DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MAMÈRE c. FRANCE
(Requête no 12697/03)
ARRÊT
STRASBOURG
7 novembre 2006
DÉFINITIF
07/02/2007
En l’affaire Mamère c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Baka, président,
Jean-Paul Costa,
Rıza Türmen,
Mindia Ugrekhelidze,
Elisabet Fura-Sandström,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12697/03) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Noël Mamère (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 avril 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me C. Waquet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, et Me A. Comte, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») estreprésenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le 25 août 2005, le vice-président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
A. Les circonstances de l’espèce
4. Le requérant est né en 1948 et réside à Paris. Membre et responsable du parti écologiste Les Verts, ancien conseiller régional et ancien membre du Parlement européen, il est, depuis 1987, maire de la ville de Bègles et vice-président de la communauté urbaine de Bordeaux, et député de la Gironde depuis 1997. Il a par ailleurs exercé la profession de journaliste, notamment, de 1977 à 1992, sur la chaîne de télévision publique Antenne 2.
5. En octobre 1999, le requérant participa à l’enregistrement d’une émission télévisée d’infovariétés intitulée « Tout le monde en parle » et animée par Thierry Ardisson, qui fut diffusée sur la chaîne de télévision publique France 2 dans la nuit du 23 au 24 octobre 1999. Au cours de l’émission, l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl du 26 avril 1986 fut évoqué par une autre des personnalités invitées, Michel Polac ; ce dernier fit part de l’émotion qu’il avait ressentie à la lecture d’un ouvrage consacré aux victimes de cette catastrophe. Le requérant réagit en tenant les propos suivants (extraits de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 octobre 2001, ci-après partiellement retranscrit) :
« Il y a encore quelques semaines de cela, il y a des champignons au césium qui sont entrés en France et c’est le résultat de Tchernobyl ; moi je présentais le journal de 13 heures en 1986 le jour de la catastrophe de Tchernobyl ; il y avait un sinistre personnage au SCPRI qui s’appelait Monsieur Pellerin, qui n’arrêtait pas de nous raconter que la France était tellement forte – complexe d’Astérix – que le nuage de Tchernobyl n’avait pas franchi nos frontières. »
6. Médecin électroradiologiste et agrégé de biophysique, M. Pellerin dirigeait à l’époque où la catastrophe de Tchernobyl s’est produite le Service central de protection contre les rayons ionisants (SCPRI). Placé sous la double tutelle des ministères de la Santé et du Travail, ce service avait notamment pour mission de surveiller le niveau de contamination du territoire et d’alerter ses ministères de tutelle en cas de problème ; il a été remplacé en 1994 par l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI).
M. Pellerin sera mis en examen le 31 mai 2006 pour « tromperie aggravée » par le premier juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, dans le cadre d’une instruction ouverte à la suite du dépôt (en mars 2001) par des personnes atteintes d’un cancer de la thyroïde, par la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) et par l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), d’une plainte contre X avec constitution de partie civile pour défaut de protection des populations contre les retombées radioactives de l’accident de Tchernobyl, les plaignants alléguant en particulier que les services officiels ont menti et sous-évalué les contaminations des sols, de l’air et des aliments.
7. Par exploits d’huissiers en date des 18 et 19 janvier 2000, M. Pellerin cita directement le requérant devant le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation publique envers un fonctionnaire, délit prévu et réprimé par les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Etaient également cités, la société nationale de télévision France 2 ainsi que son directeur de la publication, M. Marc Tessier.
Par un jugement du 11 octobre 2000, le tribunal déclara M. Tessier et le requérant coupables de ce délit – en qualité, respectivement, d’auteur et de complice –, les condamna chacun à une peine d’amende de 10 000 francs français (FRF) ainsi que, solidairement, au paiement de 50 000 FRF à titre de dommages et intérêts, déclara la société nationale de télévision France 2civilement responsable, et ordonna la publication dans un périodique, aux frais des prévenus, du communiqué ci-après :
« Par un jugement rendu le 11 octobre par le tribunal correctionnel de Paris (chambre de la Presse), M. Marc Tessier, directeur de la publication de la société nationale de télévision « France 2 », et Noël Mamère, ont été condamnés à une peine d’amende et au paiement de dommages intérêts à l’égard de M. Pierre Pellerin, pour avoir commis, au préjudice de celui-ci, le délit de diffamation envers un fonctionnaire, en le mettant en cause dans l’émission télévisée « Tout le monde en parle » diffusée le 23 octobre 1999. »
8. Saisie notamment par le requérant, la cour d’appel de Paris confirma ce jugement sur la culpabilité, les peines et les intérêts civils, par un arrêt du 3 octobre 2001 ainsi motivé :
« (…)
Sur le caractère diffamatoire
M. Mamère impute à M. Pellerin d’avoir à plusieurs reprises (« n’arrêtait pas ») prétendu (« raconter ») au moment de la catastrophe de Tchernobyl que le nuage radioactif ne franchirait pas les frontières françaises. Il précise d’ailleurs que la partie civile occupait des fonctions au sein du SCPRI (Service central de Protection des Rayons Ionisants) rappelant ainsi que celui-ci de par ses compétences et son rôle ne pouvait ignorer ce qui se passait en réalité et qui est aujourd’hui connu de tous.
M. Mamère impute donc à M. Pellerin, d’avoir menti aux journalistes et par là même à l’opinion publique quant au survol de la France par le nuage radioactif, alors qu’il ressort du dossier que celui-ci n’a jamais tenu de tels propos, et que sa position était de dire que le taux de radioactivité avait augmenté en France – ce qui signifiait forcément que le pays avait été survolé – mais que cette augmentation n’aurait aucune conséquence néfaste sur la santé publique, ce qui n’a toujours pas été réfuté avec certitude.
Imputer à M. Pellerin d’avoir en tant que spécialiste des problèmes de radioactivité, donné, en connaissance de cause, des informations erronées voire mensongères quant à un problème grave tel que la catastrophe de Tchernobyl qui pouvait avoir des incidences sur la santé des Français, constitue incontestablement une atteinte à l’honneur et à la considération de la partie civile et est par conséquent diffamatoire. Le fait que les propos de M. Mamère, comme le prétend son conseil, aient une tonalité humoristique, constituent une boutade, ne leur enlève pas leur caractère diffamatoire et il n’est pas contraire à l’article 10 de la Convention (…) de leur reconnaître cette caractéristique.
Sur la bonne foi
Le prévenu, qui n’a pas fait d’offre de preuve de la vérité des faits diffamatoires, ceux-ci étant trop anciens, fait valoir qu’il a agi de bonne foi.
Modération dans les propos :
M. Mamère, en usant de termes tels que : « n’arrêtait pas de nous raconter » insiste fortement et de manière péremptoire sur le fait que M. Pellerin a fait preuve d’une volonté réitérée de mentir, qu’il n’a cessé de fausser la vérité et cela en toute connaissance de cause.
Par ailleurs, il affuble M. Pellerin de l’adjectif « sinistre », qui n’est pas anodin et qui prend une résonance d’autant plus forte qu’il est question d’une catastrophe telle que celle de Tchernobyl. Il ajoute que la partie civile souffre « du complexe d’Astérix » ce qui en fait un personnage risible, et peu crédible.
L’insistance dont fait preuve M. Mamère, le caractère péremptoire de ses affirmations, et les caractéristiques péjoratives qu’il accorde à la partie civile révèlent chez le prévenu un manque de modération dans les propos.
Une des conditions de la bonne foi n’étant pas constituée, le prévenu ne pourra en bénéficier et il devient surabondant d’examiner celle-ci en ses autres éléments.
Il convient donc d’entrer en voie de condamnation.
(…) »
9. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé – au moyen notamment d’une violation de l’article 10 de la Convention – par le requérant, M. Tessier et la société France 2 ; rendu le 22 octobre 2002, l’arrêt est ainsi libellé :
« (…)
Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué et l’examen des pièces de procédure mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la cour d’appel, par des motifs exempts d’insuffisance et de contradiction et répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés dans la citation et a, à bon droit, refusé aux prévenus le bénéfice de la bonne foi, après avoir retenu, sans méconnaître les dispositions de l’article 10 de la Convention (…) que ces propos caractérisaient des faits de diffamation ;
Qu’au surplus, la cour d’appel a exactement énoncé que le directeur de publication, qui a le devoir de surveiller et de vérifier tout ce qui est diffusé à l’antenne dès lors qu’il s’agit d’une émission préenregistrée, est de droit responsable des propos tenus au cours de celle-ci lorsque leur caractère diffamatoire est démontré ;
(…) »
B. Documents produits par le requérant
10. Le requérant produit une copie d’un communiqué de presse du ministère de l’Agriculture, daté du 6 mai 1986 et ainsi rédigé :
« Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de la centrale de Tchernobyl. A aucun moment les hausses observées de radioactivité n’ont posé le moindre problème d’hygiène publique.
Le Ministère de l’Agriculture dispose des résultats recueillis par le Service central de Protection des rayonnements ionisants (SCPRI) qui dépend du Ministère des Affaires sociales et de l’emploi. Selon le SCPRI les débits de doses maximales de radioactivité atmosphérique sont toujours restés tout à fait négligeables.
La France a demandé à la Communauté Economique Européenne de mettre au point le plus rapidement possible une procédure uniforme de contrôles applicable par tous les Etats membres à l’égard des pays tiers en s’inspirant des recommandations de la Commission internationale de radioprotection. Ces mesures ne devront en aucun cas entraver les échanges intracommunautaires. D’autre part, nous avons demandé que chaque Etat membre tienne informé ses partenaires des contrôles qu’il effectue et de leurs résultats.
Une surveillance particulière a été mise en place par certains Etats membres à l’égard de produits français. Ces dispositions ne sont aucunement justifiées. Le Ministère de l’Agriculture s’attachera à ce que, dans les plus brefs délais, la libre circulation de tous les produits français soit rétablie en direction de ces pays. »
Le requérant produit également un extrait du procès-verbal de l’intervention du ministre de l’Industrie au Sénat le 23 mai 1986 ; il en ressort notamment qu’entre cette dernière date et l’accident de Tchernobyl, au moins vingt-cinq communiqués du SCPRI y relatifs avaient été diffusés.
11. Le requérant produit en outre un document daté du 23 novembre 2005 et intitulé « Récapitulatif sur la mission réalisée par les deux experts conformément aux ordonnances des 6 février 2002 et 16 juillet 2003 d[u] (…) premier juge d’instruction au tribunal de grande instance de Paris ». Il s’agit de l’avis d’experts judiciaires, désignés par le magistrat chargé de l’instruction mentionnée au paragraphe 6 ci-dessus, aux fins notamment d’analyser les scellés prélevés au moment de l’accident de Tchernobyl par le SCPRI et de déterminer l’état des connaissances de ce dernier. Les « conclusions générales » de cet avis sont ainsi rédigées :
« Dans l’état actuel de nos investigations, il apparaît clairement que le SCPRI a eu connaissance très rapidement de toutes les données précises de son réseau et de celles qu’il avait demandées d’urgence à différents organismes concernant la contamination radioactive de la France (métropole et Corse) et ceci pour la plupart des isotopes radioactifs, et en particulier l’Iode 131, l’Iode 132, le Tellure 132, le Césium 134 et le Césium 137. Ces informations étaient interprétables et géographiquement localisées.
Il était également connu du SCPRI que, pour les iodes, les résultats étaient obtenus sur certains filtres qui n’en retenaient qu’une petite partie minorant ainsi fortement les valeurs réelles des contaminations par les Iodes 131 et132.
La restitution par le SCPRI de ces informations aussi bien aux autorités décisionnaires qu’au public n’a été ni complète, ni précise et certaines valeurs ont été occultées.
L’utilisation de différentes unités, dont certaines n’étaient plus en vigueur, était de nature à rendre très difficiles des comparaisons ou des appréciations et ceci même pour des spécialistes, donc a fortiori pour les autorités décisionnaires et le public.
La publication de valeurs moyennes par département, par région, voire par partie du territoire était de nature à masquer la réalité d’une contamination localisée à certaines zones ultérieurement dénommées « taches de léopard », et liées aux conditions météorologiques – en particulier la pluviosité – et au relief.
En cet état, la présence en quantité d’isotopes radioactifs dangereux, surtout dans la première quinzaine de jours après le passage des nuages, en particulier pour le fœtus ou les enfants en bas âge, a été masquée aux autorités décisionnaires et au public.
Des télex, qui se trouvent dans les scellés, montrent en plus comment ont été imposées, en France, voire au niveau de la communauté scientifique internationale, des valeurs soit partielles, soit moyennes (et quelquefois la moyenne était basée sur une seule mesure), ce qui a entraîné la publication de cartes erronées.
Il nous apparaît que la production de cartes n’est possible qu’en descendant à l’échelle des « taches de léopard » où ont pu vivre en quasi-autarcie des populations qui ont pu être ainsi soumises à une contamination qui pourrait [être] semblable à celle de certains territoires proches de la centrale de Tchernobyl en avril-mai-juin 1986.
On assiste encore actuellement à des tentatives de produire ces cartes qui, dans ces conditions, ne peuvent refléter la réalité de ce qui s’est passé dans les jours qui ont suivi l’accident de Tchernobyl en France et qui font l’objet de débats.
Les informations de l’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] sur ce sujet éclairent cette réalité mais n’ont pas pu être prises en compte dans ce rapport, car communiquées trop récemment, compte tenu des délais qui nous étaient impartis pour déposer notre rapport.
Enfin, il existe à la lecture des scellés des informations relatives aux rôles prévues par toutes instances de l’Etat en de telles circonstances [sic]. Une polémique importante a eu lieu à ce sujet, niant entre autre au SCPRI l’information du public au profit du SGCISN [secrétaire général du comité interministériel de la sécurité nucléaire], selon la directive interministérielle SGSN 5400, sur l’information du public et des médias en cas d’incident ou d’accident concernant la sécurité nucléaire. Ce dernier aspect présent dans les scellés ne peut être éludé. »
C. Le droit interne pertinent
12. Les dispositions pertinentes du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (modifiée) sont les suivantes :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie [d’une amende de 45 000 euros], la diffamation commise [soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication audiovisuelle], à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’Etat, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
(…) »
Article 35
« La vérité du fait diffamatoire, mais seulement quand il est relatif aux fonctions, pourra être établie par les voies ordinaires, dans le cas d’imputations contre les corps constitués, les armées de terre, de mer ou de l’air, les administrations publiques et contre toutes les personnes énumérées dans l’article 31.
La vérité des imputations diffamatoires et injurieuses pourra être également établie contre les directeurs ou administrateurs de toute entreprise industrielle, commerciale ou financière, faisant publiquement appel à l’épargne ou au crédit.
La vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf :
a) Lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne ;
b) Lorsque l’imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix années ;
c) Lorsque l’imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision ;
Les deux alinéas a et b qui précèdent ne s’appliquent pas lorsque les faits sont prévus et réprimés par les articles 222-23 à 222-32 et 227-22 à 227-27 du code pénal et ont été commis contre un mineur.
Dans les cas prévus aux deux paragraphes précédents, la preuve contraire est réservée. Si la preuve du fait diffamatoire est rapportée, le prévenu sera renvoyé des fins de la plainte.
Dans toute autre circonstance et envers toute autre personne non qualifiée, lorsque le fait imputé est l’objet de poursuites commencées à la requête du ministère public, ou d’une plainte de la part du prévenu, il sera, durant l’instruction qui devra avoir lieu, sursis à la poursuite et au jugement du délit de diffamation. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
13. Le requérant se plaint de sa condamnation par les juridictions françaises pour complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire, en raison de propos qu’il avait tenus au cours de l’émission télévisée intitulée « Tout le monde en parle », diffusée sur France 2 dans la nuit du 23 au 24 octobre 1999. Il dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression, lequel est garanti par l’article 10 de la Convention en ces termes :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Thèses des parties
14. Le requérant souligne en particulier que les propos dont il s’agit concernaient une question de première gravité pour la santé des citoyens puisqu’ils se rapportaient à la catastrophe de Tchernobyl – l’accident nucléaire le plus grave que l’Europe a connu – et aux déficiences des autorités et de l’organisme public chargé de la communication à destination de la population française – le Service central de protection contre les rayons ionisants (SCPRI) – et s’inscrivaient pleinement dans le cadre de son engagement politique écologiste.
Usant d’un ton humoristique tenant de l’« exagération », voire de la « provocation » (le requérant renvoie à cet égard à l’arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A no313), il aurait spontanément répondu par une « boutade » à un sujet grave surgi d’un coup au cours d’une émission polémique, de sorte qu’il serait improbable que les téléspectateurs aient pris ses propos au premier degré. Il ajoute qu’il était inévitable qu’il fasse référence à M. Pellerin dès lors que ce dernier présidait et personnifiait l’organisme qu’il entendait critiquer pour avoir diffusé des informations faussement rassurantes sur les effets de cette catastrophe en France.
Le requérant estime que la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées doit, dans le cas d’espèce, être reconnue sans restriction. Il souligne que « ce n’est pas parce que le lobby nucléaire est très puissant en France qu’il serait inadmissible [que l’on] expose des idées qui le heurtent ou choquent ses partisans : la société démocratique implique le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (arrêts Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A no 298) ».
15. Le Gouvernement conclut au défaut manifeste de fondement de la requête.
Il reconnaît que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Il estime cependant que cette ingérence était « prévue par la loi » du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse et poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention : « la protection de la réputation (…) d’autrui », celle de M. Pellerin en sa qualité de directeur du SCPRI.
Le Gouvernement admet que les propos du requérant portaient sur une question d’intérêt général tenant de la santé publique, mais estime qu’ils dépassaient les bornes fixées en vue de la protection de la réputation d’autrui. Selon lui, ils visaient M. Pellerin dans des termes outranciers alors qu’il était « dépositaire de l’autorité publique sur un sujet très sensible, à savoir la mesure du taux de radioactivité en France à l’époque de la catastrophe de Tchernobyl », et l’accusaient « d’avoir menti aux journalistes et à l’opinion publique en cachant à dessein la véracité sur les répercussions, sur le territoire français, de [cette] catastrophe ». Le requérant aurait ainsi mis en doute l’honneur, la probité et la crédibilité de M. Pellerin, en tant que directeur du SCPRI, et non, contrairement à ce qu’il allègue, de l’ensemble des autorités nucléaires françaises. La circonstance que ces propos ont été tenus alors que M. Pellerin n’était plus en activité et que le SCPRI n’existait plus serait sans conséquence sur l’atteinte portée à sa réputation et à celle de ce service, dès lors qu’ils « accréditent la thèse d’une manipulation par les pouvoirs publics des faits, dont M. Pellerin et le SCPRI auraient été, sciemment, les instruments ». Selon le Gouvernement, dans ces circonstances et eu égard au fait que les propos en cause ont été tenus dans une émission télévisée de grande écoute et que le requérant n’a été condamné qu’à une amende de 1 500 euros et à la publication d’un communiqué, l’atteinte à sa liberté d’expression était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2.
Enfin, le Gouvernement considère que les motifs retenus en l’espèce par les juges du fond étaient « pertinents et suffisants ». Il concède que le requérant ne pouvait faire valoir l’exceptio veritatis parce que les propos litigieux concernaient des faits anciens de plus de dix ans (la justification de ce principe se trouvant dans la volonté du législateur d’empêcher que des faits anciens puissent être contestés sans limite dans le temps quant à leur réalité), mais estime, au vu des documents produits par l’intéressé devant lesdits juges, qu’il aurait de toute façon eu peu de chances de succès. Il ajoute que le requérant a en revanche eu la possibilité de plaider la bonne foi, laquelle s’analyse selon quatre critères cumulatifs : prudence dans l’expression, absence d’animosité personnelle, but légitime de l’information et enquête sérieuse ; les juges ne l’ont pas retenue, notamment parce qu’ils ont à juste titre conclu que les deux premiers de ces critères n’étaient pas remplis. Il souligne à cet égard que la cour d’appel a jugé que « le caractère péremptoire des affirmations » du requérant et les « caractéristiques péjoratives qu’il accorde à la partie civile » révélaient chez lui un manque de modération. Selon le Gouvernement, « le requérant aurait pourtant dû faire d’autant plus attention qu’il est député-maire, fonction électrice qui implique un minimum de retenue, et que ses propos ont été diffusés dans une émission de grande écoute » ; comme l’a à bon droit jugé la cour d’appel, le fait que ces propos constituaient une boutade n’enlève rien à leur caractère diffamatoire. Quant à l’animosité personnelle, le Gouvernement indique notamment que la juridiction de première instance a relevé que le requérant s’en était pris au seul M. Pellerin et non aux autorités nucléaires françaises et que ses propos n’étaient pas dénués « d’une certaine animosité à l’égard de la partie civile ».
16. En réplique, le requérant produit l’avis des experts judiciaires désignés par le magistrat instructeur dans le cadre de l’information ouverte à la suite d’une plainte contre X avec constitution de partie civile déposée notamment par des personnes atteintes d’un cancer de la thyroïde, aux fins en particulier d’analyser les scellés prélevés au moment de l’accident de Tchernobyl par le SCPRI et de déterminer l’état des connaissances de ce dernier (paragraphes 6 et 11 ci-dessus). Il souligne que lesdits experts « concluent que le SCPRI a eu très rapidement toutes les données précises sur l’accident et que la restitution des informations n’a été ni complète ni précise et que certaines valeurs ont été occultées ».
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
17. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
2. Sur le fond
18. Selon la Cour, il n’est douteux ni que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ni que cette ingérence était « prévue par la loi » (la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse) et poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention : « la protection de la réputation (…) d’autrui ». Cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse.
19. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre pareil but.
Les principes fondamentaux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour à cet égard sont les suivants (voir, parmi de nombreux autres, l’arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI) :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
20. Cela étant, la Cour souligne en premier lieu que l’on se trouve en l’espèce dans un cas où l’article 10 exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. En effet, d’une part, les propos tenus par le requérant relevaient de sujets d’intérêt général : la protection de l’environnement et de la santé publique (voir, notamment, les arrêts Hertel précité, § 47, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, CEDH 1999-III, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 70 et 72, CEDH 2001-VI, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 42, 27 mai 2004, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II) et la manière dont les autorités françaises ont géré ces questions dans le contexte de la catastrophe de Tchernobyl ; ils s’inscrivaient d’ailleurs dans un débat public d’une extrême importance, relatif en particulier à l’insuffisance des informations que ces dernières ont données à la population quant aux niveaux de contamination auxquels elle était exposée et aux conséquences que cela a eu en termes de santé publique. D’autre part, le requérant s’exprimait sans aucun doute en sa qualité d’élu et dans le cadre de son engagement écologiste, de sorte que ses propos relevaient de l’expression politique ou « militante » (voir notamment l’arrêt Steel et Morris précité, ibidem).
La Cour en déduit que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte.
21. La Cour constate que, pour entrer en voie de condamnation, la cour d’appel de Paris a considéré que les propos tenus par le requérant portaient atteinte « à l’honneur et à la considération » de M. Pellerin en ce qu’ils lui imputaient d’avoir, à plusieurs reprises, « en tant que spécialiste des problèmes de radioactivité, donné, en connaissance de cause, des informations erronées voire mensongères quant à un problème grave tel que la catastrophe de Tchernobyl, qui pouvait avoir des incidences sur la santé des Français » et, en conséquence, étaient diffamatoires au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881.
Puis, après avoir relevé que les « faits diffamatoires » étaient trop anciens pour que le requérant puisse s’exonérer de sa responsabilité pénale en prouvant leur véracité, la cour d’appel a conclu à l’absence de bonne foi, au seul motif que l’intéressé avait manqué de modération. Selon elle, en usant de termes tels qu’ « n’arrêtait pas de nous raconter », le requérant avait insisté fortement et de manière péremptoire sur le fait qu’en toute connaissance de cause M. Pellerin avait fait preuve d’une volonté réitérée de mentir et n’avait cessé de fausser la vérité ; il avait en outre affublé M. Pellerin de « caractéristiques péjoratives » en usant de l’adjectif « sinistre » et en disant qu’il souffrait « du complexe d’Astérix » (paragraphe 8 ci-dessus).
22. La Cour n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes quant à l’existence d’une atteinte « à l’honneur et à la considération » de M. Pellerin, au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Elle se borne en conséquence à relever que le requérant critiquait nommément ce dernier et laissait clairement entendre que, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions au SCPRI, il avait contribué à diffuser des informations erronées sur les effets de la catastrophe de Tchernobyl en France, pour en déduire que le raisonnement suivi par la cour d’appel est, sur ce point précis, suffisant.
23. Cela étant, la Cour rappelle que les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci (arrêt Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 48, série A no 236 ; voir aussi l’arrêt Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002-V). En l’espèce, les propos litigieux tenaient du jugement de valeur mais aussi – comme l’ont retenu les juridictions internes – de l’imputation de faits ; le requérant devait donc se voir offrir cette double possibilité.
24. Or la déclaration du requérant se rapportant à des événements – la catastrophe de Tchernobyl, l’attitude des autorités françaises et les interventions du SCPRI et de son directeur dans les médias – remontant à plus de dix années, l’article 35 de la loi de 1881 empêchait l’intéressé de faire valoir l’exceptio veritatis.
Le Gouvernement expose que ce principe se justifie par la volonté du législateur d’empêcher que des faits anciens puissent être contestés sans limite dans le temps quant à leur réalité ; il ajoute qu’en tout état de cause le requérant aurait eu peu de chances de succès s’il avait pu user de ce moyen de défense. Cela ne convainc pas la Cour. Elle perçoit certes, d’un point de vue général, la logique d’une limite temporelle de cette nature, dans la mesure où, plus des allégations portent sur des circonstances anciennes, plus il est difficile d’évaluer leur véracité. Cependant, lorsqu’il s’agit d’événements qui s’inscrivent dans l’Histoire ou relèvent de la science, il peut au contraire sembler qu’au fil du temps le débat se nourrit de nouvelles données susceptibles de permettre une meilleure compréhension de la réalité des choses. Il en va en tout cas clairement ainsi s’agissant des effets de l’accident de Tchernobyl sur l’environnement et la santé publique et de la manière dont les autorités en général et le SCPRI en particulier ont géré la crise ; le rapport d’expertise judiciaire susmentionné l’illustre fort bien (paragraphes 6, 11, et 16 ci-dessus). Il résulte en outre de ce document ainsi que des autres pièces produites par le requérant (le communiqué de presse du ministère de l’Agriculture du 6 mai 1986 et l’extrait du procès-verbal de l’intervention du ministre de l’Industrie au Sénat le 23 mai 1986 ; paragraphe 10 ci-dessus) qu’une tentative de preuve se concevait pour chacun des éléments retenus par la cour d’appel pour parvenir à la conclusion que les propos en cause étaient diffamatoires, qu’il s’agisse du nombre et de la teneur des communications du SCPRI et de son directeur avec la population et les autorités, de l’exactitude ou non des informations ainsi transmises, et, le cas échéant, de la conscience de ces derniers de diffuser des informations erronées.
25. Par ailleurs, parce qu’il repose exclusivement sur le constat discutable du défaut de modération des propos litigieux, le raisonnement suivi par la cour d’appel quant à l’absence de bonne foi du requérant ne convainc pas la Cour.
Il ressort en effet de la jurisprudence que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général – tel le requérant en l’espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant – notamment – au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, par exemple, l’arrêt Steel et Morris précité, § 90), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos.
Selon la Cour, en l’espèce, les propos en cause, certes sarcastiques, restent dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles. Elle n’y voit pas de termes manifestement outrageants : si M. Pellerin est qualifié de « sinistre personnage », il y a lieu de rapprocher ce qualificatif de sa signification réelle et du fait que le requérant ne le lui imputait pas tellement en tant qu’individu mais aussi et surtout en tant que représentant d’un service qui avait été au premier plan de l’information du public sur les effets en France du sinistre que fut l’accident de Tchernobyl. S’agissant de la référence au « complexe d’Astérix » l’on peut n’y voir – tout comme dans l’utilisation de l’image d’un nuage radioactif « bloqué » aux frontières françaises – qu’une caricature de la situation telle que le requérant l’a perçue, évoquant une attitude particulièrement confiante des autorités, au détriment d’ailleurs du bon sens géographique (même si les effets réels, en France, de la catastrophe de Tchernobyl demeurent à ce jour largement incertains). Quant aux termes « n’arrêtait pas de nous raconter que (…) », plutôt que l’imputation de la réitération d’un mensonge délibéré, l’on peut n’y voir qu’une référence aux nombreuses interventions du directeur du SCPRI dans les médias, dont le requérant, journaliste à la télévision au moment de la catastrophe, avait été un témoin privilégié. Il faut en outre replacer ces déclarations dans leur contexte : le requérant enchaînait spontanément sur l’évocation par une autre des personnalités invitées d’un ouvrage consacré aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl et de l’émotion qu’elle avait ressentie à sa lecture, dans le cadre d’une émission qui tient moins de l’information que du spectacle et qui a construit sa notoriété sur l’exagération et la provocation.
26. Selon la Cour, les motifs retenus par le juge interne pour conclure à l’absence de bonne foi mettent en exergue une particulière raideur dans la lecture des propos du requérant, qui se concilie mal avec le droit au respect de la liberté d’expression.
27. La Cour doit certes aussi prendre en compte le fait que les propos litigieux mettaient en cause M. Pellerin à raison des fonctions qu’il avait exercées à la tête du SCPRI, d’autant plus que le requérant a été condamné pour complicité de diffamation d’un « fonctionnaire public » sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour a en effet souligné dans son arrêt Janowski c. Pologne ([GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I) que les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu’il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service ; cela vaut aussi s’agissant de l’imputation diffamatoire de faits se rattachant à l’accomplissement de leurs missions (voir notamment l’arrêt Busuioc c. Moldavie (no 61513/00, § 64, 21 décembre 2004)).
Par ailleurs, la Cour admet que la valeur éminente de la liberté d’expression, surtout quand il s’agit d’un débat d’intérêt général, ne peut pas en toutes circonstances l’emporter sur la nécessité de protéger l’honneur et la réputation, qu’il s’agisse de simples citoyens ou de responsables publics. Elle a à plusieurs reprises admis que la nature et la gravité d’accusations portées contre des fonctionnaires ou anciens fonctionnaires peut la conduire à conclure que les mesures prises dans un tel contexte sont compatibles avec l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Radio France et autres c. France, no 53984/00, CEDH 2004-II, ou Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, CEDH 2004-XI).
Cela ne signifie cependant pas que la censure de toute critique dirigée contre un agent public et se rapportant à l’exercice de ses fonctions est, de ce seul fait, compatible avec l’article 10 de la Convention. Comme la Cour l’a aussi indiqué dans l’affaire Janowski, si l’on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits à l’instar des hommes politiques, les limites de la critique admissible à leur égard dans l’exercice de leurs fonctions officielles peuvent dans certains cas être plus larges que pour un simple particulier. Ce serait en outre aller trop loin que d’étendre sans réserve le principe dégagé par cet arrêt à tout employé public, quelles que soient les fonctions qu’il exerce (voir l’arrêt Busuioc précité, même référence). En outre, les impératifs de la protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général (arrêts Janowski et Busuioc précités).
28. En l’espèce, la Cour relève que le SCPRI, dont M. Pellerin était le directeur, avait notamment pour fonction de surveiller le niveau de contamination du territoire et d’alerter ses ministères de tutelle en cas de problème. Elle conçoit que la confiance du public a une importance particulière pour le bon accomplissement d’une mission de cette nature. Encore faut-il cependant que les responsables chargés de cette mission contribuent eux-mêmes à justifier cette confiance en faisant preuve, par exemple, de prudence dans l’expression de leur évaluation des dangers et risques tels que ceux pouvant résulter d’une catastrophe comme celle de Tchernobyl. La Cour ne voit en outre pas en quoi un tel enjeu pouvait perdurer à l’époque où le requérant a tenu les propos jugés diffamatoires : le SCPRI n’existait plus et, âgé de soixante-seize ans, le fonctionnaire concerné n’était plus en activité. Par ailleurs, la question de la responsabilité tant personnelle qu’« institutionnelle » de M. Pellerin s’inscrit entièrement dans le débat d’intérêt général en cause, dès lors qu’en sa qualité de directeur du SCPRI il avait accès aux mesures effectuées et était intervenu à plusieurs reprises dans les médias pour informer le public du degré de contamination, ou plutôt, pourrait-on dire, d’absence de contamination, du territoire français.
29. La Cour en déduit que le fait que les propos litigieux mettaient en cause M. Pellerin en sa qualité d’ancien directeur du SCPRI ne pouvait légitimement justifier une sévérité particulière dans le jugement de la cause du requérant.
30. Eu égard à ce qui précède, et tout particulièrement à l’extrême importance du débat d’intérêt général dans lequel les propos litigieux s’inscrivaient, la condamnation du requérant pour diffamation ne saurait passer pour proportionnée, et donc pour « nécessaire » « dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
32. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 novembre 2006, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
András Baka – Président
Stanley Naismith – Greffier adjoint