TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
Requête no 21046/07
présentée par Rocío MENÉNDEZ GARCÍA
contre l’Espagne
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 5 mai 2009 en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 9 mai 2007,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Mme Rocío Menéndez García, est une ressortissante espagnole, née en 1955 et résidant à Valencia. Elle est représentée devant la Cour par M. J.L. Mazón Costa, avocat à Murcia.
Alors que la requête se trouvait pendante, la Cour a été informée du décès de la requérante. Ses enfants ont exprimé le souhait de poursuivre la procédure. La Cour estime toutefois que cette demande est sans incidence sur l’issue au fond de l’affaire.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
En janvier 2000, la requérante présenta devant le juge de première instance d’Oviedo (Asturies) une demande sollicitant que son père, décédé en 1974, fusse reconnu comme le fils naturel de V.T.A., également décédé. Elle affirmait que son père était le fruit d’une relation extra-matrimoniale entre V.T.A. et une de ses employées, raison pour laquelle il refusa de le reconnaître légalement. La requérante allégua l’existence d’une « possession d’état » entre son père et V.T.A et apporta des éléments de preuve tels que des photos où les deux apparaissaient ensemble et des dépositions du maire de leur village d’origine assurant que cette paternité était connue par l’ensemble des habitants, V.T.A. se comportant publiquement comme le père de l’enfant. La requérante mentionna à titre d’exemple que V.T.A aurait même facilité l’obtention d’un poste de travail pour son fils présumé. Par ailleurs, la requérante sollicita l’exhumation du corps de V.T.A. et la pratique d’analyses ADN afin de clarifier l’existence du lien de paternité.
Dans cette même requête, la requérante sollicita d’être reconnue en tant que petite-fille de V.T.A.
La famille de V.T.A. fit part de son opposition à cette demande.
Le 6 novembre 2000, le juge de première instance no 4 de Oviedo reporta la décision sur les analyses ADN jusqu’à la prise de décision relative à la qualité d’agir de la requérante concernant l’introduction d’une demande de reconnaissance de filiation entre son père et V.T.A.
Par un jugement du 19 septembre 2001, ce même juge rejeta la requête en raison du manque de légitimation de la requérante. En effet, il signala que ni la législation applicable lors des décès de son père et de V.T.A., ni celle en vigueur au moment de l’introduction de la requête ne prévoyait cette possibilité. Par ailleurs, le juge considéra comme non prouvée la « possession d’état » entre le père de la requérante et V.T.A., dans la mesure où elle était fondée exclusivement sur des rumeurs populaires.
La requérante fit appel. Par un arrêt du 18 septembre 2002, l’Audiencia Provincial de Oviedo le rejeta. Elle considéra que la législation applicable était l’article 118 du code civil antérieur à la réforme introduite par la loi 11/1981, conformément à la septième disposition transitoire de ladite loi. En conséquence, l’action en réclamation de la filiation correspondait exclusivement à l’enfant, les héritiers de ce dernier étant légitimés seulement s’il était décédé mineur ou juridiquement incapable. En tout état de cause, le délai pour effectuer la demande était de cinq ans. Dans la mesure où aucune de ces conditions n’étaient remplies en l’espèce, l’Audiencia conclut à l’absence de légitimation de la requérante pour solliciter la déclaration de paternité. S’agissant de sa demande à être reconnue comme petite-fille de V.T.A., l’arrêt signala que celle-ci se heurtait au rejet, faute de reconnaissance de la filiation de son père.
Le pourvoi en cassation interjeté par la requérante fut rejeté par un arrêt du 16 mars 2005 rendu par le Tribunal suprême. Celui-ci confirma le bien fondé des décisions a quo et rappela qu’en droit espagnol la déclaration de « grand-paternité » était soumise à l’existence préalable d’une relation de paternité qui en l’espèce n’avait pas été établie.
Invoquant les articles 14 (interdiction de la discrimination) et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution, la requérante forma un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Par une décision du 13 décembre 2006, la haute juridiction rejeta le recours. D’une part, elle considéra que les décisions qui rejetèrent la prétention de la requérante visant à faire reconnaître la filiation de son père étaient suffisamment motivées et dénuées d’arbitraire. D’autre part, le Tribunal constitutionnel aborda la demande de reconnaissance de « grand-paternité » et signala que celle-ci ne pouvait être acceptée, dans la mesure où manquait l’établissement préalable d’une déclaration de filiation. Finalement, la haute juridiction considéra qu’aucun élément du dossier ne permettait de conclure à un traitement discriminatoire vis-à-vis de la requérante.
B. Le droit interne pertinent
1. La Constitution
Article 14
« Les espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
Article 24
« 1. Toute personne a le droit d’obtenir la protection effective des juges et des tribunaux pour exercer ses droits et ses intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle puisse être mise dans l’impossibilité de se défendre ».
« 2. De même, tous ont droit au juge ordinaire déterminé préalablement par la loi, de se défendre et de se faire assister par un avocat, d’être informés de l’accusation portée contre eux, d’avoir un procès public sans délais injustifiés et avec toutes les garanties, d’utiliser les moyens de preuve appropriés pour leur défense, de ne pas déclarer contre eux-mêmes, de ne pas s’avouer coupables et d’être présumés innocents. (…) ».
2. Code civil en vigueur au moment du décès de V.T.A. et du père de la requérante (dispositions abrogées par la loi 11/1981 du 13 mai 1981)
Article 118
Inscription sans présomption
« L’action en réclamation appartient au fils pendant toute sa vie et sera transmise aux héritiers s’il décède mineur ou en état de démence. Dans ces [derniers] cas, les héritiers disposeront de cinq ans pour introduire l’action.
L’action [en réclamation] déjà introduite par le fils au moment de son décès sera transmise à ses héritiers sauf expiration du délai ».
3. Loi 11/1981 du 13 mai 1981, qui modifie le code civil en matière de filiation, autorité parentale et régime économique matrimonial
Septième Disposition Transitoire
« Les actions de filiation seront exclusivement régies par la législation antérieure [à cette loi] si le progéniteur en question ou le fils étaient décédés au moment de l’entrée en vigueur de la présente Loi. »
GRIEFS
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint du défaut de reconnaissance des tribunaux internes quant à l’existence de la « possession d’état » entre son père et V.T.A.ainsi que de la non-reconnaissance de sa capacité à agir dont découle le refus de pratiquer les analyses ADN. Dans la mesure où ceci l’a empêchée de réclamer la déclaration de « grand-paternité », la requérante invoque l’article 8 § 1 de la Convention et mentionne à cet égard l’arrêt Jäggi c. Suisse, du 13 juillet 2006. Finalement, la requérante invoque l’article 13 et se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif contre la décision qui l’a considéré comme non légitimée pour introduire l’action en reconnaissance de filiation concernant son père.
EN DROIT
1. La requérante se plaint premièrement du caractère inéquitable des décisions internes qui la considérèrent comme non légitimée pour introduire l’action en réclamation de la filiation. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes disposent :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
La Cour estime que la requérante se limite à montrer son désaccord avec les décisions des juridictions internes, qui constatèrent le manque de capacité pour agir de la requérante pour solliciter la déclaration de filiation, conformément à la loi applicable, à savoir celle en vigueur au moment du décès de V.T.A. et du père de la requérante. A cet égard, la Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31). En l’espèce, les juridictions internes ont rendu des décisions suffisamment motivées et qui ne peuvent être considérées comme entachées d’arbitraire.
A la lumière de ce qui précède, ce grief doit être rejeté par défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 1 et 3 de la Convention.
2. Par ailleurs, la requérante estime que les décisions internes l’ont privée de son droit à enquêter sur son ascendance biologique, partie intégrante des garanties prévues à l’article 8 de la Convention, qui se lit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
La Cour signale d’emblée que la déclaration d’absence de capacité pour agir de la requérante et, de ce fait, le rejet de sa demande de « grand-paternité » par les juridictions internes ont eu une incidence sur sa vie privée. Par conséquent, l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce. En effet, conformément à la jurisprudence établie dans l’arrêt Jäggi c. Suisse du 13 juillet 2006, § 37, « le droit à l’identité, dont relève le droit à connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée ».
La Cour rappelle également que dans ce même arrêt elle déclara qu’il était nécessaire de mettre en balance ce droit à la lumière du « droit des tiers à l’intangibilité du corps du défunt, le droit au respect des morts ainsi que l’intérêt public à la protection de la sécurité juridique » (arrêt Jäggi c. Suisse susmentionné, § 39).
A cet égard, la Cour considère que l’intérêt dans la connaissance de l’identité varie en fonction du degré de proximité des ascendants. En effet, alors qu’il convient de lui accorder la plus haute importance s’agissant des ascendants directs, à savoir les parents, son poids en relation avec d’autres intérêts diminue en fonction de l’éloignement dans le degré de parenté. Il appartient à chaque État de ménager son ordre juridique interne en utilisant la marge d’appréciation dont il dispose pour pondérer les intérêts en conflit dans chaque cas d’espèce. Un des moyens d’effectuer cette pondération est la réglementation des conditions d’octroi de la capacité pour agir dans les demandes de reconnaissance de paternité.
Dans la présente affaire, ni le refus d’accorder capacité pour agir à la requérante aux fins de solliciter la déclaration de filiation de son père vis-à-vis de V.T.A., ni l’absence d’une action directe permettant de reconnaître cette relation ne peuvent être considérés comme disproportionnés ou arbitraires à la lumière des intérêts en jeu et de l’impact réduit de cette relation pour la vie privée de la requérante. D’une part, la Cour prend en compte le fait que tant le père de la requérante que V.T.A. étaient décédés au moment où celle-ci introduisit sa demande. Dès lors, dans la mesure où aucun des deux intéressés n’avait fait preuve de leur vivant d’une quelconque intention d’entamer des actions, la Cour s’interroge sur leur réelle volonté d’effectuer ces démarches et tient compte des restrictions imposées par la loi applicable à l’espèce quant à l’introduction de l’action en contestation de la paternité par des individus autres que le propre fils. A ce sujet, la Cour estime que la requérante ne peut prendre la place de son père ni être certaine du désir de celui-ci de faire reconnaître V.T.A. comme son géniteur biologique.
D’autre part, la Cour attire l’attention sur le fait que dans la présente affaire le droit à la vie privée de la requérante est en cause dans la mesure où il concerne sa demande à être reconnue comme la petite-fille de V.T.A. Bien que la Cour ne doute pas de l’importance de connaître l’identité de son grand-père, elle ne peut cependant lui accorder le même impact dans la vie privée que celui du droit à connaître son père, qui en l’espèce n’est pas en cause, contrairement aux faits de l’affaire Jäggi c. Suisse précitée. Ainsi, la Cour estime que lors de la mise en balance des différents intérêts en jeu (voir l’affaire Jäggi c. Suisse précitée), celui de la requérante doit s’incliner face à la protection des droits de la famille de V.T.A. et de la sécurité juridique.
A la lumière de ce qui précède, ce grief doit être rejeté par défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 1 et 3 de la Convention.
3. Finalement, la requérante soulève l’article 13 de la Convention au motif qu’elle n’a pas bénéficié de recours contre la décision qui a constaté son manque de capacité d’agir. Cette disposition prévoit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour rappelle d’emblée que quand le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l’article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci (voir, parmi d’autres, l’arrêt British-American Tobacco Company Ltd c. Pays-Bas du 20 novembre 1995, § 89). En tout état de cause, la Cour constate que la requérante a eu l’occasion de soulever les arguments qu’elle a estimés nécessaires pour appuyer ses prétentions auprès de plusieurs tribunaux et, en dernière instance, devant le Tribunal constitutionnel par le biais d’un recours d’amparo. Par conséquent, ce grief doit être rejetée comme étant manifestement mal fondé conformément à l’article 35 §§ 1 et 3 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident