AFFAIRE HATTON ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 36022/97)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2003
En l’affaire Hatton et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM.L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
G. Ress,
G. Bonello,
MmeE. Palm,
MM.I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
MmeV. Strážnická,
MM.V. Butkevych,
B. Zupančič,
MmesN. Vajić,
S. Botoucharova,
MM.A. Kovler,
V. Zagrebelsky,
MmeE. Steiner,
M.S. Pavlovschi,
SirBrian Kerr, juge ad hoc,
et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 novembre 2002 et 21 mai 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36022/97) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont huit ressortissants de cet Etat, Mme Ruth Hatton, M. Peter Thake, M. John Hartley, Mme Philippa Edmunds, M. John Cavalla, M. Jeffray Thomas, M. Richard Bird et M. Tony Anderson (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 6 mai 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Les requérants sont tous membres de l’Association de lutte contre le bruit des avions à Heathrow (Heathrow Association for the Control of Aircraft Noise – « HACAN », devenue depuis lors HACAN-ClearSkies), laquelle fait partie du comité consultatif de l’aéroport de Heathrow.
2. Les requérants étaient représentés par Me R. Buxton, avocat au barreau de Cambridge. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. H. Llewellyn, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3. Les requérants affirmaient que la politique du gouvernement en matière de vols de nuit à l’aéroport de Heathrow emportait violation de leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention. Ils se plaignaient en outre de ce que, contrairement aux exigences de l’article 13 de la Convention, ils n’avaient pas disposé d’un recours interne effectif pour faire valoir ce grief.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 16 mai 2000, après une audience consacrée à la recevabilité et au fond de l’affaire (article 54 § 4 du règlement, ancienne version), la requête a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : M. J.-P. Costa, président, M. L.Loucaides, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Mme H.S. Greve, et Sir Brian Kerr, juge ad hoc, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section.
6. Le 2 octobre 2001, la chambre a rendu son arrêt. Elle y concluait, par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 8 de la Convention et, par six voix contre une, à la violation de l’article 13, et décidait, par six voix contre une, d’allouer la somme de 4 000 livres sterling (GBP) à chacun des requérants pour préjudice moral, ainsi qu’une somme globale de 70 000 GBP pour frais et dépens. A l’arrêt se trouvait joint l’exposé des opinions séparées de M. Costa, de Mme Greve et de Sir Brian Kerr.
7. Le 19 décembre 2001, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 27 mars 2002, uncollège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Lors de la délibération finale, Mme E. Steiner et M. I. Cabral Barreto, suppléants, ont remplacé M. C.L. Rozakis et M. P. Lorenzen, empêchés (article 24 § 3 du règlement).
9. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. D’autres observations ont été reçues de deux parties intervenantes (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement) : Friends of the Earth (les Amis de la terre) et British Airways.
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 13 novembre 2002 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M.H. Llewellyn, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,agent,
LordGoldsmith QC, Attorney General,
MM.P. Havers QC,
J. Eadie, conseils,
G. Galliford,
P. Reardon,
G. Pendlebury,
MmeM. Croker,conseillers ;
– pour les requérants
M.D. Anderson QC,
MmeH. Mountfield,conseils,
M.R. Buxton,
MmeS. Ring,solicitors,
MM.C. Stanbury,
M. Shenfield,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Anderson et Lord Goldsmith.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le degré de nuisance subi par chacun des requérants du fait des vols de nuit
11. Mme Ruth Hatton est née en 1963. Elle vécut à East Sheen avec son époux et ses deux enfants de 1991 à 1997. D’après les informations fournies par le Gouvernement, sa maison était sise à 11,7 km de l’extrémité de la piste la plus proche de Heathrow, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne dans laquelle les nuisances sonores générées par les aéronefs se situaient entre 57 et 60 dBA Leq. Le Gouvernement explique que l’indice dBA Leq mesure le niveau moyen de gêne résultant pour la collectivité du bruit des avions sur une période diurne de seize heures et que les études montrent que dans les zones où l’exposition au bruit pendant la journée est inférieure à 57 dBA Leq, la collectivité ne subit aucune gêne notable. Une courbe de niveau de bruit diurne de 57 dBA Leq est censée représenter un faible niveau de gêne, 63 dBA Leq un niveau de gêne modéré, 69 dBA Leq un niveau de gêne élevé, et 72 dBA Leq un niveau de gêne très élevé.
12. D’après Mme Hatton, en 1993, le niveau de bruit nocturne augmenta au point qu’elle commença à le juger « insupportable ». A son sens, c’était quand les avions atterrissaient à Heathrow par l’est que les niveaux de bruit étaient plus élevés. L’intéressée ne pouvait alors pas dormir sans protections auditives et ses enfants étaient souvent réveillés avant 6 heures, voire 5 heures du matin. Lorsque Mme Hatton ne portait pas de protections auditives, le trafic aérien la réveillait vers 4 heures. Elle réussissait parfois à se rendormir, mais cela lui était impossible lorsque le « bombardement du petit matin » commençait – entre 5 heures et 5 h 30 durant l’hiver 1996-1997. Lorsqu’elle était ainsi réveillée, Mme Hatton souffrait généralement de maux de tête jusqu’au soir. Quand les avions atterrissaient par l’ouest, le niveau de bruit était plus faible, et les enfants de l’intéressée dormaient beaucoup mieux, ne se réveillant en général pas avant 6 h 30. Au cours de l’hiver 1993-1994, Mme Hatton fut si éreintée et déprimée en raison des perturbations de son sommeil qu’un médecin lui prescrivit des antidépresseurs. En octobre 1997, la famille déménagea à Kingston-upon-Thames pour échapper au bruit nocturne des avions.
13. M. Peter Thake est né en 1965. De 1990 à 1998, il vécut avec sa compagne à Hounslow, dans une maison sise à 4,4 km de l’aéroport de Heathrow, légèrement au nord de la trajectoire de vol sud et, d’après le Gouvernement, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne correspondant à des nuisances sonores de 63 à 66 dBA Leq.
14. M. Thake affirme que vers 1993 les nuisances sonores nocturnes provoquées par les aéronefs augmentèrent sensiblement, le réveillant ou l’empêchant de dormir. L’intéressé éprouvait surtout des difficultés à trouver le sommeil par temps chaud : s’il ouvrait les fenêtres, il s’exposait davantage au bruit des avions, et s’il les tenait fermées, la chaleur était trop forte pour qu’il pût s’endormir. M. Thake avait par ailleurs du mal à se rendormir après avoir été réveillé par le bruit des avions au petit matin. Les vols d’avions l’empêchaient parfois de dormir jusqu’à minuit ou 1 heure, puis le réveillaient entre 4 et 5 heures. Il lui arrivait quelquefois d’être réveillé par des vols à des heures anormales en pleine nuit, par exemple lorsque des avions étaient déroutés d’un autre aéroport. En 1997, M. Thake apprit que l’aéroport de Heathrow avait ouvert une ligne téléphonique (Heathrow Noise Line) où il pouvait se plaindre du bruit généré par un vol s’il notait l’heure de celui-ci. Au 30 avril 1997, il avait été suffisamment dérangé pour relever l’heure d’un vol, et il se plaignit au service téléphonique en question à dix-neuf reprises. Il resta à Hounslow jusqu’en février 1998 car sa famille, ses amis et son lieu de travail se trouvaient dans les environs de Heathrow. Toutefois, lorsqu’une offre d’emploi satisfaisante se présenta, M. Thake déménagea à Winchester, dans le Hampshire, pour échapper au bruit des avions, qui le « rendait dingue », bien que cela impliquât de quitter sa famille et ses amis.
15. M. John Hartley est né en 1948. Il vit avec son épouse à son adresse actuelle à Richmond depuis 1989. Selon les informations fournies par le Gouvernement, sa maison est sise à 9,4 km de l’extrémité de la piste la plus proche de Heathrow, presque directement dans l’axe d’approche sud, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne correspondant à des nuisances sonores de 60 à 63 dBA Leq. Les fenêtres de sa maison sont équipées d’un double vitrage.
16. M. Hartley affirme avoir constaté à partir de 1993 une « très forte » augmentation de la gêne provoquée par les vols entre 6 heures et 6 h 30 du matin (et 8 heures le dimanche). Il déclare que la British Airports Authority ne pratiquait pas durant cette période l’alternance des pistes (utilisation d’une seule piste pour les atterrissages pendant une moitié de la journée, puis utilisation de l’autre piste) comme elle le faisait de jour, et des avions atterrissaient régulièrement par l’est sur les deux pistes. Lorsque les appareils atterrissaient par l’est par vent d’ouest – environ 70 % des cas –, le bruit qu’ils généraient ne cessait pas avant minuit environ, si bien que M. Hartley ne pouvait s’endormir avant cette heure. Il lui était impossible, quel que fût le jour de la semaine, de dormir au-delà de 6 heures du matin, et il était généralement gêné par le bruit des avions vers 5 heures du matin, après quoi il ne parvenait pas à se rendormir. Quand les avions atterrissaient par l’ouest, M. Hartley arrivait à dormir.
17. Mme Philippa Edmunds est née en 1954. Elle vit avec son époux et ses deux enfants à East Twickenham depuis 1992. D’après les informations fournies par le Gouvernement, sa maison est sise à 8,5 km de l’extrémité de la piste la plus proche de Heathrow et à environ un kilomètre de la trajectoire de vol, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit correspondant à des nuisances sonores inférieures à 57 dBA Leq.
18. Mme Edmunds affirme qu’avant 1993 elle était souvent réveillée par le bruit des avions vers 6 heures du matin. A partir de 1993, elle fut généralement réveillée vers 4 heures. En 1996, Mme Edmunds et son mari équipèrent les fenêtres de leur chambre à coucher d’un double vitrage pour tenter d’atténuer le bruit. L’amélioration ne fut toutefois pas suffisante, et l’intéressée continua à être réveillée par les aéronefs. En 1996 et 1997, elle eut des infections aux oreilles dues au port de protections auditives pendant la nuit mais, contrairement aux recommandations de son médecin, elle continua à en porter pour pouvoir dormir. Mme Edmunds s’inquiéta également des effets à long terme éventuels du port de protections auditives, notamment d’un accroissement du risque d’acouphènes. Ses deux enfants souffraient de la gêne causée par le bruit des avions.
19. M. John Cavalla est né en 1925. De 1970 à 1996, il vécut avec son épouse à Isleworth, dans une maison sise directement dans l’axe de la trajectoire de vol de la piste nord de l’aéroport de Heathrow. Selon les informations fournies par le Gouvernement, la maison du requérant se trouvait à 6,3 km de l’extrémité de la piste la plus proche de Heathrow, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne correspondant à des nuisances sonores de 63 à 66 dBA Leq.
20. M. Cavalla affirme qu’au début des années 90 le niveau général de bruit empira considérablement, en partie à cause d’une augmentation notable du trafic, mais surtout en raison du bruit généré par les avions tôt le matin. Il estime que le trafic aérien augmenta très fortement entre 6 et 7 heures à la suite du raccourcissement de la période soumise aux quotas nocturnes. Lorsqu’il était réveillé par un avion arrivant à Heathrow à une heure matinale, il lui était impossible de se rendormir.
21. En 1996, l’intéressé et son épouse déménagèrent à Sunbury pour échapper au bruit des aéronefs. D’après le Gouvernement, leur nouvelle maison se trouve à 9,5 km de Heathrow, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit correspondant à des nuisances sonores inférieures à 57 dBA Leq. Depuis son déménagement, M. Cavalla ne vit plus sous les trajectoires d’atterrissage des avions et la trajectoire d’envol au-dessus de son nouveau domicile n’est utilisée que très rarement durant la nuit. L’intéressé n’est donc plus que très exceptionnellement exposé au bruit des avions pendant la nuit.
22. M. Jeffray Thomas est né en 1928. Il vit à Kew avec son épouse, ses deux fils, une belle-fille et un petit-fils. La famille réside à son adresse actuelle depuis 1975, dans une maison sise entre les trajectoires de vol nord et sud de Heathrow. D’après le Gouvernement, la maison se trouve à 10,7 km de Heathrow, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit correspondant à des nuisances sonores de 57 à 60 dBA Leq. Les avions survolent la maison sept ou huit jours sur dix, en cas de vent d’ouest dominant.
23. M. Thomas affirme avoir relevé une augmentation soudaine des nuisances nocturnes en 1993. Il se plaint d’être réveillé à 4 h 30 du matin, lorsque trois ou quatre gros aéronefs se succèdent à l’atterrissage, en général à quelques minutes d’intervalle. Après cela, il suffit qu’un gros-porteur arrive toutes les demi-heures pour le maintenir réveillé jusqu’à 6 heures ou 6 h 30, puis d’autres avions commencent à arriver au rythme d’un toutes les minutes jusqu’à 23 heures.
24. M. Richard Bird est né en 1933. Il vécut à Windsor pendant trente ans, jusqu’à sa retraite, en décembre 1998. Sa maison était sise directement sous la trajectoire de vol ouest de l’aéroport de Heathrow. D’après le Gouvernement, la maison de l’intéressé se trouvait à 11,5 km de Heathrow, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne correspondant à des nuisances sonores de 57 à 60 dBA Leq.
25. Le requérant affirme que ces dernières années, et en particulier à partir de 1993, lui-même et son épouse souffrirent des nuisances sonores occasionnées par les avions durant la nuit. M. Bird constatait que des aéronefs décollaient et atterrissaient de plus en plus tard le soir, mais le principal problème pour lui résultait du bruit causé par les atterrissages au petit matin. Il affirme qu’à de très nombreuses reprises il fut réveillé à 4 h 30 ou 5 heures du matin par des avions arrivant à Heathrow ; lorsque cela se produisait, il ne parvenait pas à se rendormir et se sentait extrêmement fatigué pendant la journée. M. Bird prit sa retraite en décembre 1998 et déménagea avec son épouse à Wokingham, dans le Surrey, en particulier pour échapper au bruit des avions, qui « lui tapait réellement sur les nerfs ».
26. M. Tony Anderson est né en 1932. Il réside depuis 1963 à Touchen End, dans une maison sise sous la trajectoire d’approche de la piste 09L de l’aéroport de Heathrow et, selon le Gouvernement, à 17,3 km de l’extrémité de la piste la plus proche, à l’intérieur d’une courbe de niveau de bruit diurne correspondant à des nuisances sonores inférieures à 57 dBA Leq.
Le requérant affirme qu’en 1994 il commença à constater que son sommeil était perturbé par le bruit des avions et qu’il était réveillé à 4 h 15 du matin, voire plus tôt, par des avions qui atterrissaient par l’ouest à Heathrow.
27. Les valeurs en dBA Leq relatives aux courbes de niveau de bruit fournies par le Gouvernement et indiquées ci-dessus traduisent les niveaux de gêne causés par le bruit au cours d’une journée estivale moyenne. Le Gouvernement affirme qu’il est impossible de tracer de la même façon des courbes de niveau de bruit reflétant la gêne nocturne, puisqu’il n’existe pas d’échelle ou de norme généralement acceptée permettant de mesurer la gêne provoquée par le bruit des aéronefs pendant la nuit. Il précise toutefois que les niveaux maximums « d’exposition moyenne au bruit », exprimés en décibels (« dBA »), subis par chacun des requérants du fait des émissions sonores produites par les sept types d’aéronefs différents qui arrivent à Heathrow avant 6 heures tous les matins sont les suivants : 88 dBA pour Mme Hatton ; 88,8 dBA pour M. Thake ; 89,9 dBA pour M. Hartley ; 83,4 dBA pour Mme Edmunds ; 94,4 dBA pour M. Cavalla (à son ancienne adresse) ; 88,7 dBA pour M. Thomas ; 87,8 dBA pour M. Bird ; et 84,1 dBA pour M. Anderson.
Le Gouvernement soutient en outre que les niveaux sonores moyens du « bruit de crête », c’est-à-dire le bruit maximum causé par un mouvement unique d’aéronef, auxquels les différents requérants sont exposés pendant la nuit sont les suivants : 76,3 dBA pour Mme Hatton ; 77,1 dBA pour M. Thake ; 78,9 dBA pour M. Hartley ; 70 dBA pour Mme Edmunds ; 85 dBA pour M. Cavalla (à son ancienne adresse) ; 77,2 dBA pour M. Thomas ; 76 dBA pour M. Bird ; et 71,1 dBA pour M. Anderson.
Le Gouvernement fait valoir que les travaux de recherche ordonnés avant le réexamen des restrictions nocturnes effectué en 1993 indiquaient que des niveaux moyens d’exposition au bruit extérieur inférieurs à 90 dBA, équivalant à des bruits de crête d’environ 80 dBA, n’étaient pas susceptibles d’entraîner une augmentation mesurable de la quantité globale des perturbations subies durant un sommeil normal. Les requérants renvoient toutefois aux « Directives relatives au bruit dans l’environnement », émises par l’Organisation mondiale de la santé, qui prévoient une valeur guide en vertu de laquelle pour jouir d’un sommeil de qualité, il ne faut être exposé, pendant la nuit, à aucun événement sonore atteignant 60 dBA[1].
B. Le régime réglementaire applicable en période nocturne à l’aéroport de Heathrow
28. L’aéroport international de Heathrow est le plus fréquenté d’Europe et du monde. Il accueille plus de 90 compagnies aériennes, qui desservent plus de 180 destinations dans le monde entier. Il arrive en tête au Royaume-Uni pour les échanges visibles.
29. Introduites en 1962, les restrictions applicables aux vols de nuit à Heathrow font l’objet de réexamens périodiques, les derniers ayant été effectués en 1988, 1993 et 1998.
30. Entre 1978 et 1987, un certain nombre de rapports sur le bruit occasionné par les aéronefs et les troubles du sommeil furent publiés par la direction de l’aviation civile (Civil Aviation Authority) ou en son nom.
31. En novembre 1987, le Gouvernement publia un document de consultation dans le cadre d’un réexamen de la politique de limitation des vols de nuit à Heathrow. D’après ce document, les recherches relatives aux effets du bruit des avions sur le sommeil indiquaient que les mouvements nocturnes pouvaient être accrus de peut-être 25 % sans aggraver la gêne, à condition de ne pas augmenter les niveaux dBA Leq.
32. Selon le document de consultation, deux raisons justifiaient de ne pas envisager une interdiction des vols de nuit : d’une part, une telle mesure empêcherait les compagnies aériennes de prévoir des vols réguliers de nuit et de gérer les perturbations du trafic et les retards, et, d’autre part, une interdiction compromettrait la position de Heathrow en tant qu’aéroport international en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre (avec des incidences sur la sécurité et la maintenance, ainsi que sur les besoins des passagers) et sa compétitivité par rapport à d’autres aéroports européens.
33. Entre 1988 et 1993, le trafic aérien nocturne était régulé uniquement au travers d’une limitation du nombre de décollages et d’atterrissages autorisés la nuit. Cette limitation s’appliquait pendant les plages horaires suivantes :
Eté23 h 30 à 6 heures en semaine
23 h 30 à 6 heures le dimanche – atterrissages
23 h 30 à 8 heures le dimanche – décollages
Hiver23 h 30 à 6 h 30 en semaine
23 h 30 à 8 heures le dimanche – décollages et atterrissages
34. En juillet 1990, le ministère des Transports entreprit un examen interne des restrictions aux vols de nuit, aux fins principalement d’élaborer une nouvelle classification des aéronefs et un système de chiffres de quota. Dans ce cadre, le ministère des Transports chargea la direction de l’aviation civile de mener une autre étude objective sur le bruit généré par les avions et les troubles du sommeil. L’examen avait notamment pour but de « continuer à protéger les communautés locales contre les nuisances sonores excessives pouvant résulter des vols de nuit » et de « veiller à ce que fussent prises en compte les conséquences en matière de concurrence pour les aéroports et les compagnies aériennes britanniques ainsi que les incidences plus larges sur l’emploi et l’économie ».
35. Les enquêtes sur le terrain furent conduites au cours de l’été 1991. Des données relatives à la gêne subie furent recueillies auprès de 400 riverains des aéroports de Heathrow, Gatwick, Stansted et Manchester. Les résultats furent publiés en décembre 1992 dans un document intitulé « Rapport d’une étude de terrain relative au bruit occasionné par les aéronefs et les troubles du sommeil » (ci-après : « l’étude de 1992 sur le sommeil »). Il s’en dégageait que très peu de personnes vivant dans le voisinage d’un aéroport risquaient, une fois endormies, de voir leur sommeil gravement perturbé par le bruit des avions, et que, par comparaison avec la moyenne globale d’environ dix-huit réveils nocturnes non causés par le bruit d’aéronefs, même un grand nombre de mouvements nocturnes bruyants n’entraînerait qu’une augmentation très minime des réveils nocturnes chez un individu moyen. Le rapport concluait que les résultats de l’étude sur le terrain ne mettaient en évidence aucun élément indiquant que le bruit généré par les aéronefs fût susceptible de laisser des séquelles. En revanche, il soulignait que ses conclusions se fondaient sur des effets moyens, et que certains sujets de l’étude (2 à 3 %) étaient plus de 60 % plus sensibles que la moyenne à cette nuisance.
36. En janvier 1993, le Gouvernement publia un document de consultation concernant le nouveau plan de réglementation des vols de nuit envisagé pour les trois principaux aéroports desservant Londres : Heathrow, Gatwick et Stansted. Le document fixait quatre objectifs (concernant Heathrow) pour l’examen qui avait été entrepris : revoir et adapter les mesures en vigueur, introduire pour les trois aéroports un régime commun de restrictions aux vols de nuit, continuer à protéger la population locale contre les nuisances sonores excessives pouvant résulter des vols de nuit, et veiller à ce que fussent prises en compte les exigences en matière de concurrence ainsi que les incidences plus larges sur l’emploi et l’économie. Dans une partie intitulée « Préoccupations de la population locale », le document de consultation examinait les arguments selon lesquels les vols de nuit devaient faire l’objet de restrictions additionnelles ou être totalement interdits. De l’avis des auteurs, les propositions ménageaient un juste équilibre entre les divers intérêts et « protégeaient la population locale contre les nuisances sonores excessives pouvant résulter des vols de nuit ». Quant à la demande de vols de nuit, le document indiquait que la limitation de ces vols au Royaume-Uni aurait pour conséquence que certains seraient moins commodes ou plus coûteux que ceux des concurrents des autres pays, et que les passagers choisiraient d’autres solutions répondant mieux à leurs besoins.
37. En outre, selon le document, diverses compagnies aériennes étrangères opéraient à partir d’aéroports n’imposant aucune restriction nocturne, ce qui signifiait qu’elles pouvaient maintenir des prix bas par une exploitation intensive des aéronefs, facteur crucial pour attirer les clients sur un marché hautement concurrentiel et à forte élasticité-prix.
38. Le document de consultation précisait également que les compagnies de transport aérien régulier comme les compagnies charter estimaient qu’elles pourraient notablement développer leurs activités si elles étaient autorisées à effectuer davantage de mouvements la nuit, en particulier des atterrissages.
Il ajoutait que les compagnies charter avaient besoin de pouvoir fonctionner pendant la nuit car elles se situaient sur un marché hautement concurrentiel et à forte élasticité-prix où la maîtrise des coûts était primordiale. La viabilité commerciale de ces compagnies reposait sur une exploitation intensive des aéronefs, ce qui exigeait normalement trois rotations par jour vers les destinations proches, possibles uniquement si les avions pouvaient aussi voler la nuit.
39. Enfin, s’agissant des vols de nuit, le document de consultation mentionnait la demande permanente de vols tout-cargo de nuit transportant du courrier ou d’autres marchandises pour lesquels le facteur temps est déterminant (journaux et denrées périssables par exemple), et soulignait le fait que les mouvements d’appareils tout-cargo étaient interdits, tant à l’arrivée qu’au départ, pendant la majeure partie de la journée à l’aéroport de Heathrow.
40. Le document de consultation évoquait l’étude de 1992 sur le sommeil, précisant qu’il y était constaté que le nombre des perturbations causées par le bruit des avions était si minime qu’il avait une incidence
négligeable sur la quantité normale globale des perturbations, et que la quantité des perturbations résultant de l’ensemble des causes n’atteignait pas un niveau susceptible de nuire à la santé ou au bien-être des personnes.
41. Le document indiquait en outre que, conformément à l’engagement pris en 1988 de ne pas permettre une hausse des niveaux de bruit pendant la nuit et, dans l’idéal, de les réduire, il était proposé, pour les cinq années à venir, de fixer le quota basé sur le nouveau système de manière à maintenir les niveaux globaux de bruit en deçà de ceux de 1988.
42. De nombreuses organisations du commerce et de l’industrie ayant un intérêt dans le transport aérien (notamment l’Association internationale du transport aérien (« l’AITA »), la Confédération de l’industrie britannique (Confederation of British Industry) et les chambres de commerce de Londres et de la vallée de la Tamise (London and Thames Valley Chambers of Commerce)) ainsi que des compagnies aériennes répondirent au document de consultation, toutes soulignant l’importance économique des vols de nuit. Les organisations et les compagnies aériennes soumirent des informations et des chiffres détaillés à l’appui de leurs observations.
43. Le 6 juillet 1993, le ministre des Transports annonça son intention d’organiser, à compter d’octobre 1993, les restrictions aux vols de nuit autour d’un système de quotas, dans le but déclaré de réduire les émissions sonores dans les trois principaux aéroports londoniens, au nombre desquels figurait Heathrow (« le plan de 1993 »).
44. Le plan de 1993 instituait un système de quotas de bruit (Noise quota scheme) pour la période soumise aux quotas nocturnes. En vertu de ce système, chaque type d’aéronef se voyait attribuer un « chiffre de quota » (« quota count » – « QC ») se situant entre 0,5 (pour les plus silencieux) et 16 (pour les plus bruyants). Un certain nombre de points de quota étaient alors alloués à chaque aéroport, qui devait gérer les mouvements d’aéronefs de manière à rester dans les limites de ce quota. Plutôt que de fixer un nombre maximum de mouvements par appareil, le plan permettait ainsi aux compagnies aériennes de choisir quels avions – silencieux ou bruyants – faire voler, dans les limites du quota de bruit. D’après le document de consultation de 1993, le système visait à encourager l’utilisation d’aéronefs plus silencieux en prévoyant que plus un type d’appareil était bruyant et plus importante était la part du quota qu’il absorbait à chaque mouvement.
45. Le plan de 1993 précisait qu’il fallait entendre par « nuit » la période allant de 23 heures à 7 heures, et par « période soumise aux quotas nocturnes » la période – au cours de laquelle les contrôles étaient stricts – comprise entre 23 h 30 et 6 heures tous les jours de la semaine et tout au long de l’année. Durant la nuit, les compagnies n’étaient autorisées à prévoir ni le décollage ni l’atterrissage des aéronefs les plus bruyants (avions classés 8 QC ou 16 QC pour le décollage et avions classés 16 QC pour l’atterrissage). Pendant la période soumise aux quotas nocturnes s’appliquaient un nombre maximum de mouvements d’appareils et un quota de bruit, l’un et l’autre fixés pour chaque saison (été et hiver).
46. Le document de consultation de 1993 proposait d’attribuer un QC de zéro aux avions les plus silencieux. Comme cela aurait permis un nombre illimité de vols de ces avions durant la nuit, le gouvernement tint compte des objections formulées à l’encontre de la proposition et décida d’imputer un QC de 0,5 aux appareils en question. Pour le reste, le plan de 1993 était dans ses grandes lignes conforme aux propositions contenues dans le document de consultation de 1993.
47. Les collectivités locales situées autour des trois principaux aéroports londoniens sollicitèrent un contrôle juridictionnel de la décision du ministre de faire appliquer le plan de 1993 ; elles introduisirent quatre demandes consécutives et saisirent par deux fois la Cour d’appel (Court of Appeal) (paragraphes 80-83 ci-dessous). A la suite des arrêts rendus par la High Court et la Cour d’appel, le gouvernement procéda en octobre et novembre 1993 à des consultations sur des propositions modifiées, chargea en mai 1994 l’ANMAC (Aircraft Noise Monitoring Advisory Committee – le comité consultatif de surveillance du bruit généré par les aéronefs, organe relevant du ministère de l’Environnement, des Transports et des Régions (anciennement le ministère des Transports – ci-après « le DETR »)) d’une étude sur le bruit au sol pendant la nuit au voisinage des aéroports de Heathrow, Gatwick et Stansted, assortit le système des chiffres de quota d’un nombre total maximum de mouvements, et publia un autre document de consultation en mars 1995 ainsi qu’un additif à ce document en juin 1995.
48. Le document additif de juin 1995 précisait que, contrairement à la politique du gouvernement, telle qu’énoncée dans le document de consultation de 1993, les orientations du ministre et les propositions qui en découlaient rendaient possible l’émission de plus de bruit que les mouvements d’aéronefs n’en avaient réellement causé durant l’été 1988. Dans le cadre de l’examen du plan de 1993 effectué en 1995, le gouvernement étudia les rapports de la direction de l’aviation civile sur le bruit des aéronefs et les troubles du sommeil, y compris l’étude de 1992 sur le sommeil. Le DETR élabora une série de documents sur les statistiques relatives aux arrivées et aux départs de nuit à Heathrow, Gatwick et Stansted, les horaires et les couvre-feux pour les mouvements nocturnes, la capacité des pistes entre 6 heures et 7 heures du matin, les arrivées de nuit dénombrées à Heathrow pendant une période d’observation de quatre semaines en 1994 et les départs de nuit constatés à Heathrow pendant une période d’observation de quatre semaines en 1994. Le DETR tint également compte d’un document établi par Heathrow Airport Limited sur les conséquences d’une interdiction des vols entre minuit et 5 h 30.
49. Le 16 août 1995, le ministre des Transports annonça que les quotas de bruit et l’ensemble des autres aspects du régime des restrictions nocturnes demeureraient inchangés. En juillet 1996, la Cour d’appel confirma la légalité du plan de 1993, tel qu’il avait été modifié (paragraphes 82-83 ci-dessous).
50. Les recours formés devant les juridictions internes amenèrent les autorités à modifier le plan de 1993 et à y limiter le nombre de mouvements d’avions à Heathrow : 2 550 mouvements au maximum par saison d’hiver de 1994-1995 à 1997-1998 et 3 250 mouvements au maximum par saison d’été de 1995 à 1998 (les saisons étant réputées changer lors du passage de l’heure de Greenwich (GMT) à l’heure d’été britannique (BST)). Les quotas de bruit pour Heathrow jusqu’à l’été 1998 furent fixés à 5 000 par saison d’hiver et à 7 000 par saison d’été. Les restrictions ne s’appliquaient pas aux vols effectués en cas d’urgence. Le nombre des mouvements autorisés durant la période soumise aux quotas nocturnes (c’est-à-dire de 23 h 30 à 6 heures) demeura à peu près le même qu’entre 1988 et 1993. En même temps, dans le cadre du plan de 1993, le nombre de mouvements autorisés pendant la nuit (c’est-à-dire de 23 heures à 7 heures) augmenta en raison du raccourcissement de la période soumise aux quotas nocturnes.
51. En septembre 1995 furent testées à l’aéroport de Heathrow des procédures modifiées pour les atterrissages au petit matin (entre 4 et 6 heures). Le but de ces essais, qui furent conduits par National Air Traffic Services Limited pour le compte du DETR, était de permettre d’atténuer le bruit dans certaines parties du centre de Londres tôt le matin. Un rapport intermédiaire, intitulé « Evaluation des essais de procédures modifiées d’approche au petit matin à Heathrow », fut publié en novembre 1998.
52. En décembre 1997, une étude commandée par le DETR et menée par le laboratoire national de physique (National Physical Laboratory) déboucha sur le rapport « Carte du bruit nocturne : étude de faisabilité » qui fut publié le même mois. Ce rapport examinait de près les causes et les conséquences du bruit nocturne et mettait en évidence des domaines où des recherches supplémentaires pouvaient être utiles. Il concluait que celles effectuées n’avaient pas permis de recueillir des éléments suffisants pour produire une « carte scientifiquement solide indiquant les niveaux de gêne nocturne ».
53. En 1998, le gouvernement mena une consultation en deux phases sur les restrictions nocturnes à Heathrow, Gatwick et Stansted. En février 1998 fut publié un document de consultation préliminaire sur cette question. Il précisait que la plupart des mouvements nocturnes répondaient principalement à d’autres besoins que les mouvements effectués de jour, et justifiait les vols de nuit pour des motifs qui étaient essentiellement les mêmes que ceux donnés dans le document de consultation de 1993.
54. En outre, ce document préliminaire indiquait que le transport aérien – domaine dans lequel évoluaient quelques-unes des sociétés britanniques les plus prospères – était l’un des secteurs de l’économie mondiale où la croissance était la plus forte. Le transport aérien facilitait la croissance économique, le commerce mondial, le tourisme et les investissements internationaux, et il revêtait une importance particulière pour le Royaume-Uni en raison de son économie ouverte et de sa situation géographique. Enfin, selon le document, l’autorisation des vols de nuit dans les principaux aéroports britanniques, bien que soumise à des restrictions, avait contribué à ce succès.
55. Pour l’hiver 1998-1999, le gouvernement fixa les mêmes nombres maximums de mouvements et quotas de bruit que pour l’hiver précédent, afin de disposer de suffisamment de temps pour la consultation.
56. L’Association britannique du transport aérien (British Air Transport Association – « la BATA ») commanda à Coopers & Lybrand un rapport sur les coûts économiques du maintien des restrictions aux vols de nuit. Intitulé « Les coûts économiques des restrictions aux vols de nuit dans les aéroports londoniens », le rapport fut publié en juillet 1997. Il concluait que le coût économique du maintien pendant la période allant de 1997-1998 à 2002-2003 des restrictions alors en vigueur s’élevait à 850 millions de livres sterling (GBP). La BATA soumit le rapport au gouvernement dans le cadre de sa réponse au document de consultation préliminaire.
57. Le 10 septembre 1998, le gouvernement annonça que le nombre maximum de mouvements et les quotas de bruit pour l’été 1999 seraient les mêmes que pendant l’été 1998.
58. En novembre 1998, il publia la seconde partie du document de consultation sur les restrictions nocturnes à Heathrow, Gatwick et Stansted. Le document précisait que les gouvernements successifs avaient émis l’avis que la politique en matière d’émissions sonores nocturnes devait résolument s’inspirer des recherches sur le lien entre le bruit généré par les aéronefs et les troubles du sommeil et que, pour préserver l’équilibre entre les divers intérêts en jeu, toute décision devait s’appuyer sur ces recherches. Il indiquait que la notion de « troubles du sommeil » s’étendait à la fois aux perturbations du sommeil (interruptions, aussi courtes soient-elles, du sommeil) et aux insomnies (difficultés à s’endormir, puis réveil tôt le matin suivi de difficultés à se rendormir). Il était précisé que des recherches supplémentaires relatives aux effets sur le sommeil du bruit généré par les avions avaient été ordonnées ; elles devaient comporter un bilan des recherches déjà menées au Royaume-Uni et à l’étranger et s’attacher à définir une méthodologie et des techniques d’analyse pour déterminer la nécessité de procéder à une étude de grande envergure sur les insomnies ou la perte totale du sommeil.
59. Le document de consultation réitérait la conclusion de l’étude de 1992 sur le sommeil selon laquelle, pour les événements sonores se situant entre 90 et 100 dBA SEL (80-95 dBA Lmax), la probabilité qu’un individu moyen fût réveillé par un événement sonore généré par un aéronef était d’environ 1 sur 75. Il reconnaissait que cette proportion concernait les simples perturbations du sommeil et non les insomnies et que si l’on disposait de nombreux éléments de recherche sur les perturbations du sommeil, on connaissait moins bien les insomnies ou la perte totale de sommeil.
60. Selon le document de consultation, l’examen en cours avait pour but, s’agissant de Heathrow, de ménager un équilibre entre la nécessité de protéger les communautés locales contre des niveaux de bruit excessifs générés par les aéronefs pendant la nuit et la nécessité d’assurer les services aériens nocturnes dans l’intérêt de l’économie locale, régionale et nationale ; de veiller à ce que fussent prises en compte les exigences en matière de concurrence auxquelles devaient répondre les aéroports et compagnies aériennes britanniques ainsi que les incidences plus larges sur l’emploi et l’économie ; de prendre en considération les recherches relatives aux effets du bruit des aéronefs sur le sommeil et la santé ; d’encourager l’utilisation d’avions plus silencieux pendant la nuit ; de mettre en place à Heathrow, pour la période soumise aux quotas nocturnes (23 h 30 à 6 heures), des mesures permettant d’améliorer progressivement la situation concernant le niveau général de bruit autour de l’aéroport et d’adapter ces mesures selon les nécessités.
61. Le document de consultation notait que, depuis l’introduction du plan de 1993, le niveau général de bruit autour de Heathrow durant la période soumise aux quotas nocturnes avait décru si l’on rapportait le total des chiffres de quota des avions utilisés au quota de bruit, mais qu’il y avait probablement eu une détérioration de la situation si l’on considérait la période nocturne complète (entre 23 heures et 7 heures), compte tenu d’une augmentation du trafic entre 6 et 7 heures.
62. Le document faisait état d’une forte préférence des clients de la région Asie-Pacifique pour les vols long-courriers de nuit.
63. Il indiquait que le gouvernement n’avait pas tenté de chiffrer les avantages financiers des vols de nuit pour l’aviation et l’économie, en raison des difficultés à obtenir des données fiables et impartiales à cet égard (certaines d’entre elles étant commercialement confidentielles) et à modéliser les interactions complexes impliquées. La BATA avait joint à sa réponse au document de consultation préliminaire une copie du rapport établi en 1997 par Coopers & Lybrand ; le document de consultation définitif relevait que, selon les estimations de ce rapport, un vol long-courrier régulier supplémentaire par jour en période nocturne à Heathrow représentait entre 20 et 30 millions de GBP par an, plus de la moitié de cette somme revenant aux compagnies aériennes. Le document de consultation précisait que les incidences financières pour les compagnies aériennes avaient apparemment été établies à partir des estimations effectuées par une grande compagnie aérienne britannique. D’autres parties du calcul intégraient des hypothèses relatives aux incidences sur les passagers et aux répercussions sur d’autres services, les unes et les autres exprimées en pourcentages des recettes supposées de ces services. Le document soulignait que le coût d’un durcissement des restrictions aux vols de nuit existantes pourrait être différent, et que les chiffres de la BATA ne tenaient aucun compte des retombées sur l’économie en général, non comptabilisées dans les estimations concernant l’impact des restrictions sur les compagnies aériennes et les passagers.
64. D’après le document de consultation, le gouvernement, en formulant ses propositions, avait pris en compte à la fois les chiffres fournis par la BATA et le fait qu’il lui était impossible de vérifier les estimations ou les hypothèses retenues par celle-ci. Toute valeur attachée à un vol nocturne « marginal » devait être mise en regard des nuisances en matière d’environnement. Celles-ci ne pouvaient être chiffrées en termes financiers, mais il était possible, à partir de l’étude de 1992 sur le sommeil, d’estimer le nombre de personnes susceptibles d’être réveillées. Le document concluait qu’en élaborant ses propositions le gouvernement devait tenir compte de l’importance des intérêts en jeu pour le secteur de l’aviation et des aspects économiques plus larges : il paraissait évident que les compagnies aériennes et aéroports britanniques risquaient de perdre des clients, y compris pendant la journée, si des restrictions par trop sévères les empêchaient d’offrir des services limités pendant la nuit, que les usagers risquaient également de pâtir des restrictions, et que les services offerts par les aéroports et compagnies aériennes britanniques diminueraient, tout comme, par contrecoup, l’attrait de Londres et du Royaume-Uni de façon plus générale. Le gouvernement devait mettre ces aspects en balance avec les nuisances sonores engendrées par les vols de nuit. Les propositions formulées dans le document de consultation visaient à ménager un équilibre entre les intérêts en jeu et étaient, de l’avis du gouvernement, de nature à protéger la population locale contre les nuisances sonores excessives pouvant résulter des vols de nuit.
65. Concernant Heathrow, les propositions étaient principalement les suivantes : ne pas introduire une interdiction des vols de nuit ou une période de couvre-feu ; maintenir les quotas de bruit et les nombres maximums de mouvements par saison ; réexaminer la classification QC de chaque aéronef et, en cas d’évolution majeure à cet égard, revoir le niveau des quotas ; conserver le système des QC ; se repencher sur le système des QC avant la saison d’été 2002 (lorsque la composition des flottes aurait été modifiée à la suite de l’achèvement du retrait progressif obligatoire en Europe, débuté en avril 1995, des avions « Chapitre 2 », à l’exception du Concorde), conformément à la politique consistant à encourager l’utilisation d’avions plus silencieux ; réduire les quotas de bruit applicables en été et en hiver ; maintenir la période nocturne de 23 heures à 7 heures et la période soumise aux quotas nocturnes de 23 h 30 à 6 heures ; élargir les restrictions imposées aux aéronefs classés QC 8 à l’arrivée ou au départ pour les aligner sur celles applicables aux avions classés QC 16 et interdire l’atterrissage et le décollage des avions classés QC 4 durant la période soumise aux quotas nocturnes à partir de l’été 2002 (c’est-à-dire après la fin du retrait progressif obligatoire des avions Chapitre 2).
66. Le document de consultation relevait que, depuis l’introduction du plan de 1993, une partie des quotas demeurait régulièrement non consommée, ce qui n’incitait guère les compagnies aériennes à utiliser des aéronefs plus silencieux. Pour rétablir leur motivation, il était envisagé, dans un premier temps, de rapprocher les quotas de bruit applicables en été et en hiver de leur taux d’épuisement réel. Dans le cadre du plan de 1993, le quota de bruit pour l’hiver était de 5 000 points de QC, et son utilisation moyenne au cours des deux dernières saisons avait été de 3 879 points. Une baisse à 4 000 points était proposée. Le quota de bruit pour l’été s’élevait à 7 000 points, et sa consommation moyenne au cours des deux dernières saisons avait été provisoirement estimée à 4 472 points. Il était proposé de le ramener à 5 400 points. Les nouveaux quotas devaient demeurer en vigueur jusqu’à la fin de l’été 2004, sous réserve du résultat du réexamen des QC.
67. La deuxième partie du document de consultation invitait à formuler des observations sur le point de savoir s’il y avait lieu d’introduire l’alternance des pistes à Heathrow pendant la nuit ainsi que sur l’utilisation préférentielle des pistes de l’aéroport durant la nuit.
68. Le 10 juin 1999, le gouvernement annonça que les propositions formulées dans le document de consultation de novembre 1998 seraient mises en œuvre à partir du 31 octobre 1999, avec quelques modifications mineures. Concernant Heathrow, les modifications se limitaient à une réduction moins importante des quotas de bruit – ils étaient fixés à 4 140 points de QC pour l’hiver et à 5 610 pour l’été – que celle qui avait été proposée. Le quota hivernal se trouvait ainsi ramené à un niveau inférieur à celui de son utilisation réelle constatée au cours de l’hiver 1998-1999.
69. Le plan de 1999 entra en vigueur le 31 octobre 1999.
70. Le 10 novembre 1999 fut publié un rapport intitulé « La contribution de l’industrie aérienne à l’économie britannique », qui avait été réalisé par Oxford Economic Forecasting à la demande d’un certain nombre de compagnies aériennes, d’exploitants d’aéroports et de la BATA, ainsi que du gouvernement.
71. Le 23 novembre 1999, le gouvernement annonça que l’alternance des pistes à Heathrow serait étendue à la période nocturne « dès que possible » et publia un nouveau document de consultation comportant des propositions relatives à un réaménagement de l’utilisation préférentielle des pistes à Heathrow durant la nuit.
72. En décembre 1999, le DETR et National Air Traffic Services Limited publièrent le rapport final du groupe de travail technique de l’ANMAC sur « Le bruit généré par les aéronefs à l’arrivée ». Le rapport avait pour objet de décrire objectivement les sources du bruit de fonctionnement des aéronefs à l’arrivée, d’examiner les moyens possibles d’atténuer ce bruit et de formuler des recommandations à l’intention du DETR.
73. En mars 2000, la DORA (Department of Operational Research and Analysis) publia un rapport, élaboré pour le compte du DETR et intitulé « Les effets nocifs du bruit généré par les aéronefs pendant la nuit ». Ce rapport dégageait un certain nombre de questions au sujet desquelles des recherches supplémentaires pourraient être utiles et était censé constituer un document de référence pour toute étude qui serait menée ultérieurement au Royaume-Uni sur le bruit des aéronefs pendant la période nocturne. Il indiquait que des déficits de connaissances avaient été constatés et que le DETR, après avoir considéré l’opportunité de procéder à une autre étude complète sur les effets nocifs du bruit résultant des vols de nuit, avait décidé de faire réaliser deux autres études, d’ampleur limitée, pour examiner les diverses options. Ces études furent commandées en automne 1999, avant la publication du rapport de la DORA. Il s’agit, d’une part, d’une étude expérimentale visant à définir une méthodologie de recherche et, d’autre part, d’une étude sociale ayant notamment pour objet d’analyser la différence entre les nuisances objectivement mesurées dues au bruit nocturne généré par les avions et celles ressenties par la population. Toutes deux sont menées par des chercheurs universitaires.
74. Outre les restrictions imposées aux vols de nuit, une série de mesures d’atténuation et de réduction du bruit sont mises en œuvre à l’aéroport de Heathrow : certification acoustique des aéronefs en vue de réduire le bruit à la source, retrait progressif obligatoire des avions à réaction les plus anciens et les plus bruyants, itinéraires préférentiels de bruit et pentes minimales de montée au décollage, procédures d’approche plus silencieuses (descente continue et bas régime/traînée réduite), limitation des mouvements aériens, modulation des taxes d’aéroport en fonction du bruit, programmes de subventions à l’isolation phonique et indemnités pour nuisances sonores dans le cadre de la loi de 1973 sur l’indemnisation des propriétaires fonciers (Land Compensation Act 1973).
75. Le DETR et la direction de l’aéroport de Heathrow contrôlent de façon permanente et minutieuse le respect des restrictions frappant les vols de nuit. Des rapports sont soumis tous les trimestres aux membres du comité consultatif de l’aéroport de Heathrow, au sein duquel sont représentées les collectivités locales situées à proximité de l’aéroport ainsi que des associations de riverains.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 1982 sur l’aviation civile (Civil Aviation Act 1982 – « la loi de 1982 »)
76. L’article 76 § 1 de la loi de 1982 énonce en son passage pertinent :
« Nul ne peut fonder une action pour troubles de jouissance ou pour nuisances sur le seul motif qu’un avion survole sa propriété à une altitude raisonnable eu égard au vent, au temps et à toute autre circonstance pertinente, y compris les incidents habituels aux vols d’aéronefs, pour autant qu’il n’y ait [pas] eu violation (…) d’une ordonnance sur la navigation aérienne (…) »
77. Les ordonnances sur la navigation aérienne édictées en vertu de la loi de 1982 prévoient la prise de décrets (Orders in Council) visant à réglementer l’aviation. De tels décrets ont été pris notamment en ce qui concerne les émissions de moteur, la certification acoustique et les indemnisations pour nuisances sonores.
78. Le passage pertinent de l’article 78 § 3 de la loi de 1982 est ainsi libellé :
« Si, aux fins d’éviter, de réduire ou d’atténuer les effets du bruit et des vibrations liés au décollage ou à l’atterrissage des aéronefs dans un aérodrome donné, le ministre juge approprié d’interdire le décollage ou l’atterrissage de certains aéronefs, ou de limiter le nombre de décollages ou d’atterrissages dans l’aérodrome durant certaines périodes, il peut, par la voie d’un arrêté publié dans les formes prescrites, prendre l’ensemble ou certaines des mesures suivantes :
a) interdire durant des périodes bien définies le décollage ou l’atterrissage dans l’aérodrome des aéronefs présentant les caractéristiques décrites dans l’arrêté (exception faite des cas d’urgence explicitement énumérés par lui) ;
b) fixer pour des périodes bien définies un nombre maximum de décollages et d’atterrissages autorisés dans l’aérodrome pour les aéronefs présentant les caractéristiques décrites ;
(…) »
79. Les restrictions aux vols de nuit à l’aéroport de Heathrow sont imposées par voie d’arrêtés publiés par le ministre en vertu de l’article 78 § 3 de la loi de 1982.
B. Les recours contre le plan de 1993
80. Les collectivités locales situées autour des trois principaux aéroports londoniens sollicitèrent un contrôle juridictionnel de la décision du ministre de faire appliquer le plan de 1993. Elles présentèrent quatre demandes consécutives de contrôle juridictionnel et saisirent par deux fois la Cour d’appel. La High Court déclara que le plan de 1993 était contraire au libellé de l’article 78 § 3 b) de la loi de 1982 et donc non valable, puisqu’il ne fixait pas des « nombre[s] maximum[s] de décollages et d’atterrissages autorisés (…) pour les aéronefs présentant les caractéristiques décrites » mais imposait des contrôles par rapport aux niveaux d’exposition au bruit (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond upon Thames Borough Council and Others, 1994, Weekly Law Reports, vol. 1, p. 74).
81. Le ministre décida de maintenir le système des chiffres de quota, mais en y ajoutant un nombre maximum global de mouvements d’appareils. La High Court jugea cette décision conforme à l’article 78 § 3 b) de la loi de 1982. En revanche, elle considéra que le document de consultation de 1993 était « trompeur sur des points importants » en ce qu’il ne précisait pas que la mise en œuvre des propositions pour l’aéroport de Heathrow rendrait possible une augmentation des niveaux de bruit par rapport à 1988 (R. v. Secretary of State for Transport, ex parteRichmond upon Thames Borough Council and Others, 1995, Environmental Law Reports, p. 390).
82. A la suite de la publication d’un autre document de consultation en mars 1995 et d’un additif à ce document en juin 1995, les collectivités locales introduisirent une nouvelle demande de contrôle juridictionnel. En juillet 1996, la Cour d’appel estima que le ministre avait fourni des motifs adéquats et des justifications suffisantes à l’appui de sa conclusion selon laquelle il était raisonnable, tout bien pesé, de courir le risque de restreindre dans une certaine mesure la capacité des riverains à dormir la nuit, compte tenu des éléments compensatoires qu’il s’était dit enclin à juger prépondérants en 1993 ; elle considéra par ailleurs qu’en juin 1995 les erreurs relevées dans les documents de consultation avaient été corrigées et que la nouvelle politique ne pouvait passer pour irrationnelle (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond LBC, 1996, Weekly Law Reports, vol. 1, p. 1460).
83. Le 12 novembre 1996, la Chambre des lords refusa aux collectivités locales l’autorisation de se pourvoir devant elle contre la décision de la Cour d’appel.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
84. Les requérants allèguent que la politique instaurée par le gouvernement en 1993 en matière de vols de nuit à Heathrow emporte violation de leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le Gouvernement nie toute violation de la Convention en l’espèce.
A. Principes généraux
1. L’arrêt de la chambre
85. Dans son arrêt du 2 octobre 2001, constatant que ni le gouvernement britannique ni aucune de ses émanations ne possédaient, ne contrôlaient ni n’exploitaient l’aéroport de Heathrow et les appareils qui l’utilisaient, la chambre a estimé que le Royaume-Uni ne pouvait passer pour avoir « porté atteinte » à la vie privée ou familiale des requérants, les griefs de ceux-ci devant plutôt être abordés sous l’angle d’une obligation positive pour l’Etat d’adopter des mesures raisonnables et adéquates de nature à protéger les droits garantis aux intéressés par le paragraphe 1 de l’article 8 (paragraphe 95 de l’arrêt de la chambre).
86. Pour la chambre, que l’on appréhendât l’affaire sous l’angle d’une obligation positive ou sous l’angle d’une ingérence, il fallait avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et ceux de la société dans son ensemble. Dans les deux hypothèses, l’Etat jouissait d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (paragraphe 96 de l’arrêt de la chambre). Toutefois, pour ménager l’équilibre voulu, les Etats devaient prendre en compte toutes les considérations pertinentes. De plus, dans le domaine particulièrement sensible de la protection de l’environnement, la simple référence au bien-être économique du pays n’était pas suffisante pour faire passer les droits d’autrui au second plan. Les Etats étaient tenus de minimiser autant que possible l’ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8, en recherchant d’autres solutions et, de manière générale, en s’efforçant d’atteindre leurs buts de la manière la plus respectueuse des droits de l’homme. A cet effet, tout projet devait être précédé d’une enquête et d’une étude approfondies et exhaustives visant à trouver la meilleure solution possible pour ménager effectivement le juste équilibre requis (paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre).
2. Les observations des parties
a) Le Gouvernement
87. Dans sa lettre demandant le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre et dans ses observations écrites et orales à cette dernière, le Gouvernement conteste vigoureusement le critère de l’« ingérence réduite au minimum » exposé par la chambre au paragraphe 97 de son arrêt.
Il fait valoir que l’application d’un tel critère dans les affaires du type de celle à l’examen se heurte à une jurisprudence constante des organes de la Convention et est, en principe, injustifiée, dès lors qu’elle a pour effet de réduire à néant la marge d’appréciation laissée aux Etats dans un domaine où ceux-ci sont amenés à effectuer un difficile et complexe exercice de mise en balance de divers intérêts et facteurs concurrents.
88. Non seulement il existe une jurisprudence claire en faveur d’une ample marge d’appréciation, mais il est opportun et en principe légitime d’accorder une telle marge à l’Etat dans un domaine comme celui de l’espèce, qui exige de mettre en balance divers droits et intérêts concurrents, dont l’importance et le caractère sensible peuvent parfois être difficiles à évaluer exactement. Il n’existe pas une politique de réglementation des vols de nuit qui soit seule valable ; les Etats peuvent emprunter, et empruntent d’ailleurs, diverses voies en la matière. Le Gouvernement rapproche le contexte de la présente espèce du domaine de l’aménagement du territoire, dans lequel la Cour a toujours reconnu qu’étant en prise directe et permanente avec les forces vitales de leur pays les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer la situation et les besoins locaux, compte tenu notamment du nombre des questions en jeu qui relèvent de leur appréciation discrétionnaire.
89. Le Gouvernement admet que pour pouvoir établir un juste équilibre et éviter de prendre, ou de paraître prendre, une décision arbitraire, il faut disposer d’informations suffisantes sur les questions en jeu. Toutefois, le choix du processus décisionnel appartient d’abord aux autorités nationales – en l’occurrence il s’agissait du gouvernement – sous réserve d’un contrôle juridictionnel des cours et tribunaux internes. En la matière, la Cour européenne n’exerce qu’un pouvoir de contrôle : en l’absence de tout
élément indiquant qu’une enquête a été effectuée de manière arbitraire ou manifestement insuffisante, il n’y a pas lieu de procéder à un examen approfondi et minutieux des informations censées être prises en compte par le gouvernement.
b) Les requérants
90. Les requérants font valoir qu’il ressort d’une jurisprudence bien établie que le bruit généré par les aéronefs peut porter atteinte, dans le chef de ceux qui en pâtissent suffisamment, aux droits garantis par l’article 8, et que les autorités nationales ont une obligation positive de prendre des mesures destinées à assurer la protection effective de ces droits. Renvoyant à des affaires antérieures en matière d’environnement ainsi qu’à des affaires de protection de l’enfance et à d’autres examinées sous l’angle de l’article 8, ils soutiennent que la Cour peut constater un manquement à cette obligation si elle estime, compte tenu de la marge d’appréciation laissée à l’Etat, que celui-ci n’a pas, dans les faits, ménagé un juste équilibre entre l’intérêt qu’il invoque et la jouissance effective par l’individu du droit garanti par l’article 8, ou qu’il y a eu un vice de procédure – par exemple la non-divulgation d’informations à une personne victime d’une nuisance, la non-prise en compte d’éléments pertinents dans le processus décisionnel, ou encore l’absence de motifs pertinents et suffisants justifiant une atteinte à un droit fondamental.
91. Les requérants admettent que tout examen éclairé du point de savoir si une atteinte aux droits garantis par l’article 8 est « nécessaire, dans une société démocratique » emporte l’octroi d’une marge d’appréciation, variable en fonction du contexte. Ils estiment toutefois que cette marge devrait être étroite en l’espèce, car la privation de sommeil résultant de l’exposition à des nuisances sonores excessives, tout comme l’infliction de traitements inhumains ou dégradants, est une question qui peut et doit être appréciée selon des normes analogues dans des Etats contractants similaires.
92. De surcroît, lorsque, comme dans la présente affaire, la Cour peut conclure à une violation en raison d’un manquement procédural – en l’occurrence le fait que le gouvernement n’a pas convenablement recueilli les éléments requis dans le cadre du processus décisionnel – la théorie de la marge d’appréciation n’entre pas en jeu, le juge international étant bien placé pour apprécier le caractère adéquat des garanties procédurales appliquées par l’Etat.
93. Pour les requérants, la démarche de la chambre – qui a fondé son constat de violation de l’article 8 sur le fait que le gouvernement n’avait pas recueilli les éléments nécessaires pour trancher à la lumière des considérations pertinentes – n’est qu’une des façons d’aborder l’affaire. Une violation de l’article 8 aurait également pu être établie sur la base du constat que les mesures nécessaires pour garantir la protection des droits consacrés
par l’article 8 n’avaient pas été prises, qu’aucun « motif pertinent et suffisant » n’avait été invoqué pour justifier l’ingérence ou que l’Etat n’avait, dans les faits, pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence.
3. Les parties intervenantes
94. Selon Friends of the Earth, l’arrêt rendu par la chambre en l’espèce est conforme à l’évolution du droit national et international concernant le rapport entre les droits de l’homme et l’environnement. En particulier, il cadre avec un principe du droit international général en vertu duquel les décideurs doivent établir au moyen de recherches préalables adéquates et exhaustives les facteurs à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre les droits de l’individu et les intérêts économiques de l’Etat.
95. British Airways n’a pas présenté d’observations sur les principes généraux devant être appliqués par la Cour.
4. L’appréciation de la Cour
96. L’article 8 protège le droit de l’individu au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. La Convention ne reconnaît pas expressément le droit à un environnement sain et calme, mais lorsqu’une personne pâtit directement et gravement du bruit ou d’autres formes de pollution, une question peut se poser sous l’angle de l’article 8. Ainsi, dans l’affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1990, série A no 172, p. 18, § 40), dans laquelle les requérants se plaignaient des nuisances sonores générées par les vols d’aéronefs pendant la journée, la Cour a estimé que l’article 8 entrait en ligne de compte car « le bruit des avions de l’aéroport de Heathrow a[vait] diminué la qualité de la vie privée et les agréments du foyer [de chacun] des requérants ». De même, dans l’affaire López Ostra c. Espagne (arrêt du 9 décembre 1994, série A no 303‑C, pp. 54-55, § 51), la Cour a déclaré que l’article 8 pouvait inclure un droit à être protégé contre des atteintes graves à l’environnement car celles-ci pouvaient « affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans pour autant mettre en grave danger la santé de l’intéressée ». Dans l’affaire Guerra et autres c. Italie (arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I), laquelle, comme l’affaire López Ostra, concernait la pollution de l’environnement, la Cour a observé que « l’incidence directe des émissions nocives sur le droit des requérantes au respect de leur vie privée et familiale permet[tait] de conclure à l’applicabilité de l’article 8 » (p. 227, § 57).
97. La Cour rappelle en même temps le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 22, § 48). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 32, § 46, dans lequel la Cour a estimé normal que « le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale »).
98. L’article 8 peut trouver à s’appliquer dans les affaires d’environnement, que la pollution soit directement causée par l’Etat ou que la responsabilité de ce dernier découle de l’absence de réglementation adéquate de l’industrie privée. Que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive, à la charge de l’Etat, d’adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8, ou sous celui d’une ingérence d’une autorité publique à justifier sous l’angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l’équilibre voulu (Powell et Rayner et López Ostra, précités, p. 18, § 41, et pp. 54-55, § 51, respectivement).
99. La Cour estime que dans une affaire comme celle-ci, qui a trait à des décisions de l’Etat ayant une incidence sur des questions d’environnement, l’examen auquel elle peut se livrer comporte deux aspects. Premièrement, elle peut apprécier le contenu matériel de la décision du gouvernement, en vue de s’assurer qu’elle est compatible avec l’article 8. Deuxièmement, elle peut se pencher sur le processus décisionnel, afin de vérifier si les intérêts de l’individu ont été dûment pris en compte.
100. Quant à l’aspect matériel, la Cour a déclaré que l’Etat devait jouir d’une marge d’appréciation étendue. A titre d’exemple, dans l’affaire Powell et Rayner, elle a affirmé qu’il n’appartenait « certes pas à la Commission et à la Cour de se substituer aux autorités nationales pour apprécier en quoi pourrait consister la politique optimale en ce domaine social et technique difficile », à savoir la réglementation du bruit excessif généré par les aéronefs et les voies de recours à offrir à l’individu dans l’ordre juridique interne. Elle a ajouté qu’« en la matière, on [devait] reconnaître aux Etats contractants une importante latitude » (p. 19, § 44).
101. Dans d’autres affaires soulevant des questions liées à l’environnement, par exemple des affaires d’aménagement du territoire, la Cour a également déclaré que l’Etat devait jouir d’une marge d’appréciation étendue. Elle a expliqué ce point de vue dans l’affaire Buckley c. Royaume-Uni, dans laquelle la requérante se plaignait de s’être vu refuser un permis d’aménagement foncier pour l’installation à demeure d’une caravane sur un terrain lui appartenant (arrêt du 25 septembre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1291-1293, §§ 74-77) :
« 74. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il appartient aux autorités nationales d’évaluer en premier lieu la « nécessité » d’une ingérence, tant en ce qui concerne le cadre législatif que les mesures d’application particulières (…). Même si lesdites autorités bénéficient en ce sens d’une certaine marge d’appréciation, leur décision reste soumise au contrôle de la Cour, qui doit en vérifier la conformité avec les exigences de la Convention.-
L’ampleur de la marge d’appréciation n’est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (…). Parmi les éléments pertinents figurent la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l’individu et le genre des activités en cause.
75. La Cour a déjà eu l’occasion de noter que les plans d’aménagement urbain et rural impliquent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de jugement pour mettre en pratique les politiques adoptées dans l’intérêt de la communauté (…). La Cour n’a pas qualité pour substituer son propre point de vue sur ce que pourrait être la meilleure politique en matière d’aménagement foncier ou les mesures individuelles les plus adéquates dans les affaires ayant trait à ce domaine (…). Etant en prise directe et permanente avec les forces vitales de leur pays, les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et le contexte locaux. Dans la mesure où l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux est inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement foncier, les autorités nationales jouissent en principe d’une marge d’appréciation étendue.
76. Cependant, la Cour ne peut négliger le fait qu’en l’espèce les intérêts de la communauté doivent être mis en balance avec le droit de Mme Buckley au respect de son « domicile », lequel relève de sa sécurité et de son bien-être personnels et de ceux de ses enfants (…). Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’Etat défendeur, il faut garder à l’esprit l’importance d’un tel droit pour la requérante et sa famille.
Chaque fois que les autorités nationales se voient reconnaître une marge d’appréciation susceptible de porter atteinte au respect d’un droit protégé par la Convention tel que celui en jeu en l’espèce, il convient d’examiner les garanties procédurales dont dispose l’individu pour déterminer si l’Etat défendeur n’a pas fixé le cadre réglementaire en outrepassant les limites de son pouvoir discrétionnaire. Selon la jurisprudence constante de la Cour, même si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, il faut que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et respecte comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par l’article 8 (…)
77. La Cour a pour tâche de déterminer, en se fondant sur les principes qui viennent d’être énoncés, si les motifs invoqués pour justifier l’ingérence en question sont pertinents et suffisants au regard de l’article 8 § 2. »
102. La Cour a reconnu que lorsqu’une politique du gouvernement se traduisant par des lois pénales porte atteinte à un aspect des plus intimes de la vie privée d’une personne, l’étendue de la marge d’appréciation laissée à l’Etat est réduite (Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 21, § 52).
103. La Cour se trouve donc face à deux points de vue opposés sur la marge d’appréciation à appliquer : d’une part, le Gouvernement invoque une marge étendue au motif que l’affaire a trait à des questions de politique générale, et, d’autre part, les requérants affirment qu’en cas d’atteinte à la possibilité de dormir, la marge d’appréciation est restreinte en raison du caractère « intime » du droit protégé. Ce conflit relatif à la marge d’appréciation ne peut être résolu qu’à la lumière du contexte de l’affaire examinée.
104. Quant à l’aspect procédural de l’examen par la Cour des affaires concernant des questions d’environnement, cette dernière doit étudier l’ensemble des éléments procéduraux, notamment le type de politique ou de décision en jeu, la mesure dans laquelle les points de vue des individus (y compris les requérants) ont été pris en compte tout au long du processus décisionnel, et les garanties procédurales disponibles.
B. Appréciation des faits de l’espèce à la lumière des principes généraux
1. L’arrêt de la chambre
105. La chambre a constaté que, dans l’ensemble, le niveau de bruit avait augmenté entre 23 h 30 et 6 heures depuis la mise en application du plan de 1993. Elle a estimé qu’en permettant des niveaux de bruit plus élevés au fil des ans depuis 1993, le gouvernement britannique n’avait pas respecté son obligation positive à l’égard des requérants en ce qu’il n’avait pas procédé, ni directement ni par le biais de recherches indépendantes dont il aurait demandé la réalisation, à une appréciation critique de l’ampleur de la contribution des vols de nuit à l’économie britannique. La chambre a en outre reproché au gouvernement défendeur de n’avoir conduit, avant l’introduction du plan de 1993, que des recherches limitées sur les effets des vols de nuit sur les riverains, constatant que l’étude de 1992 sur le sommeil ne traitait que des perturbations du sommeil et ne mentionnait nullement le problème des insomnies. La chambre a considéré que les « modestes » initiatives prises dans le cadre du plan de 1993 pour atténuer les nuisances sonores nocturnes ne pouvaient passer pour constituer « les mesures nécessaires » pour protéger les requérants. Elle a conclu que « vu l’absence de toute tentative sérieuse pour évaluer l’ampleur et les conséquences des troubles du sommeil dont souffr[aient] les requérants et, de manière générale, l’absence d’une étude préalable spécifique et exhaustive visant à rechercher la solution la plus respectueuse des droits de l’homme, on ne [pouvait] admettre qu’en introduisant le plan de 1993 le Gouvernement [eût] ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des inconvénients subis par les intéressés et l’intérêt économique du pays – lequel n’a[vait] du reste pu être quantifié ».
2. Les arguments des parties
a) Le Gouvernement
106. Le Gouvernement reconnaît que le bruit généré par les aéronefs pendant la nuit peut perturber le sommeil, voire l’empêcher, mais prie la Cour de soumettre à un examen critique les allégations des requérants relatives à la gravité des nuisances subies par chacun d’eux. A cet égard, il souligne la grande diversité des situations géographiques des domiciles des requérants et des niveaux de bruit nocturne auxquels les intéressés sont ou ont été exposés. Il fait par ailleurs observer que des centaines de milliers d’habitants de Londres et des comtés qui l’entourent se trouvent dans une situation analogue, que le marché immobilier dans les lieux en question est prospère et que les requérants ne prétendent pas qu’il leur est impossible de vendre leurs maisons et de déménager.
107. Le Gouvernement souligne que tous les autres grands aéroports centraux en Europe appliquent en matière de vols de nuit des restrictions moins rigoureuses que celles imposées dans les trois aéroports londoniens. A Paris-Charles-de-Gaulle et à Amsterdam-Schiphol, il n’existe aucune limitation du nombre total de mouvements d’avions « Chapitre 3 » pouvant avoir lieu la nuit, alors qu’à Francfort les atterrissages des aéronefs de ce type sont soumis à des restrictions entre 1 heure et 4 heures du matin. La mise en œuvre de restrictions plus sévères en la matière à Heathrow aurait de graves répercussions sur la compétitivité des compagnies aériennes britanniques. Depuis 1988, celles-ci utilisent les rares créneaux horaires de nuit autorisés à Heathrow à deux fins : un petit nombre pour des départs tard le soir de vols retardés, le restant, généralement treize à seize vols par nuit, pour des arrivées entre 4 heures et 6 heures du matin de vols long-courriers réguliers, principalement en provenance d’Asie du Sud-Est, d’Amérique du Nord et d’Afrique du Sud. Ces dernières années, les compagnies concernées ont pris des mesures pour éviter les atterrissages de ces vols avant 4 h 30.
Le Gouvernement soutient que ces vols font partie intégrante du réseau de liaisons aériennes. S’ils devaient être assurés pendant la journée, ils permettraient moins de liaisons viables avec des services régionaux, d’un côté comme de l’autre, diminuant ainsi l’attrait commercial de Londres. Quoi qu’il en soit, la capacité diurne de tous les aéroports londoniens serait aujourd’hui presque saturée, et il serait impossible de reporter des vols sur la journée.
108. Le Gouvernement déclare qu’un certain nombre d’aspects du régime des restrictions nocturnes ont fait l’objet d’études approfondies avant 1993. Ainsi, en juillet 1990, le ministère desTransports aurait entrepris un examen interne des restrictions alors en vigueur et, en janvier, octobre et novembre 1993, puis en mars et juin 1995, il aurait publié des documents de consultation en vue de recueillir l’avis des populations et des secteurs concernés sur la nécessité des vols de nuit, sur leurs effets, et sur diverses propositions de modifications du régime.
Dans leurs réponses, les compagnies aériennes auraient souligné l’importance économique des vols de nuit, telle qu’exposée ci-dessus. Elles auraient fourni des informations montrant qu’en 1993 un vol nocturne quotidien générait, en moyenne, une recette annuelle se situant entre 70 et 175 millions de GBP et un bénéfice annuel pouvant aller jusqu’à 15 millions de GBP. La perte de ces recettes et bénéfices aurait de graves répercussions sur la capacité de fonctionnement des compagnies aériennes et sur le coût du transport aérien, de jour comme de nuit. Le Gouvernement soutient que nul n’a jamais véritablement contesté les éléments fondamentaux justifiant les vols de nuit du point de vue économique, ni lors de ladite procédure de consultation ni par la suite. Bien que reconnaissant le poids des arguments économiques, les autorités nationales ne seraient pas allées aussi loin que les y invitait l’industrie ; par exemple, elles n’auraient pas fait droit aux demandes répétées visant à l’accroissement des quotas de bruit nocturnes ou à la fixation à 5 heures du matin de la fin de la période soumise aux quotas nocturnes. Elles auraient recherché un juste équilibre entre les intérêts de l’industrie et ceux des riverains.
109. Le Gouvernement souligne qu’il disposait également en décembre 1992 des résultats des travaux de recherche ordonnés en juillet 1990 sur les nuisances sonores subies par les riverains des aéroports de Gatwick, Heathrow, Stansted et Manchester (« l’étude de 1992 sur le sommeil » – paragraphe 35 ci-dessus). Cette étude, qui constituerait toujours la plus exhaustive ayant jamais été menée sur le sujet, aurait été précédée d’un certain nombre d’autres rapports sur le bruit occasionné par les aéronefs et les troubles du sommeil, notamment des entretiens approfondis avec 1 636 personnes résidant à proximité des aéroports (« l’enquête sociale »). Toutes ces recherches, qui auraient abouti à l’étude de 1992 sur le sommeil, auraient eu pour objet de réunir des informations, aussi fiables que possible du point de vue scientifique, concernant les effets sur le sommeil du bruit généré par les avions pendant la nuit. L’étude aurait fait apparaître qu’il était très peu probable que des niveaux de bruit extérieur inférieurs à 80 dBA pussent entraîner pour les individus une augmentation de la quantité normale des perturbations du sommeil, que la probabilité qu’un individu moyen fût réveillé en cas de niveaux de bruit extérieur se situant entre 80 et 95 dBA était d’environ 1 sur 75, et que le nombre des perturbations causées par le bruit des avions était si minime qu’il avait une incidence négligeable sur la quantité normale globale des perturbations, même si les 2 à 3 % de la population qui étaient plus sensibles aux nuisances sonores pouvaient avoir deux fois plus de chances d’être réveillés. D’après l’enquête sociale, environ 80 % des riverains de Heathrow auraient déclaré qu’ils n’étaient jamais réveillés ou qu’ils ne l’étaient que sporadiquement, toutes raisons confondues. Parmi les autres, 17 % auraient mis en cause le bruit des avions, 16 % un compagnon ou un enfant, et 28,5 % d’autres raisons, de caractère varié. Environ 35 % des personnes vivant à proximité de Heathrow auraient affirmé qu’une fois réveillées pour un motif quelconque il leur était difficile de se rendormir.
110. Le Gouvernement soutient que, du fait des modifications des plages horaires soumises à restrictions, de l’élargissement des restrictions par l’application du système de chiffres de quota à de nombreux types d’aéronefs précédemment exemptés, et de l’extension de la période nocturne où s’appliquent les restrictions aux atterrissages et aux décollages des catégories d’aéronefs les plus bruyantes, il est impossible de comparer exactement les régimes en vigueur avant et après 1993.
Il reconnaît que le nombre de mouvements effectués entre 6 heures et 6 h 30 en hiver a augmenté, cette tranche horaire, qui faisait l’objet de restrictions avant 1993, n’entrant plus désormais dans la période soumise à quotas. Il affirme par contre que durant la période soumise à quotas (23 h 30-6 heures) le niveau général de bruit s’est amélioré grâce aux mesures prises, notamment l’introduction d’un système de chiffres de quota, destiné à encourager l’utilisation d’avions plus silencieux pendant la nuit.
b) Les requérants
111. Les requérants, pour qui l’arrêt de la chambre ne constitue qu’une façon parmi d’autres d’appliquer la Convention aux faits de l’espèce, admettent que seul un très faible pourcentage de vols a lieu entre 23 h 30 et 6 heures, qu’il n’y a pratiquement pas de vols avant 4 heures du matin, et que l’on a enregistré en 2000 une moyenne de quatre atterrissages entre 4 heures et 4 h 59, et de onze entre 5 heures et 5 h 59. Ils affirment par contre que la gêne provoquée par ces vols est importante, puisque eux-mêmes et beaucoup d’autres personnes en souffrent. De plus, la nature même des troubles du sommeil ferait qu’une fois une personne réveillée, même un petit nombre de vols la maintiennent éveillée.
112. Les requérants soutiennent également que le bruit auquel ils sont exposés pendant la nuit dépasse souvent les normes internationales : la valeur guide donnée par l’Organisation mondiale de la santé prévoirait que, pour jouir d’un sommeil de qualité, il ne faut être exposé, pendant la nuit, à aucun événement sonore atteignant 60 dBA Lmax. Or presque tous les requérants seraient ou auraient été exposés à des événements sonores nocturnes dépassant 80 dBA Lmax, voire, dans un cas, 90 dBA Lmax. L’échelle des décibels étant logarithmique, l’énergie sonore à 80 dBA Lmax serait cent fois plus élevée que celle correspondant à 60 dBA Lmax, et elle serait multipliée par quatre du point de vue de l’intensité sonore subjective.
113. Selon les requérants, le plan de 1993 ne pouvait qu’aboutir à une augmentation du nombre de vols de nuit et à une hausse du niveau général de bruit nocturne, ce qui se serait d’ailleurs produit tant pour la période nocturne officielle (de 23 heures à 7 heures) que pour la période soumise aux quotas nocturnes (de 23 h 30 à 6 heures).
114. Les requérants soulignent l’absence de toute recherche sur les insomnies avant la mise en œuvre du plan de 1993 et ajoutent que les études et propositions postérieures à 1993 ne sauraient passer pour une évaluation des effets du bruit nocturne sur les insomnies. Ils reprochent en outre au Gouvernement de n’avoir pas fait réaliser de travaux de recherche sur les avantages économiques des vols de nuit qu’il met en avant, omission qu’ils jugent particulièrement grave dès lors que beaucoup des grands centres d’affaires du monde (par exemple Berlin, Zurich, Munich, Hambourg et Tokyo) appliquent un couvre-feu nocturne d’une durée de sept à huit heures aux vols de passagers.
3. Les parties intervenantes
115. British Airways, dont les observations sont approuvées par l’Association britannique du transport aérien (British Air Transport Association – « la BATA ») et l’Association internationale du transport aérien (« l’AITA »), fait valoir que les vols de nuit à Heathrow jouent un rôle essentiel dans l’infrastructure des transports au Royaume-Uni et contribuent de façon notable à la productivité de l’économie du pays et au niveau de vie de ses citoyens. La compagnie affirme qu’une interdiction ou une diminution des vols de nuit causerait un tort majeur et disproportionné à son activité et réduirait le choix des consommateurs. La perte de vols de nuit serait hautement préjudiciable à l’économie britannique.
4. L’appréciation de la Cour
116. L’affaire concerne les conséquences qu’a eues pour les requérants la mise en œuvre du plan de 1993 réglementant les vols de nuit à Heathrow. Dernière en date d’une série de mesures de restriction des vols de nuit à Heathrow dont les premières remontent à 1962, ledit plan remplaçait le précédent, qui avait été adopté en 1988 pour une durée de cinq ans. D’après le document de consultation de 1993 (paragraphe 36 ci-dessus), il avait notamment pour but de protéger la population locale contre des nuisances sonores excessives pendant la nuit et de tenircompte des incidences plus larges sur l’économie. L’engagement pris par le gouvernement en 1988 « de ne pas permettre une hausse des niveaux de bruit pendant la nuit et, dans l’idéal, de les réduire » avait été maintenu (paragraphes 41 et 43 ci-dessus). En particulier, le plan de 1993 remplaçait le système antérieur de limitation des mouvements par un régime permettant aux compagnies aériennes de choisir, dans le cadre d’un système de chiffres de quota, quels avions – silencieux ou bruyants – faire voler (paragraphes 44-46 ci-dessus). Bien que certains aspects du plan aient été modifiés à la suite de plusieurs procédures de contrôle juridictionnel (paragraphes 47-50 et 80-83 ci-dessus) et d’études et consultations supplémentaires (paragraphes 51-69 ci-dessus), le système de chiffres de quota introduit en 1993 est aujourd’hui toujours en vigueur et les autorités continuent de suivre la situation en vue de procéder à d’éventuelles améliorations (paragraphes 70-75 ci-dessus).
117. Le plan de 1993 tenait compte de l’étude de 1992 sur le sommeil (paragraphe 35 ci-dessus), laquelle avait conclu que la grande majorité des personnes vivant dans le voisinage d’un aéroport ne risquaient pas de voir leur sommeil gravement perturbé par le bruit des avions et qu’un faible pourcentage d’individus (environ 2 à 3 %) présentaient une sensibilité particulière à cette nuisance. Eu égard à ces éléments, les perturbations causées par le bruit des avions avaient été considérées comme négligeables par rapport à la quantité normale globale des perturbations du sommeil (paragraphe 40 ci-dessus). Le gouvernement s’appuya de nouveau sur l’étude de 1992 lorsqu’il procéda à un réexamen de la réglementation des vols de nuit en 1998-1999. Il reconnut alors que des recherches supplémentaires s’imposaient, en particulier concernant les insomnies, et ordonna la réalisation d’un certain nombre d’études sur le sujet (paragraphes 58-59 et 73 ci-dessus).
118. La Cour ne doute nullement que la mise en œuvre du plan de 1993 ait pu porter atteinte à la qualité de la vie privée des requérants et à la possibilité pour eux de jouir des agréments de leurs foyers respectifs, et donc aux droits des intéressés protégés par l’article 8 de la Convention. Chacun des requérants a décrit les effets qu’ont produits sur lui les modifications introduites par le plan de 1993 (paragraphes 11-26 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de douter de la sincérité des observations formulées par les intéressés à cet égard. Certes, ceux-ci n’ont soumis aucun élément attestant de la gravité de la gêne alléguée par eux et, en particulier, ils n’ont pas réfuté les données fournies par le Gouvernement relativement aux courbes de niveau de bruit diurne « objectif » correspondant à leurs domiciles respectifs (ibidem). Toutefois, le Gouvernement l’admet lui-même, et cela ressort du reste clairement de l’étude de 1992 sur le sommeil qu’il invoque, la sensibilité au bruit comporte une part de subjectivité, une faible minorité de personnes étant plus susceptibles que d’autres d’être réveillées ou de voir leur sommeil perturbé par le bruit des avions pendant la nuit. La gêne subie par les uns et les autres tient donc non seulement à la situation géographique de leurs domiciles respectifs par rapport aux diverses trajectoires de vol, mais aussi à la prédisposition de chacun à être
incommodé par le bruit. En l’espèce, le degré de nuisance peut certes varier quelque peu d’un requérant à l’autre, mais la Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il semble considérer que le plan litigieux n’a eu aucun effet, ou du moins aucun effet notable, sur les requérants.
119. Il apparaît clairement en l’occurrence que les nuisances sonores dénoncées ne sont pas causées par l’Etat ou ses émanations, mais qu’elles résultent de l’activité de compagnies aériennes privées. On peut soutenir que les modifications introduites par le plan de 1993 doivent passer pour une ingérence directe de l’Etat dans l’exercice par les personnes concernées des droits garantis par l’article 8. D’autre part, en matière d’environnement, la responsabilité de l’Etat peut également découler du fait qu’il n’a pas réglementé l’activité de l’industrie privée d’une manière propre à assurer le respect des droits consacrés par l’article 8 de la Convention. La Cour l’a noté ci-dessus (paragraphe 98), que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’Etat, ou sous celui d’une ingérence d’une autorité publique dans l’exercice des droits protégés par l’article 8, à justifier sous l’angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins. La Cour n’est donc pas appelée à se prononcer sur le point de savoir si la présente affaire relève d’une catégorie ou de l’autre. La question qu’il lui incombe de trancher est celle de savoir si la mise en œuvre de la politique de 1993 en matière de vols de nuit à l’aéroport de Heathrow a ménagé un juste équilibre entre les intérêts des personnes qui pâtissent du bruit nocturne et ceux, concurrents, de la société dans son ensemble.
120. La Cour relève d’emblée que dans les affaires antérieures où des problèmes environnementaux l’ont amenée à conclure à des violations de la Convention, ses constats se fondaient sur l’inobservation par les autorités nationales de certains aspects de la réglementation interne. Ainsi, dans l’affaire López Ostra, la station d’épuration en cause, qui avait finalement été fermée, était illégale en ce qu’elle fonctionnait sans le permis requis (López Ostra précité, pp. 46-47, §§ 16-22). Dans l’affaire Guerra et autres, la violation découlait pareillement d’un manquement au droit interne, l’Etat n’ayant pas communiqué aux requérants les informations qu’il était légalement tenu de leur fournir (Guerra et autres précité, p. 219, §§ 25-27).
Cet élément d’irrégularité au regard du droit interne est totalement absent en l’espèce. La politique en matière de vols de nuit instaurée en 1993 fut contestée par les collectivités locales et, après un certain nombre de modifications, jugée compatible avec le droit interne. Les requérants n’affirment pas que les mesures en cause, telles que modifiées, étaient en quoi que ce soit contraires au droit interne ; pareil grief se heurterait du reste au non-respect de la condition d’épuisement des voies de recours internes.
Les intéressés n’allèguent pas davantage l’illégalité en droit interne de tel ou tel vol de nuit générateur de troubles du sommeil et, sur ce point également, ils auraient pu saisir les juridictions nationales en vertu de l’article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l’aviation civile.
121. Pour justifier la réglementation des vols de nuit, telle qu’elle est en vigueur depuis 1993, le Gouvernement invoque non seulement les intérêts économiques des compagnies aériennes et autres entreprises et ceux de leurs clients, mais aussi, et surtout, les intérêts économiques du pays dans son ensemble. Pour le Gouvernement, ces considérations font qu’il est nécessaire d’empiéter, au moins dans une certaine mesure, sur les droits garantis aux personnes concernées par l’article 8. La Cour observe que le second paragraphe de cette disposition autorise, entre autres, des restrictions nécessaires au bien-être économique du pays et à la protection des droits et libertés d’autrui. Il était donc légitime pour l’Etat de prendre en compte les intérêts économiques susmentionnés lorsqu’il a élaboré sa politique.
122. La Cour doit examiner si l’Etat peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre ces intérêts et ceux, concurrents, des personnes victimes de nuisances sonores, tels les requérants. La protection de l’environnement doit être prise en compte par les Etats lorsqu’ils agissent dans le cadre de leur marge d’appréciation et par la Cour lorsqu’elle examine la question du dépassement ou non de cette marge, mais il ne serait pas indiqué que la Cour adopte en la matière une démarche particulière tenant à un statut spécial qui serait accordé aux droits environnementaux de l’homme. Dans ce contexte, elle doit revenir sur la question de l’étendue de la marge d’appréciation dont jouit l’Etat lorsqu’il prend des décisions de principe du type de celles ici en cause (paragraphe 103 ci-dessus).
123. La Cour constate que l’introduction du plan de 1993 concernant les vols de nuit était une mesure générale qui ne visait pas les requérants en particulier, même si elle a manifestement entraîné des conséquences pour eux et d’autres personnes se trouvant dans une situation analogue. Toutefois, les troubles du sommeil allégués par les requérants n’ont pas porté atteinte à un aspect de la vie privée de la même façon que les mesures pénales dont la Cour avait estimé dans l’affaire Dudgeon qu’elles justifiaient de ne laisser à l’Etat qu’une marge d’appréciation spécialement étroite (Dudgeon précité, p. 21, § 52, et paragraphe 102 ci-dessus). De fait, c’est plutôt la règle normale applicable aux décisions de politique générale (paragraphe 97 ci-dessus) qui semble être de mise en l’espèce, d’autant qu’elle peut être invoquée même en ce qui concerne des mesures de caractère individuel prises dans le cadre d’une politique générale, comme dans l’affaire Buckley susmentionnée (paragraphe 101 ci-dessus). Si l’Etat est tenu de prendre dûment en considération les intérêts
particuliers dont il a l’obligation d’assurer le respect en vertu de l’article 8, il y a lieu, en principe, de lui laisser le choix des moyens à employer pour remplir cette obligation. Vu le caractère subsidiaire de sa fonction de contrôle, la Cour se bornera à examiner si telle ou telle solution adoptée peut passer ou non pour ménager un juste équilibre.
124. En l’espèce, la Cour relève d’abord les difficultés auxquelles elle se trouve confrontée pour établir si le niveau général de bruit durant la nuit a en fait augmenté à la suite de l’introduction du plan de 1993. Les requérants affirment que tel est le cas ; le Gouvernement le conteste. Les déclarations contenues dans le document de consultation de 1998 semblent indiquer que, dans l’ensemble, le niveau général de bruit autour de Heathrow s’est sans doute amélioré durant la période soumise aux quotas nocturnes, mais probablement détérioré pendant la période nocturne complète (paragraphe 61 ci-dessus). La Cour n’est pas en mesure de se prononcer fermement sur ce point. Elle constate que le litige entre les parties porte sur la question de savoir s’il faut mesurer le bruit nocturne selon le nombre de mouvements d’avions ou d’après des chiffres de quota. Quoi qu’il en soit, rien n’indique, selon elle, que la décision des autorités d’introduire un régime fondé sur un système de chiffres de quota soit par elle-même incompatible avec l’article 8.
125. La réponse à la question de savoir si la mise en œuvre de ce régime a ménagé, dans les faits, un juste équilibre entre les droits consacrés par l’article 8 auxquels il porte atteinte et certains intérêts concurrents de la communauté dépend du poids relatif accordé aux uns et aux autres. Eu égard au caractère général des mesures en cause, la Cour admet que, dans le contexte de l’espèce, les autorités étaient fondées à s’appuyer sur des données statistiques basées sur la perception moyenne des nuisances sonores. Elle note la conclusion du document de consultation de 1993 selon laquelle le nombre des perturbations du sommeil causées par le bruit des avions était si minime qu’il pouvait être considéré comme négligeable par rapport à la quantité normale globale des perturbations (paragraphe 40 ci-dessus). Il n’en résulte pas pour autant que les préoccupations des personnes touchées aient été totalement ignorées. Le but même de l’application d’un régime de restriction des vols nocturnes est de maintenir les nuisances sonores à un niveau acceptable pour la population vivant à proximité de l’aéroport. Les autorités paraissent de surcroît s’être rendu compte que, vu le caractère évolutif de la situation (augmentation du transport aérien, progrès technologiques dans le domaine de la lutte contre le bruit, évolution des comportements sociaux, etc.), l’adéquation des mesures en la matière devait faire l’objet d’un contrôle permanent.
126. Quant aux intérêts économiques faisant contrepoids à l’opportunité de restreindre ou de supprimer les vols de nuit pour atteindre les buts susmentionnés, la Cour juge raisonnable de présumer que ces vols contribuent, du moins dans une certaine mesure, à l’économie générale. Le Gouvernement a soumis à la Cour des rapports exposant les résultats d’une série d’enquêtes relatives à l’intérêt économique des vols de nuit qui ont été menées tant avant qu’après l’introduction du plan de 1993. Bien que ces documents ne renferment aucune indication précise du coût économique de la suppression de vols de nuit spécifiques, on peut en déduire qu’il existe un lien entre les liaisons aériennes en général et les vols de nuit. Le Gouvernement affirme notamment que certains vols en provenance d’Extrême-Orient ne peuvent arriver à Londres en journée qu’en décollant très tard dans la nuit, ce qui entraîne d’importants désagréments pour les passagers et, par contrecoup, une perte de compétitivité. On peut aisément admettre l’intérêt économique qu’il y a à maintenir un plein service entre Londres et des pays lointains ; par ailleurs, il est difficile, voire impossible, de faire le départ entre les intérêts de l’industrie aérienne et les intérêts économiques du pays dans son ensemble. Cela dit, les compagnies aériennes ne sont pas autorisées à fonctionner à leur guise, leur liberté d’exploitation faisant l’objet d’importantes limitations, telles celles frappant les vols de nuit à Heathrow. La Cour relève à cet égard que le plan de 1993 finalement mis en œuvre est plus strict que celui qui avait été envisagé dans le document de consultation de 1993, puisque même les avions les plus silencieux sont assujettis au système des chiffres de quota. En outre, les autorités nationales ont opposé un refus à des demandes tendant à un raccourcissement de la période soumise aux quotas nocturnes ou à la levée des restrictions nocturnes. Par ailleurs, la Cour note que le système a fait ultérieurement l’objet de modifications, certaines constitutives de nouvelles restrictions pour les compagnies, telles l’instauration d’un nombre total maximum de mouvements (paragraphe 50 ci-dessus) et la diminution des points de quota disponibles (paragraphe 66 ci-dessus).
127. Pour apprécier si l’Etat a ménagé ou non un juste équilibre en l’espèce, la Cour estime devoir prendre aussi en considération les mesures mises en place pour atténuer les effets du bruit généré par les aéronefs d’une manière générale, y compris pendant la nuit. Un certain nombre de ces mesures ont été mentionnées ci-dessus (paragraphe 74). La Cour relève en outre que les requérants ne contestent pas réellement l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le bruit nocturne n’a pas d’incidence négative sur les prix de l’immobilier dans les lieux où ils résident. Elle juge par ailleurs raisonnable de prendre en compte, pour déterminer les répercussions d’une politique générale sur des individus domiciliés dans un lieu particulier, la mesure dans laquelle les intéressés ont la possibilité de quitter cet endroit. Lorsqu’un nombre restreint de personnes dans un lieu (2 à 3 % de la population touchée, selon l’étude de 1992 sur le sommeil) pâtissent particulièrement d’une mesure générale, le fait qu’elles peuvent déménager, si elles le choisissent, sans subir de perte financière est un élément de poids dans l’appréciation du caractère globalement raisonnable de la mesure en question.
128. Quant aux aspects procéduraux de l’affaire, la Cour relève que lorsqu’il s’agit pour un Etat de traiter, comme c’était le cas en l’espèce, des questions complexes de politique environnementale et économique, le processus décisionnel doit nécessairement comporter la réalisation d’enquêtes et d’études appropriées, de manière à permettre l’établissement d’un juste équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu. Il n’en résulte pas pour autant que des décisions ne peuvent être prises qu’en présence de données exhaustives et vérifiables sur tous les aspects de la question à trancher. A cet égard, il convient de noter que les autorités britanniques contrôlent en permanence l’adéquation des mesures litigieuses et que le plan de 1993 n’est que la dernière en date d’une série de mesures de restriction des vols de nuit dont les premières remontent à 1962. L’état de la recherche en ce qui concerne les troubles du sommeil et les vols de nuit est loin d’être statique, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement avait décidé que désormais les restrictions aux vols de nuit seraient chaque fois annoncées pour une période maximum de cinq ans, chaque nouveau plan devant s’inspirer des résultats des travaux de recherche et autres éléments nouveaux obtenus au cours de la période antérieure. C’est ainsi que le plan de 1993 fut précédé d’une série d’enquêtes et d’études menées sur une longue période. Les mesures particulières introduites par ce plan furent portées à la connaissance du public par le biais d’un document de consultation qui exposait les résultats d’une étude conduite pour le compte du ministère des Transports et renfermait une étude relative au bruit occasionné par les aéronefs et aux troubles du sommeil. Le document précisait que le quota devait être fixé de manière à ne pas permettre une hausse des niveaux de bruit pendant la nuit et, dans l’idéal, à les réduire. Il fut publié en janvier 1993 et adressé à des organismes représentant l’industrie aérienne et les riverains des aéroports. Les requérants et les personnes se trouvant dans une situation analogue à la leur ont donc eu accès au document de consultation et ont eu la faculté de formuler toutes observations qu’ils jugeaient à propos. Si leurs commentaires n’avaient pas été pris en compte, ils auraient pu contester les décisions ultérieures, ou le plan lui-même, devant les tribunaux. De surcroît, membres ou ex-membres de l’Association de lutte contre le bruit des avions à Heathrow (« HACAN » – paragraphe 1 ci-dessus), les requérants étaient particulièrement bien placés pour formuler des observations.
129. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en définitive les autorités n’ont pas dépassé leur marge d’appréciation dans la recherche d’un juste équilibre entre, d’une part, le droit des personnes touchées par la réglementation litigieuse à voir respecter leur vie privée et leur domicile, et, d’autre part, les intérêts concurrents d’autrui et de la société dans son ensemble. Elle ne décèle par ailleurs aucun vice fondamental dans la procédure ayant abouti à l’adoption de la réglementation de 1993 concernant les restrictions aux vols de nuit.
130. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
131. Les requérants affirment que le contrôle juridictionnel ne constituait pas un recours effectif pour dénoncer la violation de leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention. Ils allèguent la violation de l’article 13, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
132. Le Gouvernement conteste pour sa part qu’il y ait eu violation de l’article 13 de la Convention.
A. L’arrêt de la chambre
133. Dans son arrêt du 2 octobre 2001, la chambre a conclu que la portée du contrôle pouvant être exercé par les tribunaux internes ne permettait pas d’examiner si l’augmentation des vols de nuit dans le cadre du plan de 1993 constituait une atteinte justifiable aux droits des riverains de l’aéroport de Heathrow garantis par l’article 8 (paragraphes 115 et 116 de l’arrêt de la chambre).
B. Les observations des parties
1. Le Gouvernement
134. Dans sa lettre demandant le renvoi de l’affaire à la Grande Chambre, le Gouvernement n’évoquait pas l’article 13 de la Convention. Dans ses communications ultérieures, il a renvoyé aux observations
– résumées aux paragraphes 112 et 113 de l’arrêt de la chambre – qu’il avait soumises à la Commission et à la chambre. Il y soutenait que l’article 13 n’était pas applicable et, à titre subsidiaire, que la portée du contrôle juridictionnel était suffisante pour satisfaire aux exigences de cette disposition. A l’audience du 13 novembre 2002, il a plaidé que la présente affaire avait trait à des obligations positives et non négatives, et souligné les similitudes entre la procédure de contrôle juridictionnel au Royaume-Uni et la démarche traditionnellement suivie par la Cour.
2. Les requérants
135. Comme devant la chambre, les requérants soutiennent que du fait de l’exonération de responsabilité résultant de l’article 76 de la loi de 1982 sur l’aviation civile ils ne jouissent en droit privé d’aucun droit leur permettant de se plaindre de niveaux de bruit nocturne excessifs. Ils estiment à cet égard que la procédure de contrôle juridictionnel ne constitue pas un recours effectif, compte tenu des limites qui lui sont inhérentes. Ils ajoutent que, dans l’affaire R. (Daly) v. Secretary of State for the Home Department (Appeal Cases, 2001, vol. 2, p. 532), la Chambre des lords a confirmé que la démarche adoptée dans R. v. Minister of Defence, ex parte Smith (Queen’s Bench Reports, 1996, p. 517) n’était pas satisfaisante.
C. Les parties intervenantes
136. Les parties intervenantes n’ont formulé aucune observation sur les questions relatives à l’article 13.
D. L’appréciation de la Cour
137. Ainsi que l’a rappelé la chambre, la Cour a toujours interprété l’article 13 comme exigeant un recours pour les seules plaintes que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, pp. 23-24, § 54). En l’espèce, la Cour n’a pas conclu à la violation de l’article 8, mais elle estime qu’il lui faut admettre le caractère défendable du grief tiré de cette disposition, la chambre ayant déclaré recevables les questions soulevées sur le terrain de l’article 8 et, en fait, constaté une violation de celui-ci. Dès lors, le grief fondé sur l’article 13 doit être examiné.
138. La Cour réaffirme d’abord que l’article 13 ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant une autorité nationale, les lois d’un Etat contractant comme contraires à la Convention (Costello-Roberts c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1993, série A no 247-C, p. 62, § 40). De même, il ne permet pas de contester une politique générale en tant que telle. Lorsqu’un requérant formule un grief défendable de violation d’un droit garanti par la Convention, l’ordre juridique interne doit toutefois offrir un recours effectif (ibidem, p. 62, § 39).
139. Comme la chambre l’a constaté, l’article 76 de la loi de 1982 met obstacle à l’exercice d’une action pour nuisances fondée sur le bruit excessif généré par les aéronefs pendant la nuit. Dès lors que les requérants se plaignaient de vols de nuit qui étaient autorisés par le plan de 1993 et qui étaient par ailleurs conformes à la réglementation en vigueur, il leur était impossible d’exercer une action pour troubles de jouissance ou pour nuisances concernant ces vols.
140. Il s’agit pour la Cour de rechercher si les requérants ont disposé en droit interne d’un recours « permettant de s’y prévaloir des droits (…) de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés » (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215, pp. 38-40, §§ 117-127). Dans l’affaire Vilvarajah et autres, qui avait trait à l’immigration, la portée du contrôle effectué par les juridictions nationales était relativement ample, en raison de l’importance accordée par le droit interne à la question de l’intégrité physique. C’est pour cette raison que le contrôle juridictionnel avait été jugé conforme aux exigences de l’article 13. En revanche, dans son arrêt Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, §§ 135-139, CEDH 1999-VI), la Cour a conclu que le contrôle juridictionnel ne constituait pas un recours effectif au motif que les juridictions nationales définissaient les questions relevant des pouvoirs publics si largement qu’il avait été impossible aux requérants de soulever devant les tribunaux internes leurs griefs fondés sur l’article 8 de la Convention.
141. La Cour rappelle qu’il a été possible, par la voie du contrôle juridictionnel, de faire déclarer le plan de 1993 illégal à raison d’un écart trop important entre la politique du gouvernement et la pratique (R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Richmond LBC (no 2), 1995, Environmental Law Reports, p. 390). Cela dit, il est clair, comme l’a relevé la chambre, que la portée du contrôle pouvant être exercé par les tribunaux internes se limitait aux notions classiques du droit public anglais, telles que l’irrationalité, l’illégalité et l’erreur manifeste d’appréciation, et ne permettait pas d’examiner à l’époque (c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme – Human Rights Act 1998) si l’augmentation des vols de nuit censée être résultée du plan de 1993 constituait une atteinte justifiable au droit des riverains de l’aéroport de Heathrow au respect de leur vie privée et familiale ou de leur domicile.
142. Dans ces conditions, la Cour estime que la portée du contrôle que pouvaient exercer les juridictions internes en l’espèce n’était pas suffisante au regard de l’article 13.
Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
143. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
144. Renvoyant à l’arrêt de la chambre, les requérants estiment qu’une modeste indemnité devrait leur être octroyée pour préjudice moral.
145. Le Gouvernement considère quant à lui qu’un constat de violation de l’article 8 ou de l’article 13 représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante.
146. La chambre a alloué à chacun des requérants la somme de 4 000 livres sterling (GBP) au titre du préjudice moral causé par les violations des articles 8 et 13 constatées.
147. La Cour a conclu à la violation du droit procédural à un recours interne effectif garanti par l’article 13 de la Convention quant aux griefs des requérants tirés de l’article 8, mais à la non-violation du droit matériel au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance consacré par l’article 8 lui-même.
148. Elle rappelle que dans l’affaire Camenzind c. Suisse (arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2897-2898, § 57), où elle avait conclu à la violation de l’article 13 quant au grief du requérant fondé sur l’article 8, mais à la non-violation des dispositions matérielles invoquées, elle avait estimé que l’arrêt représentait par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le tort moral allégué.
Par ailleurs, la violation de l’article 13 constatée en l’espèce découle non pas du fait que les requérants n’ont pas eu accès aux juridictions britanniques pour dénoncer les conséquences qu’a eues pour eux la politique de l’Etat concernant les vols de nuit à Heathrow, mais plutôt de la portée qu’avait le contrôle juridictionnel à l’époque des faits, laquelle était si réduite que le recours disponible en droit interne ne pouvait passer pour un recours « effectif » propre à permettre aux intéressés d’exposer pleinement la substance de leur grief sur le terrain de l’article 8 (paragraphes 140-142 ci-dessus).
Cela étant, la Cour estime que, compte tenu de la nature de la violation à laquelle elle a conclu, le constat de violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral.
B. Frais et dépens
149. Les requérants sollicitent au total 153 867,56 GBP, plus 24 929,55 GBP au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), pour les frais exposés dans le cadre de la procédure devant la chambre, et 154 941,48 GBP, plus 23 976,82 GBP au titre de la TVA, soit 178 918,30 GBP au total, pour ceux afférents à la procédure devant la Grande Chambre.
150. Le Gouvernement formule un certain nombre d’observations quant aux frais et dépens relatifs à la procédure suivie devant la Grande Chambre. Il critique les taux pratiqués par les solicitors ayant participé à celle-ci et juge excessif le nombre d’heures facturé par eux. Il trouve également exorbitants les honoraires facturés par le conseil et les experts des requérants. Il considère qu’un montant global de 109 000 GBP serait approprié pour les frais et dépens afférents à la procédure devant la Grande Chambre.
151. Alors que les requérants avaient demandé 153 867,56 GBP pour les frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure menée jusqu’alors, la chambre ne leur a accordé que 70 000 GBP.
152. L’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), arrêt du 6 novembre 1980, série A no 38, p. 13, § 23). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
153. La Cour rappelle que si la chambre a constaté une violation des articles 8 et 13 de la Convention, la Grande Chambre n’a conclu qu’à la violation de l’article 13 en rapport avec le grief tiré de l’article 8. Cette différence de constat doit certes se refléter dans la somme allouée au titre des frais et dépens, mais la Grande Chambre ne doit pas perdre de vue que l’article 13 ne peut être considéré isolément. Sans un « grief défendable » concernant les droits matériels invoqués, la Cour n’aurait pas pu examiner le grief fondé sur l’article 13 (voir, par exemple, Boyle et Rice précité, pp. 23‑24, §§ 52 et 54). L’allocation des frais et dépens doit donc tenir compte dans une certaine mesure, moindre que si une violation de l’article 8 avait également été constatée, du travail effectué par les représentants des requérants sur les questions relatives à l’article 8.
154. La Cour alloue aux requérants la somme de 50 000 euros, TVA incluse, pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
155. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
3. Dit, par quinze voix contre deux, que le constat de violation de l’article 13 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage subi par les requérants ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 50 000 EUR (cinquante mille euros), la taxe sur la valeur ajoutée comprise, pour frais et dépens, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ladite somme sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, par treize voix contre quatre, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2003.
Luzius Wildhaber – Président
Paul Mahoney – Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions dissidentes suivantes :
– opinion dissidente commune à M. Costa, M. Ress, M. Türmen, M. Zupančič et Mme Steiner ;
– opinion dissidente de Sir Brian Kerr.
L.W.
P.J.M.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À M. COSTA, M. RESS, M. TÜRMEN, M. ZUPANČIČ ET Mme STEINER, JUGES
(Traduction)
I. Introduction
Nous regrettons de ne pouvoir nous rallier au constat de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme dans la présente affaire. Notre opinion dissidente commune se fonde principalement sur notre interprétation de la jurisprudence pertinente, au stade actuel de son évolution. En outre, le lien étroit entre la protection des droits de l’homme et la nécessité urgente de décontaminer l’environnement nous amène à considérer la santé comme le besoin humain le plus fondamental et à la juger prééminente. Après tout, que représentent les droits de l’homme afférents au respect du domicile si, comme en l’espèce, le domicile d’une personne résonne de jour comme de nuit, constamment ou par intermittence, du vacarme des moteurs d’aéronefs ?
1. Il est vrai que le texte original de la Convention ne traduit pas encore une prise de conscience de la nécessité de protéger les droits environnementaux de l’homme[2]. Dans les années 50, la nécessité universelle de protéger l’environnement ne se manifestait pas encore. Toutefois, d’un point de vue historique, les considérations liées à l’environnement ne sont aucunement étrangères à notre tradition juridique commune et constante[3], et il y a trente et un ans la Déclaration de la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain proclamait en tant que premier principe :
« (…) L’homme a le droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être (…) »[4]
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (même si actuellement elle n’a pas force juridique contraignante) constitue une indication intéressante à cet égard. Son article 37 dispose :
« Un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable. »
Ces recommandations montrent clairement que les Etats membres de l’Union européenne souhaitent une protection de niveau élevé et de meilleure qualité, et attendent de l’Union qu’elle élabore des politiques visant ces objectifs. Sur un plan plus général, il ressort manifestement du Protocole de Kyoto que la pollution de l’environnement est une question supranationale, puisqu’elle ne respecte pas les frontières de la souveraineté nationale[5]. Il s’agit donc par excellence d’une question relevant du droit international – et, a fortiori, d’une juridiction internationale. Entre-temps – pour ces motifs précisément –, de nombreuses cours suprêmes et constitutionnelles ont invoqué la Constitution à l’appui de divers aspects de la protection de l’environnement[6]. A notre sens, ce souci d’une protection de l’environnement converge avec l’intérêt général porté aux droits de l’homme.
II. Evolution de la jurisprudence
2. La Cour l’a souvent souligné : « la Convention est un instrument vivant qui doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui » (voir, parmi beaucoup d’autres, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-16, § 26, et Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310, pp. 26-27, § 71). Cette interprétation « évolutive » que la Commission et la Cour ont faite de différentes exigences de la Convention a généralement été « progressiste » : elles ont graduellement étendu et élevé la protection des droits et libertés garantis par la Convention pour créer l’« ordre public européen ». Dans le domaine des droits environnementaux de l’homme, qui était à peu près inconnu en 1950, la Commission et la Cour ont de plus en plus souvent considéré que l’article 8 englobait le droit à un environnement sain, et donc à la protection contre les pollutions et nuisances chimiques, olfactives, respiratoires, sonores, etc.
3. Dans les affaires antérieures concernant la protection contre le bruit des avions, la Commission n’a pas hésité à déclarer l’article 8 applicable, et recevables des griefs relatifs à sa violation – par exemple dans les affaires Arrondelle et Baggs. Dans l’affaire Arrondellec. Royaume-Uni (no 7889/77, décision de la Commission du 15 juillet 1980, Décisions et rapports (DR) 19, p. 186), la maison de la requérante se trouvait à un peu plus d’un kilomètre et demi de l’extrémité de la piste d’envol de l’aéroport de Gatwick. Dans l’affaire Baggs c. Royaume-Uni (no 9310/81, décision de la Commission du 16 octobre 1985, DR 44, p. 13), la propriété du requérant était sise à 400 mètres de la piste sud de l’aéroport de Heathrow. Ces deux requêtes, qui ont été déclarées recevables, se sont soldées par un règlement amiable, ce qui n’implique pas stricto sensu une violation de la Convention, mais montre que le gouvernement défendeur admettait alors qu’il y avait bien un problème. La Cour elle-même, dans l’affaire Powell et Rayner c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1990, série A no 172), où étaient également en cause les vols à Heathrow, a décliné, pour des motifs purement techniques, sa compétence pour connaître du grief au titre de l’article 8.
4. La Cour a confirmé avec netteté que la Convention garantissait, sous l’article 8, le droit à un environnement sain : elle a conclu, les deux fois à l’unanimité, à la violation de l’article 8, dans les affaires López Ostra c. Espagne (arrêt du 9 décembre 1994, série A no 303-C) et Guerra et autres c. Italie (arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Dans le premier cas, il s’agissait des nuisances – odeurs, bruits et fumées – causées par une station d’épuration proche du domicile de la requérante, qui avaient affecté la santé de la fille de celle-ci ; dans le second, il s’agissait des émissions nocives d’une usine chimique comportant de sérieux risques pour les requérants, qui habitaient dans une commune proche.
5. L’arrêt rendu par la Grande Chambre en l’espèce, dans la mesure où il conclut, contrairement à l’arrêt de la chambre du 2 octobre 2001, à la non-violation de l’article 8, nous semble s’écarter de cette évolution de la jurisprudence des organes de la Convention, et même conduire à une régression. Il privilégie les considérations économiques au détriment des conditions sanitaires de base, décrivant la « sensibilité au bruit » des requérants comme étant celle d’une « faible minorité de personnes » (paragraphe 118 de l’arrêt). La tendance à minimiser cette sensibilité – et plus particulièrement les préoccupations relatives au bruit et aux perturbations du sommeil –, va à l’encontre de l’importance croissante attachée à l’environnement, dans toute l’Europe et à travers le monde. La simple comparaison des affaires susmentionnées (Arrondelle, Baggs et Powell et Rayner) avec le présent arrêt nous paraît révéler que notre Cour va à contre-courant.
III. L’obligation positive de l’Etat
6. La Convention protège l’individu contre les abus de pouvoir directs des autorités de l’Etat. Généralement, l’aspect environnemental des droits fondamentaux de l’individu ne se trouve pas menacé par des ingérences directes de l’Etat. Indirectement, toutefois, la question est souvent celle de savoir si l’Etat a pris ou non les mesures nécessaires pour protéger la santé et la vie privée. A supposer même qu’il l’ait fait, il peut y avoir une ingérence directe lorsque, comme en l’espèce, il autorise le fonctionnement d’un aéroport sous certaines conditions. L’ampleur de l’ingérence directe admissible de la part de l’Etat et des obligations positives qui lui incombent est difficile à déterminer dans de telles situations, mais ces difficultés ne doivent pas amoindrir la protection globale que les Etats sont tenus d’assurer en vertu de l’article 8.
7. Ainsi, dans le cadre du droit interne, le pouvoir de régulation de l’Etat entre en jeu dans la protection de l’individu contre les intérêts macro-économiques et commerciaux à l’origine de pollutions. Les changements trompeurs dans cette mise en relation indirecte de l’individu et de l’Etat découlent donc de ce que l’Etat serait tenu d’agir, mais n’en fait rien (ou agit au mépris du principe de proportionnalité). A cet égard, nous sommes loin de la situation examinée par notre Cour dans l’affaire Powell et Rayner (précitée, pp. 9-10, § 15), dans laquelle la loi sur la réduction du bruit (Noise Abatement Act) excluait explicitement de son champ d’application le bruit provoqué par les avions. Dans le cadre du droit interne, la question est donc celle de savoir si l’Etat a pris ou non des mesures et, dans l’affirmative, si ces mesures sont suffisantes.
8. Au moins, depuis l’affaire Powell et Rayner (p. 18, § 41), la principale question est l’obligation positive de l’Etat.
9. La majorité tente de distinguer l’espèce de l’affaire Dudgeon c. Royaume-Uni (arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45), qui concernait la vie privée du requérant, sous l’angle de l’intimité sexuelle. Dans l’arrêt Dudgeon (p. 21, § 52), la Cour a dit : « la présente affaire a trait à un aspect des plus intimes de la vie privée. Il doit donc exister des raisons particulièrement graves pour rendre légitimes, aux fins du paragraphe 2 de l’article 8, des ingérences des pouvoirs publics. » La majorité différencie le cas d’espèce de l’affaire Dudgeon en précisant : « les troubles du sommeil allégués par les requérants n’ont pas porté atteinte à un aspect de la vie privée de la même façon que les mesures pénales dont la Cour avait estimé dans l’affaire Dudgeon qu’elles justifiaient de ne laisser à l’Etat qu’une marge d’appréciation spécialement étroite » (paragraphe 123 de l’arrêt).
10. Logiquement, il devrait exister un rapport d’inverse proportionnalité entre, d’une part, l’importance du droit à la vie privée concerné et, d’autre part, l’ampleur admissible de l’ingérence de l’Etat. Il est vrai également que la vie sexuelle représente la sphère la plus intime de la vie privée, dans laquelle il y a lieu de laisser l’individu tranquille, à moins qu’il ne porte atteinte aux droits d’autrui. Toutefois, il n’est pas logique de déduire de ce qui précède que la théorie de l’inverse proportionnalité entre l’importance du droit à la vie privée et l’ampleur admissible de l’ingérence doit se limiter à la vie sexuelle. D’autres aspects de la vie privée, telle la santé, peuvent être tout aussi « intimes », quoique bien plus vitaux.
11. La vie privée est une prérogative hétérogène. Ses limites spécifiques ne se distinguent et ne se perçoivent clairement que lorsqu’il y a lieu de la défendre contre tel ou tel type d’ingérence. En outre, la vie privée est un aspect du bien-être général de la personne, et n’est pas forcément qu’une fin en soi. L’ampleur admissible de l’ingérence d’un Etat dans la vie privée d’un individu et de sa famille doit donc être considérée comme étant inversement proportionnelle au préjudice que l’ingérence est susceptible de causer à la santé mentale et physique de l’intéressé. En d’autres termes, nous ne faisons pas valoir que la vie sexuelle d’un couple, dont le domicile résonne du bruit des moteurs des aéronefs, peut être gravement perturbée. La quintessence de notre thèse est que « la santé en tant qu’état de complet bien-être physique, mental et social » est, dans les circonstances particulières de la présente affaire, une condition indispensable à une véritable vie privée, intimité, etc., et qu’elle ne saurait en être dissociée artificiellement[1]. Affirmer le contraire revient à séparer de manière tout à fait factice bien-être personnel général et vie privée. Certes, chaque affaire doit être tranchée compte tenu de ses tenants et aboutissants et de l’ensemble de ses circonstances particulières. En l’espèce, toutefois, il est clair que la sphère de la protection de la santé et celle de la sauvegarde de la vie privée se recoupent et se chevauchent.
12. Nous sommes en désaccord avec le point de vue adopté par la majorité au paragraphe 123 de l’arrêt de la Grande Chambre et, en particulier, avec les phrases décisives de la fin de ce paragraphe où la majorité estime que : « [s]i l’Etat est tenu de prendre dûment en considération les intérêts particuliers dont il a l’obligation d’assurer le respect en vertu de l’article 8, il y a lieu, en principe, de lui laisser le choix des moyens à employer pour remplir cette obligation. Vu le caractère subsidiaire de sa fonction de contrôle, la Cour se bornera à examiner si telle ou telle solution adoptée peut passer ou non pour ménager un juste équilibre ». En présence de situations personnelles aussi intimes que la perturbation constante du sommeil causée par le bruit des aéronefs pendant la nuit, l’Etat a l’obligation positive d’assurer, dans la mesure du possible, des conditions de sommeil normales au simple citoyen. Il n’a pas été démontré que les requérants avaient agi par caprice, et même si leur « sensibilité au bruit » et leur « prédisposition à être incommodés par le bruit » peuvent être qualifiées de « subjectives », la Cour reconnaît que « le plan litigieux [a eu] (…) un effet notable » sur leur possibilité de dormir (paragraphe 118 de l’arrêt).
13. A cet égard, il est significatif que, sur le terrain de l’article 3, la privation de sommeil peut être considérée comme un élément constitutif d’un traitement inhumain et dégradant, voire de torture[1]. Déjà dans l’affaire interétatique Irlande c. Royaume-Uni (arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 41, § 96), la Cour a estimé notamment que le fait que « (…) les détenus se trouvaient dans une pièce où ne cessait de retentir un fort sifflement (…) » s’analysait en une pratique de traitements inhumains et dégradants[2]. A la lumière de l’évolution ultérieure de notre jurisprudence intervenue avec l’affaire Selmouni c. France ([GC], no 25803/94, § 97, CEDH 1999-V), le même traitement serait désormais très probablement considéré comme torture. La présente affaire n’implique pas de torture ou de traitements inhumains et dégradants, et nous ne laissons pas entendre que le grief pourrait être requalifié sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Nous estimons néanmoins que le bruit, lorsqu’il perturbe gravement le sommeil, porte atteinte au droit au respect de la vie privée et, dans certaines conditions, de la vie familiale, garanti par l’article 8, et peut donc, en particulier selon son intensité et sa durée, emporter violation de cette disposition.
14. Nous estimons également qu’il y a une incohérence dans le fait que l’arrêt (au paragraphe 126) tienne compte des « importants désagréments pour les passagers », alors qu’il minimise (au paragraphe 118) la gêne subie par l’ensemble des riverains qui sont exposés au bruit des aéronefs, la réduisant à « une part de subjectivité [d’]une faible minorité de personnes [qui sont] plus susceptibles que d’autres d’être réveillées ou de voir leur sommeil perturbé (…) ». Nous ne jugeons pas convaincant de procéder à l’exercice de mise en balance en appliquant la théorie de la proportionnalité pour montrer que l’intérêt abstrait de la majorité prime sur la « part [concrète] de subjectivité [d’]une faible minorité de personnes ». Selon les directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)[1], les effets mesurables du bruit sur le sommeil commencent au niveau de Leq d’environ 30 dB. Ces critères sont objectifs. Ils montrent que la sensibilité au bruit n’est pas « subjective », dans le sens qu’elle tiendrait à une hypersensibilité ou à un caractère difficile[2]. Or une fonction importante de la protection des droits de l’homme est précisément de protéger les « faibles minorités » dont la « part de subjectivité » les distingue de la majorité.
15. D’après le document de consultation publié par le gouvernement en novembre 1998, « toute valeur attachée à un vol nocturne marginal devait être mise en regard des nuisances en matière d’environnement. Celles-ci ne pouvaient être chiffrées en termes financiers, mais il était possible, à partir de l’étude de 1992 sur le sommeil, d’estimer le nombre de personnes susceptibles d’être réveillées ». L’étude de 1992 sur le sommeil ne traitait que des perturbations du sommeil et ne tenait même pas compte des problèmes des personnes qui ne parvenaient pas à trouver le sommeil. Il y a lieu de noter que les allégations du gouvernement relatives au bien-être économique du pays se fondent sur des rapports élaborés par l’industrie aérienne. Le gouvernement n’a fait aucune tentative sérieuse pour apprécier les effets du bruit des avions sur le sommeil des requérants. Lorsque le plan de 1993 a été introduit, il n’existait que des recherches très limitées sur la nature des perturbations du sommeil et des insomnies. A cet égard, nous partageons les constats formulés dans l’arrêt de la chambre (paragraphes 103-106). Le gouvernement n’a pas non plus réellement montré qu’il a envisagé toutes les autres solutions possibles, par exemple l’utilisation d’aéroports plus éloignés.
16. En principe, la référence générale au bien-être économique du pays ne suffit pas à justifier le fait que l’Etat n’a pas protégé les droits d’un requérant sur le terrain de l’article 8. A titre d’exemple, dans l’affaire Berrehab c. Pays-Bas (arrêt du 21 juin 1988, série A no 138), la Cour a estimé que le bien-être économique allégué du pays ne pouvait justifier les mesures prises par les autorités néerlandaises. Dans l’arrêt López Ostra (précité, p. 56, § 58) également, la Cour a conclu, après avoir examiné l’argument du Gouvernement, que « (…) celui-ci n’a[vait] pas su ménager un juste équilibre entre l’intérêt du bien-être économique de la ville (…) et la jouissance effective par la requérante du droit au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale. »
17. Nous pourrions certes approuver l’arrêt lorsqu’il précise que « la Cour doit examiner si l’Etat peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre ces intérêts [c’est-à-dire les intérêts économiques du pays] et ceux, concurrents, des personnes victimes de nuisances sonores » (paragraphe 122 de l’arrêt), mais le juste équilibre entre les droits des requérants et les intérêts de la communauté dans son ensemble doit être maintenu. La marge d’appréciation de l’Etat se trouve réduite en raison du caractère fondamental du droit au sommeil, lequel ne peut passer au second plan que pour des besoins réels et impérieux (sinon urgents) de l’Etat. D’ailleurs, le rôle subsidiaire de la Cour, qui se reflète dans l’emploi de la « marge d’appréciation », devient de plus en plus marginal s’agissant d’une constellation de questions telles que le rapport entre la protection du droit au sommeil en tant qu’aspect de la vie privée et de la santé d’une part, et l’intérêt économique très général d’autre part.
18. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, des motifs économiques se référant au « pays dans son ensemble » sans aucune « indication précise du coût économique de la suppression de vols de nuit spécifiques » (paragraphe 126 de l’arrêt) ne sont pas suffisants. De surcroît, l’Etat défendeur n’a pas démontré comment et dans quelle mesure un plan plus drastique visant à limiter les vols de nuit, à les réduire de moitié, ou à les supprimer détériorerait la situation économique.
IV. Appréciation réaliste sur le terrain de l’article 41
19. Enfin, eu égard aux pouvoirs de la Cour au titre de l’article 41 et à l’importance alléguée des intérêts macro-économiques en jeu, l’indemnisation d’une « faible minorité » ne devrait pas constituer un véritable problème. Les droits des requérants auraient pu être traités de façon bien plus réaliste que ce n’est le cas dans l’arrêt. En d’autres termes, la question aurait pu être circonscrite au droit à une satisfaction équitable d’une « faible minorité » pour le préjudice matériel et moral réellement subi. Etant donné que nous n’estimons pas que la « part de subjectivité » mentionnée au paragraphe 118 de l’arrêt soit simplement un euphémisme pour « hypersensibilité tenant à un caractère difficile », les requérants auraient dû, à notre sens, se voir accorder une satisfaction équitable.
OPINION DISSIDENTE DE Sir Brian KERR, JUGE
(Traduction)
Dans l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni ([GC], no 28957/95, § 113, CEDH 2002-VI), la Grande Chambre a dit que « l’article 13 ne saurait être interprété comme exigeant un recours contre l’état du droit interne car sinon la Cour imposerait aux Etats contractants d’incorporer la Convention ». Cet énoncé se rapporte à « l’état du droit interne » et me semble aller au-delà du point de vue traditionnel selon lequel l’article 13 ne garantit pas un recours contre la « législation » (voir, par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 47, § 85). Ce qui cadre avec les idées que j’ai exprimées sur l’article 13 dans mon opinion dissidente jointe à l’arrêt de la chambre du 2 octobre 2001.
Je tiens simplement à préciser ici que, vu la nature des griefs des requérants, l’état du droit interne à l’époque des faits et le rôle de l’article 13 dans la structure de la Convention, il n’y a pas eu, à mon sens, violation de cette disposition en l’espèce.