§ 11 et suiv., et Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2281 et 2284, §§ 70 et 84). En l’espèce toutefois, elle ne voit pas d’éléments lui permettant de conclure, en l’absence de toute activité du TBKP, à une quelconque responsabilité de celui-ci pour les problèmes que pose le terrorisme en Turquie.

60.  Il n’y a pas lieu non plus de faire jouer l’article 17, les statuts et le programme du TBKP n’autorisant aucunement à conclure que celui-ci se prévaudrait de la Convention pour se livrer à une activité ou accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qu’elle reconnaît (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961 (fond), série A n° 3, pp. 45–46, § 7).

61.  Face à tout cela, une mesure aussi radicale que la dissolution immédiate et définitive du TBKP, prononcée avant même ses premières activités et assortie d’une interdiction pour ses dirigeants d’exercer toute autre responsabilité politique, apparaît disproportionnée au but visé et, partant, non nécessaire dans une société démocratique. En conséquence, elle a enfreint l’article 11 de la Convention.

  1.              SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9, 10, 14 et 18 DE LA CONVENTION

62.  Dans leur requête à la Commission, les requérants alléguaient également une violation des articles 9, 10, 14 et 18 de la Convention. Dans leur mémoire présenté à la Cour, ils acceptent toutefois les conclusions de la Commission d’après lesquelles il n’y a pas lieu de statuer sur le respect de ces dispositions, eu égard au constat de violation de l’article 11. Ils n’ont pas maintenu ces griefs lors de la procédure devant la Cour, et celle-ci ne voit pas de raisons de les examiner d’office (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1216, § 92).

III.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 1 ET 3 DU PROTOCOLE N° 1

63.  Les requérants soutiennent que les conséquences de la dissolution du TBKP – la confiscation de ses biens et leur transfert au Trésor public, puis
l’interdiction frappant ses dirigeants de participer à des élections – ont entraîné une infraction aux articles 1 et 3 du Protocole n° 1, libellés comme suit :

Article 1 du Protocole n° 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 3 du Protocole n° 1

« Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

64. Il échet de relever que les mesures dont se plaignent les requérants représentent des effets accessoires de la dissolution du TBKP, constitutive de la violation de l’article 11 constatée par la Cour. En conséquence, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs.

IV.SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

65.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

1. Le TBKP

66.  Pour dommage matériel, le TBKP réclame 20 000 000 francs français (FRF) « en contrepartie des pertes subies par le TBKP jusqu’à la fin de l’année 1997 du fait de la dissolution et de la perte de la personnalité juridique, lesquelles ont enfreint le droit du TBKP de jouir de ses biens personnels, des cotisations de ses membres et sympathisants et des aides publiques ». Au titre de pertes futures, le TBKP sollicite le paiement de
3 000 000 FRF par an, à partir du 1er janvier 1998 et jusqu’à ce que l’arrêt de la Cour constitutionnelle soit annulé, que le TBKP soit reconnu en droit interne et qu’il puisse se reconstituer.

67.  Le Gouvernement rappelle d’abord que, dissous par la Cour constitutionnelle, le TBKP ne pouvait prétendre à aucune aide publique fondée sur la loi sur les partis politiques. A supposer même qu’il n’eût pas été dissous, il ne remplissait pas non plus les conditions dont ladite loi fait dépendre l’octroi de l’aide. Reposant sur des bases fictives, les prétentions du TBKP seraient donc inacceptables.

68.  Le délégué de la Commission invite la Cour à examiner de près la question de savoir si les montants réclamés ne sont pas trop hypothétiques pour servir de base à l’application de l’article 50. Au cas où la Cour déciderait d’accorder une somme de ce chef, il s’interroge sur le caractère réaliste des chiffres avancés par les requérants.

69.  La Cour note que la demande dont il s’agit repose sur une application fictive des dispositions qui, dans la loi sur les partis politiques, régissent l’octroi, à certaines conditions, d’aides publiques auxdits partis, ainsi que sur une estimation des cotisations des membres et sympathisants du TBKP. Or on ne saurait spéculer sur l’effet de l’application desdites dispositions au TBKP ni sur le montant des cotisations éventuelles. En conséquence, il y a lieu de rejeter la demande, en l’absence de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice allégué.

2. MM. Sargın et Yağcı

70.  Pour dommage moral, MM. Sargın et Yağcı réclament chacun 2 000 000 FRF. A l’appui de cette demande, ils invoquent le fait que la dissolution du TBKP a entraîné l’interdiction pour eux d’exercer toute activité politique, que ce soit comme électeurs ou mandataires élus ou comme fondateurs, dirigeants ou contrôleurs financiers d’un parti politique.

71.  D’après le Gouvernement, ces prétentions sont fondées sur l’hypothèse d’une violation de toutes les dispositions de la Convention invoquées par MM. Sargın et Yağcı. Or la Commission n’aurait constaté la violation que de l’article 11. Le Gouvernement estime que tout dommage moral éventuel serait suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention.

72.  A supposer que la Cour veuille accorder une somme de ce chef, le délégué de la Commission met en doute le caractère réaliste du montant exigé par MM. Sargın et Yağcı.

73.  La Cour admet que MM. Sargın et Yağcı ont subi un dommage moral. Elle l’estime toutefois suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 11.

 

 

  1. Frais et dépens

74.  Au titre des frais et dépens, les requérants demandent 190 000 FRF, soit 100 000 FRF pour les honoraires d’avocats et 90 000 FRF pour l’ensemble des frais occasionnés par la représentation des requérants devant la Cour constitutionnelle turque et les organes de la Convention.

75.  Pour le Gouvernement, il s’agit là de sommes forfaitaires inacceptables, aux montants exagérés et déraisonnables.

76.  Le délégué de la Commission les trouve raisonnables, à condition qu’ils correspondent à des dépenses nécessaires et réelles.

77.  Statuant en équité et selon les critères qui se dégagent de sa jurisprudence, la Cour alloue à MM. Sargın et Yağcı, qui ont effectivement supporté les frais et dépens réclamés, une somme globale de 120 000 FRF de ce chef, laquelle est à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement.

C.Intérêts moratoires

78.  La Cour juge approprié de se fonder sur le taux légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,87 % l’an.

par ces motifs, la cour, à L’UNANIMITé,

  1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

 

  1. Dit qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation des articles 9, 10, 14 et 18 de la Convention, et 1 et 3 du Protocole n° 1 ;

 

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable au titre du dommage subi par le Parti communiste unifié de Turquie ;

 

  1. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage subi par MM. Sargın et Yağcı ;

 

  1. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à MM. Sargın et Yağcı, dans les trois mois, une somme globale de 120 000 (cent vingt mille) francs français pour frais et dépens, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 3,87 % l’an, à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;


  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 30 janvier 1998.

 

Signé : Rudolf Bernhardt

Président

Signé : Herbert Petzold

Greffier

 


[1].  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.

[2]Notes du greffier

.  L’affaire porte le n 133/1996/752/951. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[3].  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[4].  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998) mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

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