DEUXIÈME SECTION
(Requête no 33343/96)
ARRÊT
STRASBOURG
3 juin 2003
DÉFINITIF
03/09/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Pantea c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM.J.-P. Costa, président,
A.B. Baka
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2003,
Rend l’arrêt que voici :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33343/96) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Alexandru Pantea (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 28 août 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme C.I. Tarcea, du ministère de la Justice.
3. Le requérant alléguait en particulier que son arrestation et sa détention provisoire étaient contraires à l’article 5 de la Convention et que, pendant cette détention, il avait subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 6 mars 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée ultérieurement à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1 du règlement).
9. Le 16 avril 2002, la chambre a demandé aux parties de soumettre des renseignements supplémentaires.
10. Le Gouvernement y a répondu par lettre du 29 avril 2002 et le requérant par lettre du 6 mai 2002.
11. Par lettre du 23 mai 2002, le Greffe a attiré l’attention du Gouvernement sur le fait qu’il avait omis de soumettre certains renseignements et documents. Le Greffe invitait par conséquent le Gouvernement à lui faire parvenir dans les meilleurs délais ces éléments.
12. Aucune suite n’a été donnée à cette invitation du Greffe par le Gouvernement défendeur, dont la dernière lettre remonte au 29 avril 2002.
13. Par lettre du 18 juin 2002, le Greffe a informé le Gouvernement défendeur que, dans les circonstances mentionnées aux paragraphes 9-11 ci‑dessus, la Cour allait délibérer sur l’affaire dans l’état actuel du dossier.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
14. Le requérant, né en 1947, est un ancien procureur qui exerce actuellement le métier d’avocat. Il vit à Timişoara.
A. La mise en détention du requérant et la procédure pénale diligentée à son encontre
15. Dans la nuit du 20 au 21 avril 1994, le requérant eut une altercation avec D.N., lors de laquelle D.N. fut gravement blessé. Ainsi qu’il ressort d’un rapport d’expertise médicale effectuée après l’incident en cause, D.N. aurait souffert la nuit en question de plusieurs fractures qui nécessitèrent 250 jours de soins médicaux et qui, en l’absence d’un traitement médical adéquat, auraient pu mettre sa vie en danger.
16. Par résolution du 7 juin 1994, le procureur D. du parquet près le tribunal départemental de Bihor décida l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre du requérant.
17. Les 7, 14, 16, 23 et 30 juin et le 5 juillet 1994, la victime D.N. et vingt et un témoins furent entendus par le parquet au sujet de l’incident.
18. Le 23 juin 1994, le requérant fut interrogé par le procureur D.F. au sujet de son altercation avec D.N. Durant cet interrogatoire, le requérant n’était pas assisté d’un avocat.
19. Par ordonnance du 5 juillet 1994, le procureur D. déclencha l’action pénale à l’encontre du requérant et décida sa mise en détention provisoire. Il délivra à l’encontre du requérant un mandat de dépôt pour une durée de trente jours, à compter de la date à laquelle ce dernier serait appréhendé par la police. Invoquant l’article 148 lit. c), e) et h) du code de procédure pénale, le procureur faisait état dans son ordonnance de ce que le requérant était recherché par la police, à laquelle il se soustrayait, et que son maintien en liberté constituait un danger pour l’ordre public.
20. Le 13 juillet 1994, sur réquisitoire du procureur D.F., le requérant fut renvoyé en jugement devant le tribunal départemental de Bihor pour tentative d’homicide, infraction prohibée par l’article 174 § 2 du Code pénal. Le procureur faisait état dans son réquisitoire de ce qu’il avait ordonné l’arrestation du requérant au motif que celui-ci s’était soustrait aux poursuites pénales déclenchées à son encontre. Le procureur précisait que le requérant avait omis de se présenter lors de la reconstitution des faits de la nuit du 20 au 21 avril 1994, ainsi que devant le Parquet, qui l’avait convoqué pour qu’il fasse un complément de déclaration.
21. Le 20 juillet 1994, le requérant fut arrêté et incarcéré à la prison d’Oradea.
22. Sur la fiche médicale établie lors de son incarcération, le médecin releva que le requérant pesait 99 kilogrammes et qu’il souffrait d’ulcère duodénal, de lithiase biliaire et de psychopathie paranoïde.
23. Le 21 juillet 1994, le requérant, assisté par un avocat de son choix, fut conduit, en application de l’article 152 du code de procédure pénale, devant le juge M.V., président de section auprès du tribunal départemental de Bihor, qui, en chambre du conseil, l’informa que le Parquet avait décidé son renvoi en jugement, en lui lisant mot à mot le réquisitoire du parquet. A cette occasion, interrogé sur une déclaration qu’il avait faite devant le parquet, le requérant se plaignit que le procureur ne lui avait pas permis de l’écrire lui‑même, au motif qu’il était tard et qu’il n’en avait pas le temps. Le requérant se plaignit aussi qu’il avait été «terrorisé» par le procureur, qui l’avait laissé attendre pendant deux jours dans le couloir du Parquet, en le menaçant de ne pas consigner sa déclaration et de l’arrêter. Il souligna enfin qu’il avait répondu aux convocations du Parquet et qu’il ne s’était pas soustrait aux poursuites pénales. Il ne ressort pas du compte-rendu d’audience que la question de la légalité de la détention du requérant ait été discutée ou que le magistrat M.V. l’ait examinée le 21 juillet 1994.
24. Le requérant comparut pour la première fois le 5 septembre 1994 devant le tribunal départemental de Bihor, en formation de deux juges. En présence du procureur K.L., et de deux avocats de son choix, le requérant demanda que les faits qui lui étaient reprochés soient requalifiés en atteinte grave à l’intégrité physique et plaida la légitime défense. Il ne ressort pas du compte-rendu d’audience que la question de la légalité de la détention du requérant ait été discutée ou que la formation de jugement l’ait examinée le 5 septembre 1994.
25. D’autres audiences se déroulèrent devant le tribunal départemental de Bihor les 3 et 17 octobre et le 14 novembre 1994, lors desquelles le tribunal, dans la même formation de jugement, et en présence du même procureur K.L., du requérant et de ses avocats, entendit une quinzaine de témoins. Il ne ressort pas des comptes-rendus d’audience des 3 et 17 octobre et 14 novembre 1994 que la question de la légalité de la détention du requérant ait été examinée.
26. Le tribunal rendit son jugement le 28 novembre 1994. Il releva que l’instruction faite par le Parquet était incomplète et renvoya le dossier au Parquet départemental de Bihor pour un complément d’enquête. En outre, le tribunal décida de maintenir le requérant en détention provisoire, estimant qu’en raison de la gravité des faits, il y avait un risque qu’il commette d’autres crimes.
27. Le 9 décembre 1994, le requérant fit appel de ce jugement. Il alléguait l’absence d’impartialité du procureur D., qui, depuis le début de l’enquête, l’aurait privé de ses droits fondamentaux de la défense et aurait violé la présomption d’innocence, en le traitant de « récidiviste », alors qu’il n’avait jamais été condamné auparavant. Le requérant exprimait en outre ses craintes que, s’il était maintenu en détention provisoire, il risquait de faire l’objet de nouveaux abus de la part du procureur D. et d’être soumis à des mauvais traitements de la part des détenus. Alléguant ensuite l’illégalité de sa détention, il demandait sa mise en liberté et l’examen urgent de son appel et, sur le fond, la requalification des faits reprochés en atteinte grave à l’intégrité physique et son acquittement.
28. Le 16 février 1995, lors d’une audience publique devant la cour d’appel d’Oradea, à laquelle un avocat du requérant commis d’office était présent, le Parquet demanda l’ajournement de la procédure afin que la procédure de citation du requérant soit accomplie. Cette demande fut accueillie par la cour d’appel, qui fixa une prochaine audience au 6 avril 1995.
29. Le 6 avril 1995, la cour d’appel d’Oradea souleva d’office et soumit à la discussion des parties la question de la légalité des actes de poursuites pénales à l’encontre du requérant, y compris du réquisitoire, eu égard au fait qu’il n’avait pas bénéficié durant son interrogatoire par le Parquet de l’assistance d’un avocat et qu’il n’avait pas pris connaissance du procès‑verbal de fin d’instruction. Par un arrêt définitif rendu le même jour, la cour d’appel accueillit l’appel du requérant et cassa le jugement du 28 novembre 1994 dans sa partie concernant son maintien en détention provisoire pour les raisons suivantes :
– la cour d’appel jugea illégale l’arrestation du requérant le 20 juillet 1994. Elle souligna à cet égard que le requérant ne s’était pas soustrait aux poursuites pénales, mais qu’il s’était présenté à toutes les convocations du Parquet, le procureur l’ayant laissé en réalité attendre en vain dans les couloirs.
– la cour d’appel estima ensuite que la détention du requérant après le 19 août 1994 était illégale. Elle constata à cet égard qu’un mandat d’arrestation avait été délivré à l’encontre du requérant le 5 juillet 1994 pour un délai de 30 jours à compter de la date de son arrestation et qu’il avait été appréhendé le 20 juillet 1994. Dès lors, la cour releva que ledit délai était échu depuis le 19 août 1994 et que la mesure de maintien en détention provisoire du requérant n’avait pas été par la suite prolongée selon les voies légales.
– la cour d’appel constata aussi que le droit du requérant d’être assisté par un avocat avait été méconnu par le procureur chargé de l’enquête et que le Parquet avait omis de dresser un procès-verbal de fin d’instruction, en violation de l’article 171 du Code de procédure pénale.
Par conséquent, la cour d’appel ordonna la mise en liberté du requérant et annula tous les actes de procédure accomplis par le Parquet, y compris le réquisitoire, lui renvoyant le dossier aux fins de reprise de l’information.
30. Le 7 avril 1995, le requérant fut remis en liberté.
31. Le 18 avril 1995, il forma un recours contre la décision du 6 avril 1995 de la cour d’appel d’Oradea, en faisant valoir que la restitution du dossier au Parquet pour la reprise de l’information n’était pas nécessaire eu égard aux preuves existantes dans son dossier qui, selon lui, prouvaient son innocence. Il sollicita son acquittement.
32. Le 26 novembre 1996, la Cour suprême de Justice le débouta de son recours, au motif que la décision de renvoi du dossier au Parquet pour la reprise de l’information, non susceptible de recours, était définitive.
33. Les 25 et 27 février 1997, un procureur du Parquet militaire d’Oradea en charge de l’enquête entendit neuf témoins au sujet de l’incident de la nuit du 20 au 21 avril 1994.
34. Le 11 mars 1997, le Parquet ordonna, aux fins d’enquête, l’internement du requérant à l’hôpital départemental d’Oradea, dans la section de psychiatrie, en vue d’une expertise médico-légale psychiatrique, pour élucider les causes de l’incident de la nuit du 20 au 21 avril 1994, pour lequel il avait été renvoyé en jugement.
35. Le 24 mars 1997, le procureur en charge de l’enquête entendit le requérant et deux témoins.
36. Le 1er avril 1997, le laboratoire médico-légal du département de Bihor rendit son rapport d’expertise, qui relevait que le requérant souffrait de troubles de la personnalité, mais conclut que ce dernier avait commis l’agression contre D.N. avec discernement.
37. Les 1er et 3 avril 1997, le Parquet entendit trois témoins, procéda à la reconstitution des faits et à la confrontation de la victime et du requérant avec un témoin.
38. Par réquisitoire du 16 avril 1997, le requérant fut renvoyé en jugement devant le tribunal de première instance de Beiuş pour atteinte grave à l’intégrité physique, infraction prohibée par l’article 182 § 1 du Code pénal. Le Parquet octroya au requérant le bénéfice de la circonstance atténuante prévue par l’article 73 b) du code pénal, à savoir la commission des faits sous l’emprise d’une émotion puissante que lui aurait provoquée la victime, en lançant une brique dans sa direction.
39. Le 16 juin 1997, le requérant demanda au tribunal l’ajournement de l’examen de l’affaire.
40. Du 1er juillet au 1er septembre 1997, le tribunal ne siégea pas en raison des vacances judiciaires.
41. En 1997, à une date non précisée, le requérant demanda à la Cour suprême de Justice le renvoi de son dossier pour examen dans un autre département, afin d’assurer le bon déroulement du procès.
42. Les 22 septembre et 17 novembre 1997, l’avocat du requérant demanda l’ajournement de la cause au motif qu’il avait demandé le renvoi de son dossier dans un autre département.
43. Par décision du 12 décembre 1997, la Cour suprême de Justice fit droit à la demande du requérant et renvoya l’affaire au tribunal de première instance de Craiova.
44. Le 9 janvier 1998, le requérant informa le tribunal de première instance de Beiuş que l’affaire avait été renvoyée à une autre juridiction et, le 19 janvier 1998, le tribunal se conforma à la décision de la Cour suprême, renvoyant l’affaire au tribunal de première instance de Craiova.
45. Deux audiences furent fixées devant ce dernier tribunal les 11 et 25 mars 1998. Le requérant ne s’y étant pas présenté, le tribunal ordonna qu’il soit cité en vue d’une prochaine audience, le 22 avril 1998.
46. Le 22 avril 1998, le requérant et son épouse furent entendus par le tribunal.
47. Plusieurs audiences eurent lieu les 20 mai, 17 juin et 9 juillet 1998, lors desquelles le requérant fut absent. Le tribunal ordonna l’ajournement de l’affaire.
48. Du 1er juillet au 1er septembre 1998, le tribunal ne siégea pas en raison des vacances judiciaires.
49. Les 10 septembre et 8 octobre 1998, le tribunal procéda à l’audition de la victime et de trois témoins et ordonna l’examen médico-légal de la victime. Le requérant sollicita l’audition d’un témoin par le biais d’une commission rogatoire.
50. Le 5 novembre 1998, le tribunal rejeta cette dernière demande du requérant et ordonna à la victime de se présenter devant l’institut médico‑légal.
51. Le 3 décembre 1998, le tribunal entendit quatre témoins.
52. D’autres audiences eurent lieu les 10 et 24 février, et 17 mars 1999, auxquelles le requérant ne se présenta pas. Le tribunal ordonna l’ajournement de l’affaire.
53. Le 21 avril 1999, le requérant demanda par écrit l’ajournement de la procédure au motif qu’il était hospitalisé.
54. Le 5 mai 1999, le tribunal donna la parole au requérant sur le fond de l’affaire.
55. Par jugement du 12 mai 1999, le tribunal condamna le requérant à une peine de 262 jours d’emprisonnement pour actes de violence graves, commis sous l’emprise de l’émotion, infraction punie par l’article 181 § 1 du Code pénal.
56. Le 18 mai et 3 juin 1999, le requérant et la victime interjetèrent respectivement appel de ce jugement.
57. Les 22 octobre et 5 novembre 1999, et les 10 janvier et 21 février 2000, le tribunal départemental de Dolj, juridiction compétente pour trancher les appels interjetés par les parties, ordonna, sur demande du requérant, l’ajournement de la procédure.
58. Le 13 décembre 1999, le requérant demanda au tribunal d’administrer des preuves supplémentaires et le tribunal accueillit cette demande.
59. Le 19 janvier 2000, le requérant récusa un juge faisant partie de la formation de jugement.
60. Le 2 février 2000, le tribunal entendit un témoin et, le 6 mars 2000, il donna la parole au requérant pour soutenir son appel.
61. Par une décision du 13 mars 2000, le tribunal départemental de Dolj confirma le jugement que le tribunal de première instance de Craiova avait rendu le 12 mai 1999 (paragraphe 55 ci-dessus).
62. Le 16 mars 2000, le requérant forma un recours contre cette décision et, les 24 mai et 14 juin 2000, il demanda, devant la cour d’appel de Craiova, l’ajournement de la procédure.
63. Le 28 juin 2000, le requérant fit connaître les motifs sur lesquels il entendait fonder son recours.
64. Le 16 août 2000, la partie lésée demanda l’ajournement de la procédure.
65. Lors de l’audience du 6 septembre 2000, le tribunal donna la parole au requérant pour soutenir son recours.
66. Par arrêt du 13 septembre 2000, la cour d’appel de Craiova accueillit le recours formé par le requérant et cassa en totalité le jugement du tribunal de première instance de Craiova du 12 mai 1999, ainsi que la décision du tribunal départemental de Dolj du 13 mars 2000. La cour d’appel constata que, compte tenu du réquisitoire et des preuves existant dans le dossier, les juridictions inférieures avaient condamné le requérant sans établir de lien de causalité entre les actes de celui-ci à l’égard de la victime et les blessures de cette dernière. Elle renvoya dès lors l’affaire devant le tribunal de première instance de Craiova, pour un nouvel examen au fond.
67. Le 18 octobre 2000, la cour d’appel transmit le dossier au tribunal de première instance de Craiova, devant lequel, le 2 novembre 2000, le requérant demanda l’ajournement de la procédure.
68. Le 30 novembre 2000, le tribunal octroya au requérant un nouvel ajournement au motif qu’il n’était pas assisté par son avocat.
69. Le 14 décembre 2001, le requérant récusa les juges de la formation de jugement et, les 1er et 22 février 2001, il demanda l’ajournement de la procédure ainsi que l’administration, par le tribunal, de nouvelles preuves.
70. Les 15 mars, 5 avril et 26 avril 2001, le tribunal ajourna la procédure dans l’attente d’un nouveau rapport d’expertise médico-légale de l’état de santé de la victime et ordonna à cette dernière de se présenter à cette fin à l’institut médico-légal.
71. Le 17 mai 2001, ni le requérant, ni la victime ne se présentèrent lors de l’audience devant le tribunal.
72. Selon les informations dont dispose la Cour, l’affaire est toujours pendante devant le tribunal de première instance de Craiova. La Cour ne dispose d’aucune autre information quant aux éventuels actes de procédure accomplis après le 17 mai 2001.
B. Les mauvais traitements que le requérant prétend avoir subis à la prison d’Oradea et à l’hôpital pénitentiaire de Jilava
1. Les traitements incriminés
a) thèse du requérant
73. Le 27 décembre 1994, le requérant, qui faisait la grève de la faim, fut transféré par l’administration de la prison de la cellule qu’il avait partagée jusqu’alors avec un ressortissant turc, à la cellule no 39. Les gardiens essayèrent de nourrir le requérant de force, en présence du chef de cellule, mais le requérant refusa. Le requérant fut ensuite transféré par le gardien P.S. dans la cellule no 42, dont le chef était un multirécidiviste, connu en prison sous l’appellation de « Raj ». Le requérant aurait refusé d’entrer dans cette cellule, sachant que les gardiens l’utilisaient pour « éliminer les détenus incommodes », mais le gardien P.S. « aurait endormi sa vigilance », en lui disant qu’il allait être libéré après qu’il eut pris un bain, accompagné par le détenu « Raj ».
74. Dans la nuit du 10 au 11 janvier 1995, «Raj » et un autre compagnon du requérant de la cellule no 42, connu sous le nom de « Sisi », mirent la radio au maximum et frappèrent le requérant sauvagement avec deux bâtons. Le gardien S.A., averti par les cris du requérant, refusa d’intervenir. Les détenus continuèrent à le frapper en criant qu’il fallait en finir avec lui. A la suite de nombreux coups reçus, le requérant, ensanglanté, tomba dans un état de demi-conscience. Un peu plus tard, il entendit entrer dans la cellule le commandant adjoint de la prison V.P., qui dit à « Sisi » et « Raj » de ne pas s’inquiéter, car, quoi qu’il arrive, ce serait de la faute du requérant. Il attacha ensuite le requérant sous le lit à l’aide de menottes. Le requérant y serait resté pendant près de 48 heures. A la suite de cet incident, le requérant aurait souffert de fractures de la pyramide nasale, d’une côte, du thorax, du sternum et de la colonne vertébrale. Il aurait également perdu un ongle d’un doigt de la main et celui d’un orteil.
75. Le 12 janvier 1995, le requérant fut conduit à l’hôpital de neurologie et de psychiatrie d’Oradea, où il fut examiné par un neuropsychiatre, qui établit qu’il souffrait de schizophrénie paranoïde (paragraphe 102 ci-dessous). Selon le requérant, lors de cet examen psychiatrique, il était incapable de s’exprimer en raison des coups et des blessures qui lui avaient été infligés pendant la nuit du 10 au 11 janvier 1995. Le médecin aurait constaté ses blessures, mais n’en aurait pas fait état dans son certificat.
76. Le 13 janvier 1995, le requérant fut conduit à l’hôpital départemental d’Oradea, où il fut examiné successivement dans les services des urgences, de chirurgie, de neurochirurgie, de radiologie et d’ORL. Il n’y fut pas hospitalisé.
77. Les 20 et 23 janvier 1995, le requérant fut transporté à nouveau à l’hôpital départemental d’Oradea (section de neuropsychiatrie), mais ne put y être hospitalisé, car les gardiens de prison qui l’accompagnaient refusaient de se dessaisir de leurs armes.
78. Le 24 janvier 1995, sur une proposition du médecin de la prison, le commandant de la prison d’Oradea ordonna le transfert du requérant à la section de neuropsychiatrie de l’hôpital pénitentiaire de Jilava, situé près de Bucarest, à plus de 500 km d’Oradea. Selon le requérant, le transfert aurait été ordonné pour que sa famille ne puisse pas voir ses multiples lésions à l’issue de l’agression qu’il avait subie en prison.
79. Le requérant fut transporté à l’hôpital pénitentiaire de Jilava dans un wagon pénitentiaire. Pendant ce transport, qui dura trois jours et trois nuits, du 24 au 26 janvier 1995, le requérant n’aurait pas reçu de traitement médical, de nourriture, ni d’eau. Il n’aurait pas pu s’asseoir durant tout ce trajet compte tenu du nombre de détenus transportés, à savoir entre 150 et 200, et pour cette raison il n’y avait plus de places assises. A l’intérieur du wagon pénitentiaire, aucune surveillance n’aurait été assurée.
80. Le 26 janvier 1995, le requérant fut interné à l’hôpital de Jilava dans la section de neuropsychiatrie, avec un diagnostic de psychopathie paranoïaque.
81. Pendant son hospitalisation à Jilava, le requérant aurait partagé son lit avec un autre détenu, porteur du virus H.I.V. Il ne fut pas traité du point de vue chirurgical et il aurait été soumis à des tortures psychologiques, par l’annonce que sa famille avait été tuée.
82. Le 20 février 1995, le requérant fut reconduit à la prison d’Oradea dans le même wagon pénitentiaire qu’à l’aller.
83. De retour à la prison d’Oradea, le requérant fut hospitalisé à l’infirmerie de la prison, avec un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Pendant plusieurs semaines lors de son hospitalisation à l’infirmerie, les gardiens lui auraient refusé le droit de se promener dans la cour du pénitencier, ce qui eut des conséquences graves sur son état de santé.
84. Lorsque le requérant fut mis en liberté, le 7 avril 1995, il ne pesait plus que 54 kilos, alors qu’il pesait près de 100 kilos lors de sa mise en détention en juillet 1994 (paragraphe 22 ci-dessus).
85. A la suite des traitements subis en prison, il a été hospitalisé à plusieurs reprises en 1996 et 1997 et a subi plusieurs interventions chirurgicales relatives à la lithiase et à l’ulcère duodénal dont il souffre, maladies qui s’étaient aggravées pendant sa détention, faute de traitement adéquat. En février 1997, il fut examiné par les médecins de l’Hôpital militaire central de Bucarest, qui lui recommandèrent d’effectuer une tomographie et une intervention chirurgicale au niveau de l’orbite de l’œil gauche et de la pyramide nasale. Il ne put pas suivre ces prescriptions, en raison de l’insuffisance de ses moyens financiers.
86. A cause des blessures subies en détention, le requérant souffre de forts maux de tête et il aurait perdu partiellement l’ouïe et la vue.
b) thèse du Gouvernement
87. Le 12 janvier 1995, le requérant fut examiné par un neuropsychiatre, qui estima qu’il souffrait d’une dépression nerveuse avec des troubles du comportement (paragraphe 102 ci-dessous). Pour le Gouvernement, il serait absolument impossible de supposer que le médecin ait constaté des lésions et qu’il ne les ait pas mentionnés dans la fiche d’observation.
88. Le même jour, le requérant fut transféré dans la cellule no 42, afin de prévenir le déclenchement des conflits entre lui et ses codétenus.
89. Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1995, et non du 10 au 11 janvier 1995, vers 1 h du matin, une altercation survint entre le requérant et ses codétenus. Le requérant fut attaché ensuite au lit environ cinq heures, jusqu’à 5 h 30, heure à laquelle il fut amené à l’infirmerie. Selon le Gouvernement, il est impossible d’identifier les circonstances dans lesquelles a eu lieu l’incident en question. Le Gouvernement s’en remet, dès lors, aux conclusions de la décision du Parquet du 20 octobre 1997 (paragraphe 137 ci-après).
90. Le matin du 13 janvier 1995, le gardien D.T. et le commandant‑adjoint P.V. rapportèrent au commandant du pénitencier que la nuit précédente, un incident avait eu lieu dans la cellule no 42. Les détenus « Sisi » et « Raj » rapportèrent également l’incident.
91. Il ressort d’un procès-verbal rédigé par les employés du pénitencier d’Oradea et du rapport du commandant-adjoint du pénitencier, dont les copies ont été produites devant la Cour, que, la nuit du 12 au 13 janvier, vers minuit, le requérant avait provoqué des actes de désordre dans sa cellule, agressant les autres détenus, et, en conséquence, il avait été immobilisé sur le lit à l’aide de deux menottes.
92. Le 13 janvier 1995, le requérant fut transporté à l’hôpital départemental d’Oradea (Spitalul judeţean Oradea), où il fut examiné dans les services de chirurgie, neurochirurgie, radiologie, orthopédie et ORL. Des radiographies relevèrent qu’il avait une fracture de la côte no 7 et une autre de la pyramide nasale sans déplacement. Le Gouvernement conteste le fait que le requérant aurait souffert en plus de fractures de la boîte crânienne, du thorax ou de la colonne vertébrale. Le requérant se serait vu appliquer le même jour un bandage thoracique.
93. De retour à la prison d’Oradea, le requérant fut interné à l’hôpital pénitentiaire d’Oradea du 13 au 23 janvier 1998, avec un diagnostic à l’internement de « traumatisme du visage et troubles du comportement ». Le requérant reçut pendant la période en question des traitements par antibiotiques, antalgiques et sédatifs.
94. Les 20 et 23 janvier 1995, le requérant fut examiné à l’hôpital départemental d’Oradea dans la section de psychiatrie. Le médecin ayant consulté le requérant, après avoir diagnostiqué qu’il souffrait du « syndrome paranoïde », recommanda qu’il soit interné, afin que ce diagnostic soit plus clairement établi.
95. Le 23 janvier 1995, et non le 24, le requérant fut transféré à l’hôpital pénitentiaire de Jilava avec un diagnostic de « psychopatie paranoïde ». Le transport fut effectué dans un wagon appartenant au pénitencier. Avant d’être transporté, le requérant fut examiné par un médecin, qui conclut que son état de santé ne présentait pas un caractère d’urgence et ne nécessitait pas une assistance spéciale pendant le transport.
96. Le requérant fut interné à l’hôpital pénitentiaire de Jilava le 26 janvier 1995, dans la section de neuropsychiatrie, avec le diagnostic de psychopathie paranoïaque.
97. Le requérant fut interné dans le service de psychiatrie de l’hôpital pendant vingt-cinq jours. Il ne fut pas soumis, dans cette période, à des tortures psychologiques. Le règlement de l’hôpital prévoyant la séparation des détenus porteurs du virus HIV des autres détenus, le requérant n’eut pas à partager son lit avec une telle personne.
98. Le 20 février 1995, le requérant sortit de l’hôpital avec le même diagnostic qu’à son entrée. Les médecins notèrent une amélioration de son état de santé.
99. Pendant toute la durée de l’hospitalisation du requérant à l’infirmerie du pénitencier d’Oradea, il bénéficia de promenades journalières, qui avaient lieu dans deux cours aménagées à cette fin, la durée de chacune de ces promenades étant comprise entre trente minutes et une heure.
100. Les faits décrits par le Gouvernement aux paragraphes 93-99 ci‑dessus sont confirmés par deux lettres des 15 et 17 mai 2001, que la Direction générale des établissements pénitentiaires a adressées à l’agent du Gouvernement roumain, et dont une copie a été donnée à la Cour.
2. Les certificats médicaux
101. Le 3 août 1992, le requérant fut interné dans une clinique psychiatrique de Timisoara sous le diagnostic « épisode psychotique paranoïde ». Il ressort de la fiche médicale d’observation remplie par les médecins de la clinique, dont une copie a été produite par le Gouvernement, que l’internement eut lieu sur demande de la famille du requérant, au motif que ce dernier était dangereux pour son entourage et qu’il perturbait constamment le calme de sa famille et de ses voisins. Les médecins relevèrent en outre que le requérant exprimait des idées de persécution et de grandeur, qu’il était agité, insomniaque et qu’il avait un comportement agressif. Le requérant sortit de la clinique le 13 août 1992, avec le diagnostic suivant : « épisode psychotique atypique dans un contexte réactif et toxique exogène » et « structure particulière de la personnalité de modèle impulsif ».
102. Le 12 janvier 1995, le requérant fut conduit à l’hôpital de neurologie et de psychiatrie d’Oradea, où il fut examiné par le neuropsychiatre K.E. Dans l’attestation médicale qu’il lui délivra, le médecin mentionna que le requérant souffrait d’une dépression nerveuse avec des troubles du comportement. Il releva que le requérant avait l’impression de subir une pression magnétique dans tout son corps, surtout au niveau du cœur, et qu’il refusait de s’approcher du radiateur, dont la proximité lui faisait sentir une augmentation de la pression sanguine. Le médecin conclut que le requérant souffrait de schizophrénie paranoïde et recommanda sa mise sous observation.
103. Par une lettre datée du 12 janvier 1994, le commandant de la prison d’Oradea informa la cour d’appel d’Oradea que le requérant avait été vu en consultation le 12 janvier 1995 par un médecin spécialiste, qui avait établi le diagnostic de « schizophrénie paranoïde » et qui avait recommandé l’hospitalisation d’urgence dans un hôpital. En conséquence, le commandant priait la Cour d’appel d’ordonner l’hospitalisation d’urgence du requérant à l’hôpital pénitentiaire de Jilava, en faisant valoir que, sur le plan local, il ne pouvait pas être hospitalisé, à défaut de pouvoir être surveillé. Le commandant précisa à cet égard qu’il n’était pas loisible aux surveillants d’entrer avec leurs armes dans la section de neuropsychiatrie de l’hôpital.
104. La fiche médicale pour détenus du requérant remplie lors de son examen le 13 janvier 1995 à l’hôpital départemental d’Oradea indique chez le requérant une fracture de la 7ème côte et de la pyramide nasale avec fracture des os sans déplacement. Les médecins de la section de chirurgie et orthopédie recommandèrent un bandage thoracique et des antalgiques en cas de besoin. A la section d’ORL, les médecins recommandèrent que le requérant évite des traumatismes nasaux pendant un mois.
105. Le registre du même hôpital du 13 janvier 1995 indique que le requérant a subi un examen radiologique du thorax et des poumons, mettant en évidence une fracture de la 7ème côte, pour laquelle un bandage thoracique et du repos ont été prescrits.
106. Il ressort de la fiche médicale du requérant, telle que tenue par l’infirmerie de la prison d’Oradea, et présentée à la Cour par le Gouvernement défendeur, que le requérant est resté à l’infirmerie du 13 au 23 janvier 1995, avec le diagnostic de schizophrénie paranoïde, fracture de la 7ème côte et traumatisme facial avec des ecchymoses palpébrales, qu’il se serait infligés par autoagression. Le requérant se vit administrer à l’infirmerie des antalgiques, des antibiotiques et des sédatifs.
107. Le requérant fut à nouveau examiné par un médecin à l’infirmerie de la prison les 14, 16 et 18 janvier 1995. Le médecin consigna dans son rapport que le requérant présentait un bon état général.
108. Le 17 janvier, un médecin de l’infirmerie de la prison recommanda l’hospitalisation du requérant, estimant que la schizophrénie dont il souffrait ne pouvait pas être soignée autrement. Dans son rapport, le médecin écrivit que le requérant souffrait de schizophrénie et que, dans la nuit du 12 janvier 1995, il avait eu des troubles de comportement, s’infligeant des coups à lui‑même. Il indiqua également que le requérant avait été examiné le 13 janvier 1995 dans les services de chirurgie, ophtalmologie et ORL, qui avaient diagnostiqué une fracture d’une côte et de la pyramide nasale.
109. Le 23 janvier 1995, un médecin de l’infirmerie de la prison consigna dans la fiche médicale du requérant que ce dernier avait été interné à l’infirmerie pour schizophrénie et pour s’être causé à lui-même des lésions, mais qu’à l’issue de son traitement médical, son état de santé avait enregistré une évolution favorable. Il fit également état de ce que le requérant allait être transféré à Jilava pour traitement et expertise médico‑légale.
110. Il ressort de la fiche médicale du requérant, telle que tenue par l’hôpital pénitentiaire de Jilava, qu’il y fut hospitalisé le 26 janvier 1995 à la section psychiatrie de l’hôpital avec un diagnostic de schizophrénie paranoïde et traumatisme crânien facial « par autoagression ». Le requérant fut soumis à un contrôle médical par les médecins psychiatres, dès son arrivée, qui mit en évidence des ecchymoses palpébrales et des œdèmes bilatéraux au niveau de ses membres inférieurs. Les médecins relevèrent que le requérant souffrait de douleurs gastriques et d’un ralentissement du transit intestinal. Ils notèrent en outre qu’il avait des antécédents psychiatriques, ayant été interné à la section de psychiatrie des hôpitaux de Timişoara et de Jilava.
111. Pendant son hospitalisation à Jilava, qui se prolongea jusqu’au 20 février 1995, le requérant fut soigné pour schizophrénie paranoïde avec des tranquillisants. Un régime alimentaire lui fut également prescrit. Il ne ressort pas des documents soumis qu’il ait bénéficié de soins pour le traumatisme facial ou la fracture de la côte.
112. Il résulte de la feuille d’observation remplie par les médecins de la section de psychiatrie de l’hôpital de Jilava qu’il était « tranquille, coopérant, revendicatif, (…) qu’il présentait des ecchymoses palpébrales de coloration violacée et qu’il accusait des douleurs dans la région des testicules, où il affirmait avoir été frappé ». Sur une autre colonne, figurent, entre parenthèses, les mots « refuse » et « traumatismes testiculaires » et, sur une autre ligne, une abréviation désignant les mots « examen chirurgical ».
113. Une lettre adressée le 5 mai 2001 par la Direction générale des établissements pénitentiaires à l’agent du Gouvernement roumain, en réponse à sa demande de renseignements, fait état de ce que, pendant son hospitalisation à l’hôpital pénitentiaire de Jilava, le requérant a été traité avec des tranquillisants, qu’il aurait suivi un régime alimentaire et qu’il n’aurait pas été vu en consultation à la section de chirurgie car il avait refusé un tel examen, ainsi qu’il ressortait de la feuille d’observation remplie par les médecins de la section de psychiatrie de l’hôpital (paragraphe 112 cidessus in fine).
114. Il ressort des certificats médicaux fournis par le requérant que, après avoir été remis en liberté, il a été hospitalisé du 1er au 17 novembre 1995 et du 19 au 28 février 1997 dans les hôpitaux départementaux d’Oradea et d’Alexandia, dans la section de chirurgie, où il a été traité par voie chirurgicale pour lithiase, sténose papillaire et pour des affections du colon et du pancréas. Les médecins lui prescrivirent trente et un jours d’arrêt de travail et lui recommandèrent d’effectuer un contrôle tomographique auprès de l’hôpital militaire central de Bucarest. Il ne résulte pas des documents fournis que le requérant ait perdu l’ouïe, ni la vue.
3. Les plaintes du requérant pour mauvais traitements
115. En janvier 1995, après l’incident de la nuit du 10 à 11 janvier avec « Sisi » et « Raj », le requérant se serait plaint verbalement auprès du comandant de la prison d’avoir été maltraité par ses codétenus. A l’époque, vu ses blessures, il n’aurait pas pu rédiger lui-même une plainte pénale alléguant des mauvais traitements qui lui avaient été infligés.
116. Le 24 juillet 1995, le requérant envoya au parquet une plainte contre les détenus « Sisi » et « Raj », les accusant de tentative d’homicide ou d’atteinte grave à son intégrité corporelle, infractions respectivement prohibées par les articles 174 et 182 du Code pénal. Il demanda en outre l’ouverture d’une instruction à l’encontre du gardien S.P., qui l’avait amené sciemment dans la cellule no 42, où se trouvaient des récidivistes, pour qu’il y soit maltraité, et à l’encontre du gardien S.A., qui était de garde pendant la nuit quand il avait été battu et qui n’était pas intervenu pour faire cesser l’agression de ses codétenus. Il se plaignait également du commandantadjoint de la prison d’Oradea V.P., qui avait ordonné qu’il soit attaché avec des menottes et qui l’aurait ainsi laissé « mourir le dos sur le ciment ».
Il se plaignait en outre de ce que son épouse n’avait pas été autorisée à lui rendre visite en prison après qu’il eut été battu, afin qu’elle ne puisse pas s’apercevoir des traces de ses blessures, les gardiens ayant motivé ce refus par le fait qu’il aurait subi un choc psychique.
Il se plaignait ensuite que, malgré l’état critique dans lequel il se trouvait après l’agression, alors qu’il était « entre la vie et la mort », il avait été embarqué dans le wagon pénitentiaire pour Jilava, à la section de psychiatrie, alors qu’il aurait dû être amené pour traitement à la section de chirurgie. Il s’exprimait dans les termes suivants :
« probablement ils [les gardiens] ont compté sur le fait que j’allais mourir sur la route, et que la responsabilité en incomberait aux autres. A Jilava, à la section de psychiatrie, les médecins avaient vu que j’avais été battu et que j’avais des fractures et ils se sont étonnés qu’on m’y ait envoyé. A cette date-là, j’avais perdu beaucoup de sang, j’avais la tension comprise entre 7 et 12, mais ils m’ont quand même renvoyé à Oradea (…) le petit doigt de la main droite écrasé, l’ongle du pied gauche et de la main droite arrachés (…) ».
Le requérant demanda enfin qu’une expertise médicale soit ordonnée par le Parquet afin d’établir son état actuel de santé. Il faisait valoir à cet égard qu’il ressentait des douleurs fortes au niveau de la tête, qu’il ne sentait plus la partie gauche de sa tête, le sinus gauche étant fracturé et bouché, et qu’il avait surtout des problèmes respiratoires, compte tenu de ce que les fractures thoraciques n’étaient pas bien guéries faute de traitement adéquat.
117. Selon le Gouvernement, le requérant ne déposa aucune plainte pénale en janvier 1995 contre les gardiens S.P. et S.A. ou contre les codétenus qui l’avaient agressé en janvier 1995. Le requérant se serait plaint pour la première fois de l’incident avec « Sisi » et « Raj » dans sa plainte adressée au Parquet le 24 juillet 1995 (paragraphe 116 ci-dessus).
118. Le 27 décembre 1995, en l’absence de réponse à sa plainte, le requérant écrivit au parquet militaire d’Oradea et au Parquet général. Il sollicita à nouveau une expertise médicale pour faire constater son état de santé et son invalidité.
Il souligna en outre que, étant en détention provisoire, il aurait dû bénéficier de la présomption d’innocence et, partant, il aurait dû exécuter sa détention dans des cellules avec d’autres détenus en détention provisoire, en vertu des dispositions de la loi no 23/1969 sur l’exécution des peines. Or, contrairement à cette réglementation, il avait été transféré par le gardien P.S. dans une cellule de détenus condamnés définitivement et de récidivistes, afin qu’il y soit battu à mort. Il demanda au Parquet général de Bucarest d’enquêter sur ces aspects et de conclure qu’il avait été soumis par les gardiens de la prison d’Oradea à de mauvais traitements, infraction prohibée par l’article 267 du Code pénal.
Le requérant se plaignait en outre qu’à l’infirmerie de la prison, il s’était vu interdire le droit de sortir en promenade, bien qu’il ait sollicité par écrit que ce droit soit respecté. Il se plaignait enfin de n’avoir pas été amené à certaines audiences devant le tribunal qui statuait sur son appel dans la procédure à son encontre, et ce pour ne pas être vu en public le visage et la tête écrasés et gonflés et les ongles de la main gauche arrachés.
119. Le 29 avril 1996, le requérant se plaignit auprès du Parquet militaire d’Oradea de ce que les procureurs qui traitaient sa plainte en retardaient l’issue, afin qu’aucun lien de causalité ne puisse être établi entre d’éventuelles opérations chirurgicale subies par lui et ses lésions à l’issue de l’incident avec « Sisi » et « Raj ».
Il soulignait en outre que, bien qu’il ait été torturé la nuit du 11 à 12 janvier 1995, ce n’est que le 13 janvier 1995 qu’il avait été conduit à la section de chirurgie. Il faisait valoir à cet égard que les gardiens l’avaient tout d’abord amené, maltraité comme il était, à la section de neuropsychiatrie, afin qu’ils puissent avoir une preuve qu’il se serait infligé lui-même ses blessures, et il invitait le parquet à analyser la raison pour laquelle la direction de la prison d’Oradea avait tenté de couvrir l’agression qu’il avait subie de la part de ses codétenus avec le concours du commandant‑adjoint P.V.
Le requérant faisait également savoir qu’il avait été conduit après l’incident avec « Sisi » et « Raj » dans le bureau du commandant R., le visage défiguré, « plutôt mort que vivant », mais que, vu son état, il n’était pas parvenu à en parler.
Il sollicitait à nouveau une expertise médicale d’urgence pour faire constater l’aggravation de son état de santé.
4. La procédure pénale concernant les mauvais traitements allégués par le requérant
120. Le 11 août 1995, le Parquet général (section des parquets militaires) informa le requérant que sa plainte pour mauvais traitement à l’encontre des fonctionnaires S.P., S.A. et V.P. de la prison d’Oradea avait été envoyée aux fins d’enquête au Parquet militaire d’Oradea.
121. Le 17 août 1995, la plainte du requérant fut enregistrée au Parquet militaire d’Oradea.
122. Le 8 septembre 1995, le requérant et son épouse furent entendus par le procureur en charge de l’enquête. Le requérant souligna en particulier que l’agression à laquelle il avait été soumis par ses deux codétenus « Sisi » et « Raj » avait eu lieu à l’instigation ou avec la complicité des gardiens P.S. et S.A. et que le commandant-adjoint de la prison, P.V., au lieu de prendre de mesures appropriées, avait donné l’ordre qu’il soit immobilisé avec des menottes.
L’épouse du requérant déclara qu’elle s’était vu refuser le droit de visiter son époux du 5 au 8 janvier 1995 au motif que ce dernier aurait subi un choc psychique et qu’il était sous traitement. Elle faisait valoir qu’elle avait pu lui rendre visite à l’Hôpital de Jilava, entre les 18 et 20 janvier 1995, et qu’elle s’était aperçue à cette occasion-là qu’il était affaibli, qu’il avait des ecchymoses sous les deux yeux et l’ongle du petit doigt arraché.
123. Le 14 février 1996, le parquet interrogea le commandant-adjoint de prison P.V. et les gardiens P.S. et S.A. au sujet des mauvais traitements qu’aurait subis le requérant la nuit du 12 à 13 janvier 1995.
124. P.V. déclara que cette nuit, après avoir été informé par l’officier de garde que le requérant s’était battu avec d’autres codétenus et qu’il avait provoqué du scandale, il s’était rendu dans la cellule no 42, où il avait pu constater que le requérant était blessé au nez et qu’il avait du sang sur les mains. Après avoir essayé de discuter avec lui sur ce qui lui était arrivé, il avait ordonné – vu l’état du requérant et le fait qu’il faisait nuit – qu’il soit immobilisé au lit avec deux menottes dans sa cellule, le grillage fermé. Il déclarait avoir également installé un gardien devant le grillage de la cellule pour assurer sa surveillance. P.V. mentionna en outre que, bien que le règlement pénitentiaire prévoie que les détenus en détention provisoire, tel le requérant, devaient être logés dans des cellules séparées des détenus condamnés par décision définitive, cette règle comportait parfois des exceptions en raison de la surpopulation de la prison et de diverses situations spécifiques. Il ajouta que c’est en raison du comportement du requérant à l’égard d’autres détenus que celui-ci avait été placé en cellule avec des détenus condamnés définitivement.
125. Le gardien P.S., qui avait transféré le requérant dans la cellule 42, déclara qu’il ne l’avait nullement introduit dans cette cellule pour qu’il soit battu par les autres détenus. Il affirma que le requérant était « un malade psychique », que compte tenu de son comportement, il avait été successivement transféré dans diverses cellules. Il souligna enfin que, lorsque le requérant faisait une crise, il sautait du lit et se frappait la tête contre le grillage de la cellule.
126. Le gardien S.A. déclara que, lors de l’incident du requérant avec « Sisi » et « Raj », il était de garde. Il affirma qu’il n’avait pas eu le droit de faire sortir le requérant de sa cellule lorsque ce dernier le lui avait demandé la nuit de l’incident mais, qu’en revanche, il avait rapporté les faits qu’il avait constatés au commandant-adjoint de la prison, qui avait ensuite calmé le requérant.
127. Le 27 février 1996, le parquet entendit comme témoin H.L., un des codétenus se trouvant dans la cellule no 42 lors de l’incident avec « Sisi » et « Raj ». Il déclara qu’en janvier 1995, alors qu’il partageait la cellule de « Sisi » et « Raj », le requérant s’était mis pendant une nuit à prier dans son lit selon le rite musulman. « Sisi » avait alors attrapé un bâton en bois et s’était mis à le frapper sur tout le corps jusqu’à ce que le bâton se fende en deux. Ensuite, le requérant avait demandé au gardien S.A. de le transférer dans une autre cellule, mais ce dernier lui avait répondu qu’il ne pouvait pas le faire sans l’accord de ses supérieurs. Ensuite, « Raj » et « Sisi », énervés par le fait que le requérant descendait en permanence du lit, s’étaient mis à le frapper à nouveau avec un bâton. Dans la cellule, un poste de radio était allumé. Ensuite, « Sisi » et « Raj » frappèrent le requérant à coups de poings et de pieds. Le requérant riposta et se mit à crier. Le surveillant S.A. arriva après un certain temps et demanda ce qui se passait. « Sisi » avait répondu qu’ils étaient en train de « ramollir le requérant » (en roumain « să-l moaie »), afin que celui-ci ne fasse plus dans la cellule no 42 ce qu’il avait fait dans d’autres cellules. Le gardien S.A. donna ensuite à « Sisi » une paire de menottes et, avec le concours de « Raj », ils immobilisèrent le requérant dans son lit, les mains attachées par des menottes.
Soulignant que le requérant était à ce moment-là fortement battu, il continuait sa déposition en montrant que le requérant avait ensuite été détaché, sur ordre du commandant-adjoint P.V., et que ce dernier avait ordonné qu’il soit à nouveau menotté s’il faisait du bruit. Il déclara enfin qu’à sa connaissance, aucune mesure n’avait été prise par la suite à l’encontre de « Sisi » et de « Raj », et que ces derniers n’avaient pas agi, d’après lui, sous l’instigation des gardiens de la prison.
128. En février 1996, le Parquet militaire d’Oradea demanda le dossier du requérant auprès de la prison d’Oradea et des informations au sujet du diagnostic médical dont il avait fait l’objet à l’hôpital pénitentiaire de Jilava.
129. Les 14 mars, 15 mai et 26 juin 1996, quatre témoins furent entendus par le Parquet au sujet de l’incident de la nuit du 12 au 13 janvier 1995.
130. Le 26 juin 1996, le Parquet militaire d’Oradea demanda au laboratoire médico-légal du département de Bihor d’effectuer une expertise médico‑légale, afin de préciser la nature des lésions que présentait le requérant à la suite de son agression, le nombre de jours nécessaires pour son rétablissement et les conséquences que cet incident avait eues sur son état de santé, notamment si les mauvais traitements subis avaient conduit à la perte d’un sens ou d’un organe du requérant ou à son infirmité physique ou psychique permanente.
131. Le 27 juin 1996, un médecin légiste du laboratoire médico-légal du département de Bihor examina le requérant et lui prescrivit des examens médicaux auprès les services d’orthopédie, urologie, ORL et ophtalmologie. Il ne ressort pas des pièces dont dispose la Cour si ces examens ont été effectués ou non.
132. Le 11 juillet 1997, le requérant fut à nouveau interrogé par le Parquet militaire d’Oradea. Dans sa déclaration, il disait avoir effectué les contrôles de son état de santé que le médecin lui avait prescrits dans les services d’urologie, d’ORL et d’ophtalmologie et avoir déposé les résultats au laboratoire de médecine légale.
133. Le 27 août 1997, le laboratoire médico-légal du département de Bihor rendit son rapport d’expertise, en se fondant sur l’examen du requérant du 27 juin 1996 et sur sa fiche médicale établie par les médecins du pénitencier d’Oradea. Dans ledit rapport, le médecin légiste en chef S.I., après avoir fait mention de ce que le requérant n’avait pas effectué les examens qui lui avaient été prescrits le 27 juin 1996 dans les services d’urologie, ORL et ophtalmologie, conclut que, le 12 /13 janvier 1995, le requérant avait subi une fracture de la côte no 7 et un traumatisme de la pyramide nasale à la suite de coups reçus avec un instrument dur. Il estima que ces lésions avaient entraîné une incapacité temporaire totale de dix‑huit jours. Il faisait état de ce qu’aucune invalidité permanente n’avait été décelée chez le requérant.
134. Les 12 février, 19 mars, 21 avril, 23 juillet, 15 et 18 août 1997 respectivement, le parquet entendit huit nouveaux témoins, dont « Sisi » et « Raj ».
135. Le détenu « Sisi » confirma que, pendant la nuit de l’incident, le requérant avait été frappé par un autre détenu avec un bâton et que le gardien, après avoir regardé à travers le judas, n’avait rien dit et était parti chercher le commandant-adjoint PV. Ce dernier avait ensuite attaché le requérant avec une paire de menottes, les mains dans le dos, et « le laissa en bas jusqu’au matin » (en roumain « l-a lăsat jos pâna dimineaţa»), où il l’amena à l’infirmerie. Il déclara que le détenu H. avait tapé la tête du requérant avec le manche d’un balai en bois et avait sauté avec ses pieds sur son ventre. Il affirma en outre que, d’après lui, le requérant simulait la folie et ajouta que la culpabilité du commandant-adjoint P.V. découlait, à son avis, du fait qu’il avait fait transférer le requérant dans la cellule de « Raj », auquel il avait demandé de prendre soin du requérant. Or, « Sisi » souligna que la cellule de « Raj » était connue dans la prison d’Oradea comme étant une cellule de détenus dangereux, « Raj étant l’homme de P.V. ».
Il nia le fait que le requérant aurait passé un jour et une nuit sur le sol, dans une flaque de sang, que les employés du pénitencier aurait suggéré aux détenus de le frapper ou qu’il y aurait eu la radio allumée pendant que le requérant s’était fait agresser.
136. Le détenu « Raj » déclara qu’il avait demandé au commandantadjoint P.V. de ne pas faire transférer le requérant dans sa cellule, car il y avait deux détenus dangereux et le requérant faisait semblant d’être fou. Il souligna avoir demandé à ce que le requérant soit transféré de sa cellule de crainte que les autres détenus ne supportent pas ses bêtises, mais affirma que P.V. lui avait répondu à ce sujet que, quoi qu’il puisse arriver, ce ne serait pas de sa faute. Il raconta que, le soir de l’incident, le requérant s’était mis à hurler et à frapper les autres codétenus, qui avaient riposté et avaient tenté de l’immobiliser. Ils avaient ensuite demandé une paire de menottes au gardien et l’avaient attaché au lit jusqu’au matin. Il déclara que personne n’avait frappé le requérant avec un corps dur et qu’au matin, lorsque le commandantadjoint P.V. était venu dans la cellule, le requérant lui avait demandé de le faire sortir de là. P.V. l’avait soumis ensuite à un test psychologique pour voir si le requérant était réellement fou.
Il nia que le commandant P.V. ait donné d’ordre que le requérant soit attaché sur le ciment pour qu’il succombe et qu’il soit resté dans une flaque de sang pendant vingt-quatre heures. Il nia également avoir été influencé par des gardiens pour le frapper et confirma que le commandant-adjoint P.V. lui avait dit le matin après l’incident de ne pas se faire de soucis car, de toute façon, la responsabilité incomberait au requérant.
137. Par une décision du 20 octobre 1997, le Parquet militaire d’Oradea rejeta la plainte du requérant à l’encontre des gardiens et des détenus « Sisi » et « Raj ». Il ressort de cette décision qu’entre les mois de septembre et décembre 1994, le requérant avait eu un comportement exemplaire dans la prison ; dès lors, il avait été nommé chef de cellule et récompensé par les autorités pénitentiaires. Toutefois, à partir du mois de décembre, il était devenu agressif, motif pour lequel l’administration pénitentiaire avait dû le transférer dans plusieurs cellules. Ainsi, le 12 janvier 1995, il avait été transféré dans la cellule no 42 avec les détenus « Sisi » et « Raj ». Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1995, le gardien S.A., constatant un désordre dans la cellule du requérant, en avait alerté la direction de la prison. Le commandantadjoint V.P. s’était rendu à la prison, où il avait constaté que le requérant avait agressé « Raj » et que, dès lors, « Raj », « Sisi » et un troisième compagnon de cellule, L.H., avaient répondu en frappant à leur tour le requérant. V.P. avait rétabli l’ordre et ordonné que le requérant fût couché dans son lit et surveillé jusqu’au lendemain matin, où il fut amené à l’infirmerie et soigné pour ses blessures. Le Parquet conclut que les accusations du requérant à l’encontre des employés de la prison n’étaient pas fondées.
Quant aux codétenus du requérant, le Parquet confirma qu’ils étaient les auteurs des lésions subies par lui. S’appuyant sur le rapport d’expertise rendu le 27 août 1997 (paragraphe 133 ci-dessus), le Parquet souligna que les blessures infligées au requérant ne lui avaient provoqué aucune infirmité, qu’elles n’avaient pas mis sa vie en danger et qu’elles avaient entraîné une incapacité temporaire totale de 18 jours. Il rejeta néanmoins la plainte du requérant, au motif qu’elle n’avait pas été introduite dans le délai de deux mois imparti par l’article 284 du Code de procédure pénale, lu en combinaison avec l’article 180 du Code pénal sur l’infraction de coups et autres violences.
138. Le 29 mai 1998, le requérant contesta cette décision devant le Parquet Général (Section des parquets miliaires), sollicitant la réouverture des poursuites pénales et l’établissement de responsabilité pénale des auteurs de mauvais traitements à son encontre. Il souligna en particulier que la complicité de la direction de la prison résultait clairement des actes médicaux établis par les médecins les 12 et 17 janvier 1995, qui faisaient état de ce que, la nuit du 12 au 13 janvier 1995, il se serait auto-infligé des traumatismes au niveau de la tête et du thorax. Il releva que les documents en question étaient faux et qu’ils avaient été rédigés afin de maquiller son décès éventuel en suicide.
Il se plaignait ensuite de ne pas avoir reçu de traitements médicaux du 11 janvier 1995, date à laquelle il avait été blessé, jusqu’au 13 janvier 1995, date à laquelle il avait été amené à l’infirmerie, et que, de surcroît, dans l’intervalle, il avait été immobilisé avec des menottes dans la cellule où se trouvaient ses agresseurs. Il alléguait en outre ne pas avoir reçu de traitement adéquat même après avoir été amené à l’infirmerie, le 13 janvier 1995, mais soulignait qu’il ne pouvait pas le prouver.
Il se plaignait à nouveau d’avoir été transporté dans un wagon de marchandise à l’hôpital pénitentiaire de Jilava, malgré la gravité de son état de santé, et ce dans la section de psychiatrie et non pas dans la section de chirurgie, comme ses blessures l’exigeaient. Il faisait valoir qu’il n’y aurait pas bénéficié non plus d’un traitement médical approprié, n’ayant pas été interné dans la section de chirurgie et ayant été renvoyé, après plusieurs jours d’internement, à la prison d’Oradea, dans le même wagon pénitentiaire qu’à l’aller.
Il sollicitait à nouveau une expertise médicale de son état de santé par l’institut de médecine légale de Bucarest et demandait en particulier un examen tomographique.
139. La Cour n’a pas été informée de l’issue de cette plainte, ni des éventuels actes de procédure auxquels aurait procédé le Parquet général après le 29 mai 1998 (paragraphes 9-12 ci-dessus).
5. Les visites rendues au requérant en prison par son épouse
140. Selon le requérant, entre les 13 et 17 janvier 1995, l’administration de la prison d’Oradea, invoquant le fait que le requérant aurait subi une dépression nerveuse, interdisit à son épouse de lui rendre visite, afin de cacher les blessures que « Sisi » et « Raj » lui avaient infligées avec le concours des gardiens. Le requérant ne se serait jamais vu remettre un colis qu’aurait déposé son épouse à la prison pendant la même période, contenant deux cents marks allemands et des médicaments pour soigner ses affections de l’estomac et sa lithiase biliaire.
141. Il ressort d’une lettre datée du 31 mai 2001, adressées par la Direction des établissements pénitentiaires à l’agent du Gouvernement roumain en réponse à une demande de renseignements de ce dernier, que les registres de la prison d’Oradea font état de ce que le requérant a reçu la visite de son épouse le 4 janvier 1995, date à laquelle il s’est vu remettre un colis avec des aliments pesant 5 kilogrammes, et qu’il a reçu un autre colis du même expéditeur le 21 janvier 1995.
C. L’action en dommages-intérêts pour détention illégale
142. Le 18 novembre 1999, le requérant assigna l’Etat, représenté par la Direction générale des finances publiques, devant le tribunal départemental de Timiş. S’appuyant sur les articles 504 et 505 combinés du Code de procédure pénale (ci-après « le C.P.P. »), tels qu’interprétés par une décision de la Cour Constitutionnelle du 10 mars 1998, et sur l’article 5 §§ 1-5 de la Convention, il demandait deux milliards de lei roumains de dédommagements pour sa détention provisoire du 5 juillet 1994 au 6 avril 1995, jugée abusive et illégale par la décision définitive du 6 avril 1995 (paragraphe 29 ci-dessus). Il faisait valoir notamment que, pendant la période incriminée, il avait subi des agressions qui lui avaient causé de multiples fractures crâniennes et costales.
143. Par jugement du 7 juillet 2000, le tribunal rejeta son action comme prématurée, au motif que la procédure engagée à son encontre était encore pendante devant les juridictions internes.
144. Par une décision du 23 novembre 2000, la cour d’appel de Timişoara accueillit l’appel du requérant et, annulant le jugement du 7 juillet 2000, renvoya le dossier devant le même tribunal pour un nouveau jugement. La cour d’appel jugea que les dommages et intérêts que le requérant avait sollicités dérivaient de sa détention, jugée illégale, et que, dès lors, la circonstance que les poursuites pénales à l’encontre du requérant soient toujours en cours n’était pas pertinente en l’espèce. La cour d’appel conclut que c’était à tort que le tribunal de première instance avait rejeté l’action du requérant comme étant prématurée.
145. A une date non précisée, la procédure fut reprise devant le tribunal de Timiş. Lors de l’audience du 30 mars 2001, l’État demanda au tribunal de rejeter l’action du requérant comme étant prescrite. Il soulignait qu’en vertu de l’article 504 § 2 du C.P.P., l’action en réparation des préjudices pouvait être introduite dans un délai d’un an à compter de la décision définitive d’acquittement ou de non-lieu. Il estimait ensuite qu’en l’espèce, ledit délai avait couru à compter du 26 novembre 1996, la date à laquelle la décision de la cour d’appel d’Oradea du 6 avril 1995, constatant l’illégalité de la détention provisoire du requérant, était devenue définitive. Or, il faisait valoir que le requérant avait introduit son action le 18 novembre 1999, soit près de trois ans après la date de cette décision qui lui avait été favorable.
Le requérant souleva l’exception d’inconstitutionnalité des articles 504 § 2 et 505 § 2 du C.P.P. et demanda le renvoi de la cause devant la Cour Constitutionnelle.
146. Par jugement avant-dire-droit du 27 avril 2001, le tribunal renvoya le dossier auprès de la Cour Constitutionnelle afin qu’elle se prononce sur l’exception soulevée par le requérant.
147. Le 20 septembre 2001, la Cour Constitutionnelle accueillit la partie de l’exception soulevée concernant l’article 504 § 2 du C.P.P., jugeant que cette disposition était inconstitutionnelle dans la mesure où elle limitait les cas permettant d’engager la responsabilité de l’Etat pour les erreurs judiciaires commises dans les procès pénaux.
La Cour Constitutionnelle rejeta toutefois l’exception d’inconstitutionnalité de l’article 505 § 2 du C.P.P., dans les termes suivants :
« ni les normes constitutionnelles en vigueur, ni les traités internationaux auxquels la Roumanie est partie ne garantissent l’imprescriptibilité du droit des personnes lésées par une détention illégale d’introduire une action en réparation de leurs préjudices, ni un délai limite dans lequel ce droit peut être exercé. (…) Le délai d’un an, prévu par l’article 505 § 2 du Code de procédure pénale, est un délai raisonnable de prescription du droit d’agir, qui assure à la personne lésée les conditions optimales pour exercer une action en justice, afin qu’elle obtienne une réparation intégrale ».
148. Par jugement du 18 janvier 2002, le tribunal de première instance de Timiş rejeta l’action du requérant comme étant prescrite. Il jugea que le délai de prescription d’un an prévu par l’article 505 § 2 du C.P.P. avait couru en l’espèce à compter du 26 novembre 1996, date à laquelle la décision de la cour d’appel d’Oradea constatant l’illégalité de la détention provisoire du requérant était devenue définitive. Or, l’action du requérant ayant été introduite le 18 novembre 1999, le tribunal l’estima tardive.
149. Bien que ce jugement fût susceptible d’appel, le requérant n’a pas exercé cette voie de recours, estimant que, compte tenu des décisions contradictoires des tribunaux nationaux, il n’avait aucune chance d’obtenir gain de cause. Le jugement du 18 janvier 2002 devint ainsi définitif, ne pouvant plus être attaqué par les voies de recours ordinaires.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Dispositions pertinentes en matière de mise en détention provisoire et de prolongation de celle-ci
150. Les articles pertinents du Code de procédure pénale (le « C.P.P. ») sont ainsi libellés :
Article 136 sur la finalité et les catégories des mesures provisoires
« Dans les causes relatives aux infractions punies de prison ferme, afin d’assurer le bon déroulement du procès pénal et pour empêcher que la personne soupçonnée ou l’inculpé ne se soustraie aux poursuites pénales (…), l’une des mesures préventives suivantes peut être adoptée à son encontre : (…) 1c) la détention provisoire. (…) La mesure prévue par l’article 136 § 1 c) peut être adoptée par le procureur ou par un tribunal. »
Article 137 sur la forme de l’acte par lequel une mesure provisoire est adoptée
« L’acte par lequel une mesure provisoire est adoptée doit énumérer les faits qui font l’objet de l’inculpation, son fondement légal, la peine prévue par la loi pour l’infraction en cause et les motifs concrets qui ont déterminé l’adoption de la mesure provisoire. »
Article 143 sur la garde à vue
« L’autorité chargée des poursuites pénales peut garder à vue une personne s’il y a des preuves ou des indices concluants qu’elle a commis un fait prohibé par la loi pénale. (…) Il existe des indices concluants lorsque, à partir des données existant dans l’affaire en cause, la personne faisant l’objet des poursuites pénales peut être soupçonnée d’avoir commis les faits reprochés. »
Article 146 sur la mise en détention provisoire du prévenu
« Lorsque les exigences de l’article 143 sont remplies et dans l’un des cas prévus par l’article 148 du Code pénal, le procureur peut ordonner, d’office ou sur demande de l’organe de poursuites pénales, la mise en détention du suspect, par ordonnance motivée, en étayant les fondements légaux qui justifient l’arrestation et pour une durée qui ne saurait dépasser 5 jours. »
Article 148 sur la mise en détention provisoire de l’inculpé
« La mise en détention du requérant peut être ordonnée [par le procureur] si les exigences prévues par l’article 143 sont remplies et dans l’un des cas suivants : (…)
h) l’inculpé a commis une infraction pour laquelle la loi prévoit une peine de prison de plus de 2 ans et son maintien en liberté constituerait un danger pour l’ordre public. »
Article 149 sur la durée de la détention provisoire de l’inculpé
« La durée de la détention provisoire de l’inculpé [ordonnée par le parquet] ne peut dépasser un mois, sauf dans les cas où elle est prolongée selon les voies légales. »
Article 152 sur l’exécution du mandat d’arrêt
« Lorsque l’arrestation de l’inculpé a été ordonnée en son absence, le mandat de dépôt est remis (…) à l’autorité de police pour qu’il soit exécuté.
L’autorité de police procède à l’interpellation de la personne dont le nom figure dans le mandat (…) et l’amène devant l’autorité qui a émit le mandat.
Si le mandat de dépôt a été émis par le procureur, celui-ci fait mention sur le mandat de la date à laquelle l’inculpé lui a été présenté, procède sur-le-champ à son interrogatoire et se prononce ensuite par résolution au sujet de la mise en détention de l’inculpé. Si, entre temps, l’affaire a été renvoyée devant le tribunal, le procureur renvoie la personne arrêtée devant le tribunal.
Le président du tribunal entend l’inculpé et, si ce dernier soulève des objections nécessitant une solution rapide, fixe immédiatement une audience. »
Article 155 sur la prolongation de la durée de la détention provisoire de l’inculpé
« La durée de la détention provisoire de l’inculpée peut être prolongée en cas de besoin seulement de façon motivée. La prolongation de la durée de la détention provisoire peut être ordonnée par le tribunal qui est compétent de statuer sur le bien‑fondé des accusations (…) »
Article 159 sur la procédure de prolongation de la durée de la détention provisoire par le tribunal
« La formation de jugement est présidée par le président du tribunal ou par un juge désigné par celui-ci et la participation du procureur est obligatoire.
Le dossier d’instruction est déposé par le procureur [au tribunal] au moins deux jours avant l’audience et peut être consulté par l’avocat sur demande. L’inculpé est amené devant le tribunal, assisté par un avocat. (…) Si le tribunal octroie la prolongation [de la durée de la détention], elle ne saurait dépasser 30 jours.
Le procureur ou l’inculpé peuvent introduire un recours contre le jugement avant dire droit par lequel le tribunal a statué sur la prolongation de la durée de la détention provisoire. Le délai de recours est de 3 jours et court à compter du prononcé du jugement pour ceux qui y sont présents et à compter de la date de la notification pour ceux qui n’y sont pas. Le recours contre une décision de prolongation de la durée de la détention provisoire n’est pas suspensif de l’exécution (…) Le tribunal peut octroyer d’autres prolongations de la durée de la détention provisoire, mais chacune d’entre elles ne saurait dépasser 30 jours. »
Article 300 sur le contrôle de la légalité de l’arrestation de l’inculpé
« (…) Dans les affaires où l’inculpé est arrêté, le tribunal est tenu de vérifier d’office, lors de la première audience, la régularité de l’adoption et du maintien de la mesure de mise en détention [de l’inculpé]. »
B. Dispositions et pratiques pertinentes relatives à l’obtention d’une réparation en cas de détention illégale
151. Les articles pertinents du C.P.P. sont ainsi libellés :
Article 504
« 1. Toute personne condamnée par une décision définitive a le droit de se voir octroyer par l’Etat une réparation pour le dommage subi si, à la suite d’un nouveau jugement de l’affaire, le tribunal décide par jugement définitif qu’elle n’a pas commis le fait imputable ou que ce fait n’existait pas.
2. Bénéficie également du droit à réparation du dommage subi celui à l’encontre duquel une mesure préventive a été prise, et au bénéfice duquel, pour les raisons citées dans le paragraphe précédent, un non-lieu ou un acquittement ont été prononcés. »
Article 505
« (…) 2. L’action [en réparation] peut être introduite dans un délai d’un an à compter du moment où la décision judiciaire d’acquittement est devenue définitive ou à compter de la date de l’ordonnance de fin de poursuite. »
Article 506
« Pour l’octroi de la réparation, l’intéressé peut s’adresser au tribunal de son domicile, en assignant en justice l’Etat (…). »
152. Dans une décision du 10 mars 1998, la Cour Constitutionnelle de Roumanie, saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 504 § 1 du C.P.P., s’est prononcée comme suit :
« Selon l’article 48 de la Constitution, l’Etat est responsable des préjudices causés par les erreurs judiciaires commises dans les procès pénaux. Il s’ensuit que le principe de la responsabilité de l’Etat à l’égard des personnes victimes d’une erreur judiciaire dans un procès pénal doit être appliqué à toutes les victimes d’une telle erreur. (…) La Cour constate que l’organe législatif n’a pas mis en conformité les dispositions de l’article 504 du Code de procédure pénale avec celles de l’article 48 par. 3 de la Constitution. (…) Par conséquent, compte tenu de ce que l’article 504 du Code de procédure pénale n’institue que deux cas permettant d’engager la responsabilité de l’Etat pour les erreurs judiciaires commises dans les procès pénaux, il s’ensuit que cette limitation est inconstitutionnelle, car l’article 48 par. 3 de la Constitution ne permet pas une telle limitation. »
153. L’article 1000 du Code civil est libellé comme suit dans ses parties pertinentes :
« (…) Les maîtres et les commettants [sont responsables] du préjudice causé par leurs serviteurs et préposés dans l’exercice des fonctions dont ces derniers ont été chargés. »
C. Dispositions relatives aux mauvais traitements subis en détention
154. Les articles pertinents du Code pénal sont libellés comme suit :
Chapitre I : Infractions contre la vie, l’intégrité corporelle et la santé
Article 180 Coups et autres violences
« Les coups ou autres actes de violence causant des souffrances physiques sont passibles d’une peine de prison comprise entre un et trois mois de prison ou d’une amende. (…)
Les coups ou les actes de violence ayant causé des lésions nécessitant de soins médicaux pendant 20 jours maximum sont passibles d’une peine de prison comprise entre trois mois et deux ans de prison ou d’une amende. (…)
L’action pénale est déclenchée par la plainte préalable de la partie lésée (…) »
Article 182 Atteinte grave à l’intégrité corporelle
« L’atteinte portée à l’intégrité corporelle ou à la santé nécessitant, pour guérir, des soins médicaux de plus de 60 jours ou entraînant l’une des conséquences suivantes : la perte d’un organe ou d’un sens, l’arrêt de leur fonctionnement, une infirmité permanente physique ou psychique (…) est passible d’une peine de deux à cinq ans de prison. »
Article 174 L’homicide volontaire
« L’homicide est passible d’une peine de dix à vingt ans de prison et de l’interdiction des droits. La tentative [d’homicide] est punissable. »
Chapitre II : Infractions qui empêchent l’exercice de la Justice
Article 267 Les mauvais traitements
« Le fait de soumettre à de mauvais traitements à une personne se trouvant en garde à vue ou en détention (…) est passible d’une peine de un à cinq ans de prison. »
Article 267 La torture
« Le fait d’occasionner à une personne, avec intention, une douleur ou des souffrances puissantes, physiques et psychiques, dans le but d’obtenir (…) des informations ou de témoignages, de la punir pour un acte qu’elle a commis ou qu’elle est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou faire pression sur elle ou pour toute autre raison fondée sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, quand une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de l’autorité publique ou par toute autre personne qui agit en vertu d’un titre officiel ou à l’instigation ou avec le consentement exprès ou tacite d’une telle personne est passible d’une peine de deux à sept ans de prison. (…) La tentative est punissable. (…) »
155. Les articles pertinents du C.P.P. sont libellés comme suit :
Article 279 sur la procédure relative à la plainte préalable
« Le déclenchement de l’action pénale a lieu sur plainte préalable de la personne lésée pour les infractions pour lesquelles la nécessité d’une telle plainte est prévue par la loi. La plainte préalable doit être envoyée : a) au tribunal, s’agissant d’infractions prohibées par l’article 180 (…) du Code pénal, si l’auteur est connu (…) »
Article 284 sur le délai d’introduction de la plainte préalable
« Pour les infractions pour lesquelles la loi prévoit la nécessité d’une plainte préalable, celle-ci doit être introduite dans un délai de deux mois à compter du jour où l’intéressé a connu l’auteur des faits dénoncés. »
156. Les dispositions pertinentes concernant la possibilité, pour l’intéressé, de demander une expertise médico-légale de son état de santé sont libellées comme suit :
1. Décret no 446 du 25 mai 1966 relatif à l’organisation des institutions et des services médico-légaux
Article 2
« Les institutions médico-légales sont l’Institut de recherches scientifiques médico‑légales « Prof. Dr. Mina Minovici », en sous-ordre du ministère de la Santé, et les filiales de cet institut. Une commission supérieure médico-légale, ainsi que des commissions de contrôle et d’avis des actes médico-légaux agissent dans le cadre de l’Institut et de ses filiales. »
Article 6
« L’institut de recherches scientifiques « Prof. Dr. Mina Minovici » et ses filiales effectuent (…) des expertises médico-légales, sur demande des organes de droit habilités, en cas d’homicide, de coups et blessures (…), de déficiences dans l’octroi de l’assistance médicale, ainsi que tous autres travaux médico-légaux prévus par le règlement d’application du présent décret. »
2. Règlement d’application du décret no 446 du 25 mai 1996
Article 12
« Les services médico-légaux ont les attributions suivantes : (…) c) effectuent sur demande des personnes intéressées des examens médico-légaux (…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
157. Le requérant allègue une violation de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
158. La Cour relève que ce grief du requérant porte, d’une part, sur les traitements subis par lui lors de sa détention à la prison d’Oradea et à l’hôpital de Jilava et, d’autre part, sur le caractère de l’enquête menée par les autorités au sujet desdits traitements.
1. Sur l’allégation de mauvais traitements subis par le requérant à la prison d’Oradea et à l’hôpital pénitentiaire de Jilava
A. Arguments des parties
a) Le requérant
159. Le requérant fait valoir que l’évocation, par le Gouvernement, de l’épisode de son internement, en 1992, à l’hôpital de psychiatrie de Timişoara constitue plutôt un prétexte utilisé pour le discréditer devant la Cour et, qu’en tout état de cause, cela ne prouvait pas qu’il souffrait d’une maladie psychique lors de son agression par les codétenus.
160. Réitérant les allégations qu’il avait formulées devant le parquet militaire d’Oradea (paragraphe 116 ci-dessus), le requérant estime avoir été torturé par « Sisi » et « Raj » et souligne que la complicité de la direction du pénitencier d’Oradea résulte clairement des actes médicaux établis par les médecins les 12 et 17 janvier 1995 (paragraphes 102 et 108 ci-dessus), qui font état de ce que, la nuit du 12 au 13 janvier 1995, il se serait auto-infligé des traumatismes à la tête et au thorax. De l’avis du requérant, les documents en question seraient faux et ils auraient été rédigés afin de maquiller son décès éventuel en suicide. Le requérant invite donc la Cour à examiner la raison pour laquelle le Gouvernement roumain n’a fourni aucun commentaire au sujet de ces documents médicaux, qui prouvaient clairement la complicité des médecins de la prison.
161. Se référant plus particulièrement aux conditions de son internement à l’infirmerie de la prison et à l’hôpital pénitencier de Jilava, le requérant estime que le fait d’avoir été obligé de partager le même lit qu’un détenu malade du virus H.I.V. et d’avoir été empêché, pendant plusieurs mois, alors qu’il se trouvait à l’infirmerie, d’effectuer des promenades dans la cour de la prison, constituent également des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
162. Le requérant souligne, enfin, qu’à la suite de son agression en prison et du manque de traitement médical approprié pour ses blessures, il a gardé comme séquelles des troubles de la vue et de l’audition et des maux de tête, et qu’il a subi depuis sa mise en liberté plusieurs interventions chirurgicales.
b) Le Gouvernement
163. Le Gouvernement souligne d’emblée l’importance, en l’espèce, que les allégations du requérant soient analysées par la Cour dans le contexte très délicat, lié à l’état de santé psychique du requérant. Le Gouvernement relève à cet égard qu’il a été interné du 3 au 13 août 1992 dans la clinique de psychiatrie de Timişoara sous le diagnostic d’« épisode psychotique atypique » et que, dans la fiche d’observation médicale, les médecins avaient consigné qu’il exprimait « des idées de persécution » (paragraphe 101 ci-dessus). Le Gouvernement est d’avis, dès lors, que seules les allégations du requérant qui ont été prouvées ou qui n’ont pas été contredites par d’autres moyens de preuve peuvent être prises en compte.
i Sur la nature des lésions subies par le requérant et leur imputabilité au personnel du pénitencier
164. Le Gouvernement défendeur conteste le fait que le requérant aurait été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention par les autorités. De façon subsidiaire, il allègue que les traitements subis par le requérant ne sauraient en aucun cas s’interpréter comme des actes de torture.
165. S’agissant des blessures subies par le requérant à l’issue de l’incident avec les codétenus, le Gouvernement souligne que, contrairement aux allégations du requérant et, ainsi qu’il résulte des actes médicaux versés au dossier, ce dernier n’a souffert que d’une fracture de la côte no 7 et de la pyramide nasale et des ecchymoses palpébrales. Le Gouvernement considère que, si le requérant avait vraiment subi plus de traumatismes qu’il ne résulte des actes médicaux présentés, il pourrait le prouver par le biais d’une expertise médicale de son état de santé dans les conditions du décret no 446/1966 et de son règlement d’application, approuvé par décision no 1085/1966 du Conseil de ministres, en vertu desquels il est loisible aux particuliers de demander une telle expertise (paragraphe 156 ci-dessus).
166. D’autre part, le Gouvernement souligne qu’il ressort avec certitude des actes du dossier que les gardiens n’ont pas été impliqués dans le déclenchement du conflit, ni dans les coups portés au requérant. Invoquant l’arrêt Assenov c. Bulgarie du 28 octobre 1998 (Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, p. 3290, § 100), le Gouvernement relève que le requérant n’a prouvé ni le fait que les gardiens l’auraient soumis à des mauvais traitements, ni qu’ils auraient encouragé de quelque façon des actes de violence des codétenus à son encontre.
167. S’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été immobilisé sur le ciment par le commandant-adjoint P.V. pendant près de 48 heures, il est impossible, de l’avis du Gouvernement, que le requérant ait été attaché avec des menottes un tel laps de temps, dès lors que l’incident a eu lieu la nuit du 12 au 13 janvier 1995 et que le requérant a été examiné par un médecin le 13 janvier 1995, au matin. Le Gouvernement souligne qu’il s’agirait en réalité, selon les pièces du dossier, d’une période de 5 heures seulement, s’étendant – pendant la nuit du 12 au 13 janvier 1995 – de 1h du matin environ, quand le requérant fut immobilisé, jusqu’à 5 h 30, quand celui-ci fut transporté à l’infirmerie.
168. De l’avis du Gouvernement, le fait d’attacher une personne au lit avec des menottes pour une période aussi longue que celle alléguée par le requérant, soit 48 heures, aurait dû nécessairement produire chez la personne en cause des lésions spécifiques. Or, le Gouvernement relève qu’à l’examen médical du 13 janvier 1995, aucune lésion caractérisant l’immobilisation par des menottes n’a été décelée chez le requérant.
169. Le fait que le commandant-adjoint de la prison se soit rendu la nuit même dans la prison à cause précisément de l’incident qui s’était produit dans la cellule du requérant prouve, de l’avis du Gouvernement, l’intention du personnel pénitentiaire d’agir en vue de rétablir l’ordre en prison.
170. De plus, le Gouvernement souligne que les autorités pénitentiaires avaient pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher un tel conflit, le requérant ayant été transféré, à plusieurs reprises, d’une cellule à l’autre, en vue précisément de prévenir des incidents entre le requérant et les codétenus.
ii. Sur le traitement médical fourni au requérant
171. Le Gouvernement estime d’emblée comme étant adéquat le traitement médical dont le requérant a bénéficié pendant sa détention. Il fait valoir qu’après l’incident de la nuit du 12 au 13 janvier 1995, le requérant a été conduit dès le 13 janvier au matin à l’hôpital départemental d’Oradea, pour des investigations médicales spécialisées, et qu’il y a été reconduit les 20 et 23 janvier afin précisément de pouvoir bénéficier des soins médicaux adéquats, qu’il n’aurait pas pu recevoir à l’infirmerie de la prison.
172. Le Gouvernement ajoute que c’est dans le même but, à savoir fournir au requérant des soins médicaux adéquats qu’il ne pouvait pas recevoir sur le plan local en raison notamment du fait que l’accès des gardiens dans les services de psychiatrie n’était pas permis avec des armes, que le requérant a été transféré à l’hôpital pénitentiaire de Jilava. En outre, ce transport fut effectué plus de dix jours après l’incident, ne mettant pas, dès lors, sa vie en cause.
173. Le Gouvernement souligne ensuite que les soins dont le requérant a bénéficié à l’hôpital pénitentiaire ont eu pour effet l’amélioration de son état de santé et que, de retour à Oradea, il a été à nouveau hospitalisé à l’infirmerie de la prison.
174. Le Gouvernement relève qu’en tout état de cause, il serait loisible au requérant de prouver, par le biais d’une expertise médico-légale du type de celle mentionnée au paragraphe 164 ci-dessus, que ses problèmes de santé actuels découlent du traitement prétendument inadéquat reçu en détention.
iii. Sur les conditions d’internement à l’infirmerie et à l’hôpital de Jilava
175. Le Gouvernement souligne que, pendant toute la durée de l’hospitalisation du requérant à l’infirmerie de la prison, il a bénéficié de promenades journalières, dans les conditions décrites au paragraphe 99 ci‑dessus.
176. Il relève en outre que, pendant le séjour du requérant à Jilava, l’hôpital n’était pas surpeuplé, de sorte que le requérant n’a pas eu à partager son lit avec un autre détenu. Il souligne enfin que les registres des personnes ayant été internées dans la même période que le requérant ne font pas état de l’hospitalisation de personnes contaminés par le virus H.I.V.
B. Appréciation de la Cour
177. La Cour note que cette branche du grief que le requérant tire de l’article 3 de la Convention pose, en l’espèce, deux questions distinctes, bien qu’étroitement liées entre elles : celle, tout d’abord, de la réalité et de la gravité des traitements incriminés ; celle, ensuite et le cas échéant, de leur imputabilité aux autorités de l’Etat défendeur.
1. Quant aux faits allégués et à la gravité des traitements incriminés
178. La Cour note que les faits en cause sont disputés par les parties. Selon le requérant, deux codétenus l’auraient battu sauvagement, sur ordre des gardiens, la nuit du 10 au 11 janvier 1995, puis un gardien l’aurait attaché sous le lit avec des menottes pendant près de 48 heures. Le requérant prétend avoir subi plusieurs fractures de la boîte crânienne, du thorax et de la colonne vertébrale.
179. Selon le Gouvernement, l’incident avec « Sisi » et « Raj » aurait eu lieu la nuit du 12 au 13 janvier 1995. Le requérant aurait ensuite été immobilisé sur ordre du commandant-adjoint de la prison jusqu’à l’aube, où, vers 5 heures du matin, il aurait été transporté à l’infirmerie où il aurait bénéficié de soins appropriés. Les seules blessures décelées par les spécialistes sur le requérant étaient des ecchymoses palpébrales, une fracture de la côte no 7 et une autre de la pyramide nasale.
180. La Cour rappelle tout d’abord que pour tomber sous le coup de l’article 3 les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Tekin c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1517-1518, §§ 52 et 53, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
181. Les allégations de mauvais traitement doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klaas c. Allemagne du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, § 30). Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 161 in fine, Aydin c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1889, § 73, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 88, CEDH 1999-V).
182. S’agissant des allégations du requérant selon lesquelles il aurait été obligé, lors de son hospitalisation à Jilava, à partager le même lit qu’un détenu malade du virus H.I.V. et d’avoir été empêché, pendant plusieurs mois, lorsqu’il se trouvait à l’infirmerie, d’effectuer des promenades dans la cour de la prison, contestées par le Gouvernement, la Cour estime que, faute du moindre élément de preuve propre à étayer ces allégations, il n’est pas prouvé que le requérant a été soumis à de tels traitements.
183. La Cour relève qu’aucun élément n’a été davantage produit, dont il ressortirait que le requérant aurait subi des fractures du crâne, du thorax et de la colonne vertébrale à l’issue de l’incident avec ses codétenus, qu’il aurait perdu, à la même occasion, l’ongle d’un doigt et d’un orteil ou que les mauvais traitements dont il a été victime auraient eu des effets durables sur son état actuel de santé, comme il le prétend.
184. En conséquence, la Cour juge que, dans le cadre du présent grief, les faits allégués par le requérant aux paragraphes 74 in fine, 81, 83 et 86 ci‑dessus ne peuvent pas être considérés comme étant établis.
185. En revanche, la Cour relève que nul ne conteste que le requérant a subi des coups et blessures lors de sa détention provisoire, alors qu’il se trouvait entièrement sous le contrôle des gardiens et de l’administration de l’établissement pénitentiaire. Les rapports médicaux établis par les praticiens attestent, en effet, la multiplicité et l’intensité des coups portés au requérant lors de l’incident avec les codétenus, qui avaient entraîné des ecchymoses palpébrales bilatérales, une fracture de la pyramide nasale et une autre de la côte no 7 du requérant.
Or, de l’avis de la Cour, il s’agit là d’éléments de fait clairement établis qui, à eux seuls, sont assez sérieux pour conférer au faits incriminés le caractère d’un traitement inhumain et dégradant, prohibé par l’article 3 de la Convention.
186. La Cour relève en outre que le traitement en cause se trouve aggravé par plusieurs circonstances.
Tout d’abord, la Cour note qu’il n’est pas été contesté que le requérant a été immobilisé sur ordre du commandant-adjoint de la prison avec des menottes, après l’incident avec « Sisi » et « Raj », et ce dans la même cellule que les personnes qui l’avaient agressé. La Cour observe en outre que, bien que le requérant se soit vu prescrire un bandage thoracique pour traiter sa fracture (paragraphe 105 ci-dessus), il ne ressort nullement des pièces fournis qu’un tel bandage lui aurait été effectivement appliqué (paragraphes 106 et 111 ci-dessus). Plus encore, la Cour relève qu’une dizaine de jours seulement après l’incident ayant entraîné chez le requérant les fractures d’une côte et de la pyramide nasale, ce dernier a été transporté dans un wagon pénitentiaire, durant plusieurs jours et à plusieurs centaines de kilomètres du lieu de détention, dans des conditions que le Gouvernement n’a pas contestées, et ce en dépit du fait que le requérant s’était vu prescrire par les médecins de se reposer (paragraphe 105 in fine). La Cour note, enfin, qu’il ressort des pièces fournies que le requérant n’a pas été vu en consultation chirurgicale, et traité, le cas échéant, lors de son hospitalisation à l’hôpital pénitentiaire de Jilava (paragraphes 111 et 112 cidessus).
187. A la lumière de ce qui précède et compte tenu de l’ensemble des éléments soumis à son examen, la Cour conclut que ces traitements subis par le requérant durant sa détention, tels qu’établis aux paragraphes 185 et 186 cidessus, sont contraires à l’article 3 de la Convention. Reste à savoir si les autorités des l’Etat défendeur peuvent en être tenues responsables.
2 Quant à la responsabilité des autorités : surveillance du détenu
188. La Cour note que le Gouvernement réfute toute responsabilité, que ce soit sous la forme d’une faute de service ou d’une quelconque négligence. S’appuyant sur plusieurs témoignages, le Gouvernement argue de ce que les autorités n’avaient pas été impliquées dans le déclenchement du conflit entre les détenus et qu’elles avaient pris les mesures nécessaires pour empêcher qu’il ne se produise.
189. A cet égard, la Cour rappelle en premier lieu que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et, à ce titre, prohibe en termes absolus la torture et les peines et les traitements inhumains et dégradants (Aydın c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997‑VI, § 81). Il astreint les autorités des Etats contractants non seulement à s’abstenir de provoquer de tels traitements, mais aussi à prendre préventivement les mesures d’ordre pratique nécessaires à la protection de l’intégrité physique et de la santé des personnes privées de liberté (Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002 ; Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001‑III). Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (cf. mutatis mutandis, Tanribilir c. Turquie, no 21422/93, § 71, non publié).
190. Pour la Cour, et vu la nature du droit protégé par l’article 3, il suffit à un requérant de montrer que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour son intégrité physique, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question (mutatis mutandis, Keenan, précité, §§ 110-115). Il incombe dès lors à la Cour de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, les autorités auraient dû savoir que le requérant risquait d’être soumis à de mauvais traitements de la part des autres détenus et, dans l’affirmative, si elles ont pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient évité un tel risque.
191. En l’espèce, la Cour observe que, dans la fiche médicale du requérant établie lors de son incarcération dans le pénitencier d’Oradea, le médecin de la prison avait fait état de ce qu’il souffrait de « psychopathie paranoïde » (paragraphe 22 ci-dessus). De même, il ressort des faits de l’espèce qu’à plusieurs reprises le requérant était entré en conflit avec ses codétenus, raison pour laquelle il a été d’ailleurs successivement transféré d’une cellule à l’autre (paragraphes 88, 125 et 137 ci-dessus). Plus encore, la Cour note que, la veille de l’incident avec « Sisi » et « Raj », le requérant avait été examiné à l’hôpital de neurologie et de psychiatrie d’Oradea par un neuropsychiatre, qui estima qu’il souffrait d’une dépression nerveuse avec des troubles du comportement et recommanda sa mise sous observation (paragraphe 102 ci-dessus in fine).
192. La Cour en conclut que les autorités internes auraient pu raisonnablement prévoir, d’une part, que l’état psychologique du requérant le rendait plus vulnérable que le détenu moyen et, d’autre part, que sa détention pouvait exacerber dans une certaine mesure son sentiment de détresse, inhérent à toute mesure privative de liberté, ainsi que l’irascibilité qu’il avait manifestée auparavant à l’égard de ses codétenus. Partant, la Cour estime qu’une surveillance accrue du requérant était nécessaire.
193. Or, la Cour souscrit, en premier lieu, à l’argument soulevé par le requérant devant le parquet militaire d’Oradea, selon lequel son transfert dans la cellule no 42, comportant des récidivistes et des détenus condamnés par décision définitive, alors qu’il était en détention provisoire, était contraire à la législation nationale en matière d’exécution des peines. A cet égard, la Cour relève d’ailleurs que le requérant s’est fait agresser immédiatement après son transfert dans la cellule no 42, qui, d’après les pièces du dossier, semblait être connue dans la prison d’Oradea comme étant « une cellule de détenus dangereux » (paragraphes 135 premier alinéa in fine et 136 ci-dessus).
194. En deuxième lieu, la Cour note que les pièces du dossier font apparaître que le gardien S.A. n’est pas intervenu de manière prompte pour faire sortir le requérant de la cellule en question lors de l’incident avec « Sisi » et « Raj », ou pour faire cesser les agissements des codétenus à son encontre. La Cour relève à cet égard la déclaration que le gardien a faite devant le Parquet, selon laquelle il n’avait pas le droit d’intervenir ainsi (paragraphe 126 cidessus). La Cour note aussi que plusieurs dépositions recueillies par le Parquet faisaient également état, et ce de manière particulièrement frappante, du refus du gardien d’intervenir sur-le-champ pour défendre le requérant (paragraphes 127 et 135 ci-dessus). La Cour retient, enfin, que, même après l’incident avec les deux codétenus, le requérant a été laissé par les gardiens dans la même cellule que ses agresseurs, immobilisé de surcroît.
195. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger l’intégrité physique du requérant dans le cadre de leur devoir consistant à surveiller les personnes privées de liberté et à empêcher qu’il soit porté atteinte à leur intégrité physique.
196. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.
2. Sur le caractère adéquat ou non des investigations menées par les autorités internes
A. Arguments des parties
197. Le requérant souligne qu’à l’issue de la procédure engagée pour mauvais traitements, aucune responsabilité n’a été reconnue par le Parquet à la charge des gardiens de prison qui avaient tenté de le « liquider » avec le concours de « Sisi » et « Raj ».
198. Le Gouvernement note que c’est le 24 juillet 1995 que le requérant a porté plainte pour la première fois pour mauvais traitements contre ses codétenus et les gardiens de la prison. Il fait valoir ensuite qu’à l’issue de cette plainte pénale, une enquête pénale complète a eu lieu devant le Parquet militaire d’Oradea, à l’issue de laquelle les auteurs des faits reprochés par le requérant ont été identifiés, leur responsabilité ne pouvant toutefois pas être engagée compte tenu de ce que le requérant n’avait pas saisi le tribunal compétent dans le délai de deux mois imparti par l’article 180 du Code pénal combiné avec l’article 284 du C.P.P.
En particulier, le Gouvernement relève que le procureur chargé de l’enquête a interrogé toutes les personnes impliquées dans l’incident ou qui auraient pu fournir des renseignements sur les faits ayant conduit aux blessures du requérant. Il fait également valoir que le procureur a ordonné, sur demande du requérant, une expertise médicale de l’état de santé de ce dernier et a fait annexer au dossier d’enquête tous les extraits des registres médicaux de la prison concernant le requérant.
B. Appréciation de la Cour
199. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (…) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale des traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita, précité, § 131 ; Assenov, précité, § 102).
En la matière, la Cour rappelle également ce qu’elle a déclaré en dernier lieu dans son arrêt Ilhan c. Turquie du 27 juin 2000 : « (…) l’exigence découlant de l’article 13 de la Convention et en vertu de laquelle toute personne ayant un grief défendable de violation de l’article 3 doit disposer d’un recours effectif fournit généralement au requérant un redressement et les garanties procédurales nécessaires contre les abus pouvant être commis par des agents de l’Etat. (…) la question de savoir s’il est approprié ou nécessaire, dans une affaire donnée, de constater une violation procédurale de l’article 3 dépendra des circonstances particulières de l’espèce » ([GC], no 22277/93, § 92, CEDH 2000-VII).
200. La Cour note qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire à la suite de la plainte formelle déposée par le requérant le 24 juillet 1995. Il s’agit donc uniquement pour la Cour d’apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère « effectif ».
201. A cet égard, la Cour note que l’enquête sur les faits dénoncés par le requérant a débuté le 17 août 1995, date à laquelle la plainte du requérant contre ses codétenus et contre les gardiens de la prison a été enregistrée auprès du parquet militaire d’Oradea.
a) Sur la conduite de l’enquête diligentée à l’encontre des codétenus
202. La Cour note que, par décision du 20 octobre 1997, le Parquet a rejeté la plainte contre les codétenus, au motif qu’elle n’avait pas été introduite dans le délai de deux mois imparti par les articles 180 du Code pénal et 284 du C.P.P. combinés. A cet égard, elle relève tout d’abord que la qualification des faits reprochés par le requérant était, en l’espèce, essentielle, dans la mesure où en dépendait le fait de savoir s’il avait ou non introduit sa plainte dans le délai imparti par la loi.
203. En effet, la Cour note que le requérant, dans sa plainte du 24 juillet 1995, a qualifié les traitements que lui avaient infligés ses codétenus comme « tentative d’homicide » ou « atteinte grave à l’intégrité corporelle ». Infractions respectivement prohibées par les articles 174 et 182 du Code pénal, ces dispositions ne mettent pas à la charge de la victime l’introduction d’une plainte dans un délai de deux mois comme préalable au déclenchement de l’action pénale.
En revanche, le Parquet a estimé que les faits reprochés par le requérant constituaient l’élément matériel de l’infraction de « coups et autres violences », prohibée par le deuxième alinéa de l’article 180 du Code pénal, disposition qui, combinée avec l’article 284 du C.P.P., dispose que l’action pénale commence sur plainte préalable, que la personne lésée est tenue d’introduire dans un délai de deux mois.
204. La Cour note ensuite que ce qui distingue les éléments matériels des infractions de « coups et autres violences » et de « coups et blessures graves » est notamment le nombre de jours nécessaires à la partie lésée pour la guérison de ses blessures et le fait de savoir si cette dernière a subi ou non, à l’issue des faits reprochés, la perte d’un organe ou d’un sens ou une infirmité permanente physique et psychique (voir la partie « droit interne pertinent », paragraphe 154 ci-dessus). La Cour estime, dès lors, qu’un rôle décisif revenait en l’espèce à l’établissement, par le Parquet, des conséquences que l’incident avec ses codétenus avait eues sur l’état de santé du requérant.
205. Or, la Cour relève que ce n’est qu’une année après le dépôt par le requérant de sa plainte que le Parquet a ordonné une expertise médicale (paragraphe 130 ci-dessus). De surcroît, le rapport d’expertise n’a été rendu que le 27 août 1997, à savoir plus de deux ans et sept mois après les faits reprochés.
206. S’agissant de la décision de fin de poursuite du 20 octobre 1997, la Cour déplore en particulier le fait que le procureur ait été aussi prompt à conclure que les blessures subies par le requérant lui avaient causé une incapacité de 18 jours, se fondant sur un rapport d’expertise qui faisait état de ce que le requérant ne s’était pas présenté aux examens lui ayant été avait prescrits. Or, elle juge particulièrement frappant le fait que, bien que le requérant ait déclaré devant le Parquet le 11 juillet 1997 avoir effectué tous les examens prescrits et avoir déposé les résultats auprès du laboratoire de médecine légale (paragraphe 132 ci-dessus), le Parquet ne s’est pas penché sur cette contradiction, d’autant plus qu’il s’agissait d’une question essentielle, dont dépendait la qualification des faits dénoncés par le requérant, et, partant, la possibilité pour lui de voir engager la responsabilité des auteurs des mauvais traitements à son encontre.
207. La Cour relève, enfin, qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que le Parquet aurait fait droit à la demande du requérant d’être soumis à un examen tomographique (paragraphe 138 ci-dessus in fine), qui aurait pu permettre d’établir précisément et en toute indépendance si le requérant avait subi ou non une infirmité, au sens de l’article 182 du C.P.P. A cet égard, la Cour note qu’un tel examen médical a même été recommandé au requérant par les médecins l’ayant traité après sa sortie de prison (paragraphe 114 ci-dessus) et ce afin d’établir un diagnostic de son état de santé.
b) Sur la conduite de l’enquête diligentée à l’encontre des gardiens
208. S’agissant des gardiens P.S. et S.A. et du commandant-adjoint de la prison, la Cour note que le Parquet a rejeté la plainte que le requérant avait formée à leur encontre, au motif qu’elle était dépourvue de fondement.
209. A cet égard, la Cour rappelle que l’obligation qui incombe aux autorités internes en vertu de la Convention de fournir un recours effectif pour faire valoir des griefs défendables fondés sur l’article 3 ne signifie pas nécessairement de sanctionner à tout prix les fonctionnaires impliqués dans les mauvais traitements allégués. La Convention requiert seulement des « investigations propres à conduire à la punition des responsables » (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 70, CEDH 2000‑XII).
210. Certes, comme le Gouvernement l’indique, les autorités internes ne sont pas restées inactives face aux graves allégations de mauvais traitements dans l’affaire du requérant. Toutefois, de l’avis de la Cour, cela ne saurait suffire à les dégager de toute responsabilité sur le terrain de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural. La Cour rappelle à cet égard que les autorités ne doivent pas sous-estimer l’importance du message qu’elles envoient à toutes les personnes concernées, ainsi qu’au grand public, lorsqu’elles décident d’engager ou non des poursuites pénales contre des fonctionnaires soupçonnés de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. En particulier, la Cour estime qu’elles ne doivent en aucun cas donner l’impression qu’elles sont disposées à laisser de tels traitements impunis (Egmez précité, § 71).
211. En l’espèce, la Cour note que, dans l’ordonnance de fin d’instruction, le parquet s’est simplement borné à affirmer que les allégations du requérant à l’encontre des gardiens P.S. et S.A. et du commandant-adjoint P.V. était dépourvues de fondement.
212. Or, en l’absence de motifs convaincants permettant de justifier les nombreuses divergences entre les témoignages des détenus, ceux des gardiens et du requérant, et les mentions du registre pénitentiaire, une telle conclusion ne saurait être acceptée. En particulier, la Cour estime particulièrement frappant le fait que le Parquet n’ait nullement tenté, dans son ordonnance de fin de poursuite, d’élucider la raison pour laquelle, à l’issue de l’incident avec « Sisi » et Raj », les registres pénitentiaires et les fiches médicales du requérant remplies à l’infirmerie de la prison, documents dont le Parquet a ordonné la production et qui ont été versés au dossier d’enquête, faisaient état de ce que le requérant se serait automutilé et se serait donné des coups à lui-même (paragraphes 106, 110 et 128 cidessus).
213. La Cour déplore aussi qu’en dépit des déclarations concordantes de plusieurs témoins, qui faisaient état du refus du gardien S.A. d’intervenir sur-le-champ pour défendre le requérant et de l’immobilisation de ce dernier, sur ordre du commandantadjoint de la prison, avec des menottes, dans la même cellule que ses agresseurs, le Parquet n’a nullement mentionné, ni motivé ces faits dans son ordonnance de fin de poursuites.
214. Il ressort, enfin, des pièces du dossier que le requérant a introduit auprès du Parquet Général un recours contre la décision de fin de poursuites du parquet militaire d’Oradea. Il s’agit là des seules informations dont la Cour dispose et il est regrettable que le Gouvernement n’ait pas été en mesure de fournir d’explications sur les démarches entreprises par les autorités compétentes pour statuer sur ce recours.
215. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête approfondie et effective au sujet de l’allégation défendable du requérant d’avoir été soumis à des mauvais traitements en détention et, partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention à cet égard.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
216. Le requérant se plaint ensuite d’avoir été arrêté et détenu illégalement, en l’absence de raisons plausibles de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir après l’accomplissement d’une infraction. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, qui dispose ainsi dans ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci »
217. La Cour relève que le grief du requérant comporte deux branches distinctes : la première a trait à la mise en détention du requérant en l’absence de raisons plausibles de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir après l’accomplissement d’une infraction ; la deuxième porte sur l’allégation du requérant d’avoir été illégalement maintenu en détention provisoire après l’échéance de son mandat de dépôt.
1. Sur l’arrestation du requérant en l’absence de raisons plausibles de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir après l’accomplissement d’une infraction
218. Le requérant estime avoir été arrêté en l’absence de raisons plausibles.
219. Le Gouvernement admet que la mise en détention du requérant n’a pas été conforme aux exigences du droit interne. Invoquant la conclusion à laquelle a abouti la cour d’appel d’Oradea dans son arrêt du 6 avril 1995, le Gouvernement souligne qu’à son avis, il n’y avait pas de raisons pour que le procureur délivre un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant, car, en réalité, ce dernier ne s’était pas soustrait aux poursuites pénales. Le Gouvernement constate de surcroît que le procureur, contrairement à ce qu’exige l’article 146 du C.P.P., n’avait nullement étayé dans son ordonnance les faits pour lesquels il estimait que le maintien en liberté du requérant aurait présenté un danger pour l’ordre public.
220. La Cour rappelle que les termes « régulièrement » et « selon les voies légales » qui figurent à l’article 5 § 1 précité renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure (Assenov, précité, § 139). Bien qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, toutefois, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a bien été respecté (Douiyeb c. Pays-Bas [GC], no 31464/96, § 45).
221. A cet égard, la Cour relève que, par ordonnance du 5 juillet 1994, le procureur D. a placé le requérant sous mandat de dépôt, en application des articles 146 et 148 c), e) et h) du C.P.P., en invoquant le fait qu’il s’était soustrait aux poursuites pénales et que son maintien en liberté mettrait en danger l’ordre public. Or, dans son arrêt du 6 avril 1995, la cour d’appel d’Oradea a jugé illégale la mise en détention du requérant, au motif qu’il ne s’était nullement soustrait aux poursuites pénales, mais qu’il s’était présenté à toutes les convocations du parquet et qu’on l’avait été laissé attendre en vain dans les couloirs.
222. La Cour relève en outre que le Gouvernement défendeur admet que la mise en détention du requérant n’était pas conforme aux exigences du droit interne en raison, d’une part, de l’absence de justification pour que le procureur délivre un mandat d’arrêt à son encontre, et compte tenu, d’autre part, de l’omission du procureur d’énoncer, conformément à l’article 146 du C.P.P., les faits pour lesquels il estimait que le maintien en liberté du requérant aurait présenté un danger pour l’ordre public.
223. Dans ces circonstances, la Cour estime que la méconnaissance des « voies légales » lors de l’arrestation du requérant, reconnue par les juridictions internes et admise par le Gouvernement, se trouve clairement établie en l’espèce et emporte une violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
2. Sur le maintien en détention du requérant après l’échéance de son mandat de dépôt
224. Le requérant allègue avoir été illégalement maintenu en détention après l’échéance de son mandat de dépôt.
225. Le Gouvernement ne conteste pas cette allégation. Il relève que le mandat de dépôt délivré à l’encontre du requérant le 5 juillet 1994 pour une durée de trente jours a été mis à exécution le 20 juillet 1994 et qu’il est arrivé à échéance le 19 août 1994. Le Gouvernement souligne que, selon les exigences du droit interne, le requérant aurait dû par la suite être relâché à défaut d’une confirmation, par le tribunal départemental de Bihor, de la nécessité de son maintien en détention.
226. Se référant aux principes généraux de sa jurisprudence énoncés au paragraphe 220 ci-dessus, la Cour observe que le maintien en détention du requérant après le 19 août 1994, date à laquelle la durée de son mandat de dépôt était arrivée à échéance, a été jugée illégal par la cour d’appel d’Oradea à défaut d’une prolongation, par le tribunal compétent, de la durée de sa détention, fait que le Gouvernement ne conteste pas.
227. Partant, la Cour estime que la détention du requérant après le 19 août 1994 n’était pas régulière, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, et qu’il y a eu violation de cette disposition.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
228. Le requérant se plaint aussi de ne pas avoir été aussitôt traduit devant un juge, à la suite à son arrestation. Il invoque l’article 5 § 3, qui est libellé ainsi :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires (…). »
229. Dans ses observations initiales sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le Gouvernement admet que la législation roumaine applicable à la date des événements ne répondait pas aux exigences de l’article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de ce que le procureur compétent pour placer une personne sous mandat de dépôt n’offrait pas les garanties exigées par la notion de « magistrat », au sens de l’article 5 § 3 précité. Or, en l’espèce, le requérant s’est vu placer en détention provisoire par ordonnance du procureur du 20 juillet 1994 pour une durée de trente jours à compter de la date de son arrestation, à savoir le 20 juillet 1994.
230. Dans ses observations complémentaires, postérieures au 6 mars 2001, date de la décision sur la recevabilité de la requête, le Gouvernement fait valoir que la Cour ne saurait examiner in abstracto une loi qui peut entraîner, dans certains cas, une violation des droits conventionnels et, dans d’autres cas, un constat de non-violation de ceux-ci. A cet égard, le Gouvernement souligne que, le 21 juillet 1994, soit le jour suivant de son arrestation, le requérant a été traduit, en vertu de l’article 152 §§ 2, 4 et 5 du C.P.P., devant un juge du tribunal départemental de Bihor, afin d’être interrogé. Or, de l’avis du Gouvernement, il s’agissait là d’un magistrat qui, de toute évidence, présentait les garanties imposées par l’article 5 § 3 de la Convention. Partant, le Gouvernement conclut qu’aucune violation de cet article ne saurait être retenue dans le cas d’espèce.
231. La Cour estime nécessaire d’examiner, tout d’abord, l’argument soulevé par le Gouvernement dans ses observations complémentaires. A cet égard, elle rappelle qu’elle a jugé à de nombreuses reprises que les premiers mots de l’article 5 § 3 ne se contentent pas de prévoir l’accès du détenu à une autorité judiciaire ; ils visent à imposer au magistrat devant lequel la personne arrêtée comparaît l’obligation d’examiner les circonstances militant pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères juridiques sur l’existence de raisons la justifiant et, en leur absence, d’ordonner l’élargissement (voir, entre autres, Assenov précité, § 146 ; De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays-Bas, arrêt du 22 mai 1984, série A no 77, pp. 21-24, §§ 44, 47 et 51). En d’autres termes, l’article 5 § 3 exige que le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention.
232. En l’espèce, la Cour note, avec le Gouvernement, que le requérant a été amené le 21 juillet 1994 devant le juge M.V., président de section auprès du tribunal départemental de Bihor, qui l’a informé que le Parquet avait décidé son renvoi en jugement, lui a fait prendre connaissance du contenu du réquisitoire et qui l’a interrogé sur une déclaration qu’il avait faite devant le Parquet.
233. Or, la Cour relève que rien n’indique que le magistrat en question se serait penché sur le bien‑fondé de la détention du requérant. En effet, il ressort du compte-rendu de l’audience du 21 juillet 1994 que la question de la légalité de la détention du requérant n’a pas été abordée (paragraphe 23 in fine ci-dessus).
234. La Cour estime dès lors que la comparution du requérant devant le juge M.V., le 21 juillet 1994, n’était pas de nature à assurer le respect de l’article 5 § 3 de la Convention. Partant, cet argument du Gouvernement ne saurait être retenu.
235. La Cour estime que le grief que le requérant tire de l’article 5 § 3 de la Convention pose en l’espèce deux questions distinctes : celle de savoir, tout d’abord, si le procureur ayant ordonné la mise en détention du requérant était un « magistrat », au sens de l’article 5 § 3 ; celle de savoir, ensuite, et le cas échéant, si le contrôle judiciaire de la détention du requérant a eu lieu « aussitôt », au sens de la même disposition de la Convention.
1. Sur la qualité de magistrat du procureur ayant ordonné la mise en détention du requérant
236. Suivant les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, le contrôle judiciaire des atteintes portées par l’exécutif au droit à la liberté d’un individu constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5 § 3 (Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996‑VI, p. 2282, § 76). Pour qu’un « magistrat » puisse passer pour exercer des « fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, il doit remplir certaines conditions représentant, pour la personne détenue, des garanties contre l’arbitraire ou la privation injustifiée de liberté (Schiesser c. Suisse, arrêt du 4 décembre 1979, série A no 34, p. 13, § 31). Ainsi, le « magistrat » doit être indépendant de l’exécutif et des parties (Schiesser précité, § 31). A cet égard, les apparences objectives à l’époque de la décision sur la détention sont pertinentes : s’il apparaît à ce stade que le magistrat peut intervenir dans la procédure pénale ultérieure en qualité de partie poursuivante, son indépendance et son impartialité peuvent paraître sujettes à caution (Huber c. Suisse, arrêt du 23 octobre 1990, série A no 188, p. 18, § 43, et Brincat c. Italie, arrêt du 26 novembre 1992, série A no 249‑A, p. 12, § 21).
237. La Cour relève tout d’abord qu’en l’espèce, le procureur D.F. près du tribunal départemental de Bihor est intervenu dans un premier temps au stade de l’information, recherchant s’il fallait inculper le requérant, prescrivant l’ouverture de poursuites pénales à son encontre et prenant la décision de le placer en détention provisoire. Dans un deuxième temps, il a agi comme organe de poursuite, en inculpant formellement le requérant et en dressant l’acte d’accusation par lequel ce dernier a été renvoyé devant le tribunal départemental de Bihor, sans toutefois occuper le siège du ministère public devant ce tribunal, bien qu’il l’eût pu, car aucune disposition de la loi sur l’organisation judiciaire ne le lui interdisait en termes exprès. Il convient dès lors d’examiner si, dans les circonstances de l’espèce, il remplissait les garanties d’indépendance et d’impartialité inhérentes à la notion de « magistrat », au sens de l’article 5 § 3 précité.
238. A cet égard, la Cour rappelle que, dans l’affaire Vasilescu c. Roumanie (arrêt du 22 mai 1998, Recueil 1998‑III, p. 1075, §§ 40, 41) elle a d’ors et déjà constaté – sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention – qu’en Roumanie, les procureurs, agissant en qualité de magistrats du ministère public, subordonnés d’abord au procureur général, puis au ministre de la Justice, ne remplissaient pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif. La Cour ne décèle aucune raison qui justifierait une conclusion différente en l’espèce, cette fois-ci sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention, dès lors que l’indépendance à l’égard de l’exécutif compte également parmi les garanties inhérentes à la notion de « magistrat », au sens de l’article 5 § 3 (Schiesser précité, § 31).
239. Eu égard à qui précède, la Cour conclut que le procureur qui a ordonné la mise en détention du requérant n’était pas un « magistrat », au sens du troisième paragraphe de l’article 5 précité. Reste dès lors à savoir si un contrôle judiciaire de la détention du requérant a toutefois eu lieu « aussitôt », au sens de la même disposition de la Convention.
2. Sur le respect de l’exigence de célérité imposée par le troisième paragraphe de l’article 5 de la Convention
240. La Cour rappelle que l’article 5 § 3 de la Convention commande que le contrôle juridictionnel intervienne rapidement, la célérité de pareille procédure devant s’apprécier dans chaque cas suivant les circonstances de la cause (De Jong, Baljet et Van den Brink, précité, pp. 24 et 25, §§ 51 et 52). Toutefois, en interprétant et en appliquant la notion de promptitude, on ne peut témoigner de souplesse qu’à un degré très faible (Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145-B, pp. 33-34, § 62), un contrôle judiciaire rapide de la détention constituant également pour l’individu objet de la mesure une garantie importante contre les mauvais traitements (Aksoy précité, § 76).
241. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a été placé en détention provisoire par ordonnance du procureur du 5 juillet 1994 pour une durée de trente jours à compter de la date de son arrestation, et qu’il a été appréhendé et incarcéré le 20 juillet 1994. Or, ce n’est que le 28 novembre 1994 que la question du bien‑fondé de sa détention a été examinée par le tribunal départemental de Bihor qui, nul ne conteste, présentait les garanties imposées par l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 26 ci-dessus). La durée globale de la détention du requérant avant qu’il n’ait été traduit devant un juge ou un autre magistrat au sens de l’article 5 § 3 s’élève donc à plus de quatre mois.
242. La Cour rappelle que dans l’arrêt Brogan, elle a jugé qu’une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans contrôle judiciaire allait au‑delà des strictes limites de temps fixées par l’article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme (Brogan précité, § 62). A fortiori, la Cour ne saurait donc admettre dans la présente espèce qu’il ait été nécessaire de détenir le requérant pendant plus de quatre mois avant qu’il ne soit traduit devant un juge ou un autre magistrat remplissant les exigences du paragraphe 3 de l’article 5 précité.
243. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
244. Le requérant se plaint ensuite que la cour d’appel d’Oradea n’a pas statué rapidement sur sa demande de mise en liberté. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, qui est libellé ainsi :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
245. Dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le Gouvernement admet que les exigences du droit interne, mettant à la charge des autorités l’obligation de confirmer, tous les trente jours, le maintien en détention d’une personne, et d’examiner dans un délai de trois jours le recours de l’intéressé contre une décision statuant sur son maintien en détention provisoire n’ont pas été respectées en l’espèce.
246. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement s’excuse pour l’erreur qui s’était produite dans ses observations initiales. Il fait valoir à cet égard que le délai de trois jours auquel il se référait lors de ses observations sur la recevabilité de la requête régit, en réalité, le délai pendant lequel il est loisible à l’intéressé de faire recours contre la décision statuant sur son maintien en détention provisoire, et non pas le délai au cours duquel le tribunal est tenu de statuer sur ce recours.
247. Invoquant ensuite les arrêts Rehbock contre la Slovénie (no 29462/95, § 84, CEDH 2000‑XII) et Jablonski c. Pologne (no 33492/96, non publié), le Gouvernement admet qu’il incombe à l’Etat d’introduire une procédure judiciaire rapide, permettant d’aboutir à un contrôle de la légalité de la détention de l’intéressé, et souligne que l’accomplissement de ces exigences doit être apprécié au cas par cas. En l’espèce, il souligne qu’à l’issue de l’appel introduit par le requérant le 9 décembre 1994 contre son maintien en détention, la cour d’appel d’Oradea a fixé une première audience publique le 16 février 1995. Or, à cette date-là, la cour a renvoyé l’affaire au 6 avril 1995 compte tenu du fait que seul l’avocat du requérant était présent et qu’elle avait été informée que le requérant allait être hospitalisé à l’hôpital pénitentiaire de Jilava.
248. De l’avis du Gouvernement, ce laps de temps entre les deux audiences devant la cour d’appel découle du fait que la formation de jugement n’était pas en mesure de connaître la période pendant laquelle le requérant serait hospitalisé. Le Gouvernement relève, enfin, que lors de l’audience du 6 avril 1995, la cour d’appel d’Oradea a d’ailleurs soumis d’office à la discussion des parties la question de la légalité de l’arrestation et de la détention du requérant, et, accueillant l’appel de ce dernier, a ordonné sa mise en liberté.
249. La Cour rappelle qu’en garantissant un recours aux personnes arrêtées ou détenues, l’article 5 § 4 consacre aussi le droit pour celles-ci d’obtenir, dans un bref délai à compter de l’introduction du recours, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (Van der Leer c. Pays-Bas, arrêt du 21 février 1990, série A no 170-A, p. 14, § 35). La procédure relevant de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 § 1 prescrit pour les litiges civils ou pénaux, mais elle doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint (voir, entre autres, Megyeri c. Allemagne, arrêt du 12 mai 1992, série A no 237-A, pp. 11-12, § 22).
1. Période à considérer
250. La Cour observe que la période en considération a débuté avec la demande de mise en liberté présentée par le requérant le 9 décembre 1994 dans le cadre de son appel contre le jugement du 28 novembre 1994, par laquelle il a demandé en outre l’examen rapide de sa demande, alléguant l’absence d’impartialité du procureur chargé de l’enquête et le risque d’abus en cas de maintien en détention.
251. La Cour relève que ce n’est que le 6 avril 1995 que la cour d’appel d’Oradea a accédé à la demande du requérant de faire examiner la légalité de son arrestation et de sa détention provisoire, en ordonnant sa mise en liberté.
252. Or, la Cour estime qu’en principe, un tel intervalle – soit trois mois et vingt‑huit jours précisément – est incompatible avec la notion de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. En conséquence, la Cour examinera, à la lumière des arguments avancés par le Gouvernement, s’il existait des circonstances de nature exceptionnelle permettant de justifier en l’espèce une dérogation à ce principe.
2. Observation du « bref délai »
253. La Cour souligne tout d’abord que pareille notion ne peut se définir in abstracto, mais doit – comme pour le « délai raisonnable » des articles 5 § 3 et 6 § 1 de la Convention – s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire. A cet égard, elle note que le Gouvernement invoque divers éléments qui, envisagés globalement, lui paraissent propres à expliquer et excuser la durée constatée : il fait valoir que la raison pour laquelle la cour d’appel a fixé, le 16 février 1995, un délai aussi long pour une nouvelle audience découlait, d’une part, de l’absence du requérant à cette audience et, d’autre part, de son impossibilité de connaître la période pendant laquelle le requérant serait hospitalisé. La Cour note que le Gouvernement invoque également comme argument le fait que, lors de l’audience du 6 avril 1995, la cour d’appel a soulevé d’office la question de la légalité de la détention du requérant.
254. Bien que la Cour puisse admettre que la comparution en personne du requérant lors de l’audience au cours de laquelle la légalité de sa détention provisoire sera débattue constitue l’une des garanties de procédure exigées en matière de contrôle des privation de liberté, il n’en demeure pas moins que le requérant avait le droit d’obtenir « à bref délai » une décision positive ou négative – sur la légalité de sa privation de liberté.
255. Or, la Cour n’aperçoit pas en quoi les questions relatives à l’hospitalisation du requérant à l’hôpital pénitentiaire de Jilava et à son absence lors de l’audience du 16 février 1995 auraient joué un rôle tel que la cour d’appel d’Oradea a estimé nécessaire, le 16 février 1995, de renvoyer l’affaire pour un nouvel examen au 6 avril 1995, soit un mois et dix-huit jours plus tard. A cet égard, la Cour note que le requérant a été d’ailleurs ramené à la prison d’Oradea le 20 février 1995 (paragraphes 83 et 98 cidessus).
256. De surcroît, la Cour rappelle qu’un contrôle judiciaire rapide de la légalité de la détention, tel qu’exigé par l’article 5 § 4 de la Convention, est censé constituer pour l’individu qui fait l’objet de la mesure en cause une garantie importante contre les mauvais traitements (mutatis mutandis, Aksoy, précité, § 76). Or, la Cour relève qu’il n’est pas contesté, en l’espèce, qu’entre le 9 décembre 1994, date à laquelle le requérant a demandé son élargissement, alléguant de l’illégalité de sa mise en détention et du risque d’abus, et le 6 avril 1995, date à laquelle la cour d’appel a statué sur sa demande, le requérant a subi en prison des traitements dont la Cour a constaté qu’ils étaient contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphe 185 cidessus).
257. Dans ces circonstances, la Cour estime que la garantie de célérité, prescrite par l’article 5 § 4 de la Convention, n’a pas été en l’espèce respectée et que, partant, il y a eu violation de la disposition précitée.
5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
258. Le requérant se plaint de ne pas avoir pu obtenir une réparation pour sa détention illégale. Il invoque l’article 5 § 5 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
259. Dans ses observations initiales sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, parvenues à la Cour le 13 juillet 1998, le Gouvernement faisait valoir que le requérant pouvait se voir octroyer une réparation des préjudices allégués en introduisant une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 504 du C.P.P. Il soulignait qu’il était toujours loisible au requérant d’introduire une telle action, compte tenu de ce que le délai général de prescription de trois ans qui, de l’avis du Gouvernement, courait à compter de la décision de la Cour suprême de Justice du 26 novembre 1996, n’était pas encore arrivé à échéance.
260. Dans ses observations complémentaires sur la recevabilité et le fond de la requête, parvenues à la Cour le 5 juin 2001, le Gouvernement concède que la disposition prévue par l’article 504 du C.P.P a un caractère spécial et qu’elle est applicable aux situations strictement prévues par son texte. Or, de l’avis du Gouvernement, cette loi n’exclut pas la possibilité, pour le requérant, de faire usage d’autres voies légales qui lui permettraient d’obtenir une réparation du préjudice allégué.
En particulier, le Gouvernement souligne qu’en droit roumain, les maîtres et les commettants sont tenus responsables, en vertu de l’article 1 000 § 3 du Code civil, pour les préjudices causés par leurs employés agissant en vertu des fonctions leur ayant été confiées (paragraphe 153 ci‑dessus). Le Gouvernement fournit, à titre d’exemple, une copie non datée et non signée d’une action civile fondée sur l’article 1 000 § 3 du Code civil, par laquelle une personne physique (D.V.) a assigné en justice la cour d’appel de Bucarest et le Ministère de la Justice afin de les voir condamner, en leur qualité de commettants, à lui verser des dommages et intérêts pour le préjudice moral qu’il avait subi du fait de son arrestation, qu’il estimait irrégulière.
261. Le requérant réplique qu’à la date d’introduction de sa requête, aucune possibilité ne lui était ouverte en droit roumain de se voir octroyer un dédommagement pour l’irrégularité de sa détention. Il relève de surcroît qu’en 1999, il s’est conformé aux recommandations formulées par le Gouvernement dans ses observations initiales sur la recevabilité et le fond de la requête, et a introduit une action en dommages et intérêts, fondée sur l’article 504 du C.P.P. Toutefois, les juridictions nationales ont rejeté sa demande, et ce bien qu’il l’ait introduite dans le délai général de prescription de trois ans, comme le Gouvernement le lui avait indiqué.
262. La Cour rappelle que le paragraphe 5 de l’article 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1 à 4 (Wassink c. Pays-Bas, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 185-A, p. 14, § 38). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention. Compte tenu de la conclusion à laquelle la Cour a abouti aux paragraphes 223, 227, 243 et 257 ci-dessus, il résulte que l’article 5 § 5 est applicable en l’occurrence.
263. La Cour relève que le Gouvernement invoque deux voies légales qui auraient permis au requérant de se voir octroyer un dédommagement pour le préjudice allégué, à savoir, en premier lieu, une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 504 du C.P.P. et, en deuxième lieu, une action en responsabilité civile délictuelle, fondée sur l’article 1000 § 3 du Code Civil.
264. S’agissant de la première voie indiquée par le Gouvernement, la Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas d’examiner in abstracto la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont touché le requérant a enfreint la Convention (voir, mutatis mutandis, Padovani c. Italie, arrêt du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, § 24). A cet égard, la Cour note que le requérant a introduit le 18 novembre 1999 une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 504 du C.P.P., comme l’avait indiqué le Gouvernement au stade de la recevabilité de la requête, à savoir dans le délai général de prescription de trois ans à compter de la décision de la Cour suprême de Justice du 26 novembre 1996.
265. Or, la Cour relève que le tribunal de première instance de Timiş a rejetée la demande en réparation du requérant à deux reprises : une première fois le 7 juillet 2000, comme prématurée, au motif que la procédure engagée à son encontre était encore pendante devant les juridictions internes et, ensuite, le 18 janvier 2002, sur renvoi de dossier par la cour d’appel, comme prescrite, au motif que le délai de prescription d’un an imparti par l’article 505 § 2 du C.P.P. était échu à la date d’introduction de la demande.
266. Confrontée à ces points de vue contradictoires du Gouvernement et des juridictions nationales au sujet du point de départ du délai à compter duquel l’intéressé peut introduire une action en réparation des préjudices découlant d’une détention jugée illégale, la Cour n’estime pas devoir trancher cette question de droit roumain (Vasilescu, précité, § 39), pas plus qu’il ne lui appartient d’apprécier l’opportunité des choix de politique jurisprudentielle opérés par les juridictions internes ; son rôle se limite à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent (voir, mutatis mutandis, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997‑VIII, p. 2955, § 32). Elle fondera donc son examen sur les dispositions du droit roumain existant à la date de l’introduction de la requête.
267. La Cour observe que, selon les articles 504 et 505 combinés du C.P.P., l’intéressé peut déposer une demande en dommages et intérêts dans un délai d’un an à partir de la décision définitive d’acquittement ou de l’ordonnance de fin de poursuite. Or, elle note qu’à ce jour, le requérant n’a été ni acquitté, ni relaxé par le biais d’une ordonnance de fin de poursuites.
268. La Cour note en outre que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple de jurisprudence des tribunaux nationaux afin d’étayer son argument selon lequel une action fondée sur l’article 504 du C.P.P. permettrait à l’intéressé d’obtenir une réparation lorsqu’un tribunal a constaté, comme dans le cas du requérant, que sa détention n’était pas conforme au droit interne. Dans ces circonstances, la Cour constate l’incertitude actuelle dudit recours en pratique.
269. S’agissant de la deuxième voie indiquée par le Gouvernement, à savoir une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur l’article 1 000 § 3 du Code Civil (paragraphe 153 ci-dessus), la Cour relève que les observations présentées par le Gouvernement sur ce point s’apparentent plutôt à une exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours disponibles en droit roumain qui, soulevée pour la première fois après la décision sur la recevabilité de la requête, se heurte à la forclusion (voir, parmi d’autres, Ceteroni c. Italie, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1755‑1756, § 19).
En tout état de cause, la Cour note que le dossier de l’affaire ne contient aucun exemple de justiciable qui ait obtenu la réparation visée à l’article 5 § 5 en se prévalant de la disposition mentionnée par le Gouvernement. La Cour relève, à cet égard, que le Gouvernement s’est borné à produire la copie d’une action introductive d’instance d’une personne physique qui se serait fondée sur la disposition en question. Or, la Cour note que ladite copie n’est ni datée ni signée et qu’il ne peut pas être établi avec certitude qu’une telle action a réellement été introduite auprès des juridictions nationales, ni a fortiori qu’elle aurait fait l’objet d’un examen par ces dernières.
270. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la jouissance effective du droit garanti par l’article 5 § 5 de la Convention n’était pas assurée en l’espèce en droit roumain avec un degré suffisant de certitude (voir, mutatis mutandis, Ciulla c. Italie, arrêt du 22 février 1989, série A, no 148, p. 18, § 44).
271. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
6. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
272. Le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale dont il a fait et continue de faire l’objet. Il invoque en substance l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue … dans un délai raisonnable … par un tribunal … qui décidera … du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
273. Le Gouvernement défendeur estime que l’exigence de célérité prévue par l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été, en l’espèce, méconnue. Il fait valoir à cet égard que le point de départ pour le calcul du délai de la procédure litigieuse est le 5 juillet 1994, date à laquelle le requérant fut arrêté et l’action pénale à son encontre déclenchée. S’agissant du point final à prendre en considération aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, il admet que la procédure à l’encontre du requérant est toujours pendante.
274. Le Gouvernement estime que la procédure en cause, bien qu’elle présente une complexité normale, s’est avérée délicate compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, les juges ayant manifesté un soin particulier afin d’éviter une erreur judiciaire. S’agissant de la conduite de la procédure, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu, durant la procédure, de périodes significatives d’inactivité de la part des autorités. Il souligne sur ce point que le ralentissement de la procédure n’équivaut pas à l’inactivité des autorités et qu’aucun élément concret ne permet de supposer que les policiers, les procureurs ou les juges aient eu comme finalité de prolonger la procédure de façon arbitraire. Il estime, enfin, que c’est le requérant qui est responsable des retards enregistrés pendant la procédure.
1. Période à prendre en considération
275. La Cour rappelle qu’en matière pénale, le « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 précité débute dès l’instant où une personne se trouve « accusée ». Il peut s’agir d’une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement, celle notamment de l’arrestation, de l’inculpation et de l’ouverture des enquêtes préliminaires. L’« accusation », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, peut alors se définir « comme la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale », idée qui correspond aussi à la notion de « répercussion importante sur la situation » du suspect (voir Reinhardt et Slimane-Käid c. France, arrêt du 31 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 660, § 93).
276. La Cour constate que le requérant a subi des répercussions importantes sur sa situation à compter de la date à laquelle le parquet a décidé, sur résolution du procureur du 7 juin 1994, l’ouverture des poursuites pénales à son encontre (cf. paragraphe 16 ci-dessus). Toutefois, ce n’est pas à cette date qu’a débuté la période relevant de la compétence de la Cour, mais au 24 juin 1994, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie (mutatis mutandis, Horvat c. Croatie, no 51585/99, § 50 ; Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 18, § 53). La Cour relève en outre que la procédure en cause est actuellement pendante devant le tribunal de première instance de Craiova. Elle conclut donc qu’à l’heure actuelle, la procédure litigieuse dure depuis plus de huit ans et huit mois.
277. Pour juger du caractère raisonnable ou non du laps de temps concerné, la Cour tiendra compte de l’état de la procédure au 24 juin 1994 (voir, parmi d’autres, Styranowski c. Pologne, arrêt du 30 octobre 1998, Recueil 1998‑VIII, § 46 et Podbielski c. Pologne, arrêt du 30 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3395, § 31).
2. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
278. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [G.C.], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II, et Philis c. Grèce (no 2), arrêt du 27 juin 1997, Recueil 1997-IV, p. 1083, § 35).
279. La Cour souscrit aux arguments du Gouvernement selon lesquels l’affaire présentait une certaine complexité et qu’il n’y a pas eu de périodes significatives d’inactivité de la part des autorités durant la procédure en considération. En effet, elle relève que les actes de procédure se sont déroulés à des intervalles raisonnables et réguliers tant dans la procédure devant le Parquet, que dans la procédure devant les tribunaux saisis sur réquisitoire de ce dernier. La Cour admet également que le requérant a contribué, dans une certaine mesure, à l’allongement de la procédure, notamment par sa demande de renvoi de l’affaire pour examen dans un autre département ou en ne comparaissant pas à certaines des audiences fixées par les tribunaux.
280. Toutefois, la Cour estime que la prolongation de la procédure visant le requérant au-delà d’une limite raisonnable découle principalement des manquements des autorités impliquées dans la procédure. A cet égard, il y a lieu de rappeler que, le 6 avril 1995, après un premier cycle procédural complet, la cour d’appel d’Oradea a annulé tous les actes de procédure accomplis par le parquet, après avoir relevé les manquements que ce dernier avait commis dans la procédure d’instruction de l’affaire, et lui a renvoyé le dossier aux fins de reprise de l’information. La Cour observe en outre qu’après un deuxième cycle procédural complet, lorsque l’affaire se trouvait à nouveau en phase de recours, la cour d’appel de Craiova a cassé en totalité, le 13 septembre 2000, les décisions des juridictions inférieures, au motif qu’elles avaient omis d’établir le lien de causalité entre les agissements du requérant et les blessures de la victime, renvoyant à nouveau l’affaire devant le tribunal de première instance pour un nouvel examen sur le fond.
281. Dans ces circonstances, la Cour estime que les autorités roumaines peuvent être tenues pour responsables d’un retard global enregistré dans le traitement de cette affaire, pour lequel aucune explication pertinente n’a été avancée par le Gouvernement.
282. Compte tenu du comportement des autorités compétentes, la Cour estime que l’on ne saurait considérer comme « raisonnable » une durée globale de plus de huit ans et huit mois pour une affaire qui, de surcroît, est encore pendante devant le tribunal statuant en tant que juridiction de premier degré.
283. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
7. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 3 c) DE LA CONVENTION
284. Le requérant se plaint de ce que pendant l’instruction pénale, il n’a pas pu consulter un avocat. La Cour a analysé ce grief sous l’angle de l’article 6 § 3 c) de la Convention, libellé comme suit :
« Tout accusé a droit notamment à … se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix. »
285. Selon le Gouvernement, il a été remédié aux éventuels manquements à l’article 6 § 3 c) pendant l’instruction préparatoire dans la phase du jugement, où le requérant a pu présenter à plusieurs reprises ses conclusions, assisté par des avocats de son choix. En outre, il relève que la seule déclaration faite par le requérant en l’absence d’un avocat, à savoir celle du 23 juin 1994, était identique à celles qu’il a faites ultérieurement devant les tribunaux, alors qu’il était assisté par un avocat. Dès lors, le Gouvernement estime qu’aucun manquement au droit à un procès équitable ne saurait être décelé sur le terrain de l’article 6 § 3 c) de la Convention.
286. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître d’affaires où les requérants – à l’instar de M. Pantea – se plaignaient de s’être vu dénier l’accès à un conseil lors des premiers interrogatoires par la police. Elle rappelle à cet égard son constat dans les arrêts Imbrioscia c. Suisse du 24 novembre 1993 (série A no 275, p. 13, § 36) et John Murray c. Royaume‑Uni du 28 octobre 1994 (série A no 300‑A, p. 54, § 62), selon lequel l’article 6 de la Convention s’applique même au stade de l’instruction préliminaire menée par la police, son paragraphe 3 constituant un élément, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1er et pouvant notamment jouer un rôle avant la saisine de la juridiction de jugement si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement le caractère équitable du procès.
287. La Cour a souligné en outre, dans les arrêts précités, que les modalités d’application de l’article 6 § 3 c) durant l’instruction dépendaient des particularités de la procédure et des circonstances de l’espèce et que, pour savoir si le résultat voulu par l’article 6 – un procès équitable – avait été atteint, il convenait de prendre en compte l’ensemble des procédures menées dans l’affaire considérée (Imbrioscia, précité, pp. 13-14, § 38, et John Murray, précité, pp. 54-55, § 63).
288. Or, la Cour relève en l’espèce que la procédure à l’encontre du requérant est toujours pendante devant le tribunal de première instance de Craiova, devant lequel l’affaire a été renvoyée par décision de la cour d’appel (paragraphe 72 ci-dessus). La Cour n’est donc pas en mesure de procéder à un examen global de la procédure litigieuse et elle estime de surcroît ne pouvoir spéculer ni sur ce que décidera le tribunal de première instance de Craiova, ni sur l’issue d’un éventuel appel interjeté par le requérant contre le jugement du tribunal en question.
289. Dans ces conditions, la Cour conclut que ce grief se révèle prématuré tant que les instances nationales demeurent saisies de la procédure dirigée à l’encontre du requérant.
290. Partant, il n’y a pas eu, à ce stade, violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention.
8. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
291. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale et invoque, en substance, l’article 8 de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (…) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, (…). »
292. Le requérant fait valoir que son maintien en détention a eu des répercussions négatives sur la vie de sa famille et, en particulier, de ses enfants, dont un aurait été quitté par son épouse et l’autre aurait échoué à l’examen d’entrée dans un institut d’enseignement supérieur. Il fait valoir, en outre, que les autorités pénitentiaires auraient refusé à son épouse de lui rendre visite, afin qu’elle ne puisse s’apercevoir des blessures que ses codétenus lui avaient infligées avec le concours des gardiens, et que les gardiens de la prison lui auraient soustrait un colis. Il allègue, enfin, une ingérence des autorités dans sa correspondance ultérieure avec la Commission.
293. Le Gouvernement conteste ces allégations du requérant, en faisant valoir qu’il n’a apporté aucune preuve à cet égard. S’agissant en particulier des visites que l’épouse du requérant n’aurait pu rendre en prison, le Gouvernement estime que ses allégations ne sont pas sincères, ainsi qu’il résulte de la déclaration que l’épouse du requérant a faite devant le Parquet (paragraphe 122 deuxième phrase cidessus) et des mentions consignées dans les registres pénitentiaire de la prison d’Oradea (paragraphe 141 ci-dessus).
294. La Cour note que l’allégation du requérant selon laquelle son épouse aurait été empêchée de lui rendre visite en détention est contredite par la déclaration que l’épouse du requérant a faite devant le procureur le 8 septembre 1995, dont il ressort qu’elle a rendu visite à son époux entre les 18 et 20 janvier 1995 (paragraphe 122 in fine ci-dessus). S’agissant du surplus des allégations formulées par le requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la Cour note qu’aucun des éléments du dossier ne permet de conclure que le maintien en détention du requérant aurait eu des répercussions dans la vie privée des membres de sa famille, que les colis lui auraient été soustraits en prison ou qu’il y aurait eu une quelconque ingérence des autorités roumaines dans sa correspondance avec la Commission.
295. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
9. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
296. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
297. Le requérant distingue deux catégories de préjudices :
– un préjudice matériel de 100 000 dollars américains (USD) ou 3 milliards de lei roumains (ROL), couvrant ;
a) ses déplacements et ceux des témoins aux nombreuses audiences fixées pour le jugement de son affaire, ainsi que pour payer les frais de jugements ;
b) les frais relatifs aux déplacements des membres de sa famille à la prison pour lui rendre visite et aux colis qu’ils lui ont apportés à de telles occasions ;
c) les dommages et intérêts afférents à la période de sa détention illégale ; et
d) les frais encourus et qu’il va encourir pour traiter les maladies qui se sont aggravées pendant sa détention, pour remédier aux déficiences auditives, visuelles et à l’état de sa pyramide nasale et pour faire remplacer les dents qu’il a perdues en détention ;
– un préjudice moral de 100 000 USD ou 3 milliards de lei roumains ROL au titre des souffrances physiques et psychiques subies en détention et de l’atteinte portée à sa réputation par sa mise en détention et par la procédure pénale que les autorités « ont mise en scène » à son encontre.
298. Le requérant fait valoir que sa présence lors de nombreuses enquêtes, audiences, reconstitutions et le temps qu’il a mis pour concevoir, soutenir et dactylographier les requêtes et les mémoires ont directement affecté son travail d’avocat et qu’il n’a pas eu la possibilité de s’engager dans des procès complexes ou multiples, car il ne maîtrisait pas le temps qui lui était disponible. En outre, le requérant souligne qu’il n’a pas pu se faire engager comme avocat dans des grands cabinets de conseil juridique car sa réputation a été affectée du fait qu’il était en procès avec l’Etat roumain, ce qui aurait substantiellement fait baisser ses revenus.
299. Le requérant souligne, enfin, que les preuves qu’il a pu produire devant la Cour pour soutenir ses allégations et ses prétentions sont à la mesure de ses modestes moyens financiers et du climat de corruption qui domine la justice en Roumanie.
300. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter les prétentions du requérant au titre des dommages matériels car elles sont formulées de manière ambiguë, n’ont pas été justifiées et, de l’avis du Gouvernement, n’ont aucun lien de causalité avec les violations alléguées de la Convention. S’agissant des préjudices moraux allégués, le Gouvernement prie la Cour de considérer que son arrêt constitue une satisfaction équitable suffisante quant à la méconnaissance de l’article 5 § 1 de la Convention, qu’il ne conteste pas. Le Gouvernement estime qu’aucun dédommagement ne saurait être octroyé pour le restant des griefs du requérant, dont il conteste le bienfondé.
301. La Cour estime que le requérant a subi un tort moral et matériel indéniable, auquel les constats de violation figurant dans le présent arrêt ne sauraient suffire à remédier. Prenant en compte la gravité et le nombre des violations constatées en l’espèce, et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui alloue 40 000 EUR toutes causes de préjudices confondues.
B. Frais et dépens
302. Le requérant demande 100 000 USD ou 3 milliards de lei roumains ROL pour les frais et dépens encourus dans la procédure devant la Commission et la Cour, à savoir, les frais postaux, les frais de rédaction et mise en page de ses mémoires, les frais de photocopie et de traduction des documents, ainsi que pour le temps qu’il a effectivement consacré pour concevoir sa requête et les mémoires ultérieurs, qui s’élèverait, d’après son estimation, à une centaine de jours.
303. Le Gouvernement conteste le fait que le requérant aurait dépensé la somme indiquée.
304. La Cour a apprécié la demande à la lumière des principes se dégageant de sa jurisprudence (arrêts Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 83, CEDH 1999-VI, et Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 88, CEDH 2000-III).
305. Appliquant ces critères à la présente espèce, et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressé 6 000 EUR pour ses frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
306. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait du traitement auquel le requérant a été soumis pendant sa détention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait que les autorités n’ont pas mené d’enquête suffisante et effective au sujet dudit traitement ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de l’arrestation du requérant en l’absence de raisons plausibles de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir après l’accomplissement d’une infraction ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison du maintien du requérant en détention après l’échéance de son mandat de dépôt ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
9. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention ;
10. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
11. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement :
i. 40 000 EUR (quarante mille euros) pour dommage matériel et moral ;
ii. 6 000 EUR (six mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
12. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 3 juin 2003.
S. DOLLÉJ.-P. COSTA
GreffièrePrésident