COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE GASKIN c. ROYAUME-UNI
(Requête no10454/83)
ARRÊT
STRASBOURG
07 juillet 1989
En l’affaire Gaskin[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
N. Valticos,
S.K. Martens,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 mars et 23 juin 1989,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (« le Gouvernement ») puis par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »), les 8 et 14 mars 1988, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 10454/83) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un citoyen de cet État, M. Graham Gaskin, avait saisi la Commission le 17 février 1983 en vertu de l’article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).Comme la requête du Gouvernement, elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 8 (art. 8), auquel elle ajoute l’article 10 (art. 10).
3. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 mars 1988, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. J. Pinheiro Farinha, B. Walsh, C. Russo, R. Bernhardt et N. Valticos, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l’avocat du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu le mémoire du Gouvernement le 30 août 1988 et celui du requérant le surlendemain. Par la suite, des observations relatives à l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention ont été déposées par le requérant les 27 avril et 24 mai 1989, puis par le Gouvernement le 16 juin.
6. Le 6 décembre, le président a fixé au 28 mars 1989 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
7. Le 23 février 1989, la chambre s’est dessaisie au profit de la Cour plénière (article 50 du règlement).
8. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
MM. I.D. Hendry, conseiller juridique
au ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, agent,
N. Bratza, Q.C., conseil,
E.R. Moutrie, Solicitor,
ministère de la Santé et de la Sécurité sociale,
Mme A. Whittle, ministère de la Santé et de la Sécurité sociale,
M. R. Langham, ministère de la Santé et de la Sécurité sociale,
Mlle T. Fuller, City Solicitor’s Department,
municipalité de Liverpool,
M. A. James, municipalité de Liverpool, conseillers;
– pour la Commission
Mme G.H. Thune, déléguée;
– pour le requérant
M. R. Makin, Solicitor
of the Supreme Court, conseil.
9. La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Bratza pour le Gouvernement, Mme Thune pour la Commission et M. Makin pour le requérant.
EN FAIT
10. Né le 2 décembre 1959, le requérant est citoyen britannique. Après le décès de sa mère, la commune de Liverpool le prit en charge le 1er septembre 1960 en vertu de l’article 1 de la loi de 1948 sur les enfants (Children Act, « la loi de 1948 »). A l’exception de cinq périodes d’une semaine à cinq mois pendant lesquelles il se vit confié à son père, il demeura sous assistance, avec l’accord de celui-ci, jusqu’au 18 juin 1974. A cette date, il comparut devant le tribunal pour enfants (Juvenile Court) de Liverpool et se reconnut coupable de plusieurs infractions, dont un cambriolage et un vol. Le tribunal rendit à son endroit une ordonnance d’assistance, au titre de l’article 7 de la loi de 1969 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act). La prise en charge s’acheva le 2 décembre 1977, le jour où M. Gaskin atteignit l’âge de la majorité (dix-huit ans).
Auparavant, l’intéressé avait séjourné la plupart du temps chez divers parents nourriciers, soumis aux dispositions du règlement de 1955 sur le placement des enfants (Boarding-Out of Children Regulations, « le règlement de 1955 »). Elles exigeaient de l’autorité locale la tenue d’un dossier confidentiel le concernant (paragraphe 13 ci-dessous).
11. Le requérant prétend avoir été maltraité alors qu’il se trouvait sous assistance; depuis sa majorité, il essaie de savoir où, chez qui et dans quelles conditions il a vécu, afin de pouvoir surmonter ses problèmes et connaître son passé.
12. Le 9 octobre 1978, un travailleur social employé par la ville de Liverpool lui permit de consulter les dossiers dûment conservés à son sujet par les services sociaux de la municipalité. M. Gaskin les emporta sans le consentement de la commune et les garda jusqu’au 12 octobre 1978, date à laquelle il les restitua auxdits services.
I. LE DOSSIER PERSONNEL DU REQUÉRANT ET LA DEMANDE DE COMMUNICATION
13. Les autorités locales ont pour pratique de constituer un dossier personnel pour tout enfant pris en charge, mais le règlement de 1955, édicté en application de l’article 14 de la loi de 1948, les y obligeait et les y oblige dans le cas d’enfants placés dans une famille. Les passages pertinents de son article 10 précisent:
« 10.-(1) L’autorité locale constitue et tient à jour un dossier pour
a) tout enfant qu’elle a placé;
b) (…)
c) (…)
(2) (…)
(3) Tout dossier constitué conformément au présent règlement, ou une reproduction sur microfilm, sont conservés au moins trois ans après que l’intéressé a atteint l’âge de dix-huit ans, ou après son décès si celui-ci survient plus tôt; ce microfilm ou, à défaut, ce dossier sont à tout moment ouverts à l’inspection de toute personne dûment autorisée par le ministre. »
14. Désireux d’assigner l’autorité locale en dommages-intérêts pour négligence, le requérant sollicita en 1979 la communication du dossier établi par elle à l’époque de sa prise en charge. Il invoquait l’article 31 de la loi de 1970 sur l’administration de la justice (« la loi de 1970 »), aux termes duquel la High Court peut ordonner pareille communication au profit d’une personne susceptible d’être partie à une instance en justice pour lésions corporelles.
15. La High Court tint audience le 22 février 1980. La commune combattit la demande, au motif que la divulgation et la production du dossier iraient à l’encontre de l’intérêt général. Les personnes de qui provenaient les pièces en question étaient pour l’essentiel des médecins, des enseignants, des officiers de police et agents de probation, des travailleurs sociaux, des visiteurs de santé, des parents nourriciers et des membres du personnel d’établissements scolaires. Leurs contributions étaient traitées de manière rigoureusement confidentielle et la bonne marche du système d’assistance exigeait des dossiers aussi véridiques et complets que possible. Si le tribunal ordonnait la communication, le fonctionnement adéquat des services d’aide à l’enfance se trouverait menacé car les informateurs hésiteraient désormais à rédiger leurs rapports en toute franchise.
16. Le requérant plaida quant à lui qu’il fallait, en vertu des principes généraux applicables en la matière, lui rendre accessible le dossier détenu par l’autorité locale, aux fins de l’action qu’il comptait engager contre la commune pour lésions corporelles. Il avança en outre que l’intérêt général commandait également un certain contrôle des soins assurés par une autorité locale à un enfant pris en charge.
17. Le juge ne lut pas le dossier litigieux, mais mit en balance l’intérêt général au maintien d’un système efficace d’aide à l’enfance avec l’intérêt particulier de M. Gaskin à pouvoir consulter son dossier en vue du procès projeté. Après avoir cité une affaire dans laquelle Lord Denning, président de la Court of Appeal (Master of the Rolls), avait affirmé la nature confidentielle et privée des dossiers établis conformément à l’article 10 du règlement de 1955 (Re D (Infants), Weekly Law Reports (« WLR ») 1970, vol. 1, p. 599), il conclut en ces termes:
« La nécessité, pour le bon fonctionnement du service d’aide à l’enfance, de préserver le caractère confidentiel des documents pertinents ne m’inspire aucun doute. Il s’agit d’un service très important devant lequel les intérêts de l’individu, eux aussi très importants, me semblent devoir s’incliner. J’estime hors de doute que l’intérêt général sera mieux servi si je refuse la communication, ce que je fais. »
18. Le requérant attaqua cette décision devant la Court of Appeal, qui la confirma le 27 juin 1980 à l’unanimité. Selon elle, la High Court avait bien pesé les intérêts concurrents. Certes, un tribunal devait parfois examiner un document, par exemple en cas de doutes sérieux et s’il ne pouvait valablement trancher en faveur de l’intérêt général ou de l’intérêt particulier sans étudier lui-même les pièces, mais il n’en allait pas ainsi en l’espèce. La Court of Appeal rejeta donc le recours et n’autorisa pas M. Gaskin à saisir la Chambre des Lords (Gaskin v. Liverpool City Council, WLR 1980, vol. 1, p. 1549).
II. RÉSOLUTIONS DE LA MUNICIPALITÉ DE LIVERPOOL RELATIVES À L’ACCÈS AUX DOSSIERS PERSONNELS
19. Le 21 octobre 1980, le conseil municipal de Liverpool créa une sous-commission sur les dossiers de l’aide à l’enfance (Child Care Records Sub-Committee, « la sous-commission »), chargée de formuler des recommandations sur l’accès aux dossiers personnels des services sociaux et d’instruire les allégations du requérant.
20. Le 17 juin 1982, elle préconisa de mettre leurs dossiers à la disposition des anciens administrés des services sociaux, moyennant certaines garanties et restrictions relatives, notamment, aux renseignements médicaux et de police. Quant au requérant, elle se montra préoccupée par le nombre des placements subis par lui pendant sa prise en charge: il pouvait, reconnut-elle, nuire au développement d’un adolescent. Elle ne découvrit cependant aucun élément révélant que les agents concernés n’avaient pas accompli leur tâche avec sollicitude. Le requérant devait pouvoir consulter son dossier et en prendre copie, à l’exception des pièces médicales et de police.
21. Le 30 juin 1982, une résolution de la commission des services sociaux (Social Services Committee) entérina les recommandations de la sous-commission, sous réserve d’un amendement qui subordonnait au consentement des membres du corps médical et des forces de police la communication des renseignements fournis par eux. Toutefois, M. Lea, membre dissident de la sous-commission, introduisit une instance pour contester la résolution; il obtint une ordonnance de référé qui interdisait au conseil municipal d’appliquer celle-ci jusqu’à la décision au fond ou jusqu’à nouvel ordre.
22. Le 26 janvier 1983, le conseil municipal de Liverpool approuva une nouvelle résolution. Pour les dossiers futurs, elle reprenait en substance les termes de celle du 30 juin 1982; elle y ajoutait des restrictions destinées à protéger les renseignements donnés sous le sceau du secret et à empêcher dans certains cas un accès intégral ou partiel aux dossiers. Au sujet des renseignements recueillis et compilés avant le 1er mars 1983, elle prescrivait en revanche de ne rien communiquer sans l’accord des personnes dont ils émanaient. En conséquence, elle chargeait les fonctionnaires municipaux de prendre aussitôt contact avec les diverses personnes de qui provenaient les informations versées au dossier Gaskin, en vue de la communication de ces dernières. Toutefois, elle leur enjoignait de ne pas l’appliquer avant l’issue de l’action judiciaire en cours. M. Lea se désista le 13 mai 1983; le 29 juin, l’autorité locale adopta une nouvelle résolution fixant au 1er septembre 1983 l’entrée en vigueur effective de celle du 26 janvier.
23. Le 24 août 1983, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale adressa aux autorités locales et autorités sanitaires la circulaire LAC (Local Authorities Circular) (83) 14, en vertu de l’article 7 de la loi de 1970 sur les services sociaux des autorités locales (Local Authority Social Services Act); cette loi énonce les principes qui régissent la communication aux intéressés des renseignements versés aux dossiers personnels des services sociaux. En son article 3, la circulaire traçait une ligne directrice: les bénéficiaires de prestations sociales d’ordre personnel devaient, moyennant des garanties appropriées, pouvoir prendre connaissance des mentions figurant à leur sujet dans les dossiers des services sociaux et, à certaines exceptions près, avoir accès à ceux-ci. L’article 5 énumérait sous cinq rubriques les raisons permettant de ne pas révéler une information, parmi lesquelles la protection de tiers ayant fourni des renseignements sous le sceau du secret, la protection des sources d’information et la protection des appréciations confidentielles du personnel des services sociaux. Les articles 6 à 9 définissaient en termes plus précis la politique à suivre en matière d’accès des administrés à leur dossier. En particulier, l’article 7 indiquait les impératifs à mettre en balance avec l’intérêt de l’auteur d’une demande d’accès; la consigne la plus pertinente en l’espèce consistait à ne pas communiquer un renseignement fourni sous le sceau du secret par un tiers sans l’accord de celui-ci. L’article 9 disposait cependant que comme les dossiers existants avaient été constitués dans l’idée que leur contenu resterait à jamais confidentiel, les données recueillies avant l’introduction de la nouvelle politique ne seraient en aucun cas révélées sans l’acceptation des personnes dont elles émanaient.
24. Le 31 août 1983, la High Court autorisa l’Attorney General à solliciter le contrôle judiciaire de la résolution du 26 janvier 1983, amendée le 29 juin 1983, pour cause de dépassement des limites considérées comme adéquates et, notamment, pour omission de certaines garanties importantes exigées par la circulaire LAC (83) 14. En attendant de statuer au fond, elle enjoignit à la municipalité de ne pas appliquer ladite résolution.
25. Le 9 novembre 1983, le conseil municipal de Liverpool entérina une nouvelle résolution de sa commission des services sociaux. Datée du 18 octobre 1983, elle énonçait des raisons supplémentaires de ne pas dévoiler des informations. Elle prévoyait que le requérant aurait accès à son dossier dans la mesure où les informateurs (ou, pour certains éléments, le directeur des services sociaux) y consentiraient; elle prescrivait de prendre contact avec chacun d’eux pour obtenir leur accord préalable. A la suite du vote de cette résolution, conforme à la circulaire ministérielle LAC (83) 14 (paragraphe 23 ci-dessus), l’Attorney General retira sa demande de contrôle judiciaire.
26. Le dossier de M. Gaskin renfermait 352 documents provenant de 46 personnes. Le 23 mai 1986, une copie de 65 d’entre eux, fournis par 19 personnes, fut envoyée aux solicitors de l’intéressé. Il s’agissait de pièces que leurs auteurs avaient accepté de lui voir communiquer. Le volume des diverses contributions allait d’une seule lettre à de nombreuses missives et rapports.
27. Les informateurs qui refusèrent de renoncer à la confidentialité n’avaient pas été invités à en donner les raisons. Ils expliquèrent néanmoins, notamment, que la communication pourrait léser des tiers, qu’une contribution sortie de son contexte n’aurait aucune valeur, que le secret professionnel se trouvait en jeu, qu’il n’était pas d’usage de communiquer les rapports aux administrés et que le temps écoulé empêchait de se souvenir d’une lettre ou d’un rapport.
En outre, en juin 1986 un informateur affirma que la communication nuirait au requérant lui-même.
28. Le 15 juillet 1986, le directeur des services sociaux de la commune de Liverpool adressa aux solicitors de M. Gaskin une lettre ainsi libellée:
« Je me réfère à votre lettre du 11 juin 1986.
J’aimerais vous être aussi utile que possible, mais je me demande en fin de compte s’il n’existe pas entre nous une véritable divergence d’opinions. Du moins cela ressort-il, à mon sens, des questions que vous posez.
Je ne pense donc pas que nous puissions poursuivre avec profit cette correspondance: en dernière analyse, je l’ai dit, il appartient à celui qui a fourni jadis une information de renoncer ou non, à sa guise, au caractère ‘confidentiel’qu’elle revêtait à l’origine. Peu importent ses motifs, bons, mauvais ou ni l’un ni l’autre.
Je regrette de ne pouvoir vous aider davantage. »
III. ÉVOLUTION LÉGISLATIVE ULTÉRIEURE
29. Le 1er avril 1989 est entré en vigueur le règlement de 1989 sur l’accès aux dossiers personnels des services sociaux (Access to Personal Files (Social Services) Regulations). Édicté en application de la loi de 1987 sur l’accès aux dossiers personnels (Access to Personal Files Act) et précisé par la circulaire LAC (89) 2 aux autorités locales, il oblige les directions des services sociaux à ouvrir à chacun l’accès aux renseignements personnels consignés à son sujet, hormis les données sanitaires provenant d’un membre du corps médical et sous réserve des exceptions visées à l’article 9. Ce dernier concerne notamment toute information de nature à révéler ou laisser deviner à l’intéressé, ou à une autre personne pouvant y avoir accès, l’identité d’un tiers – autre qu’un employé des services sociaux – qui n’a pas consenti à la communication.
D’après le Gouvernement, par le jeu de l’article 9 par. 3 du règlement les dossiers personnels seront dorénavant constitués en vertu du principe que les renseignements y figurant peuvent être communiqués, sauf dans la mesure où cela risquerait de dévoiler l’identité de l’informateur ou d’un tiers. En raison de l’article 2 par. 4 de la loi de 1987 sur l’accès aux dossiers personnels, le règlement de 1989 ne vaut cependant que pour les données recueillies depuis son entrée en vigueur, soit après le 1er avril 1989. Il ne rétroagit donc pas plus que la circulaire LAC (83) 14, qui régissait l’adoption de la résolution mentionnée au paragraphe 25 ci-dessus et la communication partielle ultérieure de documents à M. Gaskin.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
30. Le requérant a saisi la Commission le 17 février 1983 (requête no 10454/83). Il alléguait que le refus de le laisser consulter l’ensemble du dossier conservé à son sujet par la commune de Liverpool violait son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 (art. 8) de la Convention, et son droit de recevoir des informations, protégé par l’article 10 (art. 10). Il invoquait aussi les articles 3 et 13 de la Convention et 2 du Protocole no 1 (art. 3, art. 13, P1-2).
31. Le 23 janvier 1986, la Commission a retenu le grief relatif audit refus mais a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Dans son rapport du 13 novembre 1987 (article 31) (art. 31), elle arrive par six voix contre six, avec la voix prépondérante du président, à la conclusion que les procédures et décisions ayant abouti à dénier au requérant l’accès à son dossier ont enfreint l’article 8 (art. 8) de la Convention. Elle estime en revanche, par onze voix et une abstention, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 (art. 10) de la Convention.
Le texte intégral de son avis et des opinions en partie dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
32. À l’audience du 28 mars 1989, le Gouvernement a maintenu les conclusions de son mémoire. Elles invitaient la Cour à dire:
« i. que les faits ne révèlent aucune violation des droits garantis au requérant par l’article 8 (art. 8) de la Convention;
ii. que les faits ne révèlent aucune violation des droits garantis au requérant par l’article 10 (art. 10) de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE
33. La Commission n’a retenu qu’un grief: le manque continu d’accès du requérant à l’ensemble de son dossier personnel, conservé par la commune de Liverpool (paragraphe 31 ci-dessus). La question surgit une première fois quand M. Gaskin demanda la communication de documents aux fins d’une instance qu’il voulait introduire contre l’autorité locale (paragraphes 14-18 ci-dessus), mais la Cour se trouve saisie des seuls problèmes soulevés, sur le terrain des articles 8 et 10 (art. 8, art. 10), au sujet des procédures et décisions en vertu desquelles il se vit refuser pareil accès postérieurement au rejet de ladite demande (paragraphes 93 et 104 du rapport de la Commission).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)
A. Sur l’applicabilité
34. Le requérant allègue la violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
35. Le Gouvernement affirmait à l’origine que le dossier ne faisait pas en soi partie de la vie privée du requérant: comme il consistait en renseignements recueillis pour l’autorité locale et par elle, ni sa constitution ni la question de l’accès ne tombaient sous le coup de l’article 8 (art. 8).
Devant la Cour, le Gouvernement ne reprend pas nettement cette thèse; il se concentre sur le point de savoir s’il y a ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ou, à défaut, manquement aux obligations positives, inhérentes à l’article 8 (art. 8), d’assurer ce respect par son système juridique et administratif.
36. Pour la Commission, « le dossier remplaçait les souvenirs et l’expérience des parents d’un enfant non placé à l’assistance ». Il contiendrait sans conteste des précisions sur des aspects éminemment personnels de l’enfance, de l’évolution et des antécédents du requérant et pourrait donc représenter sa principale source d’information sur son passé et ses années de formation.Partant, l’impossibilité de le consulter prêterait à discussion sous l’angle de l’article 8 (art. 8).
37. La Cour marque son accord avec la Commission. A n’en pas douter, les pièces versées au dossier concernent la « vie privée et familiale » de M. Gaskin à un tel degré que le problème de leur accessibilité à l’intéressé entre dans le domaine de l’article 8 (art. 8).
Par cette conclusion, la Cour n’exprime aucune opinion sur la question de savoir si des droits généraux d’accès à des données et renseignements personnels peuvent se déduire du paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1). Elle ne se trouve pas appelée à trancher dans l’abstrait de grands problèmes de principe en la matière, mais à statuer sur le cas concret du requérant.
B. Manière d’envisager l’article 8 (art. 8) en l’espèce
38. Ainsi qu’il ressort de l’arrêt Johnston et autres du 18 décembre 1986, l’article 8 (art. 8), « s’il tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, (…) peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un ‘respect’ effectif de la vie familiale » (série A no 112, p. 25, par. 55).
39. D’après la Commission, « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain et qu’en principe les autorités ne l’empêchent pas de se procurer ces renseignements fondamentaux, sauf justification précise ».
Elle cite dans son rapport l’arrêt Leander du 26 mars 1987, où la Cour a constaté:
« Tant [la] mémorisation que [la] communication, assorties du refus d’accorder à M. Leander la faculté de (…) réfuter [les données en cause], portaient atteinte à son droit au respect de sa vie privée, garanti par l’article 8 par. 1 (art. 8-1) » (série A no 116, p. 22, par. 48).
Le dossier auquel M. Gaskin souhaite accéder différerait par nature de celui dont il s’agissait dans l’affaire Leander. Néanmoins, les renseignements recueillis et conservés par l’autorité locale toucheraient à l’identité fondamentale du requérant et fourniraient l’unique trace cohérente de sa petite enfance et de ses années de formation. Dès lors, le refus de le laisser consulter le dossier entraînerait une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, à examiner au regard du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2).
40. Selon le Gouvernement, le présent litige concerne pour l’essentiel les obligations positives de l’État au titre de l’article 8 (art. 8), tandis que l’affaire Leander avait trait aux obligations négatives découlant de ce texte, à la sauvegarde contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics.
Le requérant ne s’attaquerait pas à une immixtion directe d’une autorité publique dans les droits garantis par l’article 8 (art. 8): il reprocherait au Royaume-Uni de ne pas assurer le respect de la vie privée et familiale par son système juridique ou administratif. Sans doute ce dernier n’accorderait-il pas à quelqu’un dans la situation du requérant un droit absolu et illimité d’accès à son dossier, mais l’existence de telles obligations positives impliquerait au profit de l’État une large marge d’appréciation. Dans chaque cas il y aurait lieu de rechercher si, compte tenu de celle-ci, un juste équilibre a été établi entre les intérêts concurrents, à savoir, ici, l’intérêt public à un fonctionnement efficace du système de protection de l’enfance et l’intérêt du requérant à consulter un compte rendu cohérent de son histoire personnelle.
41. Les circonstances de la cause se distinguent effectivement de celles de l’affaire Leander, où la Cour a constaté que le gouvernement défendeur avait empiété sur des droits garantis par l’article 8 (art. 8) en recueillant, mémorisant, utilisant et divulguant des renseignements privés relatifs au requérant. Néanmoins, comme pour M. Leander il y a en l’espèce un dossier retraçant en détail l’histoire personnelle de M. Gaskin et qu’il n’a pu examiner en entier.
Cependant, M. Gaskin ne dénonce certes pas le fait que des informations ont été recueillies et mémorisées à son sujet; il n’allègue pas davantage qu’on les ait utilisées à son détriment. Du reste, leur compilation ne poursuivait pas du tout le même but que pour M. Leander. Il proteste en revanche contre le défaut de lui donner libre accès auxdits renseignements. Or on ne saurait dire que le Royaume-Uni ait commis une « ingérence » dans la vie privée ou familiale de M. Gaskin par son refus de le laisser pleinement consulter son dossier. En s’élevant contre ce refus, l’intéressé « se plaint en substance non d’un acte, mais de l’inaction de l’État » (arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 17, par. 32).
Il faut donc déterminer si le Royaume-Uni a traité les demandes du requérant d’une manière incompatible avec une obligation positive résultant de l’article 8 (art. 8).
C. Observation de l’article 8 (art. 8)
42. D’après la jurisprudence constante de la Cour, pour savoir s’il existe une telle obligation il échet de prendre en compte « le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu »; « dans la recherche d’un tel équilibre, les objectifs énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) peuvent jouer un certain rôle, encore que cette disposition parle uniquement des ‘ingérences’ dans l’exercice du droit protégé par le premier alinéa et vise donc les obligations négatives en découlant » (arrêt Rees du 17 octobre 1986, série A no 106, p. 15, par. 37).
43. Avec la Commission, la Cour estime que le caractère confidentiel des pièces du dossier contribuait à la bonne marche du système d’assistance à l’enfance et, dans cette mesure, tendait à une fin légitime: il protégeait les droits non seulement des personnes à l’origine de ces pièces (« informateurs »), mais aussi des enfants ayant besoin d’aide.
44. Quant à la politique générale en matière de divulgation des renseignements figurant dans les dossiers, le Gouvernement invoque la circulaire du 24 août 1983 aux autorités locales (paragraphe 23 ci-dessus). Il en signale l’article 3 selon lequel, sauf certaines exceptions, doit pouvoir accéder à son dossier quiconque le souhaite. La circulaire a été reprise en substance dans la résolution de la commission des services sociaux du conseil municipal de Liverpool, du 18 octobre 1983 (paragraphe 25 ci-dessus).
Selon le Gouvernement, elles reconnaissent toutes deux l’importance que revêtent à la fois l’accès d’une personne au dossier d’assistance à l’enfance la concernant et le respect de l’anonymat des informateurs. Il ne s’agirait pas simplement de protéger les intérêts privés de chacun de ces derniers, mais d’un intérêt général beaucoup plus large. Le fonctionnement adéquat du service d’assistance à l’enfance dépendrait de l’aptitude des responsables à se documenter auprès non seulement d’organismes professionnels et de leurs membres, par exemple les médecins, psychiatres et enseignants, mais aussi de particuliers tels que parents nourriciers, amis, voisins, etc. D’après le Gouvernement, on s’aliénerait leur collaboration si l’on ne préservait pas l’anonymat des informations et les sources de renseignements s’en trouveraient gravement réduites, ce qui nuirait à l’efficacité du service d’assistance à l’enfance.
Le Gouvernement attribue ici un poids spécial à l’article 5 de la circulaire, qui consacre expressément le droit des personnes ayant fourni des renseignements sous la condition, clairement entendue, qu’ils resteraient secrets, et à l’article 7 qui interdit de communiquer à l’intéressé des informations confidentielles émanant d’un tiers, à moins que celui-ci n’y consente. Il insiste aussi sur l’article 9, aux termes duquel les dossiers antérieurs à l’introduction de la nouvelle politique ont été en général établis sur la base du principe que leur contenu ne serait jamais dévoilé aux administrés et ne doit donc pas l’être sans l’accord de l’informateur.
A cet égard, il estime approprié, rationnel, raisonnable et compatible avec ses obligations au titre de l’article 8 l’équilibre que circulaire et résolution cherchent à ménager entre, d’un côté, les intérêts de l’individu désireux de consulter son dossier et, de l’autre, ceux de quiconque a donné des renseignements sous le sceau du secret et l’intérêt général plus large à l’existence de dossiers complets et véridiques. Le Royaume-Uni n’aurait donc pas manqué d’assurer le droit de M. Gaskin « au respect de sa vie privée ».
45. Le requérant le conteste. Il souligne le changement radical survenu, selon lui, dans la position du Gouvernement depuis la publication de la circulaire LAC (83) 14 en août 1983. Il ressortirait de celle-ci que d’après une « opinion de plus en plus répandue », les bénéficiaires de prestations sociales personnelles doivent pouvoir découvrir ce que les dossiers disent à leur sujet. La loi de 1987 sur l’accès aux dossiers personnels, ainsi que son règlement d’application de 1989 sur l’accès aux dossiers personnels des services sociaux, montreraient dans quelle mesure les pouvoirs publics britanniques révéleront désormais des informations du genre de celles que sollicite M. Gaskin (paragraphe 29 ci-dessus).
A titre d’exemple, ce dernier explique en détail qu’il souhaite tirer au clair sa condition médicale, ce qu’il ne pourrait pas sans examiner l’ensemble du dossier et des avis d’expert.
46. Quant au caractère confidentiel prétendu de son dossier, il n’apparaîtrait pas avec clarté comment ni pourquoi les informateurs affirment avoir prêté leur concours sous le sceau du secret, s’ils en avaient fait une condition de leur contribution et si pareille condition fut expressément stipulée à l’époque ou présumée après coup.
Le Gouvernement indique, en réponse à une question de la Cour sur ce point, que tout renseignement versé à un dossier ouvert en vertu du règlement de 1955 (paragraphe 13 ci-dessus) est considéré comme fourni sous la réserve qu’il resterait confidentiel, sauf si sa nature même implique nettement le contraire ou si l’informateur en accepte la divulgation. Ce principe ressortirait de l’article 10, aux termes duquel toute personne dûment habilitée par le ministre peut consulter le dossier. La Court of Appeal y a vu, dans une affaire de tutelle, la preuve du caractère confidentiel attribué à ce dernier (Re D (infants), All England Law Reports 1970, vol. 1, p. 1089, paragraphe 17 ci-dessus).
47. Il échet de noter qu’en essayant de concilier en la matière les intérêts concurrents en présence devant elle, la commune de Liverpool a pris contact avec les divers informateurs pour les amener à renoncer au caractère confidentiel. Dix-neuf d’entre eux, sur quarante-six, ont marqué leur accord et M. Gaskin a reçu communication de 65 documents sur 352, mais il désire accéder à l’intégralité de son dossier (paragraphe 26 ci-dessus).
La Commission constate qu’il n’a bénéficié d’aucune procédure assurant un examen objectif de sa demande pour chacun des éléments du dossier au sujet desquels pareil consentement faisait défaut. En conclusion, elle estime disproportionnées au but poursuivi, et non nécessaires dans une société démocratique, l’absence de tout mécanisme destiné à mettre en balance l’intérêt du requérant à consulter son dossier avec la confidentialité exigée par certains informateurs, ainsi que la préférence aveugle attribuée de la sorte aux intérêts des seconds sur ceux du premier (paragraphe 102 du rapport).
48. A cet égard, le Gouvernement affirme ne pas être le seul État européen à ne pas disposer d’une procédure générale de pesée des intérêts en conflit par un organe indépendant. Comme dans d’autres pays membres, celle qui existe jouerait dans la seule hypothèse d’une instance judiciaire en cours ou envisagée. En outre, la circulaire LAC (83) 14 ménagerait déjà un équilibre entre lesdits intérêts. Il n’y aurait pas refus global d’accès aux dossiers: seraient accessibles les renseignements non fournis sous le sceau du secret, et même les renseignements confidentiels dans la mesure où l’autorité locale compétente aurait réusssi à obtenir l’acceptation de l’informateur. Quant au reproche de faire toujours prévaloir l’intérêt de l’informateur sur ceux du requérant, le Gouvernement trouve qu’il serait déraisonnable et arbitraire de s’arroger le droit de se dispenser du consentement du premier ou de passer outre au caractère confidentiel. Il invoque de surcroît la déclaration, figurant dans l’opinion en partie dissidente d’un membre de la Commission, d’après laquelle agir ainsi violerait une obligation morale et menacerait le bon fonctionnement de l’assistance à l’enfance.
Le requérant, lui, relève que dans le système de la circulaire, on risque de ne pouvoir demander leur accord à certains informateurs si l’on en ignore l’identité ou l’adresse. En pareil cas, il y aurait toujours une partie du dossier qui pourrait ne jamais être révélée à une personne telle que lui. M. Gaskin cite aussi l’exemple de rapports préparés par deux informateurs dont l’un consent à la communication et l’autre pas.
49. Aux yeux de la Cour, les personnes se trouvant dans la situation du requérant ont un intérêt primordial, protégé par la Convention, à recevoir les renseignements qu’il leur faut pour connaître et comprendre leur enfance et leurs années de formation. Cependant, on doit aussi considérer que le caractère confidentiel des dossiers officiels revêt de l’importance si l’on souhaite recueillir des informations objectives et dignes de foi; en outre, il peut être nécessaire pour préserver des tiers. Sous ce dernier aspect, un système qui subordonne l’accès aux dossiers à l’acceptation des informateurs, comme au Royaume-Uni, peut en principe être tenu pour compatible avec l’article 8 (art. 8), eu égard à la marge d’appréciation de l’État. Il doit toutefois sauvegarder, quand un informateur n’est pas disponible ou refuse abusivement son accord, les intérêts de quiconque cherche à consulter des pièces relatives à sa vie privée et familiale; il ne cadre avec le principe de proportionnalité que s’il charge un organe indépendant, au cas où un informateur ne répond pas ou ne donne pas son consentement, de prendre la décision finale sur l’accès. Or il n’en allait pas ainsi en l’espèce.
Partant, les procédures suivies n’ont pas assuré à la vie privée et familiale de M. Gaskin le respect voulu par l’article 8 (art. 8), lequel a donc été enfreint.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 (art. 10)
50. Selon le requérant, les faits dénoncés par lui comme contraires à l’article 8 (art. 8) ont violé de surcroît l’article 10 (art. 10), aux termes duquel
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
51. D’après la Commission, l’article 10 (art. 10) ne donne pas en l’occurrence au requérant un droit d’obtenir, contre le gré de l’autorité locale, l’accès au dossier conservé par celle-ci. Le Gouvernement marque son accord.
52. Comme dans son arrêt Leander précité, la Cour estime que « la liberté de recevoir des informations (…) interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir » (série A no 116, p. 28, par. 74). Dans les circonstances de la présente cause non plus, l’article 10 (art. 10) n’oblige pas l’État défendeur à communiquer à l’intéressé les renseignements dont il s’agit.
53. Dès lors, M. Gaskin n’a subi aucune atteinte à sa liberté de recevoir des informations, telle que la protège l’article 10 (art. 10).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
54. Le requérant sollicite une satisfaction équitable en vertu de l’article 50 (art. 50), ainsi libellé:
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
55. M. Gaskin réclame d’abord, pour manque à gagner passé et futur, plus de 380.000 £ au total. La perte de chances dont il aurait pâti aurait nui à ses perspectives d’emploi.
D’après le Gouvernement, aucun lien de causalité ne se trouve établi entre le préjudice allégué de la sorte et les violations incriminées.
56. La Cour relève que même si l’intéressé avait bénéficié d’une procédure du type décrit au paragraphe 49 ci-dessus, rien ne prouve qu’on lui aurait communiqué les documents litigieux ni, dans l’affirmative, que ses ressources à venir s’en seraient trouvées augmentées. Il échet donc d’écarter ses prétentions de ce chef.
B. Préjudice moral
57. Le requérant sollicite aussi une indemnité pour le préjudice moral résultant de la détresse, de l’humiliation et de l’anxiété qu’il aurait connues. Les lacunes de son éducation auraient porté un coup irréparable à sa condition et à sa dignité.
Selon le Gouvernement, on ne saurait admettre qu’il y ait eu perte de chances réelles propre à justifier l’octroi d’une satisfaction équitable pour tort moral. Même dans l’hypothèse contraire, M. Gaskin n’aurait démontré aucun lien de causalité entre pareil préjudice et le manquement éventuellement constaté.
58. La Cour reconnaît que l’intéressé a pu ressentir une certaine détresse affective et de l’angoisse en raison de l’absence d’une procédure du genre mentionné au paragraphe 49 ci-dessus.
Statuant en équité, elle lui alloue 5.000 £ à ce titre.
C. Frais et dépens
59. Le requérant réclame enfin le remboursement de frais et dépens. Il en calcule le montant sur la base de 650 heures de travail de son solicitor, au tarif horaire de 60 £ multiplié par trois pour refléter l’importance et la complexité de l’affaire. Il arrive ainsi à une somme de 117.000 £.
La Cour étudiera la demande à l’aide des critères qu’elle a dégagés (voir, entre autres, l’arrêt Belilos du 29 avril 1988, série A no 132, p. 33, par. 79).
1. Frais exposés au niveau national
60. D’après le Gouvernement, les frais assumés au niveau national ne l’ont pas été pour remédier à une infraction à la Convention: M. Gaskin n’aurait invité les juridictions britanniques à ordonner de lui communiquer son dossier personnel que dans le contexte d’une action en dommages-intérêts envisagée par lui.
La Cour admet que seuls entrent en ligne de compte les frais exposés après la fin de la procédure interne en question (paragraphe 33 ci-dessus). Il y a donc lieu d’inclure cet aspect des prétentions dans l’examen auquel elle se livre aux paragraphes 61 et 62 ci-dessous.
2. Frais relatifs aux procédures européennes
61. Quant aux frais relatifs aux procédures européennes, le Gouvernement conteste le montant sollicité. Il juge excessif le nombre d’heures indiqué et ajoute que le tarif horaire normal se situe entre 36 et 60 £. A cet égard, il invoque aussi le paragraphe 15 d) de l’arrêt B. contre Royaume-Uni du 9 juin 1988 (série A no 136-D, p. 34), d’où il ressort pourtant que la nature d’une cause peut justifier un taux de 70 £.
Il ne nie pas que le requérant ait contracté des engagements allant au-delà des versements opérés par le Conseil de l’Europe par la voie de l’assistance judiciaire. Si la Cour devait allouer une somme, celle-ci ne devrait pas dépasser le niveau habituel dans des affaires comparables.
62. La Cour ne trouve pas raisonnable la somme globale revendiquée. Eu égard à l’ensemble des circonstances et statuant en équité, elle estime que M. Gaskin a droit, pour frais et dépens, au remboursement de 11.000 £, moins 8.295 francs français déjà reçus au titre de l’assistance judiciaire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par onze voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8);
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 (art. 10);
3. Dit, par neuf voix contre huit, que le Royaume-Uni doit verser au requérant 5.000 £ (cinq mille livres) pour préjudice moral et, pour frais et dépens, 11.000 £ (onze mille livres) moins 8.295 (huit mille deux cent quatre-vingt-quinze) francs français, à convertir en livres sterling au cours applicable le jour du présent arrêt, plus la taxe sur la valeur ajoutée sur le solde;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 7 juillet 1989.
Rolv ryssdal – Président
Pour le Greffier
Herbert Petzold
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
– opinion dissidente commune de M. Ryssdal, M. Cremona, M. Gölcüklü, M. Matscher et Sir Vincent Evans;
– opinion dissidente de M. Walsh.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. RYSSDAL, CREMONA, GÖLCÜKLÜ, MATSCHER ET SIR VINCENT EVANS, JUGES
(Traduction)
1. Nous souscrivons au constat de la majorité de la Cour selon lequel les pièces versées au dossier de l’autorité locale concernent la vie privée et familiale de M. Gaskin à un tel degré que le problème de leur accessibilité à l’intéressé entre dans le domaine de l’article 8 (art. 8). Nous n’admettons pas pour autant qu’une violation de ce dernier se trouve établie en l’espèce.
2. Les juridictions anglaises ont nettement affirmé le caractère confidentiel des dossiers personnels constitués en vertu de l’article 10 du règlement de 1955 sur le placement des enfants à l’époque où M. Gaskin était pris en charge, notamment par l’arrêt Re D. (Infants) [1970] 1 WLR 599, que la High Court et la Court of Appeal ont suivi dans leurs décisions de 1980 rejetant la demande de M. Gaskin en communication de documents (paragraphes 14-18 de l’arrêt de la Cour). Le juge Boreham, de la High Court, dont la Court of Appeal a retenu la conclusion sur ce point, déclara que « la nécessité, pour le bon fonctionnement du service d’aide à l’enfance, de préserver le caractère confidentiel des documents pertinents ne [lui] inspir[ait] aucun doute ».
3. Comme la Commission et la Cour l’ont toutes deux reconnu, la confidentialité du dossier poursuivait un ou des buts légitimes. Non seulement elle protégeait les droits de ceux qui avaient fourni des renseignements sous le sceau du secret, mais elle servait aussi, en contribuant au fonctionnement efficace du système d’aide à l’enfance, à préserver les droits des enfants ayant besoin d’une assistance.
4. Certes, d’autres États contractants mènent une politique plus ouverte en matière d’accès aux dossiers personnels, et c’est l’attitude que la Grande-Bretagne adopte désormais, par le jeu de la loi de 1987 sur l’accès aux dossiers personnels et de son règlement d’application, quant aux renseignements qui seront consignés à l’avenir. A nos yeux, toutefois, on aurait tort de modifier rétroactivement la base sur laquelle les dossiers existants furent constitués. En abordant la question de l’accès à ceux-ci, dont celui de M. Gaskin, il faut avoir égard aux conditions de confidentialité dans lesquelles furent fournis les renseignements y figurant.
5. M. Gaskin prétend que le respect de sa vie privée et familiale, voulu par l’article 8 (art. 8), implique pour lui un droit d’accès à l’ensemble de son dossier. En recherchant si le gouvernement défendeur a l’obligation positive de lui accorder pareil accès, la Cour, conformément à sa jurisprudence constante, tient compte du « juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu » (paragraphe 42 de l’arrêt). Dans son arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (série A no 94, p. 33, par. 67), elle a aussi relevé que la notion de « respect » manque de netteté, surtout quand des obligations positives inhérentes à l’article 8 (art. 8) se trouvent en cause; partant, il s’agit d’un domaine où les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Convention.
6. Il ressort implicitement du présent arrêt qu’aux yeux de la Cour le requérant ne doit pas, nonobstant la confidentialité du contenu de son dossier, avoir accès à l’ensemble de celui-ci: l’accès peut n’être autorisé que d’une manière sélective.
7. Selon le Gouvernement, les autorités britanniques sont allées aussi loin qu’elles le pouvaient décemment pour exaucer la demande de M. Gaskin en écrivant à chacun des auteurs des pièces versées au dossier, afin de solliciter l’autorisation de communiquer les renseignements provenant de lui, puis en mettant à la disposition du requérant les documents fournis par ceux qui avaient donné leur accord. D’après le Gouvernement, divulguer des renseignements recueillis sous le sceau du secret sans le consentement de la personne dont ils émanent serait totalement fautif et constituerait un manquement à la bonne foi.
8. Pour la Cour, il doit appartenir à un organe indépendant de prendre la décision finale sur le point de savoir s’il faut autoriser l’accès quand un informateur ne répond pas ou refuse son consentement (paragraphe 49 de l’arrêt). Dans la mesure où un tel système envisage la communication d’informations reçues sous le sceau du secret sans l’accord de l’informateur, nous le trouvons très sujet à caution car il n’assure pas de manière équitable et adéquate le respect et la protection de la position de ce dernier.
9. A notre sens, la procédure suivie par les autorités britanniques pour déterminer à quelles parties de son dossier M. Gaskin pouvait avoir accès, doit passer pour établir un juste équilibre entre les intérêts en cause.
10. Enfin, nous n’estimons pas qu’un versement pour préjudice moral se justifie en l’occurrence. La tension et l’anxiété que le requérant a subies sans nul doute résultaient du refus de lui donner accès à son dossier et non de l’absence d’une procédure de contrôle, laquelle eût pu aboutir ou non à la divulgation de documents supplémentaires à l’intéressé. Il s’agit donc, selon nous, d’une affaire dans laquelle le constat d’une violation de l’article 8 (art. 8) constitue une satisfaction équitable suffisante aux fins de l’article 50 (art. 50).
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH
(Traduction)
1. Selon moi, l’article 8 (art. 8) de la Convention ne s’applique pas en l’espèce. Le requérant sollicitait des renseignements afin d’assigner la commune de Liverpool en dommages-intérêts; il ne les recherchait pas pour défendre ou exercer son droit au respect de sa vie privée et familiale. En outre, la présente requête constitue en réalité un recours contre les décisions par lesquelles des juridictions anglaises ont refusé, après un examen au fond, d’autoriser la divulgation de renseignements donnés et recueillis sous le sceau du secret.
2. L’article 10 (art. 10) de la Convention s’applique selon moi. A première vue, le droit du requérant à recevoir les informations demandées à l’autorité publique bénéficie de la garantie de l’article 10 par. 1 (art. 10-1). Les informations sollicitées pouvaient servir à l’action en justice de l’intéressé. Les juridictions anglaises ont freiné le désir du conseil municipal de Liverpool de communiquer les renseignements, au motif que pareille communication porterait atteinte à la confidentialité incontestée qui couvrait les documents en cause. A mes yeux, cette attitude relevait de la restriction permise par l’article 10 par. 2 (art. 10-2) de la Convention. En fait, dix-neuf des quarante-six informateurs acceptèrent de renoncer à la confidentialité et les pièces pertinentes furent fournies au requérant. Ce dernier ne se trouve pas entravé dans la conduite de son action en justice et il est libre d’exercer les droits que lui garantit l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il peut proposer l’audition de témoins directs des lésions corporelles qu’il aurait subies et interroger ou contre-interroger des témoins conformément aux règles du droit procédural anglais. La circonstance que les juridictions anglaises auraient pu, en vertu de leur pouvoir d’appréciation, lui donner accès aux documents sollicités ne modifie pas l’interprétation de l’article 10 par. 2 (art. 10-2). La question fut tranchée selon le droit anglais par des motifs qui, à mon sens, peuvent en l’occurrence se justifier comme nécessaires, dans une société démocratique, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles relatives à un domaine très délicat de la protection sociale.
3. Aucune violation de la Convention ne me paraît établie.