GRANDE CHAMBRE
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 71412/01
présentée par Agim BEHRAMI et Bekir BEHRAMI
contre la France
et
de la requête no 78166/01
présentée par Ruzhdi SARAMATI
contre la France, l’Allemagne et la Norvège
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant le 2 mai 2007 en une Grande Chambre composée de :
MM.C.L. Rozakis, président,
J.-P. Costa,
SirNicolas Bratza,
MM.B.M. Zupančič,
P. Lorenzen,
I. Cabral Barreto,
M. Pellonpää,
A.B. Baka,
K. Traja,
MmeS. Botoucharova,
M.M. Ugrekhelidze,
MmesA. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
A. Gyulumyan,
M.E. Myjer,
MmeD. Jočienė,
M.D. Popović, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier adjoint,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 28 septembre 2000 et le 28 septembre 2001, respectivement,
Vu la décision du 13 juin 2006 par laquelle la chambre de la deuxième section, initialement chargée de l’affaire, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’étant opposée au dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement de la Cour),
Vu l’accord des parties à l’affaire Saramati pour désigner un juge de l’intérêt commun (M. Costa) en application de l’article 30 du règlement de la Cour,
Vu les observations écrites et orales soumises par les parties, et l’accord de l’Allemagne pour renoncer à présenter des observations orales après que le requérant a demandé le retrait desa requête contre cet Etat (paragraphe 64-65 de la décision ci-dessous),
Vu les observations écrites des Nations unies sollicitées par la Cour, les commentaires soumis par les gouvernements danois, estonien, grec, polonais, portugais et britannique ainsi que celles du gouvernement allemand acceptées comme observations de tierce partie, conformément à l’article 44 § 2 du règlement de la Cour,
Vu les déclarations orales sur les deux requêtes à l’audience du 15 novembre 2006,
Après avoir décidé de joindre l’examen des deux requêtes conformément à l’article 42 § 1 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré le 15 novembre 2006 et le 2 mai 2007, rend la décision suivante :
EN FAIT[1]
1. M. Agim Behrami est né en 1962 et son fils, M. Bekir Behrami, est né en 1990. Tous deux sont d’origine albanaise. M. Agim Behrami se plaint en son nom et en celui de son défunt fils, Gadaf Behrami, né en 1988. Les requérants dans cette affaire résident dans la commune de Mitrovica, au Kosovo (République de Serbie). Devant la Cour, ils ont été représentés par Me G. Nushi, avocat travaillant pour le Comité de défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales, organisation basée à Priština (Kosovo). M. Saramati est né en 1950. Il est lui aussi d’origine albanaise et vit au Kosovo. Il a été représenté par M. Hazer Susuri, du Centre de ressources pour la défense en matière pénale (Kosovo). A l’audience relative à ces affaires, les requérants ont été en outre représentés par Me Keir Starmer, QC, et Me Paul Troop, conseils, assistés de Mme Nuala Mole et de MM. David Norris et Ahmet Hasolli, conseillers.
Le gouvernement français a été représenté par ses agents successifs, M. R. Abraham, puis M. J.-L. Florent, et enfin Mme Edwige Belliard, assistés de Mme Anne-Françoise Tissier et M. Mostapha Mihraje, conseillers, tous de la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.
Le gouvernement allemand a été représenté par M. Hans-Jörg Behrens, agent adjoint, et M. Christian Tomuschat, conseil. Le gouvernement norvégien a été représenté par ses agents, M. Rolf Einar Fife et Mme Therese Steen, assistés de M. Torfinn Rislaa Arnsten, conseiller.
I. LE CONTEXTE DES AFFAIRES
2. Il existe une abondante documentation sur le conflit qui a opposé les forces serbes et les forces albanaises kosovars durant les années 1998 et 1999. Le 30 janvier 1999, à la suite d’une décision du Conseil de l’Atlantique Nord, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (« OTAN ») annonça qu’elle procéderait à des frappes aériennes sur le territoire de ce qui était alors la République fédérative de Yougoslavie (« RFY ») si celle-ci ne se conformait pas aux exigences de la communauté internationale. Des négociations se déroulèrent entre les parties au conflit en février et mars 1999. Le projet d’accord de paix qui en résulta fut signé par la délégation des Kosovars albanais mais non par la délégation serbe. Le Conseil de l’Atlantique Nord décida alors d’autoriser des frappes aériennes contre la RFY, qui furent annoncées le 23 mars 1999 par le Secrétaire général de l’OTAN. Les frappes aériennes débutèrent le 24 mars 1999 et se terminèrent le 8 juin de la même année, date à laquelle la RFY accepta de retirer ses troupes du Kosovo. Le 9 juin 1999, la « KFOR », la RFY et la République de Serbie signèrent un « Accord militaro-technique » (« AMT ») par lequel les parties s’accordaient sur le retrait des troupes de la RFY et la présence d’une force de sécurité internationale, une fois qu’aurait été votée une résolution à cette fin par le Conseil de sécurité des Nations unies.
3. La Résolution 1244 adoptée le 10 juin 1999 par le Conseil de sécurité prévoyait l’établissement d’une présence de sécurité (la KFOR) par « les Etats membres et les organisations internationales compétentes », « sous l’égide de l’Organisation des Nations unies », avec une « participation substantielle de l’OTAN » mais « sous commandement et contrôle unifiés ». Le prédéploiement de l’OTAN en ex-République yougoslave de Macédoine permit le déploiement de forces importantes au Kosovo dès le 12 juin 1999 (conformément à l’OPLAN 10413, le plan d’opérations de l’OTAN relatif à la mission prévue par la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, intitulée « Operation Joint Guardian »). Au 20 juin, le retrait des troupes de la RFY était total. Les contingents de la KFOR furent regroupés en quatre brigades multinationales (les « BMN »), chacune d’entre elles ayant la responsabilité d’une zone d’opérations particulière, sous l’autorité d’une nation dirigeante. Elles comprenaient la BMN du nord-est (secteur de Mitrovica) et la BMN du sud-est (secteur de Prizren), dirigées respectivement par la France et l’Allemagne. A la suite de l’intervention russe, peu après l’arrivée des troupes de la KFOR, un autre accord, signé le 18 juin 1999 (entre la Russie et les Etats-Unis), attribua divers rôles et secteurs aux forces russes.
4. La Résolution 1244 du Conseil de sécurité prévoyait également le déploiement, sous l’égide de l’ONU, d’une administration intérimaire pour le Kosovo (la MINUK) et invitait le Secrétaire général de l’ONU à établir cette administration avec l’assistance des organisations internationales compétentes et à nommer un représentant spécial du Secrétaire général (le « RSSG ») chargé de superviser sa mise en œuvre. Censée travailler en étroite collaboration avec la KFOR, la MINUK serait axée autour de quatre piliers correspondant aux tâches qui lui seraient assignées. Chaque pilier serait placé sous l’autorité du RSSG et dirigé par un RSSG adjoint. Le pilier I (tel qu’il fut mis en place à l’époque) avait trait à l’assistance humanitaire et fut dirigé par le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU, avant de disparaître en juin 2000. Un nouveau pilier I (Police et justice) fut établi en mai 2001 et est placé sous l’autorité directe de l’ONU, comme le pilier II (Administration civile). Le pilier III (Démocratisation et création d’institutions) s’est trouvé et se trouve toujours sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (« OSCE »), et le pilier IV (Reconstruction et développement économique) a été et est toujours piloté par l’Union européenne.
II. LES CIRCONSTANCES DE L’AFFAIRE BEHRAMI
5. Le 11 mars 2000, huit garçons jouaient dans les collines de la commune de Mitrovica. Le groupe comprenait deux des fils d’Agim Behrami, Gadaf et Bekim Behrami. Vers midi, le groupe découvrit plusieurs bombes à dispersion non explosées, qui avaient été larguées par l’OTAN pendant le bombardement de 1999 ; les enfants commencèrent à jouer avec. Pensant que les bombes ne présentaient pas de danger, l’un des enfants lança l’une d’elles en l’air ; elle explosa et tua Gadaf Behrami. Bekim Behrami fut également grièvement blessé et emmené à l’hôpital de Priština (où il subit par la suite une opération de chirurgie oculaire ; il sortit le 4 avril 2000). Les rapports médicaux produits indiquent qu’il a subi deux autres opérations de l’œil (les 7 avril et 22 mai 2000) dans un hôpital de Berne (Suisse). Il n’est pas contesté que Bekim Behrami a été défiguré et est aujourd’hui aveugle.
6. Les policiers de la MINUK menèrent une enquête. Ils prirent entre autres les dépositions des garçons impliqués dans l’incident et rédigèrent un rapport initial. D’autres rapports d’enquête datés des 11, 12 et 13 mars indiquent notamment que la police de la MINUK ne pouvait pas accéder au lieu de l’accident sans l’autorisation de la KFOR, qu’un officier français de la KFOR avait admis que celle-ci avait connaissance depuis des mois de la présence d’engins non explosés à cet endroit mais que cela ne constituait pas une haute priorité, et que le site de l’explosion avait été marqué par la KFOR le lendemain de l’incident. Le rapport d’autopsie confirma que Gadaf Behrami était mort des suites de multiples blessures causées par l’explosion de la bombe. Le rapport de la police de la MINUK en date du 18 mars 2000 conclut qu’il fallait qualifier l’incident d’« homicide involontaire par imprudence ».
7. Dans une lettre du 22 mai 2000, le procureur de district indiqua à Agim Behrami que, selon les preuves recueillies, l’explosion de la bombe était un accident et qu’aucune poursuite pénale ne serait entreprise mais lui précisa qu’il avait le droit d’entamer des poursuites pénales dans les huit jours à compter de la date de la lettre. Le 25 octobre 2001, Agim Behrami déposa plainte auprès du Bureau des réclamations pour le Kosovo, la France n’ayant pas selon lui respecté les dispositions de la Résolution 1244. La plainte fut transmise par le Bureau des réclamations pour le Kosovo au bureau contentieux de l’Etat français. Par une lettre du 5 février 2003, celui-ci rejeta la plainte, au motif notamment qu’en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité la KFOR avait été tenue de superviser les opérations de déminage jusqu’à ce que la MINUK fût en mesure de reprendre cette activité, et que de telles opérations relevaient de la responsabilité de l’ONU depuis le 5 juillet 1999.
III. LES CIRCONSTANCES DE L’AFFAIRE SARAMATI
8. Le 24 avril 2001, M. Saramati fut arrêté par la police de la MINUK et traduit devant un juge d’instruction pour tentative de meurtre et possession illégale d’arme. Le 25 avril 2001, ce juge ordonna sa mise en détention provisoire et l’ouverture d’une instruction sur ces accusations et d’autres charges. Le 23 mai 2001, un procureur établit un acte d’accusation et, le lendemain, le tribunal de district ordonna la prorogation de la détention de l’intéressé. Le 4 juin 2001, la Cour suprême fit droit au recours présenté par M. Saramati et celui-ci fut remis en liberté
9. Au début du mois de juillet 2001, la police de la MINUK informa le requérant par téléphone qu’il devait se présenter au commissariat de police pour récupérer son argent et ses objets personnels. Le commissariat était situé à Prizren, dans la zone attribuée à la BMN du sud-est, pour laquelle la nation dirigeante est l’Allemagne. Le 13 juillet 2001, l’intéressé s’exécuta et se rendit donc au commissariat où il fut arrêté par deux policiers de la MINUK, sur ordre du commandant de la KFOR (le « COMKFOR »), un officier norvégien à l’époque.
10. Le 14 juillet 2001, le COMKFOR prorogea la détention de l’intéressé pendant trente jours.
11. Le 26 juillet 2001, en réponse à une lettre des représentants de M. Saramati contestant la légalité de la détention de leur client, le conseiller juridique de la KFOR émit l’avis que celle-ci avait autorité pour détenir une personne en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité dans la mesure où cela était nécessaire « pour établir un environnement sûr et sécurisé » et pour protéger les troupes de la KFOR. La KFOR détenait des informations quant à l’implication alléguée de M. Saramati dans des groupes armés opérant dans la région frontalière entre le Kosovo et l’ex-République yougoslave de Macédoine et estimait que l’intéressé représentait une menace pour la sécurité de la KFOR et pour les personnes résidant au Kosovo.
12. Le 26 juillet 2001, le représentant russe au Conseil de sécurité évoqua « l’arrestation du major Saramati, commandant d’une des brigades du corps de protection du Kosovo, accusé de s’être livré à des activités menaçant la présence internationale au Kosovo ».
13. Le 11 août 2001, la détention de M. Saramati fut de nouveau prorogée sur ordre du COMKFOR. Le 6 septembre 2001, le requérant fut renvoyé en jugement devant le tribunal de district, l’acte d’accusation retenant les charges, notamment, de tentative de meurtre et de possession illégale d’armes et d’explosifs. Par une lettre du 20 septembre 2001, la décision du COMKFOR de maintenir le requérant en détention fut communiquée aux représentants de l’intéressé.
14. Lors de chaque audience tenue dans la période du 17 septembre 2001 au 23 janvier 2002, les représentants de M. Saramati sollicitèrent sa libération et le tribunal répondit que, bien que la Cour suprême eût jugé en juin 2001 que l’intéressé devait être libéré, la détention de celui-ci relevait entièrement de la responsabilité de la KFOR.
15. Le 3 octobre 2001, un général français prit les fonctions de COMKFOR.
16. Le 23 janvier 2002, le requérant fut déclaré coupable de tentative de meurtre en vertu de l’article 30 § 2 (6) du code pénal du Kosovo combiné avec l’article 19 du code pénal de la RFY. Il fut acquitté de certaines charges et d’autres accusations furent rejetées ou abandonnées. M. Saramati fut transféré par la KFOR au centre de détention de la MINUK à Priština.
17. Le 9 octobre 2002, la Cour suprême du Kosovo annula la condamnation de M. Saramati et renvoya l’affaire devant les juridictions du fond. La libération de l’intéressé fut ordonnée. La date du nouveau procès n’est pas encore fixée.
IV. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. L’interdiction du recours unilatéral à la force et le principe corollaire de sécurité collective
18. L’interdiction du recours unilatéral à la force par les Etats et son corollaire, le principe de sécurité collective, marquent le passage d’une conception classique du droit international, caractérisée par la reconnaissance du droit de recourir à la guerre (jus ad bellum) comme un attribut indivisible de la souveraineté de l’Etat, et le droit international moderne, qui posel’interdiction du recours à la force en tant que norme juridique fondamentale (jus contra bellum).
19. Plus particulièrement, il est communément admis que l’ère du jus contra bellum en droit international a commencé (au plus tard, compte tenu notamment du Pacte Kellog-Briand signé en 1928) à la fin de la Première Guerre mondiale, par la constitution de la Société des Nations. Cette organisation à vocation universelle avait pour but le maintien de la paix par la mise en œuvre de l’obligation de ne pas recourir à la guerre (premier attendu et article 11 du Pacte de la Société des Nations) et par le biais de systèmes universels de règlement pacifique des conflits (articles 12 à 15 du Pacte) et de sécurité collective (article 16 du Pacte). Certains auteurs soutiennent que, dès cette époque, le droit international coutumier interdisait le recours unilatéral à la force sauf en cas de légitime défense ou à titre de mesure de sécurité collective (voir, par exemple, R. Kolb, « Ius contra Bellum – Le droit international relatif au maintien de la paix », Helbinget Lichtenhan, Bruylant, 2003, pp. 60-68).
20. L’Organisation des Nations unies a succédé à la Société des Nations en 1946. L’objectif principal de l’ONU est le maintien de la paix et de la sécurité internationales (Préambule et article 1 § 1 de la Charte), et ce par le biais de deux séries d’actions complémentaires. La première, qui constitue ce qu’on appelle la « paix positive » (Préambule de la Charte, ainsi que son article 2 § 3, le chapitre VI, les chapitres IX et X et certaines mesures (administrations civiles) prévues par l’article 41 du chapitre VII), vise à l’élimination des causes de conflit et à la construction d’une paix tenable. La deuxième série d’actions, qui relève de la notion de « paix négative », se fonde sur le Préambule, l’article 2 § 4 et la majeure partie des mesures prévues par le chapitre VII, et équivaut à l’interdiction du recours unilatéral à la force (article 2 § 4) en faveur d’un système de sécurité collective mis en œuvre par un organe central de l’ONU (le Conseil de sécurité) possédant le monopole du droit de recours à la force dans des conflits reconnus comme menaçant la paix. Ce mécanisme de paix et de sécurité a deux caractéristiques essentielles : sa nature « collective » (les Etats doivent agir ensemble contre un agresseur identifié comme tel par le Conseil de sécurité) et son « universalité » (on considère que des alliances opposées compromettraient le mécanisme, de sorte que les actions coercitives menées par des organisations régionales sont subordonnées au système universel en application de l’article 53 de la Charte).
B. La Charte de l’ONU (1945)
21. Le Préambule de la Charte et ses articles 1 et 2, en leurs passages pertinents, se lisent ainsi :
« NOUS, PEUPLES DES NATIONS UNIES, RÉSOLUS
– à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,
– à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
– à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
– à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
ET À CES FINS
– à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage,
– à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
– à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun,
– à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,
AVONS DÉCIDÉ D’ASSOCIER NOS EFFORTS POUR RÉALISER CES DESSEINS
En conséquence, nos gouvernements respectifs (…) ont adopté la présente Charte des Nations unies et établissent par les présentes une organisation internationale qui prendra le nom de Nations unies.
Article 1
Les buts des Nations unies sont les suivants :
1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix ;
(…)
Article 2
(…)
5. Les Membres de l’Organisation donnent à celle-ci pleine assistance dans toute action entreprise par elle conformément aux dispositions de la présente Charte et s’abstiennent de prêter assistance à un Etat contre lequel l’Organisation entreprend une action préventive ou coercitive.
(…)
7. Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII. »
22. Le chapitre V traite du Conseil de sécurité, et l’article 24 décrit ses « Fonctions et pouvoirs » comme suit :
« 1. Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’ONU, ses Membres confèrent au Conseil de sécuritéla responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom.
2. Dans l’accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations unies. Les pouvoirs spécifiques accordés au Conseil de sécurité pour lui permettre d’accomplir lesdits devoirs sont définis aux Chapitres VI, VII, VIII et XII.
Aux termes de l’article 25 :
« Les Membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte. »
23. Le chapitre VII de la Charte s’intitule « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », et son article 39 énonce que :
« Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »
La notion de « menace contre la paix » au sens de l’article 39 a évolué et s’applique à présent aux conflits internes qui menacent de « se répandre » ou qui touchent à de graves violations des normes internationales fondamentales (souvent humanitaires). Les déplacements transfrontière à grande échelle de réfugiés peuvent également donner un caractère international à une menace (voir l’article 2 § 7 de la Charte de l’ONU ; et, par exemple, R. Kolb, « Ius Contra Bellum – Le Droit international relatif au maintien de la paix », Helbing et Lichtenhahn, Bruylant, 2003, pp. 60‑68 ; et « Yugoslav Territory, United Nations Trusteeship or Sovereign State ? Reflections on the current and Future Legal Status of Kosovo », Zimmermann et Stahn, Nordic Journal of International Law 70, 2001, p. 437).
Les articles 41 et 42 se lisent ainsi :
41. Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.
42. Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’Article 41 seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations unies. »
24. Les articles 43 à 45 prévoient la conclusion d’accords entre les Etats membres et le Conseil de sécurité en vertu desquels les premiers s’engagent à fournir au second les forces terrestres et aériennes nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales. Aucun accord de la sorte n’ayant été conclu, l’ONU ne peut trouver dans la Charte aucune base qui lui permettrait d’obliger les Etats membres à affecter des ressources aux missions conduites au titre du Chapitre VII. Les articles 46 et 47 énoncent qu’un Comité d’état-major (composé de militaires représentant les membres permanents du Conseil de sécurité) conseille le Conseil de sécurité en ce qui concerne notamment les moyens militaires nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales, ainsi que l’emploi et le commandement des forces mises à la disposition du Conseil de sécurité. Le Comité d’état-major a une activité très réduite en raison de l’absence d’accords conclus en vertu de l’article 43.
25. Le chapitre VII continue ainsi :
« Article 48
1. Les mesures nécessaires à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales sont prises par tous les Membres des Nations unies ou certains d’entre eux, selon l’appréciation du Conseil.
2. Ces décisions sont exécutées par les Membres des Nations unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie.
Article 49
Les Membres des Nations unies s’associent pour se prêter mutuellement assistance dans l’exécution des mesures arrêtées par le Conseil de sécurité.
C. Article 103 de la charte
26. Cette disposition est ainsi libellée :
« En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. »
27. Pour la Cour internationale de justice, l’article 103 signifie que les obligations incombant aux Etats membres de l’ONU en vertu de la Charte priment sur toute autre obligation contraire née d’un autre accord international, que celui-ci ait été conclu avant ou après la Charte ou qu’il ait ou non une portée simplement régionale (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, CIJ Recueil1984, p. 392, § 107 ; voir également Kadi c. Conseil et Commission, § 183, arrêt du Tribunal de première instance du 21 septembre 2005, en cours d’appel, ainsi que deux autres arrêts du Tribunal allant dans le même sens : Yusuf et Al Barakaat c. Conseil et Commission, 2 septembre 2005, §§ 231, 234, 242‑243 et 254, et Ayadi c. Conseil, 12 juillet 2006, § 116). La CIJ a également estimé qu’en application de l’article 25 les obligations des Etats membres au titre d’une résolution du Conseil de sécurité prévalaient sur celles qui découlaient de tout autre instrument international (ordonnances du 14 avril 1992 (mesures conservatoires) rendues dans les affaires relatives à des questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie – Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique et Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni – CIJ Recueil 1992, p. 16, § 42, et p. 113, § 39, respectivement).
D. La Commission de droit international (« CDI »)
28. L’article 13 de la Charte de l’ONU dispose que l’Assemblée générale de l’ONU doit provoquer des études et faire des recommandations en vue d’encourager, notamment, le développement progressif du droit international et sa codification. Le 21 novembre 1947, l’Assemblée générale adopta la Résolution 174 (II) instaurant la CDI et approuvant le statut de celle-ci.
1. Le projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales
29. L’article 3 de ce projet d’articles, adopté en 2003 par la CDI lors de sa 55e session, s’intitule « Principes généraux » et se lit comme suit (voir le rapport de la CDI, procès-verbaux officiels de l’Assemblée générale, 55e session, supplément no 10, A/58/10 (2003) :
« 1. Tout fait internationalement illicite d’une organisation internationale entraîne sa responsabilité internationale.
2. Il y a fait internationalement illicite d’une organisation internationale lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission :
a) est attribuable à l’organisation internationale en vertu du droit international ; et
b) constitue une violation d’une obligation internationale de l’organisation internationale.
30. L’article 5 du projet d’articles, adopté lors de la 56e session de la CDI, s’intitule « Comportement des organes ou agents mis à la disposition d’une organisation internationale par un Etatou une autre organisation internationale » et se lit comme suit (voir le rapport de la CDI, procès-verbaux officiels de l’Assemblée générale, 56e session, supplément no 10, A/59/10 (2004), et le rapport du rapporteur spécial sur la responsabilité des organisations internationales, ONU, documents officiels, A/CN.4/541, 2 avril 2004) :
« Le comportement d’un organe d’un Etat ou d’un organe ou d’un agent d’une organisation internationale qui est mis à la disposition d’une autre organisation internationale est considéré comme un fait de cette dernière d’après le droit international si elle exerce un contrôle effectif sur ce comportement. »
31. Le commentaire de la CDI sur l’article 5, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« Lorsqu’un organe d’un Etat est mis à la disposition d’une organisation internationale, cet organe peut être entièrement détaché auprès de cette organisation. Dans ce cas, le comportement de l’organe serait à l’évidence attribuable à l’organisation d’accueil seulement. (…) L’article 5 vise une situation différente, où l’organe ou l’agent prêté agit encore dans une certaine mesure en qualité d’organe de l’Etat d’envoi ou en qualité d’organe ou d’agent de l’organisation d’envoi. C’est ce qui se produit, par exemple, dans le cas des contingents militaires qu’un Etat a mis à la disposition de [l’ONU] pour une opération de maintien de la paix, puisque l’Etat conserve ses pouvoirs disciplinaires et sa compétence pénale à l’endroit des membres du contingent national. Dans cette situation se pose la question de savoir si un comportement précis de l’organe ou de l’agent prêté doit être attribué à l’organisation d’accueil ou à l’organisation ou l’Etat d’envoi. »
(…)
La pratique concernant les forces de maintien de la paix est particulièrement importante dans le présent contexte, en raison du contrôle que l’Etat fournisseur de contingents conserve en matière disciplinaire et pénale. Cela peut avoir des conséquences pour l’attribution du comportement. (…)
L’attribution du comportement à l’Etat fournisseur de contingents est manifestement liée au fait que cet Etat conserve certains pouvoirs sur son contingent national et donc au contrôle que ledit Etat possède sur les questions correspondantes.
Comme l’ont soutenu plusieurs auteurs, lorsqu’un organe ou un agent est mis à la disposition d’une organisation internationale, il apparaît que la question décisive en ce qui concerne l’attribution d’un comportement déterminé est de savoir qui exerce effectivement un contrôle sur le comportement en question. »
32. Le rapport relève qu’il serait difficile d’attribuer à l’ONU des actions de contingents opérant sous commandement national et non sous commandement de l’ONU, et que, dans le cadre d’opérations conjointes, la responsabilité internationale serait déterminée, en l’absence d’arrangements formels, en fonction du degré de contrôle effectif exercé par chaque partie dans la conduite des opérations. Le rapport énonce ensuite que :
« Ce qui vaut pour les opérations conjointes (…) vaut également pour les opérations de maintien de la paix, dans la mesure où il est possible de distinguer en ce qui les concerne des domaines de contrôle effectif relevant respectivement de [l’ONU] et de l’Etat fournissant le contingent. S’il est compréhensible que pour l’efficacité des opérations militaires [l’ONU] revendique l’exclusivité du commandement et du contrôle des forces de maintien de la paix, l’attribution du comportement devrait aussi à cet égard être fondée sur un critère factuel. »
33. Quant aux forces de maintien de la paix de l’ONU (c’est-à-dire celles qui sont directement commandées par l’ONU et considérées comme des organes subsidiaires de l’Organisation), le rapport cite l’avis du conseiller juridique de l’ONU aux termes duquel les actes de pareils organes subsidiaires sont en principe imputables à l’ONU et, s’ils sont commis en violation d’une obligation internationale, engagent la responsabilité internationale de l’Organisation et l’obligation pour elle de fournir une réparation. Ce point de vue résumerait la pratique de l’ONU en ce qui concerne plusieurs missions de maintien de la paix évoquées dans le rapport.
2. Le projet d’articles sur la responsabilité des Etats
34. L’article 6 de ce projet d’articles s’intitule « Comportement d’un organe mis à la disposition de l’Etat par un autre Etat », et se lit ainsi (rapport de la CDI, procès-verbaux officiels de l’Assemblée générale, 56e session, supplément no 10 (A/56/10) :
« Le comportement d’un organe mis à la disposition de l’Etat par un autre Etat, pour autant que cet organe agisse dans l’exercice de prérogatives de puissance publique de l’Etat à la disposition duquel il se trouve, est considéré comme un fait du premier Etat d’après le droit international. »
L’article 6 vise la situation dans laquelle un organe d’un Etat est mis à la disposition d’un autre Etat, de sorte que l’organe en question peut agir temporairement pour le bénéfice de ce dernier et sous son autorité. En pareil cas, l’organe de l’Etat d’origine agit exclusivement pour le compte et au nom de l’autre Etat, et son comportement est attribué à ce dernier exclusivement.
E. La Convention de Vienne sur le droit des traités
35. L’article 30 de cet instrument s’intitule « Application de traités successifs portant sur la même matière », et son premier paragraphe est ainsi libellé :
« 1. Sous réserve des dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, les droits et obligations des Etats parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants. »
F. L’AMT du 9 juin 1999
36. A la suite de la suspension des frappes aériennes contre la RFY du fait du consentement de celle-ci au retrait de ses troupes du Kosovo, la « KFOR » et les gouvernements de la RFY et de la République de Serbie signèrent le 9 juin 1999 cet AMT, qui prévoyait le retrait progressif des forces de la RFY et le déploiement de présences internationales. L’article 1 de l’AMT (intitulé « Obligations générales ») indique qu’il s’agit d’un accord pour le déploiement au Kosovo :
« de présences civiles et de sécurité effectives, sous l’égide des Nations unies. Les Parties relèvent que le Conseil de sécurité est prêt à adopter une résolution, déjà introduite, concernant ces mesures. »
37. Le paragraphe 2 de l’article 1 traite de la cessation des hostilités et du retrait des forces de la RFY et, en outre, énonce que :
« Les autorités gouvernementales de la [RFY] et de la République de Serbie déclarent accepter que la force internationale de sécurité (« KFOR ») se déploiera une fois adoptée la [résolution] du Conseil de sécurité (…) et opérera sans obstacle au Kosovo ; elle aura le pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour établir et maintenir un environnement sûr pour tous les citoyens du Kosovo et pour mener à bien les autres aspects de sa mission. Elles acceptent en outre de respecter toutes les obligations imposées par le présent Accord et de faciliter le déploiement et le fonctionnement de cette force. »
38. Selon l’article V, le COMKFOR fait autorité quant à l’interprétation de l’AMT et aux aspects sécuritaires du règlement de la paix auxquels il contribue.
39. L’annexe B décrit de manière assez précise la portée et les éléments du rôle sécuritaire de la KFOR au Kosovo. Le paragraphe 3 de cette annexe énonce que ni la force de sécurité internationale ni son personnel ne « répondent des dommages aux biens publics ou privés qu’ils viendraient à causer dans l’exercice des tâches liées à la mise en œuvre du présent Accord ».
40. La lettre envoyée le 10 juin 1999 par l’OTAN présentant l’AMT au Secrétaire général des Nations unies et la lettre de ce dernier au Conseil de sécurité indiquent que l’AMT a été signé par les « autorités militaires de l’OTAN ».
G. La Résolution 1244 adoptée le 10 juin 1999 par le Conseil de sécurité
41. Les passages pertinents de la Résolution 1244 se lisent ainsi :
« Le Conseil de sécurité,
Ayant à l’esprit les buts et les principes consacrés par la Charte des Nations unies, ainsi que la responsabilité principale du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales,
Rappelant ses précédentes résolutions [pertinentes],
Déplorant que les exigences prévues dans ces résolutions n’aient pas été pleinement satisfaites,
Résolu à remédier à la situation humanitaire grave qui existe au Kosovo (…) et à faire en sorte que tous les réfugiés et personnes déplacées puissent rentrer chez eux en toute sécurité et liberté,
(…)
Accueillant avec satisfaction les principes généraux concernant la solution politique de la crise du Kosovo adoptés le 6 mai 1999 (S/1999/516; annexe 1 à la présente résolution) et se félicitant de l’adhésion de la RFY aux principes énoncés aux points 1 à 9 du document présenté à Belgrade le 2 juin 1999 (S/1999/649; annexe 2 à la présente résolution), ainsi que de son accord quant à ce document,
(…)
Considérant que la situation dans la région continue de constituer une menace pour la paix et la sécurité internationales,
Résolu à assurer que la sécurité du personnel international soit garantie et que tous les intéressés s’acquittent des responsabilités qui leur incombent en vertu de la présente résolution, et agissant à ces fins en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies,
(…)
5. Décide du déploiement au Kosovo, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, de présences internationales civile et de sécurité dotées du matériel et du personnel appropriés, en tant que de besoin, et accueille avec satisfaction l’accord de la [RFY] relatif à ces présences ;
6. Prie le Secrétaire général de nommer, en consultation avec le Conseil de sécurité, un représentant spécial chargé de diriger la mise en place de la présence internationale civile et le prie en outre de donner pour instructions à son représentant spécial d’agir en étroite coordination avec la présence internationale de sécurité pour assurer que les deux présences poursuivent les mêmes buts et s’apportent un soutien mutuel ;
7. Autorise les Etats Membres et les organisations internationales compétentes à établir la présence internationale de sécurité au Kosovo conformément au point 4 de l’annexe 2, en la dotant de tous les moyens nécessaires pour s’acquitter des responsabilités que lui confère le paragraphe 9 ;
(…)
9. Décide que les responsabilités de la présence internationale de sécurité qui sera déployée et agira au Kosovo incluront les suivantes :
(…)
e) superviser le déminage jusqu’à ce que la présence internationale civile puisse, le cas échéant, s’en charger ;
f) appuyer le travail de la présence internationale civile selon qu’il conviendra et assurer une coordination étroite avec ce travail ;
g) exercer les fonctions requises en matière de surveillance des frontières ;
(…)
10. Autorise le Secrétaire général, agissant avec le concours des organisations internationales compétentes, à établir une présence internationale civile au Kosovo afin d’y assurer une administration intérimaire dans le cadre de laquelle la population du Kosovo pourra jouir d’une autonomie substantielle au sein de la [RFY], et qui assurera une administration transitoire de même que la mise en place et la supervision des institutions d’auto-administration démocratiques provisoires nécessaires pour que tous les habitants du Kosovo puissent vivre en paix et dans des conditions normales ;
11. Décide que les principales responsabilités de la présence internationale civile seront les suivantes :
(…)
b) exercer les fonctions d’administration civile de base là où cela sera nécessaire et tant qu’il y aura lieu de le faire ;
c) organiser et superviser la mise en place d’institutions provisoires pour une auto-administration autonome et démocratique en attendant un règlement politique, notamment la tenue d’élections ;
d) transférer ses responsabilités administratives aux institutions susvisées, à mesure qu’elles auront été mises en place, tout en supervisant et en facilitant le renforcement des institutions locales provisoires du Kosovo, de même que les autres activités de consolidation de la paix ;
(…)
i) maintenir l’ordre public, notamment en mettant en place des forces de police locales et, entre-temps, en déployant du personnel international de police servant au Kosovo ;
j) défendre et promouvoir les droits de l’homme ;
k) veiller à ce que tous les réfugiés et personnes déplacées puissent rentrer chez eux en toute sécurité et sans entrave au Kosovo ;
(…)
19. Décide que la présence internationale civile et la présence internationale de sécurité sont établies pour une période initiale de 12 mois, et se poursuivront ensuite tant que le Conseil n’en aura pas décidé autrement ;
20. Prie le Secrétaire général de lui rendre compte à intervalles réguliers de l’application de la présente résolution, y compris en lui faisant tenir les rapports des responsables de la présence internationale civile et de la présence internationale de sécurité, dont les premiers devront lui être soumis dans les 30 jours qui suivront l’adoption de la présente résolution ;
21. Décide de rester activement saisi de la question. »
42. L’annexe I énumère les principes généraux à suivre en vue de parvenir à une solution politique à la crise du Kosovo, qui ont été adoptés par les ministres des Affaires étrangères du G-8 le 6 mai 1999. L’annexe 2 de la résolution énonce neuf principes devant orienter la résolution du conflit au Kosovo, qui ont été présentés à Belgrade le 2 juin 1999 et auxquels a adhéré la RFY. Parmi ces principes figurent les suivants :
« (…)
3. Déploiement au Kosovo, sous l’égide de [l’ONU], de présences internationales efficaces, civile et de sécurité, agissant tel que cela pourra être décidé en vertu du Chapitre VII de la Charte et capables de garantir la réalisation d’objectifs communs.
4. La présence internationale de sécurité, avec une participation substantielle de [l’OTAN], doit être déployée sous commandement et contrôle unifiés et autorisée à établir un environnement sûr pour l’ensemble de la population du Kosovo et à faciliter le retour en toute sécurité de toutes les personnes déplacées et de tous les réfugiés.
5. Mise en place, en vertu d’une décision du Conseil de sécurité de [l’ONU] et dans le cadre de la présence internationale civile, d’une administration intérimaire pour le Kosovo (…). L’administration intérimaire sera chargée d’assurer l’administration transitoire tout en organisant et en supervisant la mise en place d’institutions d’auto-administration démocratiques provisoires propres à garantir des conditions permettant à tous les habitants du Kosovo de vivre en paix dans des conditions normales.
(…) »
43. Cette résolution parle d’« autorisation », mais ce terme et celui de « délégation » sont utilisés indifféremment. L’utilisation du terme « délégation » dans la présente décision se réfère à la situation dans laquelle le Conseil de sécurité confère à une autre entité le pouvoir d’exercer ses fonctions, par opposition à la situation dans laquelle il « autorise » une autre entité à s’acquitter de fonctions qu’il n’est pas en mesure de remplir lui-même.
H. Accord sur la participation de la Russie à la KFOR (18 juin 1999)
44. A la suite de l’intervention russe au Kosovo après le déploiement des troupes de la KFOR fut conclu un accord définissant les bases de la participation des troupes russes à la KFOR. Cet accord permet aux troupes russes d’opérer dans certains secteurs conformément à un modèle de commandement et de contrôle figurant en annexe au document. Toutes les dispositions en matière de commandement doivent préserver le principe de l’unicité du commandement. Par ailleurs, l’accord précise que, si le contingent russe est placé sous le commandement politique et militaire du gouvernement russe, le COMKFOR a le pouvoir d’ordonner aux forces de l’OTAN d’exécuter des missions refusées par les forces russes.
45. Dans le modèle de commandement et de contrôle annexé, le lien entre le Conseil de sécurité et le Conseil de l’Atlantique Nord est décrit comme étant un lien de « consultation/interaction » et celui entre le Conseil de l’Atlantique Nord et le COMKFOR est qualifié de lien de « contrôle opérationnel ».
I. Règlement no 2000/47 sur le statut, les privilèges et les immunités de la KFOR et de la MINUK et de leurs personnels au Kosovo
46. Ce règlement a été adopté le 18 août 2000 par le RSSG pour mettre en œuvre la déclaration commune du 17 août 2000 sur le statut de la KFOR et de la MINUK ainsi que de leurs personnels, et sur les privilèges et immunités auxquels ceux-ci avaient droit. Le règlement devait entrer en vigueur le 10 juin 1999.
D’après ce règlement, les personnels de la KFOR bénéficient de l’immunité de juridiction devant les tribunaux du Kosovo pour tout acte administratif, civil ou pénal commis par eux au Kosovo, et sont « soumis à la compétence exclusive de leur Etat d’envoi respectif » (article 2 du règlement). Les agents de la MINUK bénéficient également de l’immunité de juridiction quant aux propos tenus et aux actes accomplis par eux dans le cadre de leurs fonctions officielles (article 3). Le Secrétaire général peut lever l’immunité des agents de la MINUK, et les demandes de levées de l’immunité concernant le personnel de la KFOR doivent être transmises au commandant national compétent (article 6).
J. Principales procédures opérationnelles permanentes de l’OTAN/KFOR (document non confidentiel), QG de la KFOR, mars 2003
47. Renvoyant notamment à la Résolution 1244 du Conseil de sécurité et au règlement no 2000/47 de la MINUK, ces procédures sont censées constituer des lignes directrices. Le Bureau des réclamations pour le Kosovo connaît des plaintes relatives à l’administration générale des opérations militaires menées par la KFOR au Kosovo conformément à l’annexe A des procédures. Il doit également déterminer si la question implique un Etat fournisseur de contingents, auquel cas la plainte doit être transmise à l’Etat concerné.
48. Les Etats fournisseurs doivent se prononcer sur les plaintes relatives à leurs activités conformément à leurs propres règlements et procédures. S’il n’y avait à l’époque aucune politique établie quant au traitement et à la réparation des plaintes découlant des opérations de la KFOR au Kosovo, les Etas fournisseurs de contingents étaient encouragés à traiter les plaintes (par l’intermédiaire de leurs bureaux contentieux) conformément à l’annexe B, qui fournissait des directives relativement à la procédure à suivre en la matière. Si la décision sur les plaintes contre un Etat fournisseur de contingents constituait purement et simplement une « question nationale pour l’Etat concerné », il était indiqué qu’un redressement équitable des griefs était de nature à promouvoir la prééminence du droit, favoriser la réputation de la KFOR et servir les intérêts de la protection des forces de la KFOR.
49. A l’annexe C figuraient des directives relatives à la structure et aux procédures de la commission d’appel du Kosovo (qui pouvait être saisie par le Bureau des réclamations pour le Kosovo ou par les bureaux contentieux des Etats fournisseurs de contingents).
K. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (« Commission de Venise »), avis no 280/2004, CDL-AD (2004)033
50. Le passage pertinent du paragraphe 14 de cet avis se lit ainsi :
« Les contingents de la KFOR sont regroupés en quatre brigades multinationales. Les troupes proviennent de 35 pays dont certains ne sont pas membres de l’OTAN. Bien que ces brigades soient responsables d’une zone d’opérations donnée, elles sont toutes déployées « sous [le] commandement et contrôle unifiés » (Résolution 1244 du Conseil de sécurité, annexe 2, paragraphe 4) du [COMKFOR] appartenant à l’OTAN. Le terme « commandement et contrôle unifiés » est d’origine militaire et désigne uniquement une forme limitée de transfert de l’autorité sur les troupes. Les Etats contribuant à la KFOR n’ont donc pas transféré le « commandement intégral » de leurs soldats. En règle générale, en effet, les Etats participant à une opération dirigée par l’OTAN transfèrent uniquement les pouvoirs inhérents au « contrôle opérationnel » et/ou au « commandement opérationnel ». Lesdits pouvoirs habilitent les commandants de l’OTAN à donner des ordres à caractère opérationnel aux commandants respectifs des contingents nationaux. Ces derniers sont alors tenus d’exécuter lesdits ordres sur la base de leur propre autorité nationale. Les commandants de l’OTAN ne peuvent pas donner d’autres types d’ordres (affectant par exemple le statut personnel d’un soldat, y compris l’imposition de mesures disciplinaires) et, en principe, ne sont pas habilités à donner des ordres à des soldats considérés individuellement (…). En outre, les Etats participants conservent le pouvoir de retirer leurs soldats à tout moment. La raison de ce dispositif assez compliqué tient au désir des Etats de préserver autant qu’il est possible la responsabilité politique et le contrôle démocratique de leur contingent tout en se pliant aux exigences de l’efficacité militaire. Lesdits Etats sont ainsi en mesure de veiller de leur mieux à la sécurité de leurs soldats, de préserver la discipline des troupes conformément aux règles et coutumes nationales, de respecter le principe de la responsabilité constitutionnelle et, enfin, de pouvoir répondre aux exigences formulées dans le cadre d’un débat national démocratique sur l’utilisation des forces armées. »
L. Détention et déminage au Kosovo
1. Détention
51. Une lettre du COMKFOR à l’OSCE en date du 6 septembre 2001 décrit comment procède le COMKFOR pour autoriser une mise en détention : chaque cas est examiné par le personnel de la KFOR, le commandant de la BMN concernée et par un comité de contrôle au QG de la KFOR, avant que le COMKFOR ne donne son autorisation, conformément à l’instruction KFOR/OPS/FRAGO997 (abrogée par la directive 42 du COMKFOR sur la détention, émise en octobre 2001).
2. Déminage
52. Les mines terrestres et les munitions non explosées (provenant du bombardement de l’OTAN début 1999) posent un sérieux problème dans le Kosovo post-conflictuel, problème exacerbé par le manque relatif d’informations au niveau local en raison des déplacements massifs de population pendant le conflit. Le Service d’action antimines des Nations unies (UNMAS) est le principal organe de l’ONU chargé de superviser les opérations de déminage en général.
53. Le 12 juin 1999, le Secrétaire général présenta au Conseil de sécurité son plan opérationnel pour la mission civile au Kosovo (Document no S/1999/672). Décrivant la structure de la MINUK, il précisa que les actions de déminage relevaient des activités humanitaires (l’ancien pilier I de la MINUK) et que la MINUK avait été chargée d’établir, le plus rapidement possible, un centre d’action antimines. En conséquence, le centre de coordination de l’action antimines au Kosovo des Nations unies (« UNMACC » ou « UNMIK MACC ») ouvrit un bureau au Kosovo le 17 juin 1999 et fut placé sous l’autorité du RSSG adjoint chargé du pilier I. En attendant le transfert de responsabilité à l’UNMACC pour l’action antimines, conformément à la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, la KFOR servit de facto de centre de coordination. Le rapport détaillé du Secrétaire général du 12 juillet 1999 sur la MINUK (document no S/1999/779) confirme que l’UNMACC est chargé de planifier les actions de déminage et d’agir comme coordinateur entre les intervenants dans ces actions, notamment la KFOR, les organes de l’ONU, les ONG et les sociétés commerciales.
54. Le 24 août 1999, le schéma directeur du programme d’action anti-mines de la MINUK fut publié dans un document intitulé « UNMIK MACC, bureau du RSSG adjoint (affaires humanitaires) ». Il confirmait que l’ONU, par l’intermédiaire de l’UNMAS, du RSSG et du RSSG adjoint chargé du Pilier I de la MINUK gardait « la responsabilité globale » du programme d’action antimines quant à l’élaboration de la politique générale en la matière, à l’identification des besoins et des priorités, à la coordination avec les organismes partenaires relevant ou non de l’ONU ainsi qu’avec les Etats membres, et à la définition du plan et de la structure opérationnels d’ensemble. Le programme d’action antimines faisait « partie intégrante des missions de la MINUK ». Quant au rôle de l’UNMACC, il était souligné que, puisque l’ONU n’avait pas l’intention de mettre en œuvre elle-même les activités antimines au Kosovo, il devrait s’appuyer sur divers opérateurs comprenant des organes de l’ONU, des contingents de la KFOR, des ONG et des sociétés commerciales. Ces opérateurs devaient être accrédités, assistés et coordonnés afin d’opérer de manière cohérente et intégrée. En conséquence, un élément clé de l’exécution du programme d’action antimines consistait à intégrer et coordonner toutes les activités de déminage à travers un organe structuré de manière appropriée, l’UNMACC, qui agirait notamment comme « point central et mécanisme de coordination pour l’ensemble de l’action antiminesau Kosovo ». Le schéma directeur définissait ensuite la nature du problème et les phases et priorités qui en découlaient pour le déminage.
55. En conséquence, un mémorandum fut envoyé le 24 août 1999 par le RSSG adjoint chargé du Pilier I au RSSG, demandant que, puisque le schéma directeur avait été approuvé, il fût transmis à la KFOR « accompagné d’une annotation adéquate selon laquelle la MINUK assumait à présent la responsabilité de l’action antimines à caractère humanitaire au Kosovo ».
56. La directive de la KFOR sur le marquage des bombes à dispersion non explosées (KFOR/OPS/FRAGO 300) fut adoptée le 29 août 1999 ; elle énonçait que :
« (…) la KFOR détruira les mines / les bombes à dispersion non explosées seulement quand elle le jugera indispensable pour la conduite de sa mission ou pour assurer la liberté de circulation des personnes. La KFOR ne souhaite pas entreprendre d’actions de déminage, qui relèvent de la responsabilité de l’UNMACC et des ONG. Toutefois, des pressions croissantes s’exercent sur elle pour qu’elle élimine les munitions de l’OTAN. Par conséquent, il a été décidé que la KFOR ferait des efforts supplémentaires pour réduire la menace sans modifier sa politique, en repérant le périmètre de chacune des traces d’impact des bombes à dispersion non explosées (…) Les BMN doivent mener à bien ces tâches selon une liste de priorités établie en coordination avec l’UNMACC et les bureaux régionaux de la MINUK. L’intention est de marquer toutes les zones connues d’ici au 10 octobre 1999. »
57. Le 5 octobre 1999, le même RSSG adjoint écrivit au COMKFOR une lettre dans laquelle il renvoyait au paragraphe 9 e) de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, joignait le schéma directeur, confirmait « nous sommes maintenant en mesure d’assumer officiellement la responsabilité des actions de déminage au Kosovo » et soulignait qu’il était impératif que la MINUK et la KFOR coopèrent et travaillent en étroite collaboration.
58. Le rapport de la KFOR pour juillet 1999 (présenté au Conseil de sécurité par une lettre du Secrétaire général du 10 août 1999) expliquait que la KFOR travaillait en étroite collaboration avec l’UNMAS et que les deux organes avaient « établi conjointement » l’UNMACC. Le rapport continuait ainsi :
« A son arrivée au Kosovo et avant l’établissement de l’UNMACC, la KFOR a mis en place un centre d’action antimines, qui a depuis été doté de personnel supplémentaire [de l’ONU] et est maintenant devenu l’UNMACC. Celui-ci est à présent totalement opérationnel et chargé par [l’ONU] des actions de déminage dans la région. Il remplit cette tâche en utilisant des équipes de déminage constituées d’agents contractuels civils. La KFOR mène principalement une mission cruciale consistant à neutraliser les mines et les munitions non explosées, notamment à déminer des infrastructures civiles essentielles et les bâtiments publics. »
Le rapport de la KFOR pour août 1999 (présenté au Conseil de sécurité par une lettre du Secrétaire général du 15 septembre 1999) confirme que la KFOR travaille en étroite collaboration avec l’UNMACC, qui a été « établi conjointement » par la KFOR et par l’ONU. Les rapports mensuels ultérieurs de la KFOR (présentés au Conseil de sécurité par le Secrétaire général) relèvent que celle-ci travaille en étroite collaboration avec l’UNMAS et l’UNMACC, et soulignent que l’éradication de la menace des bombes à dispersion non explosées constitue une priorité pour les BMN, l’objectif étant de marquer et de neutraliser autant de zones que possible avant la première neige (rapports nos S/1999/868, S/1999/982, S/1999/1062, S/1999/1185 et S/1999/1266).
59. Par une lettre du 6 avril 2000 au COMKFOR, le RSSG adjoint attira l’attention de celui-ci sur des explosions récentes de bombes à dispersion ayant entraîné mort d’homme, et demanda que le COMKFOR s’engage personnellement à veiller à ce que la KFOR continue à apporter son assistance aux actions de déminage en procédant d’urgence au marquage des sites des bombes à dispersion non explosées et en fournissant toutes les informations dont elle disposait.
60. En 2001, l’UNMAS commandita un audit externe de son programme d’action antimines au Kosovo pour la période allant du milieu de l’année 1999 à 2001. Le rapport, intitulé « Evaluation du programme d’action antimines des Nations unies au Kosovo, 1999-2001 », contenait les observations suivantes :
« Au début du mois d’août 1999, l’UNMACC avait de facto pris totalement en charge le programme d’action antimines, bien que celui-ci, formellement, relevât toujours de la responsabilité de la KFOR. (…) Cela fut suivi le 24 août de l’approbation par la MINUK du [schéma directeur] (…) [qui] coïncida avec l’envoi d’un mémo (…) (le 24 août) par [le] RSSG adjoint [au] RSSG (…). [C]ette demande fut suivie d’une lettre datée du 5 octobre 1999 [du RSSG adjoint] au général Jackson, [COMKFOR] (…). Par cette lettre, le secteur militaire transmettait formellement au secteur civil la responsabilité du programme d’action antimines au Kosovo, conformément à la [Résolution 1244 du CNSU] ; bien qu’en réalité cette transmission eût déjà eu lieu à la fin du mois d’août. »
GRIEFS
61. Agim Behrami allègue, en son propre nom et au nom de son fils Gadaf Behrami, que la mort de celui-ci est contraire à l’article 2, et Bekir Behrami se plaint sous l’angle de cette disposition des blessures graves qu’il a reçues. Ils soutiennent que l’incident s’est produit du fait que les troupes françaises de la KFOR n’avaient pas repéré et/ou déminé les munitions non explosées qu’elles savaient être présentes sur ce site.
62. M. Saramati se plaint sur le terrain de l’article 5, lu isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention, de sa détention extrajudiciaire par la KFOR du 13 juillet 2001 au 26 janvier 2002. Il soutient en outre sur le terrain de l’article 6 § 1 ne pas avoir eu accès à un tribunal, et dénonce le manquement par les Etats défendeurs à leur obligation positive de reconnaître aux personnes résidant au Kosovo les droits garantis par la Convention.
EN DROIT
63. Agim et Bekir Behrami se plaignent sous l’angle de l’article 2 de la Convention de l’inaction litigieuse des troupes de la KFOR. M. Saramati invoque les articles 5, 6 et 13 concernant sa détention par la KFOR et sur les ordres de celle-ci. Le président de la Cour a accepté que les comparants devant la Grande Chambre limitent leurs observations à la question de la recevabilité des requêtes.
I. RETRAIT DE L’AFFAIRE SARAMATI CONTRE L’ALLEMAGNE
64. Pour justifier la mise en jeu de la juridiction de, notamment, l’Allemagne, M. Saramati a soutenu à l’origine qu’un officier allemand de la KFOR avait été impliqué dans son arrestation en juillet 2001, et a également invoqué le fait que l’Allemagne est la nation dirigeante de la BMN du sud-est. Dans ses observations écrites à la Grande Chambre, le gouvernement allemand a indiqué que, malgré des investigations approfondies, il n’avait pas été en mesure d’établir une quelconque implication d’un officier allemand de la KFOR dans l’arrestation de M. Saramati.
M. Saramati a répondu qu’il fondait son allégation relative à l’intervention d’un officier allemand de la KFOR sur ses souvenirs et que, s’il avait formulé cette observation de bonne foi, il n’était pas en mesure de produire une quelconque preuve objective à l’appui de ses dires. Il a donc accepté l’affirmation contraire de l’Allemagne, et a en outre admis que le contrôle de l’Allemagne sur la KFOR dans le secteur en question constituait en soi un élément factuel insuffisant pour mettre en jeu la juridiction de cet Etat à son égard. Par une lettre du 2 novembre 2006, il a demandé à la Cour de l’autoriser à retirer l’affaire contre l’Allemagne, laquelle n’a donc pas présenté d’observations orales lors de l’audience ultérieure devant la Grande Chambre.
65. La Cour juge raisonnables les motifs de cette demande. Etant donné qu’il reste dans cette affaire deux Etats défendeurs qui contestent eux aussi, notamment, leur juridiction vis-à-vis de M. Saramati ainsi que la compatibilité de ses griefs avec la Convention, la Cour estime que le respect des droits de l’homme n’exige pas de poursuivre l’examen de la requête de M. Saramati contre l’Allemagne (article 37 § 1 in fine de la Convention) et considère dès lors qu’elle doit être rayée du rôle en ce qui concerne cet Etat.
Dès lors, le président de la Cour retient l’argumentation écrite du gouvernement allemand en tant qu’observations d’un tiers intervenant en vertu de l’article 44 § 2 du règlement de la Cour. Les références ci-dessous aux « Etats défendeurs » n’incluent donc pas l’Allemagne, cet Etat étant évoqué ci-dessous en qualité de tierce partie.
II. LES REQUÊTES POUR AUTANT QU’ELLES CONCERNENT LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE
A. La question à examiner par la Cour
66. Les requérants considèrent qu’il existe un lien juridictionnel suffisant, au sens de l’article 1 de la Convention, entre eux et les Etats défendeurs, et que leurs griefs sont compatibles ratione loci, personae et materiae avec les dispositions de celle-ci.
67. Les Etats défendeurs et les tiers intervenants contestent cette thèse.
Les gouvernements défendeurs soutiennent à titre principal que les requêtes sont incompatibles ratione loci et ratione personae avec les dispositions de la Convention en ce que les requérants ne relèvent pas de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Ils soutiennent en outre que, conformément au principe dégagé dans l’« affaire de l’Or monétaire » (affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943, CIJ Recueil 1954), la Cour ne peut connaître du fond de l’affaire car cela équivaudrait à statuer sur les droits et obligations d’Etats non contractants à la Convention.
Le gouvernement français estime en outre, tout en admettant qu’il convient d’abord d’examiner les questions de juridiction et de compatibilité, que les affaires sont irrecevables sous l’angle de l’article 35 § 1, principalement parce que les requérants n’auraient pas épuisé les voies de recours à leur disposition. Si le gouvernement norvégien, lors de l’audience, a répondu à des questions relatives aux recours ouverts à M. Saramati, il n’a pas plaidé que l’affaire était irrecevable au regard de l’article 35 § 1 de la Convention.
Les tiers intervenants soutiennent en substance que les Etats défendeurs n’ont pas juridiction ratione loci ou ratione personae. L’ONU, que la Cour a invitée à intervenir dans l’affaire Behrami, estime que, si le déminage relevait du mandat de l’UNMACC, organe créé par la MINUK, le fait que la KFOR n’a pas fourni les informations nécessaires concernant le lieu des munitions non explosées entraîne que l’inaction litigieuse ne peut être attribuée à la MINUK.
68. Partant, la majeure partie des observations ont trait à la question de savoir si les requérants relèvent de la « juridiction » extraterritoriale des Etats défendeurs au sens de l’article 1 de la Convention, à la compatibilité ratione loci des griefs avec celle-ci et, en conséquence, à la décision Banković et autres c. Belgique et seize autres Etats contractants ([GC] (déc.), no 52207/99, CEDH 2001-XII) ainsi qu’à la jurisprudence pertinente de la Cour (Drozd et Janousek c. France et Espagne, arrêt du 26 juin 1992, série A no 240 ; Loizidou c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, § 56 ; Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV ; Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, 16 novembre 2004 ; Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no48787/99, CEDH 2004-VII ; Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005-IV ; et Hussein c. Albanie et autres (déc.), no 23276/04, 14 mars 2006).
A cet égard, les requérants dans l’affaire Berhami estiment important de relever, notamment, que la France était la nation dirigeante quant à la BMN du nord-est, et M. Saramati souligne que ce sont des COMKFOR de nationalité française et norvégienne qui ont émis les ordonnances de mise en détention litigieuses. Les Etats défendeurs (et les Etats tiers) contestent la compétence ratione loci de la Cour, soutenant en particulier que les requérants ne se trouvaient pas sur leur territoire national, que le contrôle global effectif au Kosovo appartient à l’ONU, que c’est la KFOR qui a exercé un contrôle sur M. Saramati et non pas les COMKFOR en tant qu’individus, et que les requérants ne résidaient pas dans l’« espace juridique » de la Convention.
69. La Cour rappelle que l’article 1 exige des Parties contractantes qu’elles reconnaissent à toute personne relevant de leur « juridiction » les droits garantis par la Convention. Cette compétence juridictionnelle est essentiellement territoriale et, si le concept de compatibilité ratione personae des griefs est distinct, les deux notions peuvent être interdépendantes (Banković et autres, décision précitée, § 75 ; et Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anomin Sirketi (Bosphorus Airways) c. Irlande, [GC], no 45036/98, §§ 136-137, CEDH 2005-VI). En l’espèce, la Cour estime – ce qui, du reste, ne prête pas à controverse – que la RFY ne « contrôlait » pas le Kosovo (au sens donné à ce terme dans la jurisprudence précitée de la Cour concernant la partie nord de Chypre), puisque cet Etat, avant les faits en cause, avait consenti dans l’AMT, ainsi qu’il en avait le droit en tant que puissance souveraine (décision Banković et autres, précitée, §§ 60 et 71, avec d’autres références ; voir également Shaw, International Law, 1997, 4e édition, p. 462 ; Nguyen Quoc Dinh, Droit International Public, 1999, 6e édition, pp. 475-478 ; et Dixon, International Law, 2000, 4e édition, pp. 133-135), à retirer ses troupes pour permettre le déploiement des présences internationales civile (la MINUK) et de sécurité (la KFOR), les modalités de cette opération devant être précisées dans une résolution du Conseil de sécurité, laquelle avait déjà été introduite en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies (article 1 de l’AMT, paragraphe 36 ci‑dessus).
70. La Résolution 1244 du Conseil de sécurité fut adoptée le lendemain, soit le 10 juin 1999. Elle donnait pour mandat à la KFOR d’exercer un contrôle militaire total au Kosovo. La MINUK était chargée d’une mission d’administration internationale intérimaire et son premier règlement confirma que l’autorité qui lui était conférée par le Conseil de sécurité comprenait l’ensemble des prérogatives du législatif et de l’exécutif ainsi que le pouvoir d’administrer le système judiciaire (règlement 1999/1 et, également, règlement 2001/9 de la MINUK). Si le Conseil de sécuritéprévoyait un transfert progressif des responsabilités exercées par la MINUK aux autorités locales, rien ne donne à croire que la situation en matière sécuritaire ou civile ait connu aux dates des événements dont il est question en l’espèce une évolution qui change la face des choses. Dès lors, le Kosovo, à l’époque des faits, se trouvait sous le contrôle effectif des présences internationales, lesquelles exerçaient les prérogatives de puissance publique qui étaient normalement l’apanage du gouvernement de la RFY (Banković et autres, décision précitée, § 71).
71. Partant, la Cour estime qu’il s’agit dans les présentes affaires non pas tant de rechercher si les Etats défendeurs exerçaient au Kosovo une juridiction extraterritoriale, que, beaucoup plus fondamentalement, de déterminer si elle-même est compétente pour examiner au regard de la Convention le rôle joué par ces Etats au sein des présences civile et de sécurité qui exerçaient le contrôle pertinent sur le Kosovo.
72. La première question sur laquelle la Cour doit se pencher est donc celle de la compatibilité ratione personae des griefs des requérants avec les dispositions de la Convention. La Cour résume et examine ci-dessous les observations des parties sur ce point.
B. Les observations des requérants
73. Pour les requérants, c’est la KFOR (et non l’ONU ou la MINUK) qui est l’organisation dont la responsabilité est engagée dans les deux affaires.
L’AMT et la Résolution 1244 du Conseil de sécurité prévoient que la KFOR, sur laquelle est fondée l’existence de la MINUK, contrôle et administre le Kosovo à la manière d’un Etat. De plus, la KFOR est responsable du déminage, et les requérants, à l’appui de leurs allégations, se réfèrent aux obligations de la KFOR exposées dans l’AMT, dans la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, dans FRAGO300, dans les rapports du Secrétaire général de l’ONU au Conseil de sécurité (qui indiquent que l’UNMACC a été « créée conjointement » par la KFOR et par l’ONU pour coordonner les actions de déminage – voir les rapports du Secrétaire général cités au paragraphe 58 ci-dessus) et dans un rapport du Comité international de la Croix Rouge (« Explosive Remmants of War, Cluster Bombs and Landmines in Kosovo », Genève, août 2000, version révisée en juin 2001). Etant donné que la KFOR était informée de la présence de munitions non explosées et qu’elle contrôlait le site, elle aurait dû garder le public à distance. En outre, c’est l’OTAN qui, à l’origine, a largué les bombes à dispersion. Dans leurs observations orales, les requérants ont souscrit aux observations de l’ONU selon lesquelles, si l’UNMACC avait la responsabilité de coordonner les actions de déminage, la KFOR conservait la responsabilité directe de l’assistance au déminage, qui était « cruciale » pour le succès des opérations de neutralisation des sites. La détention de M. Saramati était quant à elle clairement une question de sécurité relevant de la KFOR (voir les documents de la KFOR évoqués au paragraphe 51 ci‑dessus).
74. Selon les requérants, les actes litigieux ont mis en jeu la responsabilité ratione personae de la France dans l’affaire Behrami, ainsi que celle de la Norvège dans l’affaire Saramati.
75. Premièrement, la France, au sein du Conseil de l’Atlantique Nord, a voté en faveur du déploiement d’une force internationale au Kosovo.
76. Deuxièmement, le contrôle du contingent français sur la BMN du nord-est constitue un lien juridictionnel pertinent dans l’affaire Behrami. Tout en relevant que l’Allemagne est la nation dirigeante en ce qui concerne la BMN du sud-est, les requérants estiment que cela, en soi, ne constitue pas dans l’affaire Saramati un lien juridictionnel suffisant.
77. Troisièmement, ni les actions ni les omissions des soldats de la KFOR ne sont attribuables à l’ONU ou à l’OTAN. La KFOR est une force multinationale dirigée par l’OTAN et constituée de contingents fournis par des pays membres ou non membres de l’OTAN (de dix à quatorze Etats) qui sont censés opérer sous commandement et contrôle « unifiés ». La KFOR n’a pas été instaurée en tant que force ou organe de l’ONU, contrairement à d’autres forces de maintien de la paix et à la MINUK et à l’UNMACC, qui sont placés sous le commandement direct de l’ONU. Si la KFOR était une force de l’ONU (désignée par un acronyme comportant les lettres « NU » ou « UN »), elle aurait un commandant en chef nommé par l’ONU, les contingents qui la composent n’accepteraient pas les instructions des Etats fournisseurs et l’ensemble de son personnel bénéficierait des immunités accordées aux agents de l’ONU. Or, au contraire, l’OTAN et d’autres Etats ont été autorisés à établir la mission de sécurité au Kosovo « sous commandement et contrôle unifiés ». Toutefois, il s’agit là d’un terme spécifique (« term of art ») (Commission de Venise, paragraphe 50 ci-dessus) : puisqu’il n’y a pas de lien de commandement opérationnel entre le Conseil de sécurité et l’OTAN et que les Etats fournisseurs de contingents conservent un pouvoir aussi important, il n’existe pas de chaîne de commandement unifiée sous l’autorité du Conseil de sécurité, de sorte que ni les actions ni les omissions des contingents composant la KFOR ne peuvent être attribuées à l’OTAN ou à l’ONU (les requérants se réfèrent en outre aux articles de doctrine précités).
Pour ce qui est de la relation entre la KFOR et le Conseil de sécurité, les requérants renvoient à l’annexe à l’Accord sur la participation de la Russie (paragraphe 45 ci-dessus), dans lequel cette relation est décrite comme un lien de « consultation/interaction ».
Quant au rôle des Etats fournisseurs de contingents, les requérants font valoir que les troupes composant la KFOR (ainsi que le COMKFOR) répondent de leurs actes directement devant leurs commandants nationaux et relèvent exclusivement de la juridiction de leur Etat d’envoi : les règles d’engagement sont nationales ; la discipline sur les contingents est exercée par le commandant national ; les décisions de déploiement sont prises au niveau national ; les contingents sont financés par les Etats ; un bureau contentieux a été créé pour chaque Etat contribuant à la KFOR ; les Etats fournisseurs conservent les compétences en matière disciplinaire, civile et pénale sur les contingents quant à toutes les actions de ceux-ci au Kosovo (voir le règlement 2000/47 de la MINUK et les principales procédures opérationnelles permanentes (QG de la KFOR), de mars 2003 – paragraphes 47-49 ci-dessus) et, depuis qu’une juridiction britannique s’est déclarée compétente pour examiner une affaire relative aux actions de la KFOR britannique au Kosovo (Bici & Anor v. Ministry of Defence [2004] EWHC, p. 786), il est possible de mettre en jeu la responsabilité de chaque Etat ; enfin, ce sont les commandants nationaux qui décident s’il faut renoncer à l’immunité dont jouissent les contingents composant la KFOR, tandis que c’est le Secrétaire général qui prend les décisions analogues pour le personnel de la MINUK. Il est hypocrite de reconnaître que les troupes composant la KFOR sont soumises à la compétence exclusive de leur Etat d’envoi, et de nier dans le même temps qu’elles relèvent de la juridiction de celui-ci. Aucun accord n’a été conclu entre l’ONU et les Etats fournisseurs de contingents, pas plus qu’il n’existe entre l’ONU et la RFY un quelconque accord relatif au statut des forces.
78. Quatrièmement, s’agissant de l’affaire Saramati, les décisions concernant les détentions sont prises en dernier ressort par le COMKFOR ; celui-ci statue sans en référer au haut commandement de l’OTAN ou aux Etats fournisseurs de contingents, et il ne répond pas de ses actes devant l’OTAN ni ne dépend de celui-ci à cet égard. Les ordonnances de mise en détention résultant de l’exercice de compétence d’un COMKFOR chaque fois différent, la présente espèce doit être distinguée de l’affaire Hess c. Royaume-Uni (28 mai 1975, Décisions et Rapports no 2, p. 72).
79. Cinquièmement, et à titre subsidiaire, la KFOR n’a pas de personnalité juridique distincte et ne saurait être considérée comme un sujet de droit international ou se voir imputer une responsabilité internationale du fait des actions ou omissions de son personnel.
80. A supposer que la Cour en vienne à estimer que les Etats en cause exécutent un mandat international (ONU/OTAN), cela ne les exonèrerait pas de leur responsabilité au titre de la Convention, et cela pour deux raisons. En premier lieu, l’article 103 de la Charte de l’ONU entrerait en jeu – dégageant ainsi les Etats de toute responsabilité au regard de la Convention – uniquement si la Résolution 1244 du Conseil de sécurité imposait à ceux‑ci d’agir en violation de la Convention, ce qui n’est pas le cas ici : il n’y a pas de conflit entre les exigences imposées par les deux instruments. En second lieu, la Convention permet aux Etats de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale en vue de poursuivre des buts communs si ce transfert conditionne le respect par les Etats de leurs obligations juridiques internationales et si l’organisation imposant ces obligations offre une protection substantielle et procédurale « équivalente » à celle assurée par la Convention (Bosphorus, arrêt précité, § 155) : or, ni l’OTAN ni la KFOR n’assurent une telle protection.
81. Enfin, quant aux arguments des Etats défendeurs, leur référence au principe dégagé dans l’« affaire de l’Or monétaire » est fondamentalement hors de propos. Par ailleurs, il serait contraire à l’objet et au but de la Convention d’admettre que la reconnaissance de la compétence de la Cour dans les présentes affaires risquerait de dissuader les Etats de participer à des missions de maintien de la paix.
C. Les observations des Etats défendeurs
1. Le gouvernement français
82. Le Gouvernement soutient que le terme « juridiction » figurant à l’article 1 est étroitement lié à la notion de compétence ratione personae d’un Etat. De plus, selon la CDI, le critère permettant d’engager la responsabilité d’une organisation internationale du fait des actes des personnes mises à sa disposition est celui du « contrôle global effectif » – et non du contrôle exclusif – exercé sur la personne concernée par l’organisation (paragraphes 30-33 ci-dessus).
83. Le contingent français a été mis à la disposition de la KFOR qui, d’un point de vue sécuritaire, exerce un contrôle effectif au Kosovo. La KFOR est une force internationale opérant sous commandement unifié, ainsi que cela ressort des nombreux actes constitutifs et textes d’application, qui échappent à l’autorité de l’Etat français. Les BMN sont commandées par un officier de la nation dirigeante, qui est sous l’autorité du COMKFOR, lequel, à son tour, répond de ses actes, via la chaîne de commandement de l’OTAN, devant le Conseil de sécurité. Le contrôle opérationnel des forces est détenu par le COMKFOR, le contrôle stratégique est exercé par le Commandant suprême des forces alliées en Europe de l’OTAN, et le contrôle politique est exercé par le Conseil de l’Atlantique Nord et, en dernier lieu, par le Conseil de sécurité. Décisions et actions sont donc mises en œuvre au nom de la KFOR, et le contingent français suit en toutes circonstances l’OPLAN, conçu et supervisé par l’OTAN. La KFOR est donc une application des opérations de maintien de la paix autorisées par le Conseil de sécurité, dont les résolutions forment la base légale de l’établissement et du commandement de la KFOR par l’OTAN. Dès lors, les actions des contingents nationaux doivent être imputées non pas à un Etat mais à l’ONU, qui exerce un contrôle global effectif sur le territoire.
84. Les considérations suivantes viennent confirmer l’absence de juridiction ratione personae de la France. Premièrement, il est renvoyé aux immunités de la KFOR et de la MINUK et aux recours spéciaux mis en place en vue de l’octroi de dommages-intérêts, qui sont adaptés au contexte particulier de la mission internationale de la KFOR (paragraphes 46-49 ci‑dessus). Deuxièmement, si l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (« APCE ») a recommandé la création d’une cour des droits de l’homme du Kosovo (résolution 1417 (2005) du 25 janvier 2005), on ne saurait affirmer qu’elle estime que les Parties contractantes à la Convention exercent déjà dans ce pays leur juridiction au titre de l’article 1. Troisièmement, le Comité pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (le « CPT ») a conclu des accords avec la KFOR et la MINUK en mai 2006, estimant que le Kosovo ne relevait pas de la juridiction conjointe des Etats membres. Quatrièmement, la Commission de Venise (avis précité) a considéré que la juridiction des Etats, et donc la compétence de la Cour, ne s’étendait pas au Kosovo. Cinquièmement, toute reconnaissance de la compétence de la Cour impliquerait qu’elle statue sur les actions d’Etats non contractants, en violation du principe dégagé dans l’« affaire de l’Or monétaire (précitée). Sixièmement, il ressort du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité des Etats (paragraphe 34 ci‑dessus) que les actions et omissions du contingent français (commises sous l’autorité de l’OTAN et au nom de la KFOR) ne sont pas imputables à la France.
2. Le gouvernement norvégien
85. La requête est incompatible ratione personae puisque M. Saramati ne relève pas de la juridiction des Etats défendeurs.
86. Le cadre juridique de toute détention par la KFOR est constitué par l’AMT, la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, l’OPLAN 10413, les règles d’engagement de la KFOR, FRAGO997, remplacé (en octobre 2001) par la directive no 42 du COMKFOR sur la détention.
87. La structure de commandement est hiérarchique et placée sous commandement et contrôle unifiés : chaque Etat fournisseur de contingents transfère l’autorité sur ses troupes à la chaîne de commandement de l’OTAN afin d’assurer la poursuite de l’objectif commun de la KFOR. Cette chaîne de commandement va du COMKFOR (nommé tous les six mois avec l’approbation de l’OTAN) via une chaîne de commandement de l’OTAN, au Conseil de l’Atlantique Nord, puis jusqu’au Conseil de sécurité, qui possède le contrôle et l’autorité globaux. Pour toutes les questions opérationnelles, il n’existe aucune chaîne de commandement militaire nationale entre l’Etat norvégien et le COMKFOR, de sorte que le premier ne peut pas donner d’instructions au second, et que le COMKFOR ne peut s’affranchir des ordres de l’OTAN. Toutes les BMN et leurs nations dirigeantes sont pleinement intégrées dans la chaîne de commandement de la KFOR. La présente espèce se distingue de l’affaire Bosphorus précitée puisqu’aucun Etat fournisseur de contingents ne peut se prévaloir de pouvoirs souverains sur le Kosovo ou au Kosovo.
88. La KFOR est donc une force militaire de cohésion opérant sous l’autorité du Conseil de sécurité, lequel supervise l’exécution du mandat par le biais des rapports du Secrétaire général. Se trouve ainsi constituée, avec la présence civile (la MINUK), une structure d’ensemble administrée par l’ONU, dont les contributions nationales sont les modules et non des unités autonomes.
89. Les systèmes de surveillance en place le confirment : comme il est relevé ci-dessus, le Conseil de sécurité reçoit des informations en retour de la KFOR et de la MINUK par l’intermédiaire du Secrétaire général ; c’est la MINUK qui a soumis un rapport au Comité des droits de l’homme de l’ONU sur la situation des droits fondamentaux au Kosovo (Observations finales du Comité des droits de l’homme : Serbie-Monténégro, 12 août 2004, CCPR/CO/81/SEMO), et le gouvernement norvégien renvoie également aux points de vue de l’APCE, du CPT et de la Commission de Venise évoqués par le gouvernement français (paragraphe 84 ci-dessus).
90. Enfin, le gouvernement norvégien souligne que l’extension de l’article 1 aux missions de maintien de la paix aurait de graves répercussions, notamment le risque que les Etats soient de ce fait dissuadés de participer à de telles missions, ainsi que le risque que des missions de maintien de la paix déjà complexes ne deviennent irréalisables en raison de normes nationales ou régionales se chevauchant, voire se contredisant.
3. Observations communes (orales) de la France et de la Norvège
91. Dans ces observations, les deux Etats ont en outre soutenu que la nature des missions de maintien de la paix devait nécessairement évoluer face à une demande en constante augmentation. Le fait que l’organe de contrôle soit l’ONU est cohérent avec le caractère indépendant revêtu par les structures de commandement et de contrôle de la MINUK et de la KFOR, que cette dernière soit ou non une présence de sécurité traditionnelle établie par l’ONU sous le commandement opérationnel direct de l’Organisation, et que le Conseil de sécurité ait autorisé – comme dans les présentes affaires – ou non une organisation ou des Etats à mettre en œuvre ses fonctions de sécurité. La structure en cause dans les présentes espèces permet de maintenir l’intégrité, l’efficacité et la centralité du mandat à accomplir (Rapport « Brahami », A/55/305-S/2000/809). La présence de sécurité agit sous les auspices de l’ONU, et toute action est entreprise par les structures internationales établies par le Conseil de sécurité et en leur nom, et pas par les Etats fournisseurs de contingents ou en leur nom. Ni le statut de « nation dirigeante » d’une BMN et le contrôle exercé en conséquence sur un secteur du Kosovo, ni la nationalité des COMKFOR français et norvégien ne peuvent primer sur le mandat international de ces Etats.
92. Quant au mandat de déminage et de détention, la Résolution 1244 du Conseil de sécurité autorise la KFOR à avoir recours à tous les moyens nécessaires pour garantir, notamment, l’environnement, la sécurité publique et, jusqu’à ce que la MINUK puisse s’en charger, les activités de déminage. Cette résolution autorise également la KFOR à mener des évaluations en matière de sécurité dans le domaine du trafic d’armes (vers l’ex-République yougoslave de Macédoine) et à détenir des personnes conformément aux directives et ordonnances sur la détention adoptées sous commandement unifié.
93. Renvoyant à l’arrêt Bosphorus précité, les gouvernements défendeurs soutiennent qu’aucun d’entre eux n’exerce sa souveraineté au Kosovo ni n’a transféré de pouvoirs souverains sur le Kosovo à une organisation internationale.
94. Les présentes affaires soulèvent d’autres questions importantes, par exemple celles de la responsabilité des Etats du fait de leur implication dans une mission de maintien de la paix de l’ONU, et du lien entre un instrument régional et une mission internationale de maintien de la paix autorisée par une organisation à vocation universelle. A cet égard, les gouvernements défendeurs soulignent les graves conséquences qu’aurait le fait de reconnaître la juridiction des Etats fournisseurs de contingents, notamment le risque que cela ne dissuade les Etats de participer à de telles missions et ne nuise à la cohérence, et donc à l’efficacité, de ces missions.
95. Enfin, l’allégation des requérants selon laquelle l’action et l’inaction litigieuses constituent un lien juridictionnel suffisant entre eux-mêmes et les Etats défendeurs ne tient pas. Par ailleurs, les requérants confondent la personnalité juridique de structures internationales (telles que l’OTAN et l’ONU) avec celle des Etats qui en sont membres. Même si la KFOR n’a pas de personnalité juridique distincte, elle se trouve sous le contrôle d’une organisation internationale (l’ONU) qui, elle, possède une telle personnalité. Ni la conservation par les Etats fournisseurs de contingents d’un pouvoir disciplinaire sur leurs troupes ni l’avis de la Commission de Venise invoqué par les requérants ne sont contradictoires avec la thèse voulant que ce soit l’OTAN, par l’intermédiaire de la KFOR, qui détienne le contrôle international opérationnel d’une telle opération.
E. Observations des tiers intervenants
1. Le gouvernement danois
96. Les requérants ne relèvent pas de la juridiction des Etats défendeurs et les requêtes sont donc irrecevables pour incompatibilité ratione personae.
97. Les affaires posent des questions fondamentales quant à la portée de la Convention en tant qu’instrument régional, et à son application aux actes des forces internationales de maintien de la paix habilitées en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU. Le Conseil de sécurité s’est vu conférer par 192 Etats (comprenant tous les Etats contractants à la Convention) la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales (article 24 de la Charte de l’ONU) et, pour accomplir cette fonction, il a l’autorité de prendre des décisions contraignantes (article 25) qui prévalent sur toutes autres obligations internationales (article 103). Il peut mettre en place le cadre nécessaire à une assistance civile et militaire, ce qu’il a fait, dans le cas du Kosovo, par la Résolution 1244. La question centrale est donc celle de savoir si le personnel envoyé par les Etats fournisseurs de contingents exerce aussi une juridiction au nom de ces Etats.
98. Tout d’abord, même si l’exemple établi de compétence extraterritoriale le plus pertinent est la notion (dégagée dans la jurisprudence susmentionnée relative à la partie nord de Chypre puis à l’affaire Issa) de « contrôle global effectif », les Etats fournisseurs de contingents ne peuvent avoir exercé un tel contrôle puisque les actions du personnel concerné de ces Etatss’inscrivent dans le cadre de l’accomplissement des fonctions de la MINUK et de la KFOR. La MINUK exerce pratiquement tous les pouvoirs gouvernementaux au Kosovo et répond de ses actes devant le Conseil de sécurité, via le RSSG et le Secrétaire général. Son personnel est employé de l’ONU. La structure « de commandement et de contrôle unifiés » de la KFOR, une force multinationale cohérente établie en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité et relevant d’une seule et unique chaîne de commandement sous l’autorité du COMKFOR, réduit à néant l’idée que chaque Etat fournisseur de contingents serait responsable des actions ou de l’inaction de ses troupes dans l’exercice de l’autorité internationale.
99. Deuxièmement, les Etats ont mis du personnel à la disposition de l’ONU au Kosovo aux fins de réaliser les objectifs et de respecter les principes de la Charte de l’ONU. Un constat de « non-juridiction » ne laisserait pas les requérants dans une zone de « non-droits de l’homme » comme les intéressés le prétendent, eu égard aux mesures prises par ces présences internationales pour promouvoir la protection des droits fondamentaux.
100. Troisièmement, la Convention doit s’interpréter et s’appliquer à la lumière du droit international, notamment en ce qui concerne la responsabilité des organisations internationales du fait des organes mis à leur disposition. Renvoyant aux travaux en cours de la CDI à cet égard (paragraphes 30-33 ci-dessus), le gouvernement danois relève que ces travaux, jusqu’à présent, n’ont fait apparaître aucune base sur laquelle tenir un Etat pour responsable des forces de maintien de la paix mises à la disposition du Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII, sous commandement et contrôle unifiés, dans le cadre du mandat défini par cette structure de commandement et de l’exécution de ses ordres.
101. Enfin, s’il existe des lacunes spécifiques dans la protection des droits fondamentaux au Kosovo, elles doivent être traitées au sein du système de l’ONU. Essayer de faire combler ces lacunes par l’intermédiaire de la Cour risque de dissuader les Etats de participer aux missions de maintien de la paix de l’ONU et de compromettre la cohérence et l’efficacité de telles missions.
2. Le gouvernement estonien
102. Les actions et l’inaction litigieuses sont régies par la Résolution 1244 du Conseil de sécurité adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU, et les Etats se conforment à une obligation découlant de cette résolution et respectant celle-ci d’une manière qui se concilie avec les normes internationales de protection des droits fondamentaux telles que prescrites par la Charte de l’ONU. Même s’il y a conflit entre les obligations incombant à un Etat en vertu de son adhésion à l’ONU et celles qu’il a contractées au titre d’autres traités, ce sont les premières qui priment (articles 25 et 103 de la Charte de l’ONU).
3. Les observations écrites du gouvernement allemand
103. Il n’y a pas de lien juridictionnel entre M. Saramati et les Etats défendeurs, notamment parce que les agents de ces derniers agissent au nom de la MINUK et de la KFOR.
104. La responsabilité pour le Kosovo appartient en dernier ressort à l’ONU puisque le contrôle effectif au Kosovo est exercé par la MINUK et la KFOR en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité. Celui-ci conserve la responsabilité globale et a délégué la mise en œuvre des objectifs de la résolution à certains acteurs internationaux, tout en exerçant une supervision constante sur l’accomplissement des mandats. La KFOR garde un « commandement et contrôle unifiés » et opère selon ce principe : ni les contingents nationaux ni le COMKFOR ne vont au-delà du mandat international qui leur est confié en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, et aucun d’eux n’exerce de pouvoirs souverains, la conservation par les Etatsfournisseurs de contingents de la compétence pénale et disciplinaire sur les soldats ne changeant rien à cet état de fait. Le Conseil de sécurité, via le Secrétaire général et le RSSG, continue d’être l’autorité dirigeante et juridique de la MINUK. En bref, les deux présences constituent des structures internationales, cohérentes et complètes, qui n’admettent aucune instruction nationale.
105. Ces observations relatives à l’unité du fonctionnement de l’ONU sont confirmées par la législation dérivée applicable au Kosovo : si la MINUK veille à garantir dans ses règlements la protection et la surveillance des droits de l’homme, il s’ensuit que les mécanismes de contrôle de la Convention ne s’appliquent pas. D’ailleurs, le Comité des droits de l’homme des Nations unies considère que les habitants du Kosovo relèvent de la juridiction de la MINUK (paragraphe 89 ci-dessus).
106. La Cour ne peut contrôler les actes de l’ONU, d’autant moins que l’article 103 de la Charte de l’ONU consacre la primauté de l’ordre juridique de l’ONU. L’affaire Bosphorus précitée se distingue en ce que les actions litigieuses des autorités irlandaises avaient eu lieu sur le territoire irlandais, sur lequel elles étaient réputées avoir un contrôle plein et effectif (le Gouvernement invoque à l’appui de sa thèse les arrêts dans les affaires Ilaşcu et autres, arrêt précité, §§ 312-333, et Assanidze c. Géorgie, [GC], no 71503/01, §§ 19-142, CEDH 2004-II) alors que, dans les présentes affaires, aucun des Etats défendeurs ne jouit de droits souverains ou d’une autorité souveraine sur le territoire du Kosovo (avis précité de la Commission de Venise et Résolution de l’APCE). Toute décision de la Cour accueillant un grief dirigé contre la MINUK/KFOR méconnaîtrait aussi le principe dégagé dans l’affaire de l’Or monétaire (paragraphe 67 ci-dessus).
107. Même si les Etats défendeurs devaient être considérés comme ayant « juridiction », l’acte litigieux ne saurait leur être imputé et, à cet égard, la structure de commandement réelle est assurément déterminante. Eu égard à l’article 6 du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité des Etats pour des faits internationalement illicites, à l’article 5 du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité des organisations internationales et le deuxième rapport du rapporteur spécial devant la CDI relatif à ce dernier instrument (paragraphes 30-33 ci-dessus), tout dommage causé par les forces de maintien de la paix de l’ONU agissant dans le cadre de leur mandat est attribuable à l’ONU.
108. Enfin, il convient de rappeler les difficultés inhérentes aux situations post-conflictuelles, notamment le fait qu’une protection pleine et entière des droits de l’homme n’est pas possible dans un tel contexte de reconstruction. Si les Etats fournisseurs de contingents devaient craindre de se voir imputer une responsabilité conjointe en cas de normes inférieures à celles de la Convention, ils pourraient s’abstenir de participer à de telles missions, ce qui ne serait conforme ni à l’esprit de la Convention ni à la jurisprudence qui en est issue, laquelle tend à favoriser la coopération internationale et le bon fonctionnement des organisations internationales (décision précitée Banković et autres, § 62, et arrêts précités Ilaşcu et autres, § 332, et Bosphorus, § 150).
4. Le gouvernement grec
109. La base légale de la présence civile et militaire au Kosovo est la Résolution 1244 du Conseil de sécurité. La KFOR fait partie, et agit au Kosovo sous la direction, d’un cadre multinational formé par l’ONU et l’OTAN. A supposer même que la KFOR (avec la MINUK) exerce un contrôle effectif au Kosovo, cette présence est sous le contrôle de l’ONU et/ou de l’OTAN, et dès lors que les Etats fournisseurs de contingents s’en tiennent au mandat en question, ils n’exercent aucun contrôle ni aucune juridiction à titre individuel au Kosovo. Renvoyant à l’avis précité de la Commission de Venise (paragraphe 50 ci-dessus), le gouvernement grec conclut que toute action/inaction de la KFOR doit être attribuée à l’ONU et/ou à l’OTAN, et non aux Etatsdéfendeurs.
5. Le gouvernement polonais
110. Un Etat ne saurait être tenu pour responsable des activités de la KFOR ou de la MINUK, ces entités agissant sous l’autorité de l’ONU en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, et la responsabilité de l’ONU ne saurait être mise en jeu en vertu de la Convention. En mettant des ressources et du personnel à la disposition de l’ONU (qui est dotée d’une personnalité juridique distincte de ses membres), les Etats fournisseurs de contingents n’exercent pas d’autorité gouvernementale au Kosovo. Les griefs sont donc incompatibles rationepersonae.
111. Un constat qui mettrait en jeu la responsabilité conjointe des Etats au titre de leur participation à des missions de maintien de la paix et d’établissement de la démocratie aurait un effet dévastateur sur de telles missions, notamment en ce qui concerne la volonté des Etats d’y participer. Pareil résultat irait à l’encontre des valeurs consacrées par la Charte de l’ONU, par le Statut du Conseil de l’Europe et par la Convention.
6. Le gouvernement britannique
112. Les requérants ne relèvent pas de la juridiction des Etats défendeurs, de sorte qu’aucune question ne se pose quant à l’imputation d’actes à ces Etats (décision Banković et autres, § 75).
113. La Résolution 1244 du Conseil de sécurité a été adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU et, aux termes de l’article 103 de cette Charte, les obligations incombant aux Etats membres de l’ONU au titre de cette résolution priment sur toute obligation découlant d’autres traités internationaux.
L’administration du Kosovo se trouve entre les mains de l’ONU, par l’intermédiaire de la MNUK et du RSSG, et ne relève pas de la Convention. La MINUK est une présence civile internationale créée par l’ONU au Kosovo, qui répond de ses actes, via le RSSG, devant le Conseil de sécurité quant à ses tâches définies dans la Résolution 1244 du Conseil de sécurité. La MINUK est chargée de l’administration civile du Kosovo, et est donc l’organe responsable en matière de droits fondamentaux. Quant au déminage en particulier, la responsabilité en incombe à l’UNMACC : cela ressort du libellé de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, de l’instauration de l’UNMACC, et de sa prise de contrôle de facto, puis formelle, des actions de déminage en août et octobre 1999 respectivement. L’UNMACC étant un organe de l’ONU, toute allégation tenant au déminage ne saurait engager la responsabilité de la France.
La KFOR est une présence de sécurité multinationale et internationale, de sorte qu’à aucun moment l’un ou l’autre des Etats défendeurs n’a exercé un contrôle global effectif sur une partie du Kosovo. Les BMN se composent de contingents envoyés par de nombreux Etats (y compris des contingents importants en provenance d’Etats non parties à la Convention et situés hors Europe), et relèvent d’un commandement global (« commandement et contrôle unifiés »). Même le fait pour un Etat d’être la « nation dirigeante » d’une BMN contrôlant un secteur particulier ne lui donne aucun degré de contrôle ou d’autorité sur les habitants ou le territoire du Kosovo. Ni la KFOR en général, ni les Etats fournisseurs de contingents n’exercent de contrôle sur une quelconque partie du Kosovo : la MINUK est chargée de l’administration civile et des questions de droits de l’homme, et la KFOR n’exerce pas sur cette administration un contrôle comparable à celui opéré par les forces turques dans la partie nord de Chypre tel que la Cour l’a constaté (voir les affaires citées au paragraphe 68 ci-dessus).
114. Dès lors, en application de sa Résolution 1244, le Conseil de sécurité exerçait à l’époque des faits les pouvoirs gouvernementaux au Kosovo, au travers d’une administration internationale soutenue par une présence de sécurité internationale, composée de contingents mis à sa disposition par les Etats défendeurs et par d’autres Etats non parties à la Convention.
Aucun des Etats défendeurs n’était donc en mesure de garantir aux habitants du Kosovo les droits et libertés visés à l’article 1 de la Convention. Ces Etats exerçaient non pas une autorité souveraine mais plutôt une autorité internationale par le biais d’une présence de sécurité internationale mandatée par le Conseil de sécurité et agissant en vertu des pouvoirs conférés par une décision contraignante fondée sur le chapitre VII. L’affaire Hess précitée vient renforcer cette conclusion. Par ailleurs, la situation en l’espèce peut être distinguée de celle prévalant dans l’affaire R (Al-Skeini) v. Secretary of State for Defence, [2005] EWCA Ci 1609), dans laquelle un contingent avait le contrôle exclusif d’un lieu de détention dans le cadre d’une opération internationale.
De plus, si l’obligation au titre de l’article 1 est indivisible (décision précitée Banković et autres, § 75), les Etats défendeurs n’ont ni le pouvoir ni la responsabilité de garantir les droits et libertés visés à l’article 1 puisque cette responsabilité est spécifiquement conférée à la MINUK.
115. La requête soulève des questions fondamentales concernant la relation entre la Convention (traité régional et « instrument constitutionnel de l’ordre public européen ») et le système universel de maintien de la paix internationale, dans lequel le Conseil de l’Europe joue un rôle important. Par principe, il ne conviendrait pas de superposer cette structure régionale en matière de droits de l’homme à une force de maintien de la paix établie par une organisation universelle. Cela irait à l’encontre de l’ordre public auquel la Cour se réfère fréquemment, et risquerait en outre de causer de graves difficultés aux Etats contractants lorsqu’ils participent à des opérations de maintien de la paix de l’ONU ou à d’autres opérations multinationales en dehors de leurs territoires.
116. Pour éviter ce résultat, il y a lieu d’interpréter l’article 1 dans le sens que, lorsque des fonctionnaires d’un Etat agissent conjointement dans le cadre d’une opération internationale autorisée par l’ONU, ils n’exercent pas une juridiction souveraine mais la juridiction d’une autorité internationale, de sorte que leurs actes ne placent pas les personnes concernées sous l’empire de la juridiction de ces Etats ni n’engagent la responsabilité de ces Etats au titre de la Convention.
7. Le gouvernement portugais
117. Il déclare adopter les observations du gouvernement britannique.
8. L’ONU
118. L’ONU renvoie aux mandats et responsabilités respectifs de la MINUK et de la KFOR tels qu’exposés dans la Résolution 1244 du Conseil de sécurité. Le mandat adopté par le Conseil de sécurité exprime la volonté des Etats membres d’octroyer à un organe de l’ONU l’autorité, et non pas l’obligation, d’agir : il n’y a là aucune obligation de résultat. Dans l’exécution du mandat, l’organe de l’ONU conserve, sauf dispositions contraires, le pouvoir discrétionnaire de définir les modalités de mise en œuvre, y compris le calendrier et les priorités. L’ONU rappelle les dispositions pertinentes de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, qui exposent les responsabilités principales des présences civile et de sécurité, relevant que le mandat général, à l’époque « imprécis », restait pour l’essentiel encore à concrétiser et devait faire l’objet d’un accord au vu des réalités de leur fonctionnement au quotidien.
De plus, il est important de comprendre le statut juridique de la MINUK et sa relation avec la KFOR. La MINUK est un organe subsidiaire de l’ONU investi de tous les pouvoirs législatifs et administratifs au Kosovo, y compris l’administration de la justice (règlement 1999/1 de la MINUK, paragraphe 70 ci-dessus) ; elle est dirigée par un RSSG et rend des comptes directement au Conseil de sécurité par l’intermédiaire du Secrétaire général. La KFOR est établie comme une présence de même rang, mais avec un mandat et une structure de contrôle distincts : c’est une opération menée par l’OTAN et autorisée par le Conseil de sécurité, sous commandement et contrôle unifiés. Il n’y a pas de rapport formel ou hiérarchique entre les deux présences, et les militaires n’ont en aucun cas à répondre de leurs actes devant la présence civile. Toutefois, les deux organes doivent coopérer et s’apporter un soutien mutuel pour atteindre les mêmes buts.
119. Quant au déminage en particulier, le paragraphe 9 e) de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité (qui attribue la responsabilité du déminage à la KFOR mais laisse expressément aux deux présences le soin de définir les modalités de transfert de cette tâche à la MINUK) et le paragraphe 11 k) (qui charge la MINUK de veiller à ce que les personnes puissent rentrer chez elles en toute sécurité et sans entrave) constitue le mandat de la MINUK. Le 17 juin 1999, l’UNMACC a été établi et devait servir de point central et de mécanisme de coordination pour toutes les activités concernant les mines au Kosovo (schéma directeur, paragraphe 54 ci-dessus). Pour accomplir ces fonctions, cet organe dépend largement d’une coopération étroite avec tous les partenaires impliqués dans le déminage, notamment la KFOR. La responsabilité des actions de déminage a de facto été assumée par l’UNMACC dès août 1999, bien que la MINUK n’ait pas officiellement informé la KFOR avant octobre 1999 de cet état de fait (lettre du RSSG adjoint, paragraphe 57 ci-dessus). Toutefois, cela ne l’exonère pas de son obligation résiduelle et constante de soutenir les activités de déminage et, en particulier, d’identifier, repérer et rendre compte de l’emplacement de munitions non explosées. Les responsabilités continues de la KFOR en matière de déminage sont exposées dans le schéma directeur et, plus particulièrement, dans l’OPLAN 10413 de l’OTAN (paragraphe 3 ci‑dessus). L’une des tâches les plus importantes de la KFOR est le partage des informations et le marquage des sites des frappes aériennes. De fait, selon FRAGO300 (paragraphe 56 ci-dessus), la KFOR avait décidé de redoubler d’efforts quant au marquage des sites des bombes non explosées. Dès lors, la responsabilité de la MINUK pour les actions de déminage dépendait de la précision des informations de terrain dont elle disposait et, étant donné que l’UNMACC n’était pas informé des sites où se trouvaient les munitions non explosées qui n’avaient pas fait l’objet d’un marquage en l’espèce, il n’a pas entrepris d’action de déminage.
120. En somme, si l’opération de déminage relevait bien du mandat de l’UNMACC, en l’absence des informations de terrain nécessaires de la part de la KFOR, l’inaction litigieuse ne saurait être attribuée à la MINUK.
E. Appréciation de la Cour
121. La Cour a adopté la structure suivante dans la décision ci-après. Premièrement, elle a établi quelle entité, de la KFOR ou de la MINUK, était mandatée en matière de détention et de déminage, ce dernier point prêtant à controverse entre les parties. Deuxièmement, elle a recherché si l’action litigieuse de la KFOR (la détention dans l’affaire Saramati) et l’inaction de la MINUK (l’inexécution du déminage dans l’affaire Behrami) pouvaient être attribuées à l’ONU : ce faisant, elle a examiné si le chapitre VII donnait un cadre à la KFOR et la MINUK, et, dans l’affirmative, si leurs actions ou omissions litigieuses pouvaient en principe être attribuées à l’ONU. La Cour a utilisé le mot « attribution » dans le sens donné à ce terme par la CDI dans l’article 3 de son projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales (paragraphe 29 ci-dessus). Troisièmement, la Cour a alors examiné si, néanmoins, elle avait compétence ratione personae pour contrôler les actions ou omissions des Etats défendeurs commises au nom de l’ONU.
122. Ce faisant, la Cour a gardé à l’esprit qu’il ne lui appartient pas d’interpréter, par voie d’autorité, le sens et la portée des dispositions de la Charte de l’ONU et d’autres instruments internationaux ; elle n’en peut pas moins examiner si ces textes fournissent une base plausible pour les questions soulevées devant elle (Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, arrêt du 26 mai 1993, série A no 258-B, § 72).
La Cour réaffirme en outre que les principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. Elle doit aussi prendre en compte toute règle pertinente du droit international lorsqu’elle se prononce sur des différends concernant sa compétence et, par conséquent, déterminer la responsabilité des Etats conformément aux principes du droit international régissant la matière, tout en tenant compte du caractère particulier de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme (article 31 § 3 c)) de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités ; Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI ; voir aussi la décision Banković et autres précitée, § 57).
1. L’entité mandatée en matière de détention et de déminage
123. Selon les Etats défendeurs et les tiers intervenants, peu importe qui, de la MINUK ou de la KFOR, était mandatée pour les questions de déminage (affaire Behrami) et de détention (affaire Saramati) puisque toutes deux sont des structures internationales établies par le Conseil de sécurité devant lequel elles ont à répondre de leurs actes. Les requérants soutiennent que les questions de déminage et de détention relevaient du mandat de la KFOR et que la nature et la structure de celle-ci différaient suffisamment de celles de la MINUK pour engager la responsabilité individuelle des Etats défendeurs.
124. Eu égard à l’AMT (notamment le paragraphe 2 de son article 1), à la Résolution 1244 du Conseil de sécurité (paragraphe 9 et paragraphe 4 de l’annexe 2 à la résolution), telle que confirmée par FRAGO997 (puis par la directive 42 du COMKFOR sur la détention) (paragraphe 51 ci-dessus), la Cour juge évident que le mandat de sécurité de la KFOR s’étend à la prise d’ordonnances de mise en détention.
125. Quant au déminage, la Cour relève que l’article 9 e) de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité énonce que la KFOR conserve la responsabilité de la supervision du déminage jusqu’à ce que la MINUK puisse s’en charger ; cette disposition est complétée, comme l’ONU l’a indiqué à la Cour, par l’article 11 k) de la même résolution. Le rapport du Secrétaire général au Conseil de sécurité du 12 juin 1999 (paragraphe 53 ci-dessus) confirme que les actions de déminage relevaient des activités humanitaires (ancien pilier I de la MINUK), de sorte que la MINUK devait établir l’UNMACC, et que, jusque-là, la KFOR a continué à servir de centre de coordination de facto. Lorsque l’UNMACC a commencé ses opérations, elle a donc été placée sous la direction du RSSG adjoint du pilier I. Les observations de l’ONU à la Cour, le rapport d’évaluation précité, le schéma directeur, FRAGO300 et les lettres du RSSG adjoint d’août et octobre 1999 à la KFOR (paragraphes 55 et 57 ci-dessus) confirment tous, premièrement, que le mandat pour la supervision du déminage a été de facto et de jure repris par l’UNMACC, un organe créé par la MINUK, au plus tard en octobre 1999 et donc avant la date de l’explosion dans l’affaire Behrami et, deuxièmement, que la KFOR est restée impliquée dans les activités de déminage en qualité de prestateur de services, son personnel agissant donc au nom de la MINUK.
126. La Cour juge peu convaincants les arguments des parties allant dans le sens contraire. Il importe peu que ce soit l’OTAN qui ait largué les bombes à dispersion, comme le notent les requérants, ou que la KFOR n’ait pas sécurisé le site et n’ait pas fourni les informations nécessaires à la MINUK, comme le relève l’ONU, puisque le mandat de la MINUK n’en est en rien modifié. Certes, les rapports du Secrétaire général au Conseil de sécurité (paragraphe 53 ci-dessus) mentionnés par les requérants indiquent que l’UNMACC a été instaurée conjointement par la KFOR et l’ONU, mais cette remarque renvoie à l’assistance apportée à la MINUK par le précédent centre de coordination de facto (la KFOR) : il s’agissait donc d’une assistance transitoire qui s’inscrivait dans l’obligation générale de soutien à la MINUK incombant à la KFOR (paragraphes 6 et 9 f) de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité) ; or, pareille assistance de terrain n’est pas de nature à modifier le mandat de la MINUK. Le rapport du Comité international de la Croix Rouge invoqué par les requérants précise (p. 23) que les actions de déminage au Kosovo étaient coordonnées par l’UNMACC, lequel opérait sous l’égide de la MINUK. Enfin, même si le soutien de la KFOR était effectivement essentiel au maintien de la présence de la MINUK (comme le font observer les requérants), il n’en demeure pas moins que la résolution a créé des présences séparées et distinctes, avec des mandats et responsabilités différents et, surtout, sans aucun rapport hiérarchique ou de lien de subordination entre elles (observations de l’ONU, paragraphe 118 ci-dessus).
127. En conséquence, la Cour estime que l’émission des ordonnances de mise en détention relevait du mandat de sécurité de la KFOR, et que la supervision du déminage relevait du mandat de la MINUK.
2. L’action et l’inaction litigieuses peuvent-elles être attribuées à l’ONU ?
a) Le chapitre VII, fondement de la KFOR et de la MINUK
128. La Résolution 1244 du Conseil de sécurité qui représente la première mesure prise en vue d’appliquer le chapitre VII, renvoie expressément à celui-ci et donne les précisions nécessaires sur la notion de « menace sur la paix et la sécurité internationales » au sens de l’article 39 de la Charte (paragraphe 23 ci-dessus). Elle rappelle notamment la « responsabilité principale » du Conseil de sécurité pour le « maintien de la paix et de la sécurité internationales ». « Résolu à remédier à la situation humanitaire qui existe au Kosovo » et à « faire en sorte que tous les réfugiés et personnes déplacées puissent rentrer chez eux en toute sécurité et liberté », le Conseil de sécurité précise que « la situation dans la région continue de constituer une menace pour la paix et la sécurité internationales » et, ayant expressément indiqué qu’il agissait en vertu du chapitre VII, expose ensuite les solutions visant à éradiquer la menace pour la paix et la sécurité.
129. La solution adoptée par la Résolution 1244 du Conseil de sécurité pour cette menace avérée a été, comme indiqué ci-dessus, le déploiement d’une force de sécurité internationale (la KFOR) et l’établissement d’une administration civile (la MINUK).
En particulier, cette résolution a autorisé « les Etats membres et les organisations internationales compétentes » à établir la présence internationale de sécurité au Kosovo conformément au point 4 de l’annexe 2 à la résolution, en la dotant de tous les moyens nécessaires pour s’acquitter des responsabilités que lui confère l’article 9. Le point 4 de l’annexe 2 ajoute que la présence de sécurité bénéficierait « d’une participation substantielle de [l’OTAN] » et devait être déployée sous « commandement et contrôle unifiés ». Le Conseil de sécurité a de ce fait délégué aux organisations et aux Etats membres disposés à intervenir à cet égard (voir le paragraphe 43 en ce qui concerne l’acception du terme « délégation », et le paragraphe 24 quant au caractère volontaire de cette contribution des Etats) le pouvoir d’établir une présence internationale de sécurité, et d’en assurer le commandement opérationnel. Les contingents composant cette force opéraient donc sur la base d’un commandement délégué par l’ONU et non directement exercé par cette organisation. De plus, le Secrétaire général a été autorisé (point 10) à établir la MINUK avec l’assistance des « organisations internationales compétentes » et à nommer, en consultation avec le Conseil de sécurité, un RSSG chargé d’en diriger la mise en place (points 6 et 10 de la Résolution du Conseil de sécurité). Le Conseil de sécurité a donc par là même délégué ses pouvoirs d’administration civile à un organe subsidiaire (la MINUK) établi par le Secrétaire général. Ce large mandat (qui recouvre l’administration transitoire de la région et la mise en place et la supervision des institutions d’auto-administration provisoires) est décrit à l’article 11 de la résolution.
130. Si la résolution renvoie au chapitre VII de la Charte, elle n’indique pas quels sont précisément les articles de ce chapitre qui fondent l’action du Conseil de sécurité, et la Cour relève que l’on peut tirer du chapitre VII plusieurs fondements possibles à cette opération de délégation par le Conseil de sécurité : l’article 42, qui a un caractère non limitatif (lu conjointement avec l’article 48, au libellé large), le caractère non limitatif de l’article 41, en vertu duquel des administrations territoriales peuvent être autorisées si elles représentent des instruments nécessaires au maintien de la paix ; ou les pouvoirs implicites conférés par la Charte au Conseil de sécurité pour agir à ces deux égards à partir d’une interprétation concrète de la Charte. Quoi qu’il en soit, la Cour estime que le chapitre VII fournit le cadre de l’opération de délégation susmentionnée par le Conseil de sécurité de ses pouvoirs de sécurité à la KFOR et de ses pouvoirs d’administration civile à la MINUK (voir, de manière générale, White and Ulgen, « The Security Council and the Decentralised Military Option : Constitutionality and Function », Netherlands Law Review 44, 1997, 386 ; Sarooshi, « The United Nations and the Development of Collective Security : The Delegation by the UN Security Council of its Chapter VII powers », Oxford University (1999) ; Chesterman « Just War or Just Peace: Humanitarian Intervention and International Law », (2002) Oxford University Press, pp. 167-169 et 172 ; Zimmermann and Stahn, précité ; De Wet, « The Chapter VII Powers of the United Nations Security Council », 2004, pp. 260-265 ; Wolfrum « International Administration in Post-Conflict Situations by the United Nations and otherInternational Actors », Max Planck UNYB vol. 9 (2005), pp. 667-672 ; Friedrich, « UNMIK in Kosovo : struggling with Uncertainty », Max Planck UNYB 9 (2005) et les références qui y sont mentionnées ; et Prosecutor v. Dusko Tadic, décision du 2.10.1995, Appeals Chamber of ICTY, §§ 35-36).
131. Que la RFY ait été ou non un Etat membre de l’ONU à l’époque des faits (à la suite de la dissolution de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie), elle a consenti dans l’AMT à ces présences. Certes, l’AMT a été signé par « la KFOR » la veille de l’adoption de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité instaurant cette force. Toutefois, l’AMT a été établi sur le fondement exprès d’une présence de sécurité créée « sous les auspices de l’ONU » et avec l’approbation de celle-ci, et la résolution avait déjà été introduite devant le Conseil de sécurité. La résolution, avec l’AMT en annexe, a été adoptée le lendemain, et aucune force internationale n’a été déployée avant cette adoption.
b) L’action litigieuse peut-elle être attribuée à la KFOR ?
132. Si le chapitre VII constitue le fondement de la délégation des pouvoirs de sécurité du Conseil de sécurité, pareille délégation doit être suffisamment limitée pour rester compatible avec le degré de centralisation de la sécurité collective assurée par le Conseil de sécurité qui est constitutionnellement nécessaire en vertu de la Charte et, plus particulièrement, pour que les actes de l’entité déléguée soient attribuables à l’ONU (voir, outre Chestermann, de Wet, Friedrich, Kolb et Sarooshi, tous cités plus haut, Gowlland-Debbas « The limits of Unilateral Enforcement of Community Objectives in the Framework of UN Peace Maintenance » EIL (2000) vol. 11, nos 2369‑2370 ; Niels Blokker, « Is the authorisation Authorised ? Powers and Practice of the UN Security Council to Authorise the Use of Force by « Coalition of the Able and Willing », EJIL (2000), vol. 11 no 3, pp. 95-104, et affaire Meroni v. High Authority 9/56, [1958] ECR 133).
Ces limites ménagent un équilibre entre le rôle central de sécurité du Conseil de sécurité et deux aspects concrets de sa mise en œuvre : en premier lieu, l’absence d’accords conclus en vertu de l’article 43 signifie que le Conseil de sécurité compte sur les Etats (notamment ses membres permanents) et les groupes d’Etats pour fournir les moyens militaires nécessaires à l’accomplissement de son rôle de sécurité collective ; en second lieu, pareilles missions de sécurité multilatérales et complexes exigent une certaine délégation du commandement.
133. La Cour estime que la question clé à trancher est celle de savoir si le Conseil de sécurité avait conservé l’autorité et le contrôle ultimes et si seul le commandement opérationnel étaitdélégué. Ce modèle de délégation est à présent un substitut établi des accords au titre de l’article 43 qui n’ont jamais été conclus.
134. Les éléments suivants viennent à l’appui de l’idée que le Conseil de sécurité a gardé ces autorité et contrôle ultimes, tout en déléguant les pouvoirs de sécurité que lui confère la Résolution 1244 du Conseil de sécurité.
Premièrement, comme la Cour l’a relevé plus haut, le chapitre VII autorise le Conseil de sécurité à déléguer un pouvoir aux « Etats membres et aux organisations internationales compétentes ». Deuxièmement, le pouvoir en question était un pouvoir qui pouvait être délégué. Troisièmement, cette délégation n’était ni présumée ni implicite, mais explicitement déjà prévue dans la résolution elle-même. Quatrièmement, la résolution a fixé des limites suffisamment définies à la délégation en déterminant le mandat avec la précision voulue, puisqu’y sont énoncésles objectifs à atteindre, les rôles et responsabilités assignés ainsi que les moyens à employer. Le libellé vague de certaines dispositions (voir les observations de l’ONU, paragraphe 118 ci-dessus) ne pouvait pas être totalement évité eu égard au caractère constitutif d’un tel instrument, dont le rôle est de fixer des objectifs et des buts généraux, non de décrire ou d’intervenir dans le détail de la mise en œuvre et des choix opérationnels. Cinquièmement, les dirigeants de la présence militaire devaient en vertu de la résolution rendre des comptes au Conseil de sécurité de manière à permettre à celui-ci d’exercer ses autorité et contrôle généraux (logiquement, le Conseil de sécurité devait demeurer activement saisi de la question – article 21 de la résolution). La condition exigeant que le Secrétaire général présente le rapport de la KFOR au Conseil de sécurité constitue une garantie supplémentaire puisque le Secrétaire général est censé représenter les intérêts généraux de l’ONU.
Si, aux termes de l’article 19 de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité, tout membre permanent du Conseil de sécurité peut utiliser son droit de veto pour s’opposer à ce qu’on mette un terme à la délégation en question, la Cour estime qu’il ne s’agit pas d’un facteur qui suffit à lui seul pour conclure que le Conseil de sécurité ne conserve pas l’autorité et le contrôle ultimes.
135. En conséquence, la Résolution 1244 du Conseil de sécurité a mis en place la chaîne de commandement suivante dans les présentes affaires. Le Conseil de sécurité a conservél’autorité et le contrôle ultimes sur la mission de sécurité, et il a délégué à l’OTAN (après consultation des Etats non membres de l’OTAN) le pouvoir d’établir la présence internationale, la KFOR, ainsi que le commandement opérationnel de celle-ci. L’OTAN a rempli sa mission de commandement via une chaîne de commandement (partant du Conseil de l’Atlantique Nord, en passant par le SHAPE, puis le SACEUR, puis le Commandant en chef des Forces alliées du sud de l’Europe) jusqu’au COMKFOR, le commandant de la KFOR. Si les BMN étaientcommandées par un officier de la nation dirigeante parmi les Etats fournisseurs de contingents, celui-ci était placé sous le commandement direct du COMKFOR. Les BMN devaient agir conformément à un plan opérationnel conçu par l’OTAN et mis en œuvre par le COMKFOR au nom de la KFOR.
136. Ce modèle de délégation démontre que, contrairement à l’argument des requérants reproduit au paragraphe 77 ci-dessus, le commandement opérationnel direct du Conseil de sécuritén’est pas une exigence des missions de sécurité collective fondées sur le chapitre VII.
137. Cependant, les requérants formulent des observations détaillées dont il ressort que le degré de contrôle des Etats fournisseurs de contingents est tel qu’il fait sortir les contingents du mandat international et compromet l’unité du commandement opérationnel. Ils se fondent sur diverses facettes de l’implication des Etats fournisseurs de contingents, y compris l’aspect mis en exergue par la Commission de Venise (paragraphe 50 ci-dessus) et soutiennent que la KFOR n’a pas de personnalité juridique distincte de celle des Etats.
138. La Cour estime essentiel de rappeler ici que lorsque des Etats agissant de leur plein gré assurent l’envoi nécessaire de contingents (paragraphe 24 ci-dessus), ils conservent en pratique une certaine autorité sur les soldats (pour des raisons, notamment, de sécurité, de discipline et de subordination) ainsi que certaines obligations à leur égard (fournitures matérielles comprenant les uniformes et l’équipement). Le commandement par l’OTAN des questions opérationnelles n’est donc pas censé être exclusif, mais le point essentiel est celui de savoir si, malgré l’implication structurelle des Etats fournissant des contingents, ce commandement est « effectif » (rapport de la CDI mentionné au paragraphe 32 ci-dessus).
139. La Cour n’est pas convaincue que l’implication des Etats fournisseurs de contingents, qu’elle soit réelle ou structurelle, soit incompatible avec l’effectivité (notamment l’unité) du commandement opérationnel de l’OTAN. Elle ne voit rien qui suggère ou qui prouve l’existence d’ordres concrets émanant des Etats fournisseurs de contingents qui porteraient sur ou interviendraient dans la question opérationnelle (de détention) en cause. De même, rien ne porte à croire que l’implication structurelle des Etats fournisseurs de contingents mise en lumière par les requérants ait porté atteinte à l’effectivité du contrôle opérationnel de l’OTAN. Puisqu’au regard du droit les Etats envoient volontairement des contingents, le maintien du déploiement national a également un caractère volontaire. Le fait que ces Etats procurent des biens matériels à leurs troupes n’a pas d’incidence notable sur le contrôle opérationnel de l’OTAN. Nul n’a allégué que les règles d’engagement imposées par l’OTAN n’ont pas été respectées. Les commandements nationaux (sur leurs propres troupes ou sur un secteur au Kosovo) sont placés sous l’autorité opérationnelle directe du COMKFOR. S’il y a un risque que les plaintes soient traitées différemment selon l’Etat fournisseur de contingents qui est à la source du problème allégué (ce sont les commandants nationaux qui décident s’il faut renoncer à l’immunité, les Etats fournisseurs de contingents ont compétence exclusive pour (au moins) les questions disciplinaires et pénales, certains Etats fournisseurs de contingents ont mis en place leur propre bureau contentieux, et au moins un de ces Etats a admis être civilement compétent (affaire Bici précitée)), il n’a pas été précisé comment cet élément, en soi, pourrait nuire à l’effectivité ou à l’unité du commandement de l’OTAN dans les questions opérationnelles. La Cour ne voit pas comment l’absence d’accord sur le statut des forces entre l’ONU et le pays hôte, la RFY, pourrait influer, comme le suggèrent les requérants, sur le commandement opérationnel de l’OTAN. Le fait que, comme l’ont dit les requérants (voir le paragraphe 78 ci-dessus), le COMKFOR a la charge exclusive de l’émission des ordonnances de mise en détention correspond à une répartition des tâches et non à une rupture dans la structure de commandement unifié, puisque le COMKFOR agit à tout moment en tant qu’officier de la KFOR qui doit répondre de ses actes devant l’OTAN par l’intermédiaire de la chaîne de commandement décrite ci-dessus.
140. En conséquence, même si l’ONU elle-même admet qu’une certaine marge de progression existe quant aux structures de coopération et de commandement entre le Conseil de sécurité, les Etats fournisseurs de contingents et les organisations internationales contributrices, la Cour estime que le Conseil de sécurité détient l’autorité et le contrôle ultimes et que le commandement effectif des questions opérationnelles pertinentes appartient à l’OTAN.
141. Dès lors, la Cour constate que la KFOR exerce des pouvoirs que le Conseil de sécurité lui a légalement délégués en vertu du chapitre VII, de sorte que l’action litigieuse est, en principe, « attribuable » à l’ONU, au sens donné à ce terme aux paragraphes 29 et 121 ci-dessus.
c) L’inaction litigieuse peut-elle être attribuée à la MINUK ?
142. Contrairement à la KFOR, la MINUK est un organe subsidiaire de l’ONU. Qu’elle soit un organe subsidiaire du Secrétaire général ou du Conseil de sécurité, qu’elle ait ou non une personnalité juridique distincte de l’ONU, que la délégation de pouvoirs par le Conseil de sécurité au Secrétaire général et/ou à la MINUK respecte ou non aussi le rôle conféré au Conseil de sécurité par l’article 24 de la Charte, la MINUK est un organe subsidiaire de l’ONU qui répond directement, pleinement et institutionnellement de ses actes devant le Conseil de sécurité (rapport de la CDI, paragraphe 33 ci-dessus). Si la MINUK comprend quatre piliers (dont trois étaient à l’époque des faits dirigés par le HCR, l’OSCE et l’UE), chaque pilier se trouvait placé sous l’autorité d’un RSSG adjoint, qui répondait de ses actes devant le RSSG, lequel, à son tour, rendait des comptes au Conseil de sécurité (article 20 de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité).
143. En conséquence, la Cour estime que la MINUK est un organe subsidiaire de l’ONU instauré en vertu du chapitre VII de la Charte, de sorte que l’inaction litigieuse est, en principe, attribuable à l’ONU, au sens donné à ce terme aux paragraphes 29 et 121 ci-dessus.
C. La Cour est-elle compétente ratione personae ?
144. Il est donc établi que l’action et l’inaction litigieuses sont, en principe, attribuables à l’ONU. De plus, il est patent que l’ONU a une personnalité juridique distincte de celle de ses Etatsmembres (affaire de la Réparation, CIJ Recueil 1949) et que cette organisation n’est pas une Partie contractante à la Convention.
145. Dans son arrêt dans l’affaire Bosphorus (précité, §§ 152-153), la Cour a dit que, si la Convention n’interdit pas aux Etats de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d’activité, les Etats demeurent responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes, même si ceux-ci découlent de la nécessité d’observer des obligations juridiques internationales ; en effet, l’article 1 ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Parties contractantes à l’empire de la Convention. Cependant, la Cour a ensuite précisé que, lorsque l’acte d’un Etat se justifiait par le respect des obligations découlant pour celui-ci de son appartenance à une organisation internationale et que l’organisation en question accordait aux droits fondamentaux une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention, il y avait lieu de présumer que les exigences de la Convention étaient respectées par l’Etat. Pareille présomption pourraittoutefois être renversée dans le cadre d’une affaire donnée si l’on estimait que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste. Dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale(ibidem, §§ 155-156).
146. Se pose donc en l’espèce la question de savoir si la Cour a compétence ratione personae pour examiner les actes des Etats défendeurs commis au nom de l’ONU et, plus généralement, quelle est la relation entre la Convention et les actes de l’ONU au titre du chapitre VII de sa Charte.
147. La Cour relève tout d’abord que neuf des douze parties signataires à l’origine de la Convention en 1950 (y compris les deux Etats défendeurs) étaient membres de l’ONU depuis 1945, que la grande majorité des Parties contractantes actuelles ont rejoint l’ONU avant d’adhérer à la Convention, et qu’à ce jour toutes les Parties contractantes sont membres de l’ONU. Or l’un des buts de la Convention (figurant dans son Préambule) est d’assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme proclamée par l’Assemblée générale de l’ONU. Plus généralement, la Cour rappelle, comme elle l’a noté au paragraphe 122 ci-dessus, que la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles pertinentes et des principes de droit international applicables aux relations entre ses Parties contractantes. La Cour a donc égard à deux dispositions complémentaires de la Charte de l’ONU, les articles 25 et 103, tels qu’ils ont été interprétés par la Cour internationale de Justice (paragraphe 27 ci‑dessus).
148. Il convient d’accorder encore plus de poids au caractère impératif du but premier de l’ONU et, par voie de conséquence, des pouvoirs accordés au Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII pour atteindre ce but. En particulier, il ressort clairement du préambule, des articles 1, 2 et 24 ainsi que du chapitre VII de la Charte que l’ONU a pour objectif principal le maintien de la paix et de la sécurité internationales. S’il est tout aussi clair que la protection des droits de l’homme contribue de manière importante à l’établissement de la paix internationale (voir le Préambule à la Convention), il n’en demeure pas moins que la responsabilité essentielle quant à cet objectif incombe au Conseil de sécurité, qui dispose de moyens considérables en vertu du chapitre VII pour l’atteindre, notamment par l’adoption de mesures coercitives. La responsabilité du Conseil de sécurité à cet égard est unique, et est devenue le corollaire de l’interdiction du recours unilatéral à la force, qui est aujourd’hui partie intégrante du droit coutumier international (paragraphe 18-20 ci-dessus).
149. En l’espèce, le chapitre VII a permis au Conseil de sécurité d’adopter des mesures coercitives en réaction à un conflit précis jugé de nature à menacer la paix, mesures qui ont été exposées dans la Résolution 1244 du Conseil de sécurité établissant la MINUK et la KFOR.
Les opérations mises en œuvre par les résolutions du Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU sont fondamentales pour la mission de l’ONU consistant à préserver la paix et la sécurité internationales, et s’appuient, pour être effectives, sur les contributions des Etats membres. Par conséquent, la Convention ne saurait s’interpréter de manière à faire relever du contrôle de la Cour les actions et omissions des Parties contractantes couvertes par des résolutions du Conseil de sécurité et commises avant ou pendant de telles missions. Cela s’analyserait en une ingérence dans l’accomplissement d’une mission essentielle de l’ONU dans ce domaine, voire, comme l’ont dit certaines des parties, dans la conduite efficace de pareilles opérations. Cela équivaudrait également à imposer des conditions à la mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité qui n’étaient pas prévues par le texte de la résolution lui-même. Ce raisonnement s’applique aussi aux actes volontaires des Etats défendeurs, tels que le vote d’un membre permanent du Conseil de sécurité en faveur de la résolution pertinente au titre du chapitre VII et l’envoi de contingents dans le cadre de la mission de sécurité : pareils actes peuvent ne pas être à proprement parler des obligations découlant de l’appartenance à l’ONU, mais ils sont primordiaux pour l’accomplissement effectif par le Conseil de sécurité du mandat qui lui est conféré par le chapitre VII, et donc pour la réalisation par l’ONU du but impératif de maintien de la paix et de la sécurité qui lui est assigné.
150. Les requérants allèguent que la protection des droits fondamentaux offerte par la KFOR sur les plans tant substantiel que procédural n’est pas « équivalente » à celle assurée par la Convention, au sens donné à ce terme par la Cour dans l’arrêt Bosphorus, ce qui renverserait selon eux la présomption de respect de la Convention par les Etats défendeurs.
151. Or la Cour voit dans les circonstances de l’espèce des différences essentielles par rapport à celles de l’affaire Bosphorus. Dans l’arrêt rendu dans cette affaire, elle avait relevé que la mesure en cause (la saisie de l’aéronef loué par la société requérante) avait été mise en œuvre par les autorités de l’Etat défendeur, sur son territoire national, à la suite d’une décision d’un ministre de cet Etat (Bosphorus, § 137). Aussi la Cour n’avait-elle vu dans cette affaire aucun problème touchant à sa compétence, notamment ratione personae, vis-à-vis de l’Etat défendeur, bien que la saisie litigieuse ait été décidée sur la base d’un règlement communautaire, pris lui-même en application d’une résolution du Conseil de sécurité. En revanche, dans les présentes espèces, les actions et omissions litigieuses de la KFOR et de la MINUK ne sauraient être imputées aux Etats défendeurs et, du reste, ne sont pas survenues sur le territoire de ceux-ci ni ne découlent de décisions prises par leurs autorités. Les présentes requêtes se distinguent donc tout à fait de l’affaire Bosphorus sur le plan à la fois de la responsabilité des Etats défendeursdécoulant de l’article 1 et de la compétence ratione personae de la Cour.
Quoi qu’il en soit, il existe une différence fondamentale entre la nature de l’organisation internationale et de la coopération internationale dont il était question dans l’affaire Bosphorus et celle en cause en l’espèce. Ainsi que la Cour l’a relevé ci-dessus, la MINUK est un organe subsidiaire de l’ONU instauré en vertu du chapitre VII de la Charte, et les pouvoirs que la KFOR a exercés en l’occurrence lui avaient été valablement délégués par le Conseil de sécurité en application de ce même chapitre VII. Leurs actions sont donc directement imputables à l’ONU en tant qu’organisation à vocation universelle remplissant un objectif impératif de sécurité collective.
152. Dès lors, la Cour conclut que les griefs des requérants doivent être déclarés incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention.
4. Autres questions de recevabilité
153. A la lumière de sa conclusion ci-dessus, la Cour juge inutile d’examiner les autres observations des parties sur la recevabilité de la requête, notamment celles relatives à sa compétence ratione loci pour examiner des griefs dirigés contre les Etats défendeurs pour leurs actions ou omissions extraterritoriales, à la question de savoir si les requérants ont épuisé tous les recours effectifs dont ils disposaient au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et au problème de sa compétence pour examiner l’affaire, eu égard aux principes dégagés dans l’affaire de l’Or monétaire précitée (décision Banković et autres précitée, § 83).
Par ces motifs, la Cour,
A l’unanimité, décide de rayer du rôle la requête Saramati pour autant qu’elle est dirigée contre l’Allemagne ;
A la majorité, déclare irrecevables la requête Behrami et Behrami et la requête Saramati pour autant qu’elle est dirigée contre la France et la Norvège.
Christos Rozakis
Président
Michael O’Boyle
Greffier adjoint
ANNEXE
Liste des abréviations
AMT : Accord militaro-technique
APCE : Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
BMN : Brigade multinationale
CDI : Commission de droit international
CIJ : Cour internationale de Justice
COMKFOR : Commandant de la KFOR
CPT : Comité pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (Conseil de l’Europe)
KFOR : Force d’intervention de l’ONU au Kosovo
MINUK : Mission d’administration intérimaire des Nations unies pour le Kosovo
ONU : Organisation des Nations unies
OPLAN : Plan d’opérations
OSCE : Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe
OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
RFY : République fédérative de Yougoslavie
RSSG : Représentant spécial du Secrétaire général
UNMACC : Centre de coordination de l’action antimines au Kosovo des Nations unies
UNMAS : Service d’action antimines des Nations unies
[1]. Les abréviations utilisées sont expliquées dans le texte de la décision et figurent également, par ordre alphabétique, à l’annexe à la présente décision.