TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MOREL c. FRANCE
(Requête no 34130/96)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juin 2000
DÉFINITIF
18/10/2000
En l’affaire Morel c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM.W. Fuhrmann, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,
MmeF. Tulkens,
M.K. Jungwiert,
SirNicolas Bratza,
M.K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 novembre 1999 et le 16 mai 2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34130/96) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Hubert Morel (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 20 juillet 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Puechavy. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham.
3. Le requérant alléguait notamment que la non-communication du rapport du juge-commissaire et des pièces l’accompagnant devant le tribunal de commerce ainsi que la présence du juge-commissaire au sein de ce tribunal méconnaissaient l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un procès équitable par un tribunal impartial.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 6 juillet 1999, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable[1].
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 novembre 1999.
Ont comparu :
–pour le Gouvernement
M.R. Abraham, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères,agent,
MmeM. Dubrocard, sous-directrice des droits de l’homme
à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,
M.O. Douvreleur, sous-directeur du droit commercial,
du droit immobilier et de l’entraide judiciaire civile
au ministère de la Justice,conseils ;
–pour le requérant
MeM. Puechavy, avocat au barreau de Paris,conseil.
Le requérant était également présent à l’audience.
La Cour a entendu Me Puechavy et M. Abraham en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par Mme la juge Tulkens.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant avait créé cinq sociétés de travaux de construction afin de réaliser des bâtiments de restauration et d’hébergement à la suite d’une commande du Comité d’organisation des Jeux Olympiques (ci-après « le COJO »). Le requérant était le gérant de ces sociétés. Il détenait 99 % des parts sociales de l’une d’elles, laquelle possédait la totalité des parts sociales des quatre autres. Il était également caution de la quasi-totalité des créances détenues à l’encontre de ces sociétés.
10. Les travaux n’ayant pas été achevés dans les délais, le COJO suspendit le paiement des travaux. Le 24 février 1992, le requérant déposa une déclaration de cessation de paiement de ses sociétés au greffe du tribunal de commerce de Nanterre.
11. Par un jugement du 25 février 1992, le tribunal de commerce de Nanterre ouvrit une procédure de redressement judiciaire à l’égard des cinq sociétés du requérant. Il désigna Me A. en qualité de juge-commissaire, ainsi qu’un suppléant, un administrateur judiciaire et un représentant des créanciers. Il ordonna l’ouverture d’une période d’observation de six mois en vue de l’établissement, par l’administrateur judiciaire, d’un bilan économique et social et de propositions concluant à la continuation ou à la cessation des activités des sociétés. Cette période d’observation fut reconduite à deux reprises.
12. Durant la phase d’observation, le juge-commissaire prit des ordonnances de différentes natures : désignation d’un expert en contrôle de gestion (11 mars 1992), d’un commissaire-priseur (6 avril 1992) et d’un expert-comptable (22 avril 1992) ; prononcé de forclusion de créances (par deux fois le 13 octobre 1992 et le 16 novembre 1992, le 17 février 1993, les 10 et 30 mars 1993, le 5 mai 1993, le 1er juin 1993 et le 25 mars 1994) ; restitution de matériel (les 8 septembre et 14 décembre 1992 et le 30 mars 1993) ; autorisation d’intervention dans la gestion des hôtels par le requérant (le 15 septembre 1992) ; rejet de requêtes en restitution de matériel (16 novembre 1992), en introduction d’action contre un des cocontractants et d’autres mesures (même date) et en restitution de matériel (30 mars 1993) ; licenciements de treize personnes (le 7 avril 1992) et d’une autre (le 8 septembre 1992) ; et enfin mise sous séquestre des comptes (le 8 septembre 1992).
13. Le 23 septembre 1993, l’administrateur judiciaire saisit le tribunal afin qu’il se prononce sur le plan de redressement par continuation proposé par le requérant.
14. Le requérant comparut à l’audience et fut entendu en qualité de dirigeant des sociétés en cause. L’administrateur judiciaire et le représentant des créanciers furent également entendus. L’administrateur judiciaire présenta un rapport : il exposa au tribunal l’historique des opérations ayant conduit le requérant à déclarer la cessation de paiement de ses sociétés ; il informa ensuite le tribunal du déroulement de la période d’observation ; il souligna que le plan de redressement présenté par le requérant avait été accepté par la majorité des créanciers ; il releva des incertitudes qu’il appartenait selon lui au requérant de lever par la présentation de garanties financières et professionnelles.
15. Le tribunal décida (sur réquisitions du procureur) qu’avant d’homologuer le plan de redressement proposé par le requérant, il devait se persuader que le maintien de l’activité économique de ses sociétés serait durable. Dans ce but, il devait obtenir du requérant des garanties financières et professionnelles. Il demanda donc au requérant de produire certains documents complémentaires afin de s’assurer de l’existence de telles garanties. Le requérant déposa en retour un dossier complémentaire. Au vu de ce nouveau dossier présenté par le requérant, l’administrateur présenta un rapport complémentaire.
16. Par un jugement du 26 octobre 1993, le tribunal mit fin à la période d’observation et prononça la liquidation judiciaire des cinq sociétés. Il estima que le plan de redressement proposé ne présentait pas de garanties suffisamment fiables pour assurer la continuation des sociétés. Le jugement contenait notamment les passages suivants :
« Qu’il échet en conséquence de dire que le plan proposé n’est pas assorti des garanties requises pour assurer la pérennité d’une activité économique qui se situe dans un secteur difficile.
Il y a donc lieu, en application des dispositions des articles 1er, 36 et 146 de la loi no 85-98 du 25 janvier 1985 de prononcer la liquidation judiciaire des sociétés ci-dessus prévue par les dispositions du Titre III de ladite loi, en statuant dans les termes ci-après ;
PAR CES MOTIFS
Le tribunal statuant publiquement en premier ressort,
Vu le rapport de Monsieur le juge-commissaire,
Vu le rapport de l’Administrateur Judiciaire (…)
Met fin à la période d’observation (…) »
17. Le tribunal maintint le juge-commissaire dans ses fonctions, mit fin à la mission de l’administrateur et nomma le représentant des créanciers en qualité de liquidateur des sociétés. Le juge-commissaire faisait partie de la formation de jugement en qualité de président de la chambre, assisté du vice-président du tribunal et d’un autre magistrat.
18. Par un arrêt du 31 janvier 1994, la cour d’appel de Versailles confirma en tous points le jugement attaqué. La cour rendit sa décision après avoir examiné le plan de continuation proposé par le requérant qui, présent aux débats, fut entendu en ses observations, ainsi que le rapport de l’administrateur judiciaire et les conclusions du liquidateur.
Le 7 avril 1994, le requérant forma un pourvoi en cassation. Il présenta deux moyens tirés de la violation de l’article 6 de la Convention. Par un arrêt du 23 janvier 1996, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Sur le moyen tiré de ce que le tribunal n’était pas impartial du fait de la présence du juge-commissaire, qui avait participé activement à la phase d’observation des sociétés, dans la formation de jugement du tribunal qui a ensuite statué sur la liquidation de ces sociétés, la Cour jugea ce qui suit :
« (…) la présence, conformément à l’article 24 du décret du 27 décembre 1985, du juge-commissaire dans la juridiction qui prononce la liquidation judiciaire n’est pas contraire aux dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ; que le moyen n’est pas fondé ; (…) »
Le deuxième moyen du requérant était ainsi libellé :
« (…) le rapport du juge-commissaire et les pièces qui l’accompagnaient n’ont pas été communiqués aux exposants ; ce en quoi le procès n’était pas équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et en quoi les droits de la défense n’étaient pas respectés au sens de l’article 16 du nouveau code de procédure civile. Le procès ne peut être dit équitable – toujours au sens de la Convention européenne – que si l’égalité des armes est assurée, en d’autres termes que si chaque partie dispose de la connaissance de la totalité des éléments au vu desquels statuera le tribunal. Parmi ces éléments, le rapport du juge-commissaire joue un rôle prépondérant pour orienter la décision de la juridiction. Or il s’agit d’une pièce secrète, que le débiteur ne peut ni connaître (elle n’est pas transmise, ne figure pas au dossier officiel communicable, n’est pas lue à l’audience) ni par suite discuter. Le principe du procès équitable est ainsi méconnu selon la Convention ; les droits de la défense sont ignorés selon le Nouveau code de procédure civile. »
La Cour répondit ce qui suit :
« (…) aux termes de l’article 111 du décret du 27 décembre 1985, le rapport du juge-commissaire peut être présenté oralement ; que cette disposition n’est pas contraire à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ; que, dès lors qu’il n’est pas soutenu que le juge-commissaire n’a pas oralement présenté son rapport, le moyen ne peut être accueilli ; (…) »
Le requérant soulevait également un moyen tiré de l’absence de convocation et d’audition, devant la cour d’appel, d’un cocontractant. La Cour rejeta également ce moyen au motif suivant :
« (…) la convocation du cocontractant devant la cour d’appel ne s’impose que lorsque la cession du contrat, dans le cadre d’un plan de cession de l’entreprise, est envisagée ; qu’aucune disposition ne prévoit la convocation du cocontractant en cas de prononcé de la liquidation judiciaire ; que le moyen n’est donc pas fondé ; (…) »
Parallèlement, le 27 février 1995, le requérant déposa une requête auprès du président du tribunal de commerce afin d’obtenir communication du rapport du juge-commissaire. Par une ordonnance du 15 mars 1995, le président du tribunal de commerce de Nanterre débouta le requérant au motif que :
« le rapport du juge-commissaire est enfermé dans le secret du délibéré et ne peut être communiqué à quiconque ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Loi no 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises et son décret d’application no 85‑1388 du 27 décembre 1985[2]
Objet des procédures de redressement et de liquidation
Article 1er – « Il est institué une procédure de redressement judiciaire destinée à permettre la sauvegarde de l’entreprise, le maintien de l’activité et de l’emploi et l’apurement du passif.
Le redressement judiciaire est assuré selon un plan arrêté par décision de justice à l’issue d’une période d’observation. Ce plan prévoit, soit la continuation de l’entreprise, soit sa cession. Lorsque aucune de ces solutions n’apparaît possible, il est procédé à la liquidation judiciaire. »
Article 8 – « Le jugement de redressement judiciaire ouvre une période d’observation en vue de l’établissement d’un bilan économique et social et de propositions tendant à la continuation ou à la cession de l’entreprise. Dès lors qu’aucune de ces solutions n’apparaît possible, le tribunal prononce la liquidation judiciaire. »
Article 10 – « Dans le jugement d’ouverture, le tribunal désigne le juge-commissaire [sur une liste établie par le président parmi les juges ayant au moins deux ans d’ancienneté] et deux mandataires de justice qui sont l’administrateur et le représentant des créanciers. Il invite le comité d’entreprise ou, à défaut, les délégués du personnel ou, à défaut de ceux-ci, les salariés à désigner, au sein de l’entreprise, un représentant des salariés (…) »
Fonctions du juge-commissaire durant la période d’observation
Article 14 – « Le juge-commissaire est chargé de veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence. »
Article 20 – « L’administrateur reçoit du juge-commissaire tous renseignements et documents utiles à l’accomplissement de sa mission et de celles des experts. »
Pouvoirs du juge-commissaire durant la période d’observation
Pouvoir de contrôle de la situation de la société
Article 13 – « L’administrateur et le représentant des créanciers tiennent informés le juge-commissaire et le procureur de la République du déroulement de la procédure. Ceux-ci peuvent à toute époque requérir communication de tous actes ou documents relatifs à la procédure.
Le procureur de la République communique au juge-commissaire sur la demande de celui-ci ou d’office, nonobstant toute disposition législative contraire, tous les renseignements qu’il détient et qui peuvent être utiles à la procédure. »
Article 19 – « Le juge-commissaire peut, nonobstant toute disposition législative ou réglementaire contraire, obtenir communication par les commissaires aux comptes, les membres et représentants du personnel, par les administrations et organismes publics, les organismes de prévoyance et de sécurité sociales, les établissements de crédit ainsi que les services chargés de centraliser les risques bancaires et les incidents de paiement des renseignements de nature à lui donner une exacte information sur la situation économique et financière de l’entreprise. »
Article 29 – « Au cours de la période d’observation, le juge-commissaire peut ordonner la remise à l’administrateur des lettres adressées au débiteur (…) »
Pouvoir d’intervention dans la gestion de l’entreprise
Article 25 du décret – « Le juge-commissaire statue par ordonnance sur les demandes, contestations et revendications relevant de sa compétence ainsi que sur les réclamations formulées contre les actes de l’administrateur, du représentant des créanciers, du commissaire à l’exécution du plan, du liquidateur et du représentant des salariés.
Si le juge-commissaire n’a pas statué dans un délai raisonnable, le tribunal peut se saisir d’office ou être saisi à la demande d’une partie.
Les ordonnances du juge-commissaire sont immédiatement déposées au greffe et communiquées aux mandataires de justice. Elles peuvent faire l’objet d’un recours [devant le tribunal].
Le tribunal peut se saisir d’office dans le même délai aux fins d’annulation ou de réformation de l’ordonnance. »
Article 27 – « Le juge-commissaire peut prescrire l’inventaire des biens de l’entreprise et l’apposition des scellés. »
Article 28 du décret – « Le juge-commissaire autorise l’administrateur ou le débiteur à remettre au représentant des créanciers les sommes nécessaires à l’accomplissement de la mission de ce dernier. »
Article 30 – « Le juge-commissaire fixe la rémunération afférente aux fonctions exercées par le chef d’entreprise ou les dirigeants de la personne morale (…) »
Article 33 – « Le jugement ouvrant la procédure emporte, de plein droit, interdiction de payer toute créance née antérieurement au jugement d’ouverture.
Le juge-commissaire peut autoriser le chef d’entreprise ou l’administrateur à faire un acte de disposition étranger à la gestion courante de l’entreprise, à consentir une hypothèque ou un nantissement ou à compromettre ou transiger.
Le juge-commissaire peut aussi les autoriser à payer des créances antérieures au jugement, pour retirer le gage ou une chose légitimement retenue, lorsque ce retrait est justifié par la poursuite de l’activité.
Tout acte ou tout paiement passé en violation des dispositions du présent article est annulé à la demande de tout intéressé, présentée dans un délai de trois ans à compter de la conclusion de l’acte ou du paiement de la créance. Lorsque l’acte est soumis à publicité, le délai court à compter de celle-ci. »
Article 34 – « Le juge-commissaire statue par ordonnance sur les propositions de substitution de garanties par des garanties équivalentes faites par le débiteur ou l’administrateur aux créanciers à défaut d’accord entre eux. »
Article 39 in fine – « Le juge-commissaire peut autoriser le débiteur ou l’administrateur, selon le cas, à vendre des meubles garnissant les lieux loués soumis à dépérissement prochain, à dépréciation imminente ou dispendieux à conserver, ou dont la réalisation ne met pas en cause, soit l’existence du fonds, soit le maintien de garanties suffisantes pour le bailleur. »
Article 45 – « Lorsque des licenciements pour motif économique présentent un caractère urgent, inévitable et indispensable pendant la période d’observation, l’administrateur peut être autorisé par le juge-commissaire à procéder à ces licenciements (…) »
Article 53 – « A défaut de déclaration dans des délais fixés par décret en Conseil d’Etat, les créanciers ne sont pas admis dans les répartitions et dividendes à moins que le juge-commissaire ne les relève de leur forclusion s’ils établissent que leur défaillance n’est pas due à leur fait (…) »
Pouvoir de décision
Article 101 – « Au vu des propositions du représentant des créanciers, le juge-commissaire décide de l’admission ou du rejet des créances ou constate soit qu’une instance est en cours, soit que la contestation ne relève pas de sa compétence (…) »
Article 156 – « Le juge-commissaire ordonne la vente aux enchères publiques ou de gré à gré des autres biens de l’entreprise (…) »
Article 173 – « Ne sont susceptibles ni d’opposition, ni de tierce opposition, ni d’appel, ni de recours en cassation :
(…)
2. Les jugements par lesquels le tribunal statue sur le recours formé contre les ordonnances rendues par le juge-commissaire (…) »
Prérogatives diverses
Article 12 – « Le tribunal peut, soit d’office, soit sur proposition du juge-commissaire ou à la demande du procureur de la République, procéder au remplacement de l’administrateur, de l’expert ou du représentant des créanciers (…) »
Article 15 – « Un ou deux des contrôleurs choisis parmi les créanciers peuvent être désignés par ordonnance du juge-commissaire (…) »
Décision du tribunal sur le plan de continuation ou de cessation de l’entreprise
Jugement arrêtant le plan
Article 61 – « Après avoir entendu ou dûment appelé le débiteur, l’administrateur, le représentant des créanciers ainsi que les représentants du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel, le tribunal statue au vu du rapport de l’administrateur et arrête un plan de redressement ou prononce la liquidation (…) »
L’article 36 se situe dans la partie de la loi relative à la poursuite de l’activité de l’entreprise. Selon la loi, l’activité de l’entreprise est poursuivie pendant la période d’observation, sous réserve des dispositions de l’article 36 qui se lisent comme suit :
« A tout moment, le tribunal, à la demande de l’administrateur, du représentant des créanciers, du débiteur, du procureur de la République ou d’office et sur rapport du juge-commissaire, peut ordonner la cessation totale ou partielle de l’activité ou la liquidation judiciaire.
Le tribunal statue après avoir entendu ou dûment appelé en chambre du conseil, le débiteur, l’administrateur, le représentant des créanciers et les représentants du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. »
20. Arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 11 septembre 1997,
Hapian c. Hidoux, Recueil Dalloz 1998, J. 128
La Cour indiqua que :
« le juge-commissaire assume des fonctions de contrôle de l’administration et de la liquidation judiciaire, qu’il exerce aussi des fonctions d’instruction, que sa présence dans la formation de jugement déroge au principe de séparation de l’instruction et de jugement ».
Les faits concernaient cependant un autre aspect de la procédure, celle de la mise en faillite personnelle du dirigeant d’une société elle-même mise en liquidation. Le même magistrat avait siégé comme président et juge-commissaire dans les deux instances ayant prononcé le redressement judiciaire puis la liquidation judiciaire d’une société ; ensuite il avait fait délivrer une citation à comparaître devant le tribunal de commerce au dirigeant de cette société (citation recommandant la mise en faillite personnelle du dirigeant) et avait présidé le tribunal qui prononça la mise en faillite personnelle du dirigeant. La cour d’appel a annulé le jugement du tribunal de commerce pour violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle a estimé que la présence du juge-commissaire dans la formation de jugement dérogeait au principe de séparation de l’instruction et du jugement et pouvait légitimer les appréhensions du demandeur quant au manque d’impartialité objective du tribunal ayant rendu la décision attaquée (Recueil Dalloz 1998, jurisprudence, pp. 128 et suiv.). La cour d’appel se fonda essentiellement sur le rôle des apparences en s’appuyant expressément sur les arrêts Delcourt c. Belgique du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 17, § 31, et De Cubber c. Belgique du 26 octobre 1984, série A no 86, p. 14, § 26.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Dans le cadre de la procédure devant le tribunal de commerce, le requérant allègue la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un procès équitable par un tribunal impartial. Le Gouvernement conteste cette thèse.
22. L’article 6 § 1 dispose notamment :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Sur le défaut allégué d’équité de la procédure devant le tribunal de commerce
1. Thèses des comparants
23. Dans ses observations écrites, le requérant relève que le jugement du tribunal de commerce mentionne le rapport du juge-commissaire dans ses visas. Il en conclut que le rapport en question, prévu par l’article 36 de la loi du 25 janvier 1985, était une pièce écrite sinon le jugement aurait porté la mention « entendu ». La Cour de cassation de son côté n’a pas rapporté la preuve contraire de l’existence du rapport. Le requérant renvoie également à l’ordonnance du 15 mars 1993 rendue par le président du tribunal de commerce de Nanterre qui, rompu à l’expérience de cette juridiction, n’aurait pu commettre de confusion entre le rapport présenté à l’audience par le juge-commissaire et les propos échangés à l’audience avec ses collègues. Le requérant soutient donc qu’il y a eu en l’espèce un rapport écrit présenté au tribunal par le juge-commissaire.
Or il se plaint que cette pièce soumise aux juges n’a pas été communiquée aux parties, en méconnaissance du droit à une procédure contradictoire dans le respect de l’égalité des armes. Le caractère contradictoire des débats suppose que le juge ne fonde pas sa décision sur un élément non soumis à la contradiction des parties et l’égalité des armes exige que chaque partie puisse exposer sa cause au tribunal dans des conditions qui assurent un équilibre entre les parties à l’instance (voir notamment les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, série A no 274, p. 19, § 33, et Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A no 296-A, p. 22, § 56).
Dans sa plaidoirie à l’audience, l’avocat du requérant affirma que dès lors qu’un plan de redressement avait été présenté au tribunal, l’article 61 de la loi du 25 janvier 1985 était applicable.
24. Le Gouvernement rappelle que le juge-commissaire peut être conduit à établir deux types de rapports de nature très différente dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire. Il y a en premier lieu le rapport prévu à l’article 36 de la loi du 25 janvier 1985 dans l’hypothèse où c’est à la demande du juge-commissaire que le tribunal est saisi pour ordonner la cessation de l’activité ou la liquidation. Dans ce cas, le rapport est un acte de procédure communiqué aux parties. Cette hypothèse n’est pas pertinente en l’espèce car le tribunal a été saisi à l’initiative de l’administrateur judiciaire en application de l’article 61 de la loi de 1985 précitée. Or le requérant ne prétend pas que ce rapport ne lui a pas été communiqué pour commentaire.
25. Lorsque le tribunal a été saisi – comme en l’espèce – par l’administrateur judiciaire, le juge-commissaire présente aux autres juges du tribunal l’ensemble des mesures qu’il a prises au cours de la période d’observation et leur donne son opinion sur la décision finale que le tribunal doit prendre ; ce rapport n’est entouré d’aucun formalisme et en pratique est le plus souvent oral. Si en l’espèce le jugement du tribunal de commerce fait expressément référence à ce rapport par la mention « vu », cela n’implique pas forcément qu’il y eut lecture d’un document écrit.
Selon le Gouvernement, dans cette seconde hypothèse, le rapport du juge-commissaire peut être soumis au secret du délibéré car le rôle joué par le juge-commissaire auprès de ses collègues durant le délibéré s’apparente à celui d’un juge-rapporteur dans une juridiction collégiale. Or dans son arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France (arrêt du 31 mars 1998, Recueil desarrêts et décisions 1998-II, pp. 665-666, § 105), la Cour a déjà jugé que l’analyse juridique d’une affaire et l’avis du conseiller rapporteur sur le mérite du pourvoi en cassation étaient « légitimement couverts par le secret du délibéré ». De plus, dès lors qu’en l’espèce le rapport n’a été communiqué à aucune des parties à l’instance, il n’y a pas eu rupture de l’égalité des armes entre les parties.
26. Le Gouvernement invoque, pour la première fois à l’audience en réponse à une question posée par la Cour, une erreur de plume dans la rédaction du jugement du 26 octobre 1993, sans être contredit par l’avocat du requérant sur ce point : les références à l’article 36 de la loi du 25 janvier 1985 sont inexactes car en réalité c’est l’article 61 de la loi qui s’appliquait. Il en veut pour preuve la lecture de l’ensemble du jugement : celui-ci indique que le tribunal a été saisi, à la fin de la période d’observation, par l’administrateur judiciaire pour se prononcer sur le plan de redressement proposé ce qui correspond à la procédure prévue à l’article 61 précité et non à celle prévue à l’article 36.
2. Appréciation de la Cour
27. La Cour rappelle que le droit à une procédure contradictoire « implique en principe la faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, même par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter » (arrêt Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996, Recueil 1996-I, pp. 206-207, § 31).
Le principe de l’égalité des armes « – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire » (arrêt Nideröst-Huber c. Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, p. 107, § 23).
28. La Cour note tout d’abord que le Gouvernement comme le requérant ont fait référence, pour la première fois à l’audience devant elle, au fait que la procédure suivie devant le tribunal de commerce était régie par l’article 61 de la loi du 25 janvier 1985 et non par l’article 36 de cette loi, contrairement à ce qui est indiqué dans le jugement (paragraphe 16 ci-dessus). Cela se déduirait de la lecture de la motivation du jugement dans son ensemble.
29. La Cour constate qu’il ressort de la motivation du jugement que la procédure devant le tribunal s’est ainsi déroulée : le tribunal a été saisi à la requête de l’administrateur judiciaire pour se prononcer sur le plan de redressement proposé par le requérant ; le tribunal a examiné le plan de redressement, il a entendu l’administrateur judiciaire ainsi que le représentant des créanciers et il a statué au vu du rapport de l’administrateur. Ces faits ne sont pas contestés par les parties.
30. La Cour relève que ces éléments corroborent la thèse, soutenue à l’audience, selon laquelle le jugement a été pris en application de l’article 61 de la loi du 25 janvier 1985. Elle juge ainsi établi que la référence à l’article 36 de la loi de 1985 dans le jugement est une erreur de plume commise lorsque le document a été dactylographié (voir, mutatis mutandis, Douiyeb c. Pays-Bas [GC], no 31464/96, § 52, 4 août 1999, non publié), ce qui n’est pas contesté par les parties.
31. La Cour observe ensuite que la procédure suivie aux termes de l’article 61 ne prévoit pas le dépôt d’un rapport écrit par le juge-commissaire (paragraphe 19 ci-dessus), contrairement à celle prévue à l’article 36. La Cour en conclut que la mention d’un tel rapport dans les visas du jugement se révèle également erronée.
Or il ressort du dossier que le grief du requérant s’appuie sur ces mentions du jugement pour alléguer une violation de l’article 6.
32. Des éléments à la disposition de la Cour, il ressort donc que le grief du requérant est fondé sur des mentions erronées du jugement du tribunal de commerce.
33. Dans ces circonstances particulières, la Cour constate qu’il n’y a pas matière à violation de l’article 6 § 1 en tant qu’il garantit le droit à un procès équitable dans le respect de l’égalité des armes.
B. Sur le défaut allégué d’impartialité du juge-commissaire devant le tribunal de commerce
1. Thèses des comparants
34. Le requérant met en cause l’impartialité subjective du juge-commissaire. Il en veut pour preuve des éléments contenus dans le jugement du tribunal de commerce.
Il invoque la non-communication du rapport du juge-commissaire, des erreurs dans l’exposé des faits du jugement ainsi que des omissions dans sa motivation relativement à certains faits concernant les sociétés, des omissions sur les difficultés rencontrées dans le déroulement de la période d’observation et sur le montant considérable des créances des sociétés en cause, à quoi s’ajoutent les relations conflictuelles entre une des sociétés et le juge-commissaire.
Il souligne que le tribunal n’a pas rectifié les erreurs commises dans le rapport présenté par l’administrateur, l’absence de débat contradictoire sur les reproches adressés aux candidats à la poursuite de l’activité des sociétés ainsi que l’appréciation erronée de leurs aptitudes professionnelles.
Il ajoute qu’aucune poursuite ne fut engagée contre des tiers ayant perpétré des agissements délictueux au préjudice de ses sociétés.
35. Selon le requérant, ses appréhensions se trouvent justifiées par les éléments objectifs suivants.
L’article 26 du décret du 27 décembre 1985 prévoit que le juge-commissaire ne peut siéger, à peine de nullité du jugement, lorsque le tribunal s’est saisi d’office ou statue sur un recours formé contre une de ses ordonnances. Le requérant soutient qu’il est contradictoire que le tribunal puisse, dans certains cas, accepter la présence du juge-commissaire et la refuser dans d’autres puisque le dossier de la procédure collective forme un tout.
Aux termes de la loi du 25 janvier 1985 (paragraphe 19 ci-dessus), le juge-commissaire dispose de pouvoirs très étendus durant la phase d’observation des sociétés. C’est ainsi que, durant cette phase de la procédure, il est partie prenante à la gestion des sociétés et dispose d’un pouvoir d’information et d’instruction qui lui permet de diriger les sociétés en cause.
En l’occurrence, le juge-commissaire rendit trente ordonnances dans des domaines aussi divers que les licenciements, les séquestres de comptes, des ventes de meubles et d’immeubles, etc. Or sur de nombreux points le requérant ne partageait pas l’avis du juge-commissaire. Le requérant pouvait donc avoir l’impression de comparaître devant un adversaire. De plus, de nombreuses décisions préjugeaient de son attitude dans la formation de jugement.
Le requérant en déduit que le juge-commissaire dispose par la suite, au sein du tribunal, d’une influence déterminante sur la décision à rendre quant au sort des sociétés.
Cette influence est accrue par le rapport qu’il présente à ses collègues, rapport qui n’est pas soumis à la contradiction des parties. De plus, ses collègues ne prennent pas une part active dans la décision du tribunal. C’est la raison pour laquelle certains tribunaux de commerce français refusent que le juge-commissaire participe au délibéré de la formation de jugement.
De son côté, la Cour de cassation dans un arrêt d’assemblée plénière du
5 février 1999 confirme la nécessité de séparer les fonctions de rapporteur et de membre de la commission des opérations de bourse ; un attendu de l’arrêt relève que le rapporteur était chargé de procéder à une instruction sur les faits avec le concours des services administratifs et à toutes investigations utiles. De plus, un arrêt de la cour d’appel de Grenoble du
11 septembre 1997 (Recueil Dalloz 1998, J. 128) conclut à ce que sa présence dans la formation de jugement déroge au principe de séparation d’instruction et de jugement.
36. Le Gouvernement rappelle que l’impartialité personnelle du juge se présume jusqu’à preuve du contraire. Contrairement à ce que soutient le requérant, il estime que le jugement est rédigé de façon neutre et ne permet pas de déduire l’existence d’un parti pris contre le requérant. Il estime donc que les appréhensions du requérant ne sont pas objectivement justifiées.
37. Par ailleurs, le Gouvernement affirme que le déroulement de la procédure est garante de la neutralité du juge-commissaire. En effet, c’est à la requête de l’administrateur judiciaire, et non du juge-commissaire, que le tribunal de commerce fut saisi conformément à l’article 61 de la loi de 1985 précitée. Il fut saisi pour statuer sur le plan de redressement proposé par le requérant ; ce n’est que parce que le plan proposé ne lui apparaissait pas viable qu’il décida de prononcer la liquidation des sociétés ; il prit soin de demander des éléments complémentaires au requérant avant de trancher.
38. En exerçant ses fonctions durant la phase d’observation, le juge-commissaire ne se forge pas d’avis préconçu sur la question dont il aura à trancher devant le tribunal de commerce.
En effet, durant la phase d’observation, le juge-commissaire exerce des fonctions d’administration et de contrôle de l’activité des sociétés en difficulté ; son but est de gérer les différents intérêts en présence sans mettre en cause la vie directe de la société. Pour cela, il dispose d’un pouvoir décisionnel par voie d’ordonnances susceptibles d’appel devant le tribunal de commerce.
En l’espèce, la plupart des ordonnances prises par le juge-commissaire concernaient des questions de procédure ; seules deux ordonnances (autorisant des licenciements en raison de disparition de postes) visaient directement l’exploitation économique des sociétés du requérant.
Toutefois, estime le Gouvernement, ces actes étaient sans incidence sur la capacité du juge-commissaire, au moment de l’audience devant le tribunal, à préjuger de la question à trancher.
39. Lorsqu’il statue au sein du tribunal, le juge-commissaire intervient pour rendre compte à ses collègues des tâches qu’il a accomplies durant la période d’observation. Son avis ne lie pas les deux autres juges appelés à statuer sur la viabilité de l’entreprise. Ainsi, l’appréciation du tribunal est souveraine et sans rapport avec les différents actes accomplis par le juge-commissaire durant la période d’observation.
En l’espèce, la viabilité de l’entreprise fut mise en cause par l’administrateur judiciaire. Il releva que le plan de redressement proposé par le requérant comportait des incertitudes qu’il lui appartenait de lever. Le tribunal accorda au requérant un délai pour qu’il produise toutes les garanties nécessaires à l’homologation de son plan. Pour décider ensuite de procéder à la liquidation des sociétés, le tribunal se fonda sur des éléments objectifs tenant à l’absence de garanties financières, de bilans récents sur les sociétés et de précisions sur leurs moyens financiers.
Le Gouvernement conclut que l’on ne peut relever aucun manque d’impartialité du juge-commissaire.
2. Appréciation de la Cour
40. La Cour rappelle que l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, par exemple, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58).
41. Quant à la première démarche, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (par exemple arrêt Padovani c. Italie du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, § 26).
Or, en dépit de la thèse du requérant (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour n’est pas persuadée de l’existence d’éléments établissant que le juge-commissaire ait agi avec un préjugé personnel.
42. Quant à la seconde démarche, elle conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de celle-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (arrêt Gautrin et autres précité, ibidem).
43. En l’occurrence, les craintes quant au défaut d’impartialité tiennent au fait que le juge-commissaire avait pris diverses mesures concernant les sociétés durant la phase d’observation et qu’il a présidé par la suite le tribunal qui statua sur le sort de ces sociétés.
44. Pareille situation, la Cour en convient, pouvait susciter des doutes chez le requérant quant à l’impartialité du tribunal de commerce. Il lui appartient toutefois de déterminer si ces doutes se révèlent objectivement justifiés.
45. A cet égard, la Cour rappelle que la réponse à cette question varie suivant les circonstances de la cause ; c’est pourquoi elle ne saurait être liée par les décisions citées par le requérant rendues d’ailleurs, l’une dans un domaine différent (paragraphe 35 ci-dessus), l’autre sur un autre aspect des procédures collectives distinct du présent (paragraphe 20 ci-dessus).
De plus, le simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, l’appréciation préliminaire des données disponibles ne saurait non plus passer comme préjugeant l’appréciation finale. Il importe que cette appréciation intervienne avec le jugement et s’appuie sur les éléments produits et débattus à l’audience (voir, notamment, mutatis mutandis, les arrêts Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A no 154, p. 22, § 50 ; Nortier c. Pays-Bas du 24 août 1993, série A no 267, p. 15, § 33 ; Saraiva de Carvalho c. Portugal du 22 avril 1994, série A no 286-B, p. 38, § 35).
46. Au vu de ces principes, la Cour estime que les appréhensions du requérant ne peuvent se justifier en elles-mêmes par le fait que le juge-commissaire a pris certaines décisions durant la phase d’observation (ordonnances de gestion des sociétés, de licenciements et de mesures conservatoires). Sa connaissance du dossier ne fut pas non plus en soi déterminante. Quant à l’influence alléguée par le requérant du juge-commissaire au sein de la formation collégiale, elle n’est pas ici l’objet du débat.
47. La Cour est simplement appelée à décider si, compte tenu de la nature et de l’étendue des fonctions du juge-commissaire durant la phase d’observation et des mesures adoptées, ce dernier fit preuve d’un parti pris quant à la décision à rendre par le tribunal. Ce serait le cas si les questions traitées par le juge-commissaire durant la phase d’observation avaient été analogues à celles sur lesquelles il statua au sein du tribunal (arrêt Saraiva de Carvalho précité, p. 39, § 38).
48. Or il ne ressort pas du dossier que tel est le cas ici. Le dossier indique que le juge-commissaire traita par voie d’ordonnance des questions relatives à la gestion de la survie économique et financière des sociétés et à la gestion du personnel des sociétés au cours de la phase d’observation. Selon le droit interne applicable, son rôle était de veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence.
Saisi ensuite sur la base de l’article 61 de la loi du 25 janvier 1985 (soit, contrairement à ce que soutient le requérant, sans rapport écrit du juge-commissaire), le tribunal qu’il présidait était chargé d’apprécier la viabilité à plus ou moins long terme du plan de continuation proposé par le requérant à la fin de la phase d’observation. A cet égard, le tribunal devait examiner les garanties financières et autres éléments produits par le requérant à l’audience ainsi que l’état de ses sociétés à cette date (personnel, actif immobilier, secteur d’activité en difficulté). Il se fondait également sur les éléments fournis par l’administrateur.
Cette appréciation se fit sur la base des éléments produits et débattus à l’audience. En atteste le fait que le tribunal ne statua définitivement qu’après avoir demandé et obtenu du requérant des documents complémentaires prouvant la crédibilité des garanties qu’il avait produites.
La Cour relève donc que le juge-commissaire fut confronté à deux questions bien distinctes. Si du fait de son rôle durant la phase d’observation, il disposa d’une connaissance privilégiée de l’état des sociétés, soit l’un des éléments pris en compte par le tribunal pour trancher, il ne pouvait pour autant avoir déjà adopté un point de vue sur le plan de continuation proposé par le requérant à l’audience devant le tribunal et dont le tribunal apprécia la viabilité au regard des garanties fournies et examinées à l’audience (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Saraiva de Carvalho, p. 39, § 38 in fine, et, a contrario, Hauschildt).
49. La Cour ne trouve donc, en l’espèce, aucun motif objectif de croire que la nature et l’étendue des tâches du juge-commissaire durant la phase d’observation – destinée à assurer la gestion courante des sociétés – impliquaient un préjugé sur la question – distincte – à trancher au sein du tribunal concernant l’appréciation de la viabilité du plan de continuation proposé par le requérant à la fin de la période d’observation et des garanties financières produites à l’audience.
50. Au vu des circonstances particulières de la présente affaire, la Cour conclut que les appréhensions du requérant ne se trouvent pas, en l’espèce, objectivement justifiées.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 en tant qu’il garantit le droit à un tribunal impartial.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un procès équitable ;
2.Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en tant qu’il garantit le droit à un tribunal impartial.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2000, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé – Greffière
W. Fuhrmann – Président
[1]1. Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.
[2]1. Note du greffe : les articles dont l’origine n’est pas précisée font partie de la loi no 85-98 du 25 janvier 1985.