AFFAIRE KLEYN ET AUTRES c. PAYS-BAS
(Requêtes nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mai 2003
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kleyn et autres c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
SirNicolas Bratza,
M.L. Caflisch,
MmeV. Strážnická,
MM.K. Jungwiert,
V. Butkevych,
MmeN. Vajić,
M.J. Hedigan,
MmesW. Thomassen,
M. Tsatsa-Nikolovska,
MM.A.B. Baka,
K. Traja,
M. Ugrekhelidze,
V. Zagrebelsky,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 novembre 2002 et 9 avril 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99) dirigées contre le Royaume des Pays-Bas et dont vingt-trois ressortissants néerlandais, M. A.A. Kleyn, M. A. van Helden, Mme C.H. van Helden-Schimmel, M. A. Hougee, Mme O.L. Hougee-van Frankfoort, M. C.M. van Burk, Mme C.J.P. Kleijn, Mme P.M. Kleijn, Mme C.J. Kleijn, M. M.A.J.E. Raymakers, Mme P.W.N. Raymakers-Spreeuwenberg, M. A.J.Th. Berndsen, Mme B.A.G. Berndsen-Wezendonk, M. P. Bunschoten, M. W.F. van Duyn, M. C.J. Hanhart, M. J.H. Kardol, M. C. de Kreij, M. G.J. van Lent, Mme G. van Lent-de Kroon, M. S.J.B.A. Pompen, Mme C.M.M. Wennekes et M. M. Witvliet, et douze sociétés, Mettler Toledo B.V., Van Helden Reclame-Artikelen B.V., Grasshopper Reclame, M.C. Gerritse B.V.,
Texshop B.V., Restaurant De Betuwe B.V., Maasglas B.V., Kuwait Petroleum (Nederland) B.V., Sterk Technisch Adviesbureau B.V., Kleijn Financierings- en Leasemaatschappij B.V., Exploitatiemaatschappij De Zeiving B.V. et Maatschap Takel- en Bergingsbedrijf Hanhart (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») entre le 8 juillet 1997 et le 16 mars 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les auteurs des requêtes nos 39343/98, 39651/98 et 43147/98 ont été représentés d’un bout à l’autre de la procédure par Me K.F. Leenhouts, avocat exerçant à Tiel. Les auteurs de la requête no 46664/99 ont initialement été représentés par la Vereniging Landelijk Overleg Betuweroute (Association pour une consultation nationale sur la ligne de la Betuwe), qui délégua par la suite leur représentation à Me Leenhouts. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Me R.A.A. Böcker, du ministère néerlandais des Affaires étrangères.
3. Dans leurs requêtes, les requérants alléguaient que, d’un point de vue objectif, la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat néerlandais ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dès lors que le Conseil d’Etat cumulait des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles. Ils articulaient également d’autres griefs sur le terrain des articles 6 §§ 1 et 8 de la Convention et sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
4. Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date à laquelle le Protocole no 11 à la Convention est entré en vigueur (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. Elles ont été attribuées à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement), au sein de laquelle a alors été constituée la chambre chargée d’en connaître (articles 27 § 1 de la Convention et 26 § 1 du règlement). Le 3 mai 2001, la chambre a décidé de joindre les requêtes, de communiquer au Gouvernement le grief relatif au manque d’indépendance et d’impartialité objective de la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat (article 54 § 2 b) du règlement) et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus.
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L’affaire est ainsi passée à la deuxième section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement). Le 2 juillet 2002, une chambre de cette section composée de M. J.-P. Costa, M. A.B. Baka, M. Gaukur Jörundsson, M. K. Jungwiert, M. V. Butkevych, Mme W. Thomassen et M. M. Ugrekhelidze, juges, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’étant déclarée opposée à pareil dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement ).
7. La composition de la Grande Chambre a été déterminée conformément aux dispositions de l’article 27 §§ 2 et 3 de la Convention et de l’article 24 du règlement.
8. Requérants et Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond des requêtes. Par ailleurs, des observations ont également été reçues des gouvernements italien et français, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Les requérants ont répondu à ces observations (article 61 § 5 du règlement).
9. Une audience consacrée à la recevabilité et au fond de l’affaire a eu lieu en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 27 novembre 2002 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.R.A.A. Böcker, ministère des Affaires étrangères,agent,
E. Daalder, procureur d’Etat,conseil,
MmesB. Drexhage, ministère de l’Intérieur
et des Relations avec le Royaume,
L. Ling Ket On, ministère de la Justice,
W. Warmerdam, ministère des Transports, conseillères ;
– pour les requérants
MM.K.F. Leenhouts,
T. Barkhuysen,conseils,
MmeC. Fenijn,conseillère.
Les requérants M. van Duyn et M. Raymakers ont également assisté à l’audience.
10. Le président de la Cour a autorisé les représentants des requérants à s’exprimer en néerlandais (article 34 § 3 du règlement). La Cour a entendu M. Böcker, M. Daalder, M. Leenhouts et M. Barkhuysen.
11. Conformément aux dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention et de l’article 54A § 3 du règlement, la Cour a décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond des requêtes.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les requérants
Requête no 39343/98
12. M. A.A. Kleyn est né en 1941 et réside à Asperen. Il est directeur général de la société à responsabilité limitée (besloten vennootschap met beperkte aansprakelijkheid) Kleijn Financierings- en Leasemaatschappij B.V. et de la société à responsabilité limitée Exploitatiemaatschappij De Zeiving B.V. Il est également propriétaire du restaurant « De Goudreinet ».
Requête no 39651/98
13. Mettler Toledo B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Tiel.
Van Helden Reclame-Artikelen B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Tiel. Ses directeurs généraux, M. A. van Helden et Mme C.H. van Helden-Schimmel, qui sont tous deux nés en 1946, habitent non loin des locaux de la société.
Grasshopper Reclame est une société en nom collectif (vennootschap onder firma) de droit néerlandais. Ses locaux sont situés à Tiel. Ses directeurs généraux, M. A. Hougee et Mme O.L. Hougee-van Frankfoort, qui sont nés en 1947 et en 1948 respectivement, vivent au-dessus des locaux de la société.
M.C. Gerritse B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Tiel.
Texshop B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Tiel.
Restaurant De Betuwe B.V. est une société à responsabilité limitée. Elle gère un restaurant à Tiel.
Maasglas B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Tiel.
M. C.M. van Burk, qui est né en 1953, exploite une station-service située sur l’autoroute A15, près de Meteren.
Kuwait Petroleum (Nederland) B.V. est une société à responsabilité limitée établie à Rotterdam. Elle est propriétaire de la station-service gérée par M. van Burk.
Sterk Technisch Adviesbureau B.V. est une société à responsabilité limitée. Ses locaux sont situés à Spijk.
Kleijn Financierings- en Leasemaatschappij B.V. et Exploitatiemaatschappij De Zeiving B.V. sont des sociétés à responsabilité limitée qui sont copropriétaires – avec Mme C.J.P. Kleijn, MmeP.M. Kleijn et Mme C.J. Kleijn, qui sont nées en 1936, en 1970 et en 1978 respectivement – de plusieurs terrains longeant l’autoroute A15, et elles possèdent également des parts dans le restaurant « De Goudreinet », situé sur l’un des terrains.
Requête no 43147/98
14. M. M.A.J.E. Raymakers et Mme P.W.N. Raymakers-Spreeuwenberg, qui sont nés en 1956 et en 1959 respectivement, résident à Kerk-Avezaath.
Requête no 46664/99
15. M. A.J.Th. Berndsen et Mme B.A.G. Berndsen-Wezendonk sont nés en 1950 et en 1952 respectivement et ils résident à Groessen.
M. P. Bunschoten est né en 1955 et il réside à Herveld.
M. W.F. van Duyn est né en 1962 et il réside à IJzendoorn.
M. C.J. Hanhart est né en 1938 et il réside à Tiel.
M. J.H. Kardol est né en 1938 et il réside à Meteren.
M. C. de Kreij est né en 1948 et il réside à Giessenburg.
M. G.J. van Lent est né en 1944 et il réside à Ochten.
Mme G. van Lent-de Kroon est née en 1910 et elle réside à Echteld.
M. S.J.B.A. Pompen est né en 1963 et il réside à Tiel.
Takel- en Bergingsbedrijf Hanhart est une société civile (maatschap) dont les membres sont M. C.J. Hanhart et M. S.J.B.A. Pompen. Ses locaux sont situés à Tiel.
Mme C.M.M. Wennekes est née en 1949 et elle réside à Herveld.
M. M. Witvliet est né en 1944 et il réside à Kesteren.
B. Le contexte factuel
16. Le territoire des Pays-Bas inclut les estuaires du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut, qui se jettent dans la mer du Nord au niveau ou à proximité de la ville de Rotterdam. Ces trois fleuves sont depuis longtemps utilisés pour le transport de marchandises à destination et en provenance d’une grande partie de l’intérieur des terres du nord-ouest et du centre de l’Europe, en particulier de la grande région industrielle située sur les rives de la Ruhr, en Allemagne. Au fil des siècles, cette situation géographique a permis aux Pays-Bas de devenir l’une des plus grandes plaques tournantes européennes en matière de transport, le port de Rotterdam et l’aéroport de Schiphol, situé près d’Amsterdam, étant devenus d’importants points de transit pour les marchandises.
17. Ces dernières années, la croissance économique mondiale, l’ouverture des frontières entre les pays de l’Union européenne et l’ouverture des pays de l’Europe centrale et orientale au commerce extérieur ont entraîné une augmentation de la quantité de marchandises transportées à travers les Pays-Bas et, en conséquence, une hausse de la densité du trafic.
18. Depuis les années 80, le volume des biens transportés par voie navigable intérieure, par rail ou par pipeline est resté globalement stable. C’est essentiellement le transport routier qui a absorbé l’augmentation. Cette situation s’explique par différents facteurs, tels que la plus grande disponibilité et la facilité d’utilisation du réseau routier par rapport aux voies ferrées et aux voies navigables et le fait que les entreprises ont de plus en plus tendance à se faire livrer les matières premières ou les produits semi-finis au fur et à mesure de leurs besoins, plutôt que de constituer des stocks.
19. Au début des années 90, le gouvernement a décidé de suivre une politique de maintien et d’amélioration de la compétitivité du port de Rotterdam comme premier port européen d’entrée et de sortie par rapport à ses principaux concurrents, Hambourg, Anvers, Le Havre, Marseille et Londres. Parallèlement, on a jugé essentiel de prévenir et, si possible, de réduire l’engorgement des routes et la dégradation de l’environnement.
C. Le projet de loi sur la planification des infrastructures de transport (Tracéwet) et les avis consultatifs du Conseil d’Etat
20. Le 1er juillet 1991, la Reine, sur la proposition du ministre des Transports et des Communications (Verkeer en Waterstaat) et du ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (Volkshuisvesting, Ruimtelijke Ordening en Milieubeheer), soumit au Conseil d’Etat pour avis, conformément à l’article 15 de la loi sur le Conseil d’Etat (Wet op de Raad van State), un projet de loi sur la planification des infrastructures de transport.
21. Ce texte visait à établir un cadre législatif pour la planification, au niveau suprarégional, des nouvelles grandes infrastructures de transport (routes, voies ferrées, canaux) et des modifications importantes aux infrastructures de transport existantes en vue de simplifier les procédures garantissant la coopération des collectivités provinciales, régionales et locales dont le territoire risquait d’être affecté. Il tendait également à concentrer les voies de recours de telle sorte qu’un recours unique pût être formé contre une décision du gouvernement central et toutes les décisions connexes des administrations subordonnées, et à mettre ainsi fin à la nécessité d’une pluralité de voies de recours, devant les juridictions ordinaires et devant le Conseil d’Etat, contre les décisions et projets des administrations décentralisées.
22. Le Conseil d’Etat transmit son avis consultatif au gouvernement le 9 décembre 1991. Le paragraphe introductif en était ainsi libellé :
« Le Conseil d’Etat perçoit parfaitement les problèmes que les signataires du projet de loi sur la planification des infrastructures de transport entendent résoudre. Le texte concerne des projets qui sont souvent considérables, techniquement complexes et coûteux. Lorsque l’on examine ces projets, il y a lieu de prendre en compte les intérêts divers et importants relatifs au trafic et au transport, à la sécurité routière, à l’aménagement du territoire et à l’environnement, mais il est souhaitable que les projets en question puissent en outre bénéficier du soutien le plus large possible de la population. Le processus décisionnel actuel – qui comporte l’établissement par des organes non législatifs d’un tracé, à la suite de quoi sont prises, dans le seul respect de la procédure applicable en matière d’aménagement du territoire, des décisions définitives contre lesquelles des recours peuvent être formés devant un juge – peut prendre beaucoup de temps. De surcroît, lorsque toute une série d’organes provinciaux et municipaux sont impliqués, le processus décisionnel se disperse sur plusieurs plans de secteurs régionaux et locaux. Aussi le Conseil d’Etat partage-t-il les préoccupations du gouvernement concernant les problèmes exposés. Il examinera ci-dessous si, d’après lui, les propositions faites sont de nature à suffisamment contribuer, en pratique, à résoudre les problèmes et si les inconvénients qu’elles impliquent sont acceptables. »
23. Dans la suite du texte, le Conseil d’Etat relevait notamment l’absence de délai contraignant pour les autorités administratives et se disait non entièrement convaincu qu’en cas d’adoption du nouveau projet la procédure prévue par le texte serait réellement plus rapide que le cumul des différentes procédures nécessaires jusqu’alors. Il estimait en outre que le nouveau projet de loi créait de l’incertitude aux niveaux inférieurs de l’administration (provinces, wateringues et communes) en contournant les structures de ces organes compétentes en matière d’aménagement du territoire et que les intérêts légitimes des particuliers n’avaient pas été suffisamment pris en compte. Il concluait que la restriction considérable de la protection juridique qu’impliquait le texte constituait une objection importante au nouveau projet.
24. Le point 8 de l’avis était ainsi libellé :
« Ayant terminé l’examen de la protection juridique organisée par ce projet, le Conseil d’Etat est en mesure de dire qu’il a des objections sérieuses à formuler à l’encontre de la soustraction de la détermination des tracés [tracévaststelling] aux considérations générales d’aménagement du territoire ; il souhaite néanmoins faire observer que si on laisse de côté le problème abordé sous le point 2 (longueur du processus décisionnel prévu par le projet), il apparaît que les objections sérieuses évoquées ci-dessus revêtiraient moins d’importance si le projet ne se rapportait qu’à des tracés d’une importance (supra)nationale tellement exceptionnelle qu’il serait naturellement clair pour tout un chacun que dans le cas concerné les intérêts provinciaux, régionaux et locaux doivent céder le pas. Dans cette hypothèse, les tracés visés à l’article 24b devraient être explicitement mentionnés dans le projet. Il conviendrait de reconsidérer le projet dans cette perspective. »
25. Le Conseil d’Etat énonçait plusieurs suggestions visant à améliorer la rédaction du texte avant sa transmission au Parlement. Il concluait comme suit :
« Le Conseil d’Etat vous conseille de ne pas envoyer ce projet à la Chambre basse des Etats généraux avant que les observations ci-dessus aient été prises en compte. »
26. Le ministre des Transports et des Communications et le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement adressèrent leur réponse au Conseil d’Etat le 28 janvier 1992. En ce qui concerne les doutes exprimés par celui-ci sur la question de savoir si la nouvelle procédure serait sensiblement plus brève que l’ancienne, ils relevaient qu’il pourrait falloir beaucoup de temps pour obtenir la coopération des collectivités locales. Ils précisaient par ailleurs que celles-ci étaient associées à tous les stades de la procédure, puisqu’elles étaient informées et consultées en fonction des nécessités ; s’il devait s’avérer nécessaire de forcer leur coopération, ce serait fait au stade final, celui de l’arrêté de tracé. Ils ajoutaient que la protection juridique des intérêts légitimes des particuliers se trouvait suffisamment garantie par la possibilité de former un recours unique, fondé sur des motifs juridiques, contre l’arrêté de tracé.
27. Quant au passage de leur réponse consacré aux observations formulées au point 8 de l’avis du Conseil d’Etat, il était ainsi libellé :
« Avec l’approbation du Conseil des ministres (décision du 24 janvier 1992), nous avons décidé d’intégrer dans le texte des règles séparées pour les grands projets d’importance nationale. Dans cette perspective, les règles transitoires visées à l’article 24b se concentreront sur la ligne ferroviaire à grande vitesse et sur la ligne de la Betuwe. Le texte original de l’article 24b, qui avait été incorporé exclusivement en vue de ces projets, peut maintenant être supprimé puisqu’une disposition distincte sera consacrée à ceux-ci. Dès lors qu’avec l’intégration de la procédure spéciale pour les grands projets et des règles transitoires évoquées ci-dessus le projet devra encore être amendé, nous estimons souhaitable de consulter le Conseil d’Etat sur cet aspect du texte. Les amendements à celui-ci seront donc soumis pour avis au Conseil d’Etat sous la forme d’un relevé ministériel de modifications. »
28. Le ministre des Transports et des Communications apporta une série de modifications au projet à la lumière des critiques formulées par le Conseil d’Etat. Les amendements furent soumis à ce dernier pour avis le 6 février 1992.
29. Dans son avis consultatif du 8 mai 1992, le Conseil d’Etat considéra notamment qu’il était :
« (…) souhaitable d’indiquer à l’article 24g que les notions de « ligne ferroviaire à grande vitesse » et de « ligne de la Betuwe » se rapportent à des connexions [ferroviaires] déterminées entre des lieux nommément désignés ».
30. La réponse ministérielle du 19 mai 1992 à cette recommandation est ainsi libellée :
« Cet avis a été suivi. Il est à présent indiqué à l’article 24g que par ligne ferroviaire à grande vitesse on entend la ligne Amsterdam-Rotterdam-frontière belge et que par ligne [ferroviaire] de la Betuwe on entend la ligne Rotterdam-Zevenaar. »
31. Le gouvernement soumit ensuite le projet à la Chambre basse (Tweede Kamer) du Parlement, conjointement avec l’avis consultatif du Conseil d’Etat et les commentaires ministériels. La loi sur la planification des infrastructures de transport entra finalement en vigueur le 1er janvier 1994. Elle ne comporte aucune mention spécifique de la ligne ferroviaire à grande vitesse ni de la ligne ferroviaire de la Betuwe mais prévoit une procédure spéciale pour les projets d’envergure nationale.
D. Le processus de planification de la ligne ferroviaire de la Betuwe
1. Les phases préparatoires
32. Une voie de chemin de fer connue sous le nom de Betuwelijn (ligne de la Betuwe) relie la ville de Rotterdam à celle d’Elst en traversant la région de la Betuwe (délimitée par le Rhin, le Lek et le Waal). Aujourd’hui comme hier elle est principalement utilisée pour le transport de passagers et fonctionne à perte. Dès 1985, une commission gouvernementale suggéra de la réaffecter au seul transport de marchandises en la prolongeant jusqu’à la ville de Zevenaar et en la raccordant au réseau ferroviaire allemand. Une étude commandée par les Chemins de fer néerlandais (Nederlandse Spoorwegen – ci-après « les N.S. ») et publiée en 1991 conclut que l’impact sur l’environnement serait inacceptable et que la capacité de la ligne serait insuffisante.
33. Le gouvernement rejeta donc l’idée, préférant étudier la possibilité de construire le long de l’autoroute A15 une nouvelle voie de chemin de fer à travers la Betuwe qui porterait le nom de « Betuweroute ». Les N.S. furent invités à établir une étude d’impact sur l’environnement (milieu-effectrapportage).
2. La décision directrice d’aménagement partie 1
34. Le 16 avril 1992, le ministre des Transports et des Communications et le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement présentèrent conjointement le premier projet de la décision directrice d’aménagement (Planologische Kernsbeslissing), au sens de l’article 2a de la loi sur l’aménagement du territoire (Wet op de Ruimtelijke Ordening), décision qui fut appelée par la suite « décision directrice d’aménagement partie 1 ». L’étude d’impact sur l’environnement établie par les N.S. fut annexée à ce document. Conformément à l’article 2a de la loi sur l’aménagement du territoire tel qu’il était alors applicable, elle fut ouverte à la consultation publique après que l’annonce en eut été faite dans le Journal officiel (Staatscourant) des Pays-Bas et les médias. Toute personne intéressée pouvait faire part de son point de vue. Le délai fixé à cet effet expirait le 27 juillet 1992. Plus de 1 800 réactions furent recueillies.
35. Le 31 août 1992, le ministre néerlandais des Transports et des Communications signa un accord avec son homologue allemand, le ministre fédéral des Transports, en vue du renforcement de la coopération des deux pays en matière de communications ferroviaires transfrontalières. L’accord prévoyait notamment – sous réserve que les procédures prescrites par la législation nationale fussent menées à leur terme – la construction d’une nouvelle voie de chemin de fer de Rotterdam à la frontière allemande via Zevenaar. Deux passages de frontière étaient prévus : le premier à Oldenzaal/Bad Bentheim et le second à Venlo/Kaldenkirchen. L’accord prévoyait également l’adoption de mesures analogues du côté allemand et établissait un échéancier.
3. La décision directrice d’aménagement partie 2
36. Le 18 avril 1993, le gouvernement publia un document intitulé « Reacties op de Ontwerp Planologische Kernbeslissing Betuweroute » (Réactions à la décision directrice d’aménagement relative à la ligne de la Betuwe). Celui-ci présentait à la fois une synthèse des réactions à la décision directrice d’aménagement partie 1 envoyées par des particuliers et les résultats de consultations et discussions menées avec les collectivités locales, par exemple les provinces, les communes et les wateringues. Les avis respectifs de la Commission germano-néerlandaise pour l’aménagement du territoire (Nederlands-Duitse Commissie voor de Ruimtelijke Ordening), de la Commission chargée des études d’impact sur l’environnement (Commissie milieu-effectrapportage), du Conseil consultatif pour l’aménagement du territoire (Raad van Advies voor de Ruimtelijke Ordening) et de l’Organe de concertation des infrastructures de transport (Overlegorgaan Verkeersinfrastructuur) figuraient également dans ce document, appelé plus tard décision directrice d’aménagement partie 2.
4. La décision directrice d’aménagement partie 3 et partie 3A
37. Le 18 mai 1993, le gouvernement publia son avis sur le projet de ligne de la Betuwe et le transmit à la Chambre basse du Parlement pour approbation. Ce document devint connu sous le nom de décision directrice d’aménagement partie 3. Après délibérations, la Chambre basse du Parlement renvoya le document au gouvernement avec des observations.
38. Le gouvernement apporta certaines modifications au projet. Le texte amendé, qui devint connu ultérieurement sous le nom de décision directrice d’aménagement partie 3A, fut soumis à la Chambre basse du Parlement le 14 décembre 1993 pour approbation.
5. La décision directrice d’aménagement partie 4
39. La décision directrice d’aménagement partie 3A fut approuvée par la Chambre basse du Parlement le 22 décembre 1993, puis par la Chambre haute (Eerste Kamer) le 12 avril 1994. Elle entra en vigueur après sa publication au Journal officiel néerlandais le 27 mai 1994, et elle devint plus tard connue sous le nom de décision directrice d’aménagement partie 4.
40. Elle comportait un exposé des motifs expliquant pourquoi le gouvernement jugeait la nouvelle ligne de la Betuwe nécessaire et justifiant les choix effectués. Il y était précisé que le premier port des Pays-Bas, Rotterdam, et l’aéroport de Schiphol desservaient à présent la plus grande partie du continent européen et que l’accroissement du volume des transports ne pouvait pas être absorbé en totalité par la circulation sur les voies navigables intérieures. De plus, une grande partie de l’intérieur du continent européen ne pouvait pas être desservie par les voies navigables. Le trafic routier, relativement cher, non rentable sur les longues distances et préjudiciable à l’environnement, ne pouvait être la seule solution envisageable. Par ailleurs, dans de nombreux territoires d’Europe orientale, l’infrastructure ferroviaire était plus développée et mieux entretenue que le réseau routier.
41. D’autres pays européens, dont l’Allemagne, la France et les pays alpins, effectuaient d’importants investissements dans les chemins de fer afin d’alléger le trafic routier. L’Allemagne s’était engagée à raccorder son réseau ferroviaire à la ligne de la Betuwe et mettrait cet engagement en œuvre dès que la décision de construire la ligne serait prise. Les politiques de transport élaborées par la Communauté économique européenne prévoyaient également la création de nouvelles voies de chemin de fer.
42. L’exposé des motifs contenait un résumé des études – complémentaires à celles entreprises par les N.S. en 1991 – commandées par le gouvernement, à savoir une étude sur les conséquences macroéconomiques et sociales du projet, réalisée par Knight Wendling, et une analyse microéconomique, effectuée par McKinsey. Toutes deux concluaient à la rentabilité de la ligne de la Betuwe. Elles furent examinées par le Bureau central du plan (Centraal Planbureau). Les résultats de cette évaluation furent également publiés sous forme de résumé. Le gouvernement estima que, malgré leur caractère un peu plus réservé, les conclusions du Bureau central du plan permettaient elles aussi de conclure à la viabilité du projet.
43. L’exposé des motifs envisageait d’autres options, telle celle consistant à accroître la capacité d’une ligne de chemin de fer existante allant de Rotterdam à Venlo à travers la province méridionale du Nord-Brabant et rejoignant ensuite l’Allemagne (la « Brabantroute »), qui était à l’époque principalement utilisée pour le transport de passagers, et à l’adapter au transport de marchandises. Cette solution avait dû être écartée au motif qu’elle aurait exigé la construction de deux voies supplémentaires. De plus, la densité urbaine le long de la ligne du Brabant étant trois à quatre fois plus élevée que le long du tracé de la ligne de la Betuwe, cette option aurait causé des problèmes graves et inacceptables.
44. Des solutions autres que le fret ferroviaire qui avaient été suggérées après l’ouverture à la consultation publique de la décision directrice d’aménagement partie 1 avaient également dû être repoussées, compte tenu de la nécessité de connecter l’infrastructure ferroviaire existante au reste de l’Europe. Les autorités compétentes avaient néanmoins reconnu l’importance de la navigation fluviale et s’étaient engagées à poursuivre le développement des installations portuaires intérieures, aux Pays-Bas comme en Allemagne.
45. D’autres méthodes de construction de la voie ferrée avaient été suggérées dans le sillage de la décision directrice d’aménagement partie 1. Parmi ceux qui avaient donné leur point de vue sur la question, beaucoup avaient exprimé une préférence pour un tunnel souterrain ou des voies ouvertes creusées au-dessous du niveau du sol. Ces propositions avaient été examinées mais non retenues, en raison de leur coût prohibitif. Le choix s’était porté sur une construction traditionnelle consistant dans la pose de rails sur une base de sable, le plus souvent au niveau du sol, des rails surélevés ou surbaissés n’ayant été acceptés que pour les tronçons où des considérations liées à la sécurité ou à l’impact sur l’environnement l’exigeaient. De même, il avait été décidé de recourir aux technologies traditionnelles et non aux technologies novatrices.
46. La décision directrice d’aménagement partie 4 prévoyait une double voie ferrée. Elle traçait une bande horizontale de 100 mètres de large dans laquelle la voie devait, autant que possible, être installée. A l’intérieur de cette bande, des adaptations aux conditions locales étaient envisageables dans une mesure limitée, étant entendu que les aménagements supplémentaires tels que les rigoles d’assèchement ou d’autres éléments de l’infrastructure devraient peut-être être installés en dehors de cet espace. Le document s’accompagnait d’un croquis de l’itinéraire exact et d’une justification des choix effectués quant aux options à retenir ou à rejeter.
47. Les effets nocifs potentiels de la décision avaient été pris en considération. Ainsi, bien que la législation en vigueur (article 7 de l’arrêté sur les nuisances acoustiques des chemins de fer (Besluit geluidhinder spoorwegen) autorisât un niveau sonore maximum de 60 dBA à l’extérieur des bâtiments d’habitation, il avait été décidé qu’un « niveau sonore préférentiel » de 57 dBA serait appliqué, par anticipation des normes plus strictes qui devaient entrer en vigueur au cours de l’année 2000. Il avait également été décidé que lorsque cet objectif serait impossible à atteindre en pratique, le bruit serait réduit au moyen d’écrans. A titre exceptionnel, des niveaux sonores pouvant aller jusqu’à 70 dBA pourraient être tolérés sur certains tronçons, sans pour autant dans ce cas pouvoir dépasser 37 dBA à l’intérieur des bâtiments d’habitation, les fenêtres étant fermées et les ouvertures de ventilation ouvertes. Quoique le bruit provoqué par le passage des trains sur la ligne de la Betuwe risquât de s’ajouter à celui de l’autoroute A15, les autorités avaient estimé que les nuisances sonores dues aux trains resteraient inférieures à celles qu’aurait occasionnées un accroissement du trafic autoroutier et que le niveau sonore global pourrait être limité à 60 dBA par la mise en place d’écrans acoustiques et d’autres mesures.
48. Les autorités avaient dénombré quelque 150 bâtiments d’habitation situés à moins de 50 mètres de la future voie ferrée, dont un quart étaient si proches de la ligne que, compte tenu des niveaux sonores, il faudrait obligatoirement mettre fin à leur usage d’habitation. Des études avaient également été menées sur les vibrations susceptibles d’être provoquées et les normes à appliquer à cet égard. De nouvelles études devaient être entreprises en vue de l’adoption de mesures constructives visant à réduire les niveaux de vibration.
49. Les dangers pouvant résulter du fonctionnement de la ligne de chemin de fer de la Betuwe avaient eux aussi été examinés, quoique de manière plus superficielle. L’objectif était de construire la voie ferrée de telle sorte que le « risque individuel » ne dépassât pas 10-6 à proximité des zones d’habitation. Les « risques collectifs » devaient être maintenus « au niveau le plus bas qu’il sera[it] raisonnablement possible d’atteindre ». Des mesures spéciales devaient être énoncées dans l’arrêté de tracé.
50. Un audit avait été réalisé sur le coût du projet tel qu’il était envisagé par le gouvernement. Estimé sur la base des données valables en 1993, le coût était censé s’élever au total à 7 138 millions de florins néerlandais (NLG), dont 1 975 millions puisés dans le budget de l’Etat. Le reste (5 163 millions de NLG) proviendrait d’autres sources, par exemple des marchés financiers, des bénéfices exceptionnels de la vente de gaz naturel et des fonds accordés par la CEE. Le chiffre global incluait une somme de 750 millions de NLG résultant de changements imposés par la Chambre basse du Parlement et une de 375 millions de NLG nécessaire pour répondre aux objections et demandes spéciales formulées par des particuliers et des collectivités locales.
51. Un nouveau gouvernement entra en fonction le 22 août 1994. Conformément aux accords conclus entre les partis de la coalition, il réétudia l’intégralité du projet de construction de la ligne de la Betuwe. Après avoir recueilli l’avis d’une commission parlementaire (la commission « Hermans »), il décida de maintenir le projet. Son avis fut rendu public dans une lettre adressée à la Chambre basse du Parlement par le ministre des Transports et des Communications et celui du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement le 21 avril 1995. Le 29 juin 1995, la Chambre basse approuva la position du gouvernement.
6. L’arrêté de tracé (Tracébesluit)
52. Conformément à la procédure applicable aux projets d’envergure nationale prévue par la loi sur l’aménagement du territoire, qui était entrée en vigueur le 1er janvier 1994, un avant-projet d’arrêté – comportant le tracé exact de la voie envisagée – fut ouvert à la consultation publique en juin 1994, conjointement avec un complément à l’étude d’impact sur l’environnement et à une enquête sur les niveaux de bruit prévisibles. Quelque 5 500 réactions furent reçues de particuliers, d’organisations non gouvernementales et de collectivités locales. Elles amenèrent les autorités ministérielles compétentes à insérer des modifications dans le projet d’arrêté.
53. Celui-ci fut publié le 4 mars 1996 et ouvert à la consultation publique le 29 avril 1996. Plus de 600 réactions furent reçues de particuliers et de collectivités locales. Des modifications furent étudiées et finalement intégrées au texte définitif de l’arrêté dès lors qu’elles n’affectaient pas le tracé prévu, qu’elles n’exigeaient pas de dépenses supplémentaires et qu’elles ne nuisaient pas aux intérêts des autres parties. Parmi les modifications apportées, on peut citer, pour certains tronçons, des mesures de réduction du bruit venant s’ajouter à celles prévues dans la décision directrice d’aménagement partie 4.
54. L’arrêté de tracé fut finalisé le 26 novembre 1996 par le ministre des Transports et des Communications, en accord avec le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. Il portait sur la quasi-totalité du tracé de la future ligne de la Betuwe, les quelques blancs restants ayant trait à des tronçons non concernés par la présente affaire et pour lesquels de nouveaux aménagements étaient nécessaires.
55. Le texte comporte vingt-quatre articles, qui créent un cadre juridique pour les mesures nécessaires, ainsi qu’une série de cartes détaillées avec des explications. Sous sa forme publiée, il s’accompagne d’une longue partie explicative décrivant dans les grandes lignes les choix effectués.
56. Une série de tests avaient établi que les trains de marchandises étaient relativement plus bruyants que ne l’avaient indiqué les estimations initiales. Certaines modifications apportées au matériel roulant étaient censées permettre une diminution des niveaux de bruit (réduction à la source). Pour le cas toutefois où cela ne suffirait pas, des écrans seraient posés en fonction des besoins, indépendamment des réductions à la source prévues. Les personnes qui avaient effectué les évaluations des niveaux sonores à l’origine étaient parties du principe que les traverses utilisées seraient des traverses traditionnelles en bois ; l’utilisation de traverses en béton devait permettre de nouvelles diminutions. Enfin, si le niveau de bruit restait malgré tout trop élevé en pratique, on pouvait envisager d’autres mesures : apporter de nouvelles modifications au matériel roulant, éviter le fonctionnement nocturne et abaisser les vitesses maximales autorisées. Les normes à appliquer, et notamment celles relatives au cumul de bruit dû à la nouvelle ligne de chemin de fer et à l’autoroute A15, étaient énoncées dans la décision directrice d’aménagement partie 4. Des normes plus strictes devaient être appliquées à proximité des lieux sensibles tels que les hôpitaux, les écoles et certaines zones rurales bien précises (stiltegebieden : « zones de silence »). Il devait obligatoirement être mis fin à la fonction résidentielle des bâtiments d’habitation subissant un niveau de bruit excessif. Un rapport détaillé fixant un niveau de bruit pour chaque commune était annexé à l’arrêté de tracé.
57. Des mesures de compensation pour la préservation de l’environnement et du paysage étaient prévues. Il s’agissait notamment d’aménager des souterrains (pour permettre à la faune sauvage et aux troupeaux de passer sous la voie ferrée) et de planter une végétation adaptée. Des mesures spéciales étaient en outre envisagées pour la protection de tous les sites archéologiques connus.
58. Des précisions étaient également apportées concernant les mesures spéciales requises par la nature du sous-sol, qui offrait un moindre support à l’ouest du pays qu’à l’est, d’où le besoin d’accotements supplémentaires dans certains secteurs. La nécessité, en certains endroits, de nettoyer des sols pollués était par ailleurs relevée.
59. Des indications étaient données sur les modalités de construction des écrans acoustiques, des ponts et des viaducs, et sur les moyens de creuser la voie au-dessous du niveau du sol lorsque cela était inévitable, l’un des objectifs principaux étant de limiter l’impact visuel et écologique de la voie ferrée, tout en maintenant son unité visuelle et sa continuité. Lorsque la ligne de la Betuwe traversait d’autres voies de circulation – routes, autres voies ferrées, pistes cyclables – la sécurité était la principale préoccupation. Les modalités précises de la construction des installations électriques dépendraient toutefois de la décision finale – qui serait prise ultérieurement – sur le système électrique à utiliser.
E. Recours formés contre la décision directrice d’aménagement partie 3A et contre l’arrêté de tracé
1. Les recours contre la décision directrice d’aménagement partie 3A
60. La section du contentieux administratif (Afdeling Bestuursrechtspraak) du Conseil d’Etat fut saisie au total de 173 recours contre la décision directrice d’aménagement partie 3A, la plupart formés à titre collectif. A l’exception des requérants M. et Mme Raymakers (requête no 43147/98), qui énoncèrent uniquement des griefs de nature générale visant la décision directrice d’aménagement partie 3A, l’ensemble des requérants dans la présente affaire soulevèrent des griefs visant le tracé proprement dit de la voie envisagée, arguant des atteintes que la future voie ferrée porterait à leurs intérêts respectifs.
61. La formation de la section du contentieux administratif qui traita des recours était composée de trois conseillers d’Etat (Staatsraden), à savoir M. J. de Vries (président), M. R. Cleton et M. R.H. Lauwaars. M. de Vries avait été nommé conseiller d’Etat en 1982. M. Cleton et M. Lauwaars l’avaient été en 1992 et en 1994 respectivement.
62. Le 31 janvier 1997, après que seize audiences eurent été organisées en juillet et en septembre 1996, la section du contentieux administratif rendit sa décision. Elle rejeta l’ensemble des griefs à caractère général.
63. Quant aux griefs spécifiques, elle observa que la décision directrice d’aménagement partie 3A n’était pas encore définitive quant au tracé final de la voie ferrée. Pour chaque lieu examiné, elle limita donc la portée de son contrôle à la question de savoir si le gouvernement avait pu raisonnablement tracer la bande d’emprise là où elle se situait et si, le cas échéant, il avait pu raisonnablement considérer qu’un tracé acceptable était possible dans cette bande ou que, eu égard aux éventuelles mesures à prendre, les intérêts des requérants touchés avaient été correctement pris en compte. Elle réserva son opinion quant au tracé final de la voie ferrée, qui devait faire l’objet de l’arrêté de tracé.
64. Un groupe de griefs à caractère général portaient notamment sur l’appréciation faite par le gouvernement de la nécessité d’une nouvelle ligne de chemin de fer. Ils furent rejetés eu égard à la politique gouvernementale visant à maintenir et renforcer la position des Pays-Bas comme plaque tournante européenne en matière de transports et de distribution. La section du contentieux administratif conclut que l’appréciation effectuée par le gouvernement ne semblait ni incorrecte ni déraisonnable.
65. Un autre ensemble de griefs à caractère général contestaient les estimations du gouvernement relatives aux effets macroéconomiques de la ligne et à sa rentabilité, ainsi que les calculs financiers qui sous-tendaient les plans gouvernementaux. Ils furent écartés au motif que les estimations en question ne semblaient ni incorrectes ni déraisonnables à la lumière des expertises demandées par le gouvernement.
66. Un autre groupe de griefs à caractère général reprochaient au gouvernement de n’avoir pas choisi l’option la plus respectueuse de l’environnement. La section du contentieux administratif déclara que le gouvernement avait pu raisonnablement – après avoir évalué les différentes possibilités et résolu de donner la priorité aux intérêts humains – aboutir à la décision de choisir la solution la plus rentable et de ne recourir qu’à des techniques éprouvées. Si des problèmes particuliers devaient se poser, ils seraient traités séparément. Quant aux griefs à caractère général relatifs au bruit et aux niveaux de vibration prévisibles, aux évaluations des risques, aux expropriations et au degré de probabilité pour les riverains de subir un préjudice, ils furent rejetés pour défaut de fondement ou prématurité, dans la mesure où ces problèmes seraient traités au cas par cas dans l’arrêté de tracé.
67. Les griefs spécifiques de vingt-deux requérants furent déclarés fondés, ce qui entraîna l’annulation de certaines parties de la décision directrice d’aménagement partie 3A et, par voie de conséquence, de la décision directrice d’aménagement partie 4. Aucun des requérants en l’espèce ne figure parmi ces vingt-deux requérants.
68. Quant aux griefs spécifiques qui furent rejetés, la section du contentieux administratif considéra soit que l’on ne pouvait juger avant que l’arrêté de tracé ne devienne réalité que la voie ferrée ne pourrait se situer à l’intérieur de la bande d’emprise envisagée d’une manière qui réponde aux objections soulevées, soit que les objections des requérants ne pourraient être satisfaites d’une autre manière, par exemple au moyen d’un transfert des locaux professionnels ou par l’offre d’une compensation financière.
69. Longue de 292 pages, la décision comportait en annexe des cartes indiquant les secteurs pour lesquels des passages de la décision directrice d’aménagement partie 3A avaient été annulés.
2. Les recours contre l’arrêté relatif au tracé de la ligne de la Betuwe
70. La section du contentieux administratif fut saisie au total de 147 recours contre l’arrêté de tracé, la plupart formés à titre collectif, tels ceux des requérants en l’espèce. Comme c’était le cas pour les recours dirigés contre la décision directrice d’aménagement partie 3A, un grand nombre de requérants formulèrent des griefs à caractère général, touchant par exemple à la procédure suivie. Certains contestaient le refus par le gouvernement d’envisager de modifier l’arrêté de tracé si les objections soulevées n’étaient pas d’une particulière gravité. D’autres mettaient en cause la nécessité ou l’intérêt même de construire la voie ferrée ou critiquaient la procédure d’évaluation des niveaux sonores prévus.
71. La composition de la formation de la section du contentieux administratif qui examina les recours dirigés contre l’arrêté de tracé était la même que celle de la formation qui avait statué sur les recours dirigés contre la décision directrice d’aménagement partie 3A (paragraphe 61 ci-dessus). La section du contentieux administratif entama son examen des recours le 18 novembre 1997.
72. Lors d’une audience publique organisée le 2 décembre 1997, M. et Mme Raymakers, alléguant un manque d’impartialité, demandèrent la récusation de tous les membres de la section du contentieux administratif et, à titre subsidiaire, celle de tous les membres de cette section à l’exception des conseillers d’Etat en service extraordinaire (Staatsraden in buitengewone dienst), ou tout au moins celle des membres chargés d’examiner l’affaire. Ils soutenaient que, dans la mesure où c’était le Conseil d’Etat plénier (Volle Raad) qui était appelé à conseiller le gouvernement sur les textes soumis pour avis, il était incompatible avec l’article 6 de la Convention que des membres de cet organe statuassent ultérieurement, dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles, sur la mise en œuvre des textes en cause une fois ceux-ci adoptés.
73. Une audience consacrée à l’examen de cette demande de récusation se tint le 9 décembre 1997, devant une chambre spéciale de trois membres de la section du contentieux administratif qui ne faisaient pas partie de la formation appelée à examiner le recours, à savoir M. E. Korthals (président), M. A.G. van Galen et M. C. de Gooyer, qui tous étaient des conseillers d’Etat en service extraordinaire.
74. M. et Mme Raymakers invoquèrent l’arrêt rendu par la Cour le 28 septembre 1995 en l’affaire Procola c. Luxembourg (série A no 326). Ils relevèrent des similitudes d’organisation et de fonctionnement entre le Conseil d’Etat néerlandais et le Conseil d’Etat luxembourgeois et citèrent plusieurs observations publiées dans la presse juridique par d’éminents auteurs.
75. Dès lors que l’avis du Conseil d’Etat sur l’introduction de la loi sur la planification des infrastructures de transport avait été « globalement positif », en conflit donc avec l’intérêt personnel des requérants au maintien du statu quo, M. et Mme Raymakers estimaient qu’il était contraire à la position défendue par eux dans leur recours. Ils demandaient donc à la chambre spéciale de déclarer que la section du contentieux administratif devait s’abstenir de se prononcer sur la cause.
76. La chambre spéciale de la section du contentieux administratif rendit sa décision le 10 décembre 1997. Elle estima qu’en vertu de l’article 8:15 de la loi générale sur le droit administratif (Algemene Wet Bestuursrecht), une demande de récusation ne pouvait viser que des juges appelés à connaître de l’affaire de la partie concernée. Au sujet de la demande de récusation de l’ensemble des membres de la section du contentieux administratif, la chambre spéciale souligna que si la loi générale sur le droit administratif en avait disposé autrement aucun membre de la juridiction concernée n’aurait concrètement été en mesure de connaître de la demande en question. Dès lors, dans la mesure où celle-ci visait des membres de la section du contentieux administratif qui n’étaient pas appelés à statuer sur le recours des intéressés, elle était irrecevable. Quant à la demande de récusation dirigée contre les membres appelés à connaître du recours, la chambre spéciale la rejeta dans les termes suivants :
« La section estime qu’en vertu de l’article 8:15 de la loi générale sur le droit administratif, chacun des membres statuant sur une affaire peut être récusé [gewraakt] à la demande d’une partie au motif que certains faits ou circonstances sont susceptibles de nuire à l’impartialité de la justice. La section en déduit que seul un manque d’impartialité dans le chef d’un juge peut entraîner sa récusation. Ni le libellé de la disposition en cause ni l’historique de sa rédaction n’étayent l’affirmation selon laquelle le manque d’indépendance de la juridiction à laquelle un juge appartient peut constituer un motif de récusation dudit juge. Cette raison justifie à elle seule que les observations soumises à l’audience par les requérants ne puissent entraîner l’acceptation de leur demande.
Quant à l’invocation de l’arrêt Procola par les requérants, la section estime que le recours formé par ces derniers devant elle ne soulève aucune question au sujet de laquelle le Conseil d’Etat aurait, dans des avis consultatifs antérieurs portant sur la législation en cause dans le recours, adopté une position contraire à celle défendue par les requérants. Il n’existe donc aucun motif de craindre que les membres du Conseil d’Etat chargés de statuer sur le recours s’estiment liés par une position adoptée par le Conseil d’Etat dans un avis consultatif sur la question. »
77. L’examen au principal du recours reprit le 25 février 1998, puis, le 28 mai 1998, la section du contentieux administratif rendit sa décision. Celle-ci était longue de 354 pages.
78. Les griefs à caractère général concernant le refus par le gouvernement d’envisager de modifier l’arrêté de tracé si les objections soulevées n’étaient pas d’une particulière gravité furent rejetés au motif que ce refus n’était pas en soi déraisonnable : il était plus pertinent d’examiner individuellement chacune des objections en cause. Les griefs à caractère général touchant à la nécessité ou à l’intérêt même de construire la voie ferrée – et notamment ceux relatifs à l’étude d’impact sur l’environnement – furent eux aussi écartés. Ils avaient déjà été examinés dans le cadre des recours dirigés contre la décision directrice d’aménagement partie 3A. Il s’agissait de savoir non plus si la construction de la ligne de la Betuwe était acceptable, mais seulement si, lorsqu’il avait pris sa décision concernant le tracé, le gouvernement s’était prononcé de façon raisonnable.
79. La section du contentieux administratif rejeta le grief de plusieurs requérants selon lequel l’arrêté de tracé avait été pris avant qu’elle eût statué sur les recours dirigés contre la décision directrice d’aménagement. Elle releva qu’en vertu de l’article 24 § 5 de la loi sur la planification des infrastructures de transport le délai ouvert pour le dépôt de recours contre une décision directrice d’aménagement et celui ouvert pour le dépôt de recours contre l’arrêté de tracé pris sur le fondement de pareille décision commençaient à courir simultanément et en conclut qu’il était normal qu’un arrêté de tracé eût déjà été édicté avant que la décision directrice d’aménagement ne fût devenue définitive. Elle jugea par ailleurs qu’il ne résultait pas de la loi sur la planification des infrastructures de transport que lorsque, comme en l’espèce, un recours distinct était ouvert contre une décision directrice d’aménagement, un arrêté de tracé ne pouvait être adopté avant que la décision directrice d’aménagement ne fût devenue définitive. Le simple fait que les délais ouverts pour l’introduction de recours commençaient à courir de façon indépendante ne modifiait pas, selon la section du contentieux administratif, la teneur de l’article 24 § 5 de la loi sur la planification des infrastructures de transport selon lequel une décision directrice d’aménagement n’avait pas besoin d’être définitive pour qu’un arrêté de tracé pût être adopté sur son fondement.
80. En ce qui concerne les niveaux de bruit, la section du contentieux administratif estima que les différents griefs devaient être examinés individuellement. Ceux à caractère général visantla détermination des niveaux de bruit acceptables ne pouvaient pas être retenus. Des critères raisonnables avaient en effet été fixés par la loi, et le niveau de bruit réel serait contrôlé une fois que la voie serait en fonction. La section du contentieux administratif jugea par ailleurs que les études de sécurité n’avaient pas été insuffisantes. Elle releva qu’une étude complémentaire avait été effectuée pour les secteurs où la densité de population et, par conséquent, le risque collectif étaient les plus importants. Par ailleurs, le gouvernement avait indiqué dans son mémoire en défense les mesures de sécurité supplémentaires qui seraient prises pour ces secteurs, ainsi que les modalités de fonctionnement particulières de la ligne qui seraient retenues, de manière à minimiser les risques propres au transport de produits dangereux. Quant au risque individuel, l’arrêté de tracé prévoyait que l’on éviterait tout nouvel aménagement susceptible de l’accroître dans un rayon de 30 mètres de la ligne axiale ; il était donc fort peu probable que le risque individuel augmentât au-delà de ce rayon. Les autres objections tenant à des considérations de sécurité seraient examinées séparément.
81. En ce qui concerne les niveaux de vibration, la section du contentieux administratif estima que l’on ne pouvait prétendre que le gouvernement eût agi de façon déraisonnable en fondant ses évaluations sur une norme industrielle (DIN 4150) plutôt que sur une autre norme qui avait été préconisée par certains requérants. L’évaluation des nuisances que les vibrations étaient susceptibles d’entraîner n’était pas non plus déraisonnable en soi. De plus, le gouvernement s’était engagé à assurer une surveillance active (en mesurant de sa propre initiative les niveaux de vibration) dans tous les bâtiments d’habitation situés à moins de 50 mètres de la voie ferrée une fois que celle-ci serait en service, ainsi qu’une surveillance passive (en mesurant les niveaux de vibration à la demande expresse des personnes concernées) dans les bâtiments d’habitation situés à plus de 50 mètres et moins de 100 mètres de la voie. Le gouvernement se pencherait ensuite au cas par cas sur les nuisances présentées comme inacceptables. Les problèmes particuliers soulevés par les requérants seraient examinés individuellement.
82. En ce qui concerne les griefs à caractère général relatifs aux modalités de réparation des préjudices, la section du contentieux administratif renvoya de façon générale aux dispositions pertinentes de l’arrêté de tracé. Elle nota en outre que des voies de recours existaient contre les décisions particulières qui pourraient être prises à cet égard. On ne pouvait donc à ce stade partir du principe qu’aucun arrangement acceptable n’était envisageable en matière d’indemnisation.
83. En ce qui concerne le recours déposé par Mettler Toledo B.V. (requête no 39651/98), dont l’appareil de haute précision permettant de calibrer les instruments de pesage était, selon la société, particulièrement sensible aux vibrations, la section du contentieux administratif constata que des études étaient encore en cours pour déterminer si les vibrations que la voie ferrée risquait de provoquer étaient susceptibles de porter indûment atteinte aux activités de cette société. Dans ces conditions, les griefs de Mettler Toledo B.V. ne pouvaient être rejetés pour défaut de fondement ; le recours fut accueilli sur ce point.
84. La société Sterk Technisch Adviesbureau B.V. (requête no 39651/98) s’était plainte de ne pas avoir reçu d’informations suffisamment claires sur la question de savoir si elle disposerait d’un nouveau site d’une qualité équivalente. La section du contentieux administratif accueillit le grief et estima que dans ces conditions il ne s’imposait pas d’examiner les autres griefs particuliers soulevés par la requérante.
85. En ce qui concerne un grief soulevé conjointement par M. A.A. Kleyn (requête no 39343/98) et Kleijn Financierings- en Leasemaatschappij B.V., Exploitatiemaatschappij De Zeiving B.V., Mme C.J.P. Kleijn, Mme P.M. Kleijn et Mme C.J. Kleijn (requête no 39651/98) au sujet du restaurant « De Goudreinet », dont ils étaient propriétaires, et de l’appartement habité par M. A.A. Kleijn, la section du contentieux administratif constata qu’aucune investigation n’avait été menée sur le point de savoir s’il serait possible de les maintenir en usage. Elle accueillit donc le grief, mais rejeta pour le surplus le recours introduit par les intéressés.
86. En ce qui concerne le recours introduit par M. M. Witvliet (requête no 46664/99), la section du contentieux administratif rejeta les objections tenant à une éventuelle expropriation, estimant que celles-ci pouvaient être formées dans le cadre de la procédure particulière décrite dans la loi sur l’expropriation (Onteigeningswet). Elle jugea en revanche que les craintes de l’intéressé relatives aux nuisances que pourrait provoquer le bruit dans un secteur particulier n’avaient pas été suffisamment examinées. Elle accueillit donc ce grief, mais rejeta le recours pour le surplus.
87. Elle écarta par ailleurs les recours formés par les autres particuliers et sociétés requérants.
88. Elle annula l’arrêté de tracé dans la mesure où elle avait jugé les griefs bien fondés et alloua certaines sommes au titre des frais.
F. Développements ultérieurs
1. Les arrêtés de tracé de 1998
89. Dans une lettre adressée à la Chambre basse du Parlement le 13 juillet 1998, le ministre des Transports et des Communications, s’exprimant également au nom du ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, fit observer que la décision de la section du contentieux administratif laissait intacts 95 % de l’arrêté de tracé. Il jugeait donc qu’il n’était pas nécessaire d’entreprendre un réexamen radical du projet, ni d’interrompre les travaux de construction. Il disait escompter que la ligne de la Betuwe serait opérationnelle pour 2005.
90. En ce qui concerne les parties mineures de l’arrêté de tracé qui avaient été annulées, les décisions y relatives s’expliquaient simplement par l’insuffisance des informations recueillies pour déterminer si les intérêts des requérants pouvaient être protégés. Pour ne retenir que les observations pertinentes pour la présente espèce, le ministre déclarait estimer que dans la totalité des cas, à une ou deux exceptions près, il ne s’avérerait pas nécessaire de modifier le texte initial de l’arrêté de tracé.
91. De nouveaux arrêtés de tracé partiels furent adoptés dans le courant de l’année 1998. Le 16 avril 1999, la section du contentieux administratif déclara irrecevable un recours introduit par Mettler Toledo B.V. Le 25 octobre 1999, elle en rejeta un autre, qui avait été formé par Sterk Technisch Adviesbureau B.V. Le 25 juillet 2000, elle réserva le même sort à des recours présentés par Kleijn Financierings- en Leasemaatschappij B.V., Exploitatiemaatschappij De Zeiving B.V., Mme C.J.P. Kleijn, Mme P.M. Kleijn, Mme C.J. Kleijn et M. A.A. Kleijn. Quant à M. M. Witvliet, il apparaît qu’il n’attaqua aucun des arrêtés de tracé de 1998.
2. La note sur la ligne de la Betuwe
92. En réponse aux suggestions faites dans les médias de réexaminer le projet de ligne de la Betuwe, le ministre des Transports et des Communications adressa une note (Notitie Betuweroute) à la Chambre basse du Parlement le 6 novembre 1998. Le ministre y rappelait les considérations qui avaient mené à la décision prise en 1995 de donner suite au projet. Il affirmait également que depuis le réexamen effectué en 1995 aucune information nouvelle n’avait permis de mettre en doute les suppositions faites antérieurement quant à la viabilité et à l’opportunité du projet. Au contraire, la suite des événements n’avait fait que confirmer ce choix.
3. La procédure en révision devant la section du contentieux administratif
93. Le 13 avril 1999, la Stichting Duurzame Mobiliteit (Fondation pour la mobilité durable) – l’un des auteurs des recours contre l’arrêté de tracé mais qui ne figure pas parmi les requérants en l’espèce – saisit la section du contentieux administratif d’un recours en révision (herziening) contre les décisions des 31 janvier 1997 et 28 mai 1998. Elle soutenait que le gouvernement n’avait pas une connaissance suffisante de certaines informations factuelles pertinentes au moment de l’établissement de la décision directrice d’aménagement partie 3A ou qu’il n’avait pas tenu compte de ces informations.
94. Par une décision du 9 mars 2000, la section du contentieux administratif refusa de réviser ses décisions, estimant que la nature des informations en question ne justifiait pas la réouverture de la procédure.
4. Le rapport de la Cour des comptes
95. Entre août 1999 et février 2000, la Cour des comptes (Algemene Rekenkamer) se livra à une analyse du processus décisionnel mis en œuvre dans le cadre de la ligne de la Betuwe. Elle publia son rapport le 22 juin 2000 sous le titre Beleidsinformatie Betuweroute (La ligne de la Betuwe et les informations prises en considération par les autorités).
96. Le rapport avait pour objet de fournir des recommandations quant à la qualité des informations que le gouvernement devrait prendre en compte pour ses futures décisions de principe sur les grands projets d’infrastructure et à l’usage qu’il devrait en faire. Les questions centrales étaient celles de savoir si la qualité des informations sur lesquelles le gouvernement s’était appuyé pour prendre les décisions de principe concernant la ligne de la Betuwe était garantie et si les informations en cause avaient été utilisées de façon responsable dans la préparation du processus décisionnel. Le rapport intégrait les faits survenus après le réexamen de 1995.
97. La Cour des comptes estima que dans les premières phases les problèmes à résoudre n’avaient pas fait l’objet d’une analyse suffisamment poussée. Le processus décisionnel avait été axé uniquement sur la solution retenue, à savoir la construction de la ligne de chemin de fer de la Betuwe ; il avait en effet été décidé d’emblée que ce projet profiterait à l’économie nationale et à l’environnement, et aucune expertise des informations devant servir de base à la décision directrice d’aménagement n’avait été demandée.
98. Le rapport qualifiait d’imprécises et de peu fiables les prévisions concernant le volume de transport à travers les Pays-Bas que devait générer le projet. Les prévisions qui avaient finalement été retenues semblaient excessivement optimistes. De plus, les critères ayant présidé au choix de certaines prévisions par rapport à d’autres n’avaient pas toujours été clairement indiqués. Des incertitudes persistaient notamment quant à la capacité du système ferroviaire allemand à absorber l’augmentation de volume du trafic de marchandises. Le gain de compétitivité de la navigation intérieure n’avait pas été pris en considération, pas plus que la lenteur des progrès accomplis dans certains pays européens (la Belgique et la France par exemple) en matière de libéralisation du transport ferroviaire. Par ailleurs, si la possibilité de répercuter les coûts de l’infrastructure ferroviaire sur les expéditeurs avait été envisagée, celle-ci étant prévue dans une proposition de la Commission européenne, il n’avait pas été tenu compte des conséquences possibles de l’imposition de taxes sur le transport routier.
99. Les options autres que la ligne de la Betuwe n’avaient pas été suffisamment étudiées. Et la Cour des comptes de critiquer le fait que l’utilisation de l’infrastructure ferroviaire existant aux Pays-Bas, le transport par navigation fluviale et le transport côtier avaient été examinés de façon isolée et non combinée. Aucune analyse approfondie des possibilités d’optimiser le transport est-ouest existant, par exemple en améliorant l’infrastructure ferroviaire en place, n’avait été effectuée. On n’avait pas davantage étudié les possibilités d’évolution du trafic sur les voies navigables intérieures, dont la part dans le volume transporté était déjà plus importante que celle des chemins de fer néerlandais.
100. Le bénéfice supposé pour l’environnement avait lui aussi été présenté de façon inexacte. Les informations concernant l’impact écologique des options autres que la ligne de chemin de fer de la Betuwe n’étaient pas appropriées et avaient été utilisées de façon sélective. On avait privilégié les effets immédiats (réduction de l’utilisation d’énergie et des émissions toxiques) sans prendre en compte les évolutions techniques comme le recours accru à des moteurs plus propres et plus économiques dans les autres modes de transport ; on n’avait pas fourni suffisamment d’informations sur les conséquences qu’aurait eues le choix d’autres options en termes, par exemple, de niveau de nuisances, de sécurité extérieure, et de pollution des sols et des nappes phréatiques.
101. Le processus présentait un aspect positif compte tenu en particulier du débat public qu’avait suscité le projet : celui-ci avait été réexaminé dans son intégralité en 1995, et les arguments plaidant en sa faveur avaient à nouveau été présentés en 1998 (dans la note sur la ligne de la Betuwe – paragraphe 92 ci-dessus). Toutefois, les informations disponibles à l’époque et la façon dont elles avaient été utilisées prêtaient le flanc à la critique.
102. Le texte intégral du rapport à l’état de projet fut transmis au gouvernement. Le ministre des Transports et des Communications, s’exprimant également au nom du ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, répondit qu’il y souscrivait dans les grandes lignes, tout en contestant certaines des observations formulées. Les conclusions de la Cour des comptes furent acceptées pour mémoire.
103. Des extraits du projet de rapport furent transmis au service de l’infrastructure des chemins de fer néerlandais et à Railned, l’organe gouvernemental néerlandais chargé de l’exploitation du système ferroviaire. Le service de l’infrastructure des chemins de fer exprima son désaccord avec certaines conclusions de la Cour des comptes relatives aux estimations concernant l’impact sur l’environnement. Railned exprima des réserves sur certaines autres, concernant l’accroissement du volume de transport ferroviaire espéré.
104. Le texte intégral du rapport, y compris les réactions susmentionnées, fut transmis à la Chambre basse du Parlement (année parlementaire 1999-2000, no 27 195, nos 1-2).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les décisions directrices d’aménagement
105. L’article 2a de la loi sur l’aménagement du territoire habilite le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement à établir, en concertation avec les autres ministres compétents suivant le cas, des plans, connus sous le nom de décisions directrices d’aménagement, pour des aspects particuliers de la politique nationale d’aménagement du territoire (article 2a § 1). A l’époque pertinente (c’est-à-dire avant le 1er janvier 1994), les projets de ce type devaient obligatoirement être ouverts à la consultation publique pendant une période d’un à trois mois et l’annonce devait en être faite au préalable dans le Journal officiel néerlandais et dans les médias locaux. Toute personne intéressée pouvait alors faire part de son point de vue dans un délai expirant un mois après la fin de ladite période d’un à trois mois (article 2a § 2). Le projet était transmis à la Chambre basse du Parlement pour information au moment de l’ouverture à la consultation publique (article 2a § 5).
106. Les ministres étaient tenus de consulter sur ce projet les provinces, wateringues et communes intéressées, ainsi que toute autre entité administrative concernée (article 2a § 3). L’avis du Conseil consultatif pour l’aménagement du territoire devait également être demandé (article 2a § 4).
107. Les ministres devaient ensuite transmettre la décision directrice d’aménagement – qui avait alors perdu son statut de projet – à la Chambre basse du Parlement pour approbation. Le plan devait être accompagné d’une déclaration générale indiquant la façon dont les observations soumises par les parties intéressées, les résultats des consultations avec les collectivités locales et l’avis du Conseil consultatif pour l’aménagement du territoire avaient été pris en compte (article 2a § 6).
108. La Chambre basse avait la possibilité de renvoyer la décision directrice d’aménagement aux ministres compétents pour modification avant de décider de l’approuver ou non, après quoi il lui était possible de refuser son approbation pour tout ou partie du plan (article 2a § 7).
109. La Chambre basse transmettait ensuite la décision directrice d’aménagement telle qu’elle avait été approuvée à la Chambre haute du Parlement. Celle-ci pouvait décider de l’approuver ou non, mais n’avait pas la possibilité de la modifier (article 2a § 8). En cas d’approbation par la Chambre haute, la décision directrice d’aménagement entrait en vigueur (article 2a § 7). Elle était alors publiée au Journal officiel et dans les médias locaux (article 2a § 9).
110. Bien qu’aucune disposition ne prévoie la possibilité de saisir une juridiction administrative d’un recours contre une décision directrice d’aménagement, la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat a déclaré dans sa décision du 31 janvier 1997 (paragraphes 62-69 ci-dessus), rendue sur les recours formés en l’espèce contre la décision directrice d’aménagement, que la date à prendre en compte à cet effet était celle à laquelle les ministres avaient de nouveau soumis la décision directrice d’aménagement à la Chambre basse du Parlement après que celle-ci leur eut donné la possibilité de l’amender (en l’espèce ce serait la décision directrice d’aménagement partie 3A).
111. Depuis le 1er janvier 1994, il est prévu que, dans la mesure où une décision directrice d’aménagement comporte des décisions de principe sur des grands projets d’importance nationale, tout autre aménagement se rapportant à ces projets est soumis aux limites fixées dans ces décisions de principe (article 39).
B. La loi sur la planification des infrastructures de transport
112. La loi sur la planification des infrastructures de transport telle qu’elle est en vigueur depuis le 1er janvier 1994 contraint le ministre des Transports et des Communications à consulter les collectivités locales et régionales dont le territoire risque d’être affecté et, dans le cas d’un projet ferroviaire, le futur exploitant de la ligne de chemin de fer, avant d’élaborer un projet d’arrêté de tracé (article 6). Ce projet leur est ensuite transmis, après quoi ils ont la possibilité de formuler des observations (articles 11 § 1, 12 §§ 1 et 2, et 13).
113. Le ministre établit alors un arrêté de tracé définitif et peut, si nécessaire, exiger des collectivités locales et régionales qu’elles modifient leurs propres plans d’occupation des sols et de zonage (article 15 §§ 1-3). L’arrêté de tracé est transmis au Parlement avec un exposé des motifs (article 16 § 1). Des délais non impératifs sont fixés pour les différents stades de la procédure.
114. Toute personne concernée par le projet peut contester l’arrêté de tracé devant la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat (article 15 § 4).
115. Le chapitre V de la loi sur la planification des infrastructures de transport comporte des dispositions spéciales régissant la procédure à suivre pour les grands projets d’importance nationale. Cette procédure doit être suivie dès lors qu’une décision directrice d’aménagement est en vigueur (article 21). En pareil cas, la décision directrice d’aménagement doit être adaptée et transformée en projet d’arrêté de tracé (article 22). S’il s’avère nécessaire de modifier le projet d’arrêté de tracé au vu des observations reçues des parties ou collectivités locales intéressées, ces changements doivent respecter les limites fixées dans la décision directrice d’aménagement (article 23 § 1).
116. Le ministre des Transports et des Communications, en collaboration avec le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, établit alors un arrêté de tracé définitif et peut, si nécessaire, imposer aux collectivités locales et régionales de modifier leurs propres plans d’occupation des sols et de zonage (article 24 § 1-3).
117. Toute personne intéressée peut saisir la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat d’un recours dirigé contre l’arrêté de tracé définitif (article 24 § 4). Il n’est pas possible de former des recours distincts contre la décision directrice d’aménagement, sauf si celle-ci n’est pas suivie d’un arrêté de tracé dans un délai d’un an à compter de son entrée en vigueur (article 24 § 5).
C. Aperçu historique du Conseil d’Etat et de ses sections
118. Le Conseil d’Etat a été établi par l’empereur Charles Quint en 1531 afin d’assister et de conseiller sa sœur, Marie de Hongrie, qu’il avait nommée régente (landvoogdes) des Pays-Bas, chargée de régner en son nom.
119. A la suite de la sécession des Pays-Bas de l’Espagne en 1581 et, dans la foulée, de l’établissement subséquent de la République des Sept Provinces-Unies, formalisé en 1648 par le Traité de Westphalie, le Conseil d’Etat se transforma en un organe qui, conjointement avec le Stadhouder, était chargé de la gestion des affaires courantes. Le contrôle de cette gestion était exercé par les représentants des Provinces-Unies siégeant aux Etats généraux (Staten-Generaal).
120. Le Conseil d’Etat fut aboli en 1795, lorsque la France occupa la République. Napoléon transforma la République en Royaume de Hollande en 1806 ; en 1810, il incorpora celui-ci à l’Empire français. En 1805, le Conseil d’Etat avait été réinstallé en tant qu’organe consultatif auprès du Grand Pensionnaire (Raadpensionaris – fonctionnaire désigné par le Corps législatif pour diriger l’exécutif de l’époque). Il exerça cette fonction jusqu’en 1810. Le Royaume des Pays-Bas retrouva son indépendance en 1813. D’après la Constitution (Grondwet) néerlandaise de 1815, le monarque avait l’obligation de consulter le Conseil d’Etat avant de promulguer des textes législatifs ou des mesures d’administration interne. Il lui était par ailleurs loisible de le consulter sur d’autres questions.
121. Le Conseil d’Etat fut investi en 1861 d’une fonction supplémentaire consistant à examiner les litiges administratifs dans lesquels un recours avait été adressé à la Couronne (Kroonberoep) et de conseiller celle-ci, composée du monarque, inviolable, et du ou des ministres responsables, sur la décision à rendre. La Couronne était libre de ne pas suivre cet avis. Pour l’exercice de cette fonction fut créée la section des litiges administratifs du Conseil d’Etat (Afdeling voor Geschillen van Bestuur van de Raad van State).
122. Le 1er juillet 1976 entra en vigueur la loi sur la justice administrative en matière de décisions de la puissance publique (Wet administrative rechtspraak overheidsbeschikkingen – la « loi AROB »), qui fixait une procédure pour les recours administratifs dans des catégories définies par la loi de litiges administratifs non susceptibles d’un recours devant la Couronne. La décision définitive sur ces litiges devait être prise par une section nouvellement établie : la section juridictionnelle du Conseil d’Etat (Afdeling Rechtspraak van de Raad van State).
123. Afin de donner effet à l’arrêt rendu par la Cour le 23 octobre 1985 dans l’affaire Benthem c. Pays-Bas (série A no 97), dans lequel il était dit que la Couronne ne pouvait passer pour un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, le Parlement néerlandais adopta, le 18 juin 1987, la loi temporaire sur les recours à la Couronne (Tijdelijke Wet Kroongeschillen). Entrée en vigueur le 1er janvier 1988, elle devait expirer cinq ans plus tard. En vertu de ses dispositions, la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat devait trancher tous les litiges qui relevaient auparavant de la compétence de la Couronne. La loi laissait intactes les fonctions de la section juridictionnelle du Conseil d’Etat.
124. Le 1er janvier 1994 est entrée en vigueur la loi générale sur le droit administratif (Algemene Wet Bestuursrecht), qui fixe de nouvelles règles uniformes pour les procédures en matière administrative et abroge la loi temporaire sur les recours à la Couronne et la loi AROB. Les fonctions de la section des litiges administratifs et celles de la section juridictionnelle, l’une et l’autre étant ainsi supprimées, furent confiées à une nouvelle section du Conseil d’Etat : la section du contentieux administratif (Afdeling bestuursrechtspraak).
D. Caractéristiques générales et fonctions du Conseil d’Etat
1. La composition du Conseil d’Etat
125. Présidé par le monarque, le Conseil d’Etat se compose d’un vice-président et d’un maximum de vingt-huit conseillers d’Etat (Staatsraden ; article 1 de la loi sur le Conseil d’Etat (Wet op de Raad van State)) et cinquante-cinq conseillers d’Etat en service extraordinaire (Staatsraden in buitengewone dienst ; article 4 tel qu’il est libellé depuis le 1er avril 2001 : avant cette date, le nombre maximum de conseillers d’Etat en service extraordinaire était de vingt-cinq). A l’heure actuelle, le Conseil d’Etat se compose de vingt-sept conseillers d’Etat et de vingt-sept conseillers d’Etat en service extraordinaire.
126. Tous les conseillers d’Etat sont nommés par arrêté royal (Koninklijk Besluit) sur proposition conjointe du ministre de l’Intérieur et des Relations avec le Royaume et du ministre de la Justice. Nommés à vie, les conseillers d’Etat prennent leur retraite à l’âge de soixante-dix ans (articles 3 et 4). Les conseillers d’Etat en service extraordinaire soumettent des propositions quant au nombre d’heures qu’ils souhaitent travailler et, en fonction de ces données, leur nombre est déterminé, par arrêté royal, pour des périodes de cinq ans.
127. Tout candidat à un poste de conseiller d’Etat doit posséder la nationalité néerlandaise et être âgé d’au moins trente-cinq ans (article 5). Lorsqu’il s’agit de nommer des membres ordinaires (conseillers d’Etat), les autorités compétentes veillent à ce que la composition du Conseil d’Etat plénier (Volle Raad), qui compte uniquement de tels membres, reflète l’état des opinions politiques et sociales telles qu’elles se trouvent représentées dans les chambres du Parlement (Staten-Generaal). Toutefois, l’appartenance à un parti politique ne constitue pas un critère formel ou matériel de nomination.
128. Les conseillers d’Etat sont principalement nommés sur la base de leurs connaissances et de leur expérience, que ce soit dans un domaine particulier ou dans celui de l’administration publique et du droit administratif en général. Ils sont essentiellement choisis parmi le personnel politique, les gouverneurs, les hauts fonctionnaires, les magistrats et les universitaires. Les conseillers d’Etat en service extraordinaire sont principalement choisis parmi les magistrats à raison de leurs connaissances et expérience judiciaires particulières.
129. L’article 7 § 1 de la loi sur le Conseil d’Etat énumère les postes, mandats et activités professionnelles qui sont incompatibles avec l’exercice des fonctions de vice-président du Conseil d’Etat et de conseiller d’Etat. L’article 7 § 2 établit, en termes plus généraux, un régime d’incompatibilité également applicable aux conseillers d’Etat en service extraordinaire. Le texte en est ainsi libellé :
« Le vice-président, les conseillers d’Etat et les conseillers d’Etat en service extraordinaire n’occupent aucun poste dont l’exercice n’est pas souhaitable pour le bon accomplissement de leur mission ou pour la préservation de leur impartialité et de leur indépendance, ou de la confiance qu’ils doivent inspirer à cet égard. »
130. En vertu de l’article 7 § 3, le vice-président rend publics tous autres postes détenus par les membres du Conseil d’Etat. Cette information est publiée au Journal officiel néerlandais et sur le site Internet officiel du Conseil d’Etat.
2. La fonction consultative du Conseil d’Etat relativement aux projets de textes législatifs ou réglementaires
131. L’article 73 de la Constitution contraint le gouvernement à solliciter l’avis consultatif du Conseil d’Etat sur tout projet de loi, sur tout projet de mesure générale d’administration et sur toute proposition d’approbation ou de dénonciation d’un traité (article 15 de la loi sur le Conseil d’Etat).
132. Dans les cas où les textes proposés n’émanent pas du gouvernement mais d’un ou plusieurs membres de la Chambre basse du Parlement, celle-ci doit également solliciter l’avis consultatif du Conseil d’Etat (article 15a).
133. Pour l’exercice de leurs fonctions consultatives, les conseillers d’Etat sont divisés en cinq sections, groupées par ministères. Lorsqu’un projet de texte est soumis pour avis, il est tout d’abord examiné par des fonctionnaires, qui rédigent leurs conclusions dans une note. Le projet de texte et la note sont ensuite transmis à un rapporteur, qui élabore un projet d’avis consultatif. Ce projet est alors discuté au sein de la section concernée, après quoi il est soumis au Conseil d’Etat plénier pour examen et adoption.
134. Le Conseil d’Etat examine les projets de textes et les exposés des motifs qui les accompagnent à la lumière d’un grand nombre de critères, relatifs à l’intérêt public, au respect de la légalité et aux exigences de la technique législative. Parmi ces critères figure la compatibilité avec les conventions en matière de droits de l’homme, le droit européen, la Constitution, le statut du Royaume des Pays-Bas (Statuut voor het Koninkrijk der Nederlanden), la législation générale et les principes de droit non écrits, ainsi qu’avec la législation existante et les règles générales sur la structure, la formulation et la présentation des projets et exposés des motifs. Il examine en outre l’effectivité, l’efficacité, la faisabilité et l’applicabilité supposées des textes soumis, la mesure dans laquelle on peut estimer qu’ils seront respectés, ainsi que leur cohérence interne et la sécurité juridique et la qualité de la protection juridique qu’ils offrent.
135. Les avis du Conseil d’Etat sont adoptés par le Conseil d’Etat plénier, qui se compose uniquement de conseillers d’Etat. Les conseillers d’Etat en service extraordinaire ne participent pas à la fonction consultative du Conseil d’Etat. Une pratique bien établie veut par ailleurs que les conseillers d’Etat en service extraordinaire n’assistent pas aux réunions du Conseil d’Etat plénier.
3. La fonction juridictionnelle de la section du contentieux administratif
136. La section du contentieux administratif du Conseil d’Etat connaît des litiges administratifs, y compris des demandes de mesures provisoires, que la loi réserve à sa compétence (article 26 de la loi sur le Conseil d’Etat). Pour traiter les affaires qui lui sont soumises, elle applique les dispositions de la loi générale sur le droit administratif et celles de la loi sur le Conseil d’Etat.
137. La section du contentieux administratif se compose de l’ensemble des conseillers d’Etat (dont ne fait pas partie le vice-président) du Conseil d’Etat et de l’ensemble des conseillers d’Etat en service extraordinaire. Tous sont titulaires de cette charge à vie ; ils prennent leur retraite à l’âge de soixante-dix ans. Un président de la section est nommé par arrêté royal, également à vie, parmi ses membres.
138. Le président dirige le travail de la section du contentieux administratif et décide de la composition de ses quatre chambres. La première chambre traite des affaires concernant l’aménagement du territoire, la deuxième chambre des affaires d’environnement, la troisième chambre des recours généraux, et la quatrième chambre des affaires concernant des étrangers. Les deux premières chambres statuent en première et dernière instance, tandis que la troisième et la quatrième connaissent des recours dirigés contre les décisions rendues par les juridictions administratives inférieures. Les affaires devant la section du contentieux administratif sont tranchées soit par une formation de trois juges, soit par un juge unique.
139. Afin de garantir une administration impartiale de la justice, la section du contentieux administratif a adopté certains principes, dont celui en vertu duquel un membre ayant eu à connaître d’une demande de mesure provisoire ne peut participer à l’examen du fond ; si un recours est examiné dans le cadre d’une procédure simplifiée (c’est-à-dire sans qu’une audience soit organisée), une opposition (verzet) ne peut être examinée par le membre auteur de la décision contestée ; chaque membre de la section doit par ailleurs se montrer vigilant à l’égard d’éventuels conflits d’intérêts, et, lorsqu’il a des doutes raisonnables à cet égard, il lui faut soit se déporter, soit acquiescer à une demande de récusation le concernant.
140. En partie pour faciliter le règlement de ces questions, les membres de la section du contentieux administratif appelés à connaître d’une affaire déterminée reçoivent, bien avant le jour de l’audience, copie des principaux documents soumis dans le cadre de l’affaire, ainsi qu’une liste des parties et de leurs conseils juridiques. De cette manière, chaque membre peut vérifier s’il y a ou non des raisons justifiant qu’il se déporte, au motif par exemple qu’il a précédemment pris position sur la question ou qu’il existe un lien de parenté ou autre entre lui et une partie ou son représentant.
E. Cumul des fonctions consultatives et juridictionnelles
141. De la description ci-dessus il résulte que certains membres de la section du contentieux administratif cumulent des fonctions juridictionnelles et des fonctions consultatives, à savoir les membres ordinaires (conseillers d’Etat) du Conseil d’Etat, tandis que les membres extraordinaires (conseillers d’Etat en service extraordinaire) n’assument que des fonctions juridictionnelles au sein du Conseil d’Etat.
F. Effet donné à l’arrêt Procola c. Luxembourg rendu par la Cour le 28 septembre 1995
142. Dans une note annexée à une lettre datée du 12 février 1998 et adressée au président de la Chambre basse du Parlement, le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur informaient la Chambre basse qu’à la lumière de l’arrêt Procola (série A no 326) et compte tenu du fait qu’il n’y avait pas encore de communauté de vues sur sa portée précise et ses conséquences possibles pour les Pays-Bas le Conseil d’Etat avait adopté une ligne de conduite provisoire en attendant que la Cour européenne des Droits de l’Homme donne de plus amples précisions à ce sujet dans ses arrêts à venir (Chambre basse, Documents parlementaires 1997-1998, 25 425, no 3).
143. La dualité de fonctions du Conseil d’Etat fut alors débattue de manière approfondie au sein du Parlement néerlandais, qui admit la position adoptée par le gouvernement.
144. Au cours des discussions budgétaires qui eurent lieu au sein du Parlement en 2000, le gouvernement confirma sa position ci-dessus. En réponse à une question posée au sein de la Chambre basse sur les fonctions consultatives et juridictionnelles du Conseil d’Etat considérées sous l’angle de l’indépendance de l’administration de la justice, le gouvernement déclara qu’après l’arrêt Procola le Conseil d’Etat avait adapté ses méthodes de travail, si bien que les risques tels que ceux mis en évidence à l’occasion de l’affaire Procola, et qui étaient évoqués dans la lettre du ministre de la Justice datée du 12 février 1998, se trouvaient virtuellement exclus et que, compte tenu de cette évolution, l’indépendance de l’administration de la justice se trouvait garantie (Chambre basse, Documents parlementaires 2000-2001, 27 400 II, no 3).
145. La pratique adoptée par le Conseil d’Etat fut par ailleurs décrite dans le rapport annuel 2000 du Conseil d’Etat. Les paragraphes pertinents de ce rapport sont ainsi libellés :
« Dès lors que l’on ne sait toujours pas avec certitude comment la Cour européenne des Droits de l’Homme statuera sur le cumul de fonctions au sein du Conseil d’Etat néerlandais et l’effet de ce cumul sur l’indépendance et l’impartialité objective du Conseil d’Etat, ni quels critères elle appliquera à cet égard et quelles limites elle tracera, la section du contentieux administratif a pour l’heure choisi des critères et fixé des limites. Par ailleurs, le Conseil d’Etat et sa section du contentieux administratif jugent important que l’apparence d’impartialité soit sauvegardée. La procédure retenue à cet égard, et au sujet de laquelle les ministres de la Justice et de l’Intérieur se sont déjà exprimés devant la Chambre basse (Chambre basse, Documents parlementaires 1997-1998, 25 425, no 3), se ramène à ce qui suit :
Si dans le cadre d’un recours déposé devant la section du contentieux administratif dans les délais le requérant conteste la légalité d’une disposition appliquée dans sa cause ou celle d’une règle quelconque concernant un aspect – par exemple une incompatibilité avec le droit européen – à l’égard duquel le Conseil d’Etat s’est par le passé explicitement exprimé, à l’occasion d’une demande d’avis sur la disposition en cause, et si une partie a émis des doutes sur l’indépendance et l’impartialité de la formation appelée à connaître du recours, la composition de celle-ci sera modifiée de manière à garantir que seuls y siègent les membres n’ayant pas participé à l’adoption de l’avis. Peuvent ainsi en tout état de cause être appelés à siéger dans ce cas les conseillers d’Etat en service extraordinaire, qui n’exercent jamais de fonctions consultatives, ainsi que les conseillers d’Etat nommés après l’intervention de l’avis et ceux dont il est objectivement certain qu’ils n’ont pas participé à l’adoption de l’avis dans le cadre du Conseil d’Etat plénier. En pareille situation, cette nouvelle manière de procéder empêchera, autant que possible, le requérant de se prévaloir de l’arrêt Procola dans le cadre d’une demande de récusation ou à un autre titre. »
G. Récusation des membres de la section du contentieux administratif
146. Les membres de la section du contentieux administratif appelés à connaître d’une affaire peuvent être récusés par l’une quelconque des parties en raison de faits ou circonstances de nature à affecter leur impartialité judiciaire (article 8:15 de la loi générale sur le droit administratif combiné avec l’article 36 de la loi sur le Conseil d’Etat).
147. La demande de récusation est examinée dès que possible par une chambre composée de trois membres du Conseil d’Etat qui ne peut comprendre le ou les conseillers récusés. L’auteur de la demande de récusation et le ou les membres récusés se voient donner l’occasion d’être entendus. Une décision motivée et insusceptible de recours est rendue aussitôt que possible (article 8:18 de la loi générale sur le droit administratif combiné avec l’article 36 de la loi sur le Conseil d’Etat).
148. Dans la jurisprudence développée par la section du contentieux administratif à propos des demandes de récusation fondées sur une incompatibilité avec l’article 6 de la Convention du cumul au sein du Conseil d’Etat de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles, une importance décisive est attribuée à la question de savoir si, oui ou non, le ou les conseillers récusés ont participé à l’adoption de l’avis sur la législation en cause et si, oui ou non, le recours concerne en substance un point qui a été explicitement traité dans l’avis donné par le Conseil d’Etat.
149. La section du contentieux administratif avait dans un premier temps retenu comme critère la mesure dans laquelle des membres de la formation appelée à connaître du recours avaient contribué à l’avis consultatif. Ce critère fut abandonné ultérieurement au motif que le renseignement en cause n’était pas accessible au public en général, et donc pas non plus aux parties. Les questions clés demeurent celles de savoir si le ou les membres récusés appartenaient au Conseil d’Etat plénier à l’époque où l’avis a été rendu et si cet avis comporte la moindre prise de position contraire à l’analyse de la partie ayant demandé la récusation. Ce n’est que lorsque ces questions peuvent recevoir une réponse affirmative qu’il est admis que la partie en question a des raisons valables de craindre que le ou les membres concernés soient prévenus relativement à l’objet du litige (section du contentieux administratif, affaire no E10.95.0026/W, arrêt du 9 octobre 1997, et affaire no E01.96.0532/W, arrêt du 10 décembre 1997, Jurisprudentie Bestuursrecht 1998/28).
150. Le rejet d’une demande de récusation n’enlève toutefois pas aux membres de la formation appelée à connaître de l’affaire la possibilité de décider par la suite de se déporter compte tenu de la substance du recours (section du contentieux administratif, affaire no E03.96.0765/1, Jurisprudentie Bestuursrecht 2001/72).
151. Depuis sa publication, l’arrêt Procola a été invoqué à dix reprises dans le cadre de demandes de récusation présentées à la section du contentieux administratif. Toutes ces demandes ont été rejetées, soit que les membres récusés n’eussent pas participé aux avis consultatifs rendus au sujet des dispositions légales en cause, soit que les points de droit soumis à la section du contentieux administratif par la partie récusante fussent à ce point éloignés de l’avis consultatif en question que la crainte d’un manque d’impartialité devait passer pour injustifiée.
152. Dans le cadre d’un pourvoi formé devant la Cour de cassation (Hoge Raad) contre un jugement rendu le 29 mars 1999 par le tribunal d’arrondissement (Arrondissementsrechtbank) d’Arnhem dans une procédure d’expropriation se rapportant à la construction de la ligne ferroviaire de la Betuwe, le demandeur avait pris argument de ce qu’en se bornant à renvoyer aux procédures administratives déjà suivies devant la section du contentieux administratif le tribunal d’arrondissement était resté en défaut de statuer sur la légalité et la nécessité de l’expropriation et, en particulier, de ce que le tribunal d’arrondissement avait omis d’examiner les autres possibilités techniques envisageables, telles le creusement d’un tunnel qui aurait supprimé la nécessité d’une expropriation. A cet égard, se référant à l’arrêt Procola rendu par la Cour, il soutenait que l’« impartialité structurelle » du Conseil d’Etat était douteuse et en tirait la conclusion qu’il avait droit à faire examiner ces questions par les juridictions ordinaires.
153. Dans son arrêt du 16 février 2000, la Cour de cassation rejeta ces arguments. Elle fit sienne l’analyse du tribunal d’arrondissement selon laquelle les questions telles que celles de la nécessité même de construire la voie ferrée et du choix des solutions techniques et du tracé devaient être tranchées dans le cadre de la procédure administrative prévue par la loi sur l’aménagement du territoire et par la loi sur la planification des infrastructures de transport, et non dans le cadre de la procédure d’expropriation. Quant à l’argument du demandeur concernant l’impartialité du Conseil d’Etat, elle se prononça comme suit :
« 3.2. [le demandeur] a articulé devant le tribunal d’arrondissement les objections suivantes à l’expropriation (citées dans la mesure où elles sont toujours pertinentes) :
(…)
(b) Dès lors que le Conseil d’Etat (dans son ensemble, c’est-à-dire y compris la section du contentieux administratif) a participé à l’adoption de la loi sur la planification des infrastructures de transport, puisqu’en tant qu’organe consultatif il a rendu un avis généralement positif sur le projet, il ne peut être considéré comme un tribunal structurellement impartial au sens de l’article 6 de la Convention ;
(…)
3.4.5.1. Dans la partie Ib du moyen, qui concerne le grief exposé sous le point 3.2 (b) et se rapporte à l’arrêt rendu par la Cour européenne (…) en l’affaire Procola c. Luxembourg, se trouve réitéré l’argument qui a été soulevé en vain devant le tribunal d’arrondissement, à savoir que l’arrêté royal doit être examiné dans son intégralité dès lors que des doutes peuvent surgir quant à l’impartialité structurelle du Conseil d’Etat considéré comme organe juridictionnel, dans la mesure où certains de ses membres ont successivement participé à l’adoption de l’avis sur le projet de loi sur l’aménagement du territoire et rendu la justice concernant une décision prise sur la base de ladite loi.
3.4.5.2. Cet argument méconnaît toutefois la considération selon laquelle le simple fait que le Conseil d’Etat ait rendu, conformément aux dispositions légales concernées, un avis au sujet du projet qui est finalement devenu la loi sur la planification des infrastructures de transport n’autorise pas à conclure que des craintes quant à l’impartialité de la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat, qui a eu à rendre une décision juridictionnelle sur des griefs dirigés contre l’arrêté de tracé, soient objectivement justifiées. La branche Ib du moyen doit donc être rejetée. »
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ DES REQUÊTES
154. Le Gouvernement soutient que, à l’exception de M. et Mme Raymakers, les requérants n’ont pas récusé la section du contentieux administratif ni saisi les juridictions civiles au motif que la procédure administrative en cause ne leur paraissait pas offrir des garanties suffisantes d’équité. Or ces deux voies de recours seraient effectives et auraient permis de redresser la violation alléguée de la Convention. Dès lors, hormis M. et Mme Raymakers, aucun des requérants n’aurait épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
155. Les requérants répliquent que, bien qu’ils eussent, concernant l’impartialité de la section du contentieux administratif, des doutes, que certains exprimèrent d’ailleurs dans leurs observations écrites à l’appui de leur recours, ils avaient choisi, contrairement à M. et Mme Raymakers, de ne pas soumettre de demande formelle de récusation, craignant que cela pût avoir des conséquences négatives. Ils font par ailleurs observer qu’il n’y avait pas de différence substantielle entre le recours formé par M. et Mme Raymakers et ceux introduits par eux. Quant à la possibilité, évoquée par le Gouvernement, de former un recours devant les juridictions civiles, les requérants précisent que, d’après la jurisprudence des juridictions civiles telle qu’illustrée par l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 16 février 2000 (paragraphe 153 ci-dessus), la section du contentieux administratif est considérée comme satisfaisant aux conditions d’impartialité résultant de l’article 6 § 1 de la Convention.
156. La Cour rappelle les principes pertinents applicables en matière d’épuisement des voies de recours internes, tels qu’ils ont été exposés notamment dans l’arrêt Selmouni c. Francerendu par la Cour le 28 juillet 1999 ([GC], n o 25803/94, §§ 74-77, CEDH 1999-V). L’article 35 § 1 de la Convention vise à ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie. Cette disposition ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours effectifs et disponibles, c’est-à-dire existant à un degré suffisant de certitude et aptes à redresser directement les violations alléguées de la Convention. Un requérant ne peut être considéré comme n’ayant pas épuisé les voies de recours internes s’il peut démontrer, en produisant des décisions internes ou d’autres preuves pertinentes, qu’un recours disponible qu’il n’a pas exercé était voué à l’échec.
157. La Cour admet avec le Gouvernement que, s’agissant d’une allégation aux termes de laquelle un tribunal ne remplit pas les conditions d’indépendance ou d’impartialité requises par l’article 6 § 1 de la Convention, la possibilité de former une demande de récusation que prévoit le droit néerlandais peut passer pour un recours effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
158. En l’espèce, M. et Mme Raymakers furent déboutés de leur demande de récusation, laquelle se fondait sur les mêmes motifs que ceux exposés aujourd’hui par l’ensemble des requérants devant la Cour. La Cour ne voit pas comment une demande de récusation formée par les autres requérants qui étaient parties aux mêmes procédures que M. et Mme Raymakers aurait pu donner lieu à une décision différente. Aussi admet-elle, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, que les autres requérants n’avaient pas à exercer ce recours, qui n’offrait aucune chance de succès.
159. En ce qui concerne le recours civil mentionné par le Gouvernement, il est vrai que la Cour a précédemment admis son effectivité là où une voie de recours administrative était réputée offrir des garanties insuffisantes d’équité de la procédure (arrêt Oerlemans c. Pays-Bas du 27 novembre 1991, série A no 219, pp. 21-22, §§ 50-57). Dans l’affaire Oerlemans, toutefois, le recours administratif du requérant avait été examiné par la Couronne (paragraphes 121 et 123 ci-dessus) après que la Cour eut conclu dans son arrêt Benthem c. Pays-Bas du 23 octobre 1985 (série A no 97) que la Couronne ne pouvait passer pour un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
160. Dans ses brèves observations au sujet de la possibilité d’introduire un recours devant les juridictions civiles, le Gouvernement n’a cité aucune décision judiciaire interne où une juridiction civile aurait consenti à connaître d’un recours administratif au motif qu’eu égard à l’arrêt Procola c. Luxembourg rendu par la Cour le 28 septembre 1995 (série A no 326) la section du contentieux administratif offrait des garanties insuffisantes d’indépendance et d’impartialité. Il ressort en vérité de la jurisprudence invoquée par les requérants que l’argument en question est rejeté par la Cour de cassation. Aussi la Cour considère-t-elle que les requérants ont suffisamment établi qu’en l’espèce le recours en cause ne pouvait lui non plus être considéré comme offrant des chances raisonnables de succès.
161. Dans ces conditions, les requêtes ne peuvent être rejetées pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
162. La Cour estime que le grief des requérants selon lequel la section du contentieux administratif ne peut, d’un point de vue objectif, passer pour un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 de la Convention soulève des questions de droit suffisamment sérieuses pour que l’on ne puisse statuer à leur sujet sans un examen au fond des requêtes. Celles-ci ne se heurtant par ailleurs à aucun motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables pour le surplus. Conformément à sa décision d’appliquer l’article 29 § 3 de la Convention (paragraphe 11 ci-dessus), elle se penchera d’emblée sur le bien-fondé du grief des requérants.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
163. Prenant argument du fait que le Conseil d’Etat exerce à la fois des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles, les requérants soutiennent que la section du contentieux administratif dudit organe manque d’indépendance et d’impartialité. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Applicabilité de l’article 6
164. Il n’y a pas controverse entre les parties sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce, et la Cour n’aperçoit aucune raison de considérer que la procédure litigieuse n’entrait pas dans le champ d’application de cette disposition.
B. Observation de l’article 6
1. Arguments des parties
a) Les requérants
165. Les requérants soutiennent qu’à la lumière des arrêts rendus par la Cour dans les affaires Procola (arrêt précité) et McGonnell c. Royaume-Uni (no 28488/95, CEDH 2000-II), la section du contentieux administratif ne peut passer pour un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans son arrêt Procola, la Cour a considéré que, du fait du cumul de différentes fonctions au sein du Conseil d’Etat luxembourgeois, l’impartialité structurelle de cet organe pouvait être mise en doute. Les requérants estiment par ailleurs que la perception des recourants doit être regardée comme déterminante lorsqu’il s’agit d’apprécier l’impartialité objective d’un tribunal. Un recourant ne devrait pas pouvoir nourrir le moindre doute – fondé sur des motifs plausibles et objectivement justifiés – quant à l’impartialité d’un tribunal.
166. Les requérants considèrent qu’à cet égard aucune distinction ne peut être établie entre, d’une part, l’exercice simultané de différentes fonctions par une personne et, d’autre part, un exercice simultané, au niveau de l’institution, de différentes tâches structurelles. Il serait selon eux artificiel d’opérer semblable distinction. La mise en œuvre pratique d’une norme fondée sur une telle approche aurait de grandes chances de se révéler inadéquate et d’offrir aux recourants des garanties et des possibilités de contrôle juridictionnel insuffisantes.
167. Il en résulterait que, chaque fois qu’elle serait saisie d’un recours, la section du contentieux administratif devrait mener une enquête pour déterminer quelles dispositions légales étaient concernées au moment de l’avis rendu par le Conseil d’Etat sur le projet pertinent, quels conseillers d’Etat étaient alors membres du Conseil d’Etat plénier et quelle était la teneur de l’avis rendu. Hormis le risque d’erreur qui pourrait entacher pareille enquête, il incomberait également au recourant – habilité par le droit administratif à mener la procédure sans assistance juridique professionnelle – de vérifier l’existence possible de pareil cumul de fonctions. Les recourants non assistés seraient souvent incapables d’obtenir une réponse rapide sur la composition du Conseil d’Etat plénier au moment de l’avis. De surcroît, dans la plupart des cas, les recourants ne prendraient connaissance que peu avant l’audience de la composition définitive de la formation de la section du contentieux administratif chargée de connaître de leur cause.
168. Les requérants soutiennent en outre que le Conseil d’Etat, en sa qualité d’organe consultatif, ne peut se comparer à une autorité judiciaire indépendante et impartiale, dès lors qu’il s’agit d’un organe à composition politique qui a des liens étroits avec le gouvernement et avec le Parlement. A cet égard, ils se réfèrent à l’article 22 de la loi sur le Conseil d’Etat, qui prévoit une possibilité générale de consultation entre le Conseil d’Etat et le ministre concerné, et font observer que l’on ne trouve aucune disposition analogue dans les textes régissant l’organisation judiciaire.
169. Un examen des conditions de nomination des conseillers d’Etat – lesquelles seraient bien moins strictes que les conditions de nomination des juges des tribunaux ordinaires –, de la procédure de nomination proprement dite et du rôle du Conseil d’Etat dans l’ordre juridique néerlandais ferait apparaître clairement, selon les requérants, que le Conseil d’Etat doit être considéré comme faisant partie intégrante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il serait manifeste aussi que, dans l’exercice de ses fonctions consultatives, le Conseil d’Etat ne se borne pas à traiter des questions de légalité mais entre également dans des considérations d’ordre politique et d’opportunité.
170. Aucune distinction n’étant établie entre les personnes participant à l’exercice des fonctions consultatives du Conseil d’Etat et celles participant à l’exercice des fonctions juridictionnelles de cet organe, les requérants considèrent que la simultanéité institutionnalisée de l’exercice de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles par le Conseil d’Etat est incompatible avec l’exigence d’impartialité objective consacrée par l’article 6 § 1 de la Convention.
171. Les requérants soutiennent en outre que les avis consultatifs rendus par le Conseil d’Etat relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport constituaient en fait un prélude laissant augurer de la teneur des décisions qui pourraient être rendues ultérieurement sur les recours introduits contre l’arrêté relatif au tracé de la ligne de la Betuwe. Le Conseil d’Etat y aurait traité en détail des questions relatives aux problèmes posés par la détermination de la législation applicable au processus décisionnel à mettre en œuvre pour la construction de la ligne ferroviaire de la Betuwe. A cet égard, le Conseil d’Etat aurait suggéré l’adoption d’une réglementation spéciale applicable aux grands projets d’importance (supra)nationale tels que la ligne ferroviaire de la Betuwe – laquelle était explicitement mentionnée – afin de permettre une réalisation rapide et efficace de ces projets, en contournant les procédures normales de protection juridique et les pouvoirs des collectivités locales et régionales. Dans cette optique, il aurait même conseillé de rendre applicable, à titre transitoire, la loi sur la planification des infrastructures de transport au processus décisionnel à mettre en œuvre pour la construction déjà en cours de la ligne ferroviaire de la Betuwe. Cela aurait considérablement restreint les possibilités de soumettre les décisions en cause à un contrôle juridictionnel, mais aussi la portée de pareil contrôle, qui n’aurait plus été possible que pour certains aspects essentiels du processus décisionnel. Dans son deuxième avis, le Conseil d’Etat aurait de plus recommandé la mention expresse du tracé de la ligne ferroviaire de la Betuwe dans la loi sur la planification des infrastructures de transport.
172. Aussi les requérants estiment-ils que la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat ne pouvait passer, aux yeux des recourants, pour un tribunal indépendant et impartial. Du point de vue de ces derniers, tant les décisions politiques que les décisions juridictionnelles prises en rapport avec la construction de la voie ferrée apparaissaient en définitive avoir été prises par le même type d’organe.
173. A cet égard, les requérants invoquent également le fait que la formation de la section du contentieux administratif qui examina leurs recours était composée de membres ordinaires du Conseil d’Etat. Ils affirment que cela leur a donné l’impression – objectivement justifiée selon eux – que les membres en question devaient s’estimer liés par les avis consultatifs préalablement rendus par le Conseil d’Etat relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, à l’adoption desquels le président de la formation concernée avait de surcroît pris part.
174. Cette impression aurait été confirmée par la manière réservée dont la section du contentieux administratif aurait examiné les décisions relatives à la construction de la ligne de la Betuwe incriminées. La section du contentieux administratif se serait en effet fondée sur des expertises favorables au projet et n’aurait pas motivé de façon adéquate l’attribution par elle d’une valeur moindre aux expertises en sens contraire soumises par les recourants. On pourrait ainsi en conclure que le Conseil d’Etat, dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles, se serait laissé influencer en l’espèce par des considérations d’opportunité touchant à l’intérêt de favoriser une construction rapide de la ligne ferroviaire de la Betuwe, point de vue auquel il avait souscrit dans ses avis consultatifs.
175. Les requérants soutiennent en outre que la démarche suivie par le Conseil d’Etat pour prévenir les « risques Procola » était inadéquate et inefficace, dans la mesure où la politique choisie était formulée avec une précision insuffisante, et que de surcroît elle n’avait pas été exposée dans des textes accessibles au grand public. Le Conseil d’Etat n’aurait du reste pas indiqué dans les affaires individuelles si cette politique avait en fait été appliquée. A l’époque pertinente, les requérants pouvaient seulement déduire l’existence de la politique en cause d’une note qui avait été envoyée à la Chambre basse du Parlement par les ministres de la Justice et de l’Intérieur après que la décision sur les recours dirigés contre la décision directrice d’aménagement eut été rendue. Ce ne serait par ailleurs que dans son rapport annuel 2000, publié en 2001, que le Conseil d’Etat se serait efforcé de décrire la « politique Procola » appliquée par lui. Les requérants estiment que, compte tenu de l’importance de l’impartialité des tribunaux dans un Etat de droit, une simple référence à des communications adressées au Parlement ou à un chapitre figurant dans un rapport annuel ne peut être considérée comme suffisante. Les garanties assurant l’impartialité du pouvoir judiciaire devraient être précisées dans des textes légaux accessibles au grand public.
176. Les requérants soutiennent enfin qu’il est également incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention que le Conseil d’Etat, suivant sa « politique Procola », décrite dans son rapport annuel 2000, n’examine la question de savoir s’il y a un « risque Procola » que dans les cas où un recourant « émet des doutes sur l’indépendance et l’impartialité de la formation appelée à examiner son recours ». On pourrait déduire de cette formulation que le Conseil d’Etat ne se penche sérieusement sur la question que lorsqu’il y est invité. Eu égard à l’obligation positive que l’article 6 § 1 de la Convention fait peser sur les Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de manière que leurs cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, y compris celle d’impartialité, pareil système ne pourrait être considéré autrement que comme incompatible avec cette disposition.
b) Le Gouvernement
177. Le Gouvernement affirme que la décision de construire la ligne ferroviaire de la Betuwe n’a été prise qu’après avoir obtenu l’assentiment du Parlement et pris en compte l’ensemble des intérêts concernés. Les projets de construction tels que celui ici en cause étaient régis par la loi sur la planification des infrastructures de transport et comportaient deux phases : d’abord l’adoption d’une décision directrice d’aménagement, qui exposait les grandes lignes du projet, puis celle d’un arrêté de tracé. Le Gouvernement souligne que le Conseil d’Etat n’avait absolument aucune fonction consultative dans le processus conduisant à une décision directrice d’aménagement ou à un arrêté de tracé et que chacun de ces deux types de décisions pouvait faire l’objet d’un recours devant la section du contentieux administratif.
178. Dans le cadre d’un recours administratif, la section du contentieux administratif n’examinait que la légalité de la décision administrative contestée. Elle ne se penchait sur le bien-fondé ni de la politique sous-tendant cette décision ni des considérations d’opportunité ayant présidé à son adoption. Compte tenu de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, il n’y avait pas place pour un examen plus ample que celui limité à la légalité de la décision attaquée. Lorsque la section du contentieux administratif concluait à l’illégalité de la décision, elle annulait celle-ci et renvoyait l’affaire à l’autorité administrative compétente aux fins d’adoption d’une nouvelle décision tenant dûment compte des observations formulées par elle. Elle ne substituait pas sa propre décision à la décision attaquée.
179. Le grief des requérants serait fondé seulement sur le fait que la formation de la section du contentieux administratif ayant connu des recours dirigés par eux contre l’arrêté de tracé se composait de trois conseillers d’Etat membres du Conseil d’Etat plénier, lequel avait rendu un avis consultatif relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport. Le Gouvernement estime que cette position adoptée par les requérants relève d’une mauvaise appréciation du lien entre la loi sur la planification des infrastructures de transport – et dès lors l’avis rendu par le Conseil d’Etat à son sujet – et le prononcé d’une décision sur les recours dirigés contre l’arrêté de tracé.
180. La procédure suivie pour l’examen des recours formés par les requérants n’aurait concerné aucune question ayant fait l’objet d’un avis consultatif du Conseil d’Etat, et les intéressés n’auraient donc eu aucune raison de craindre que les trois juges se sentissent liés par un avis précédemment donné, puisque aussi bien l’arrêté de tracé n’avait pas fait l’objet de pareil avis.
181. La demande de récusation formée par M. et Mme Raymakers aurait été examinée par trois conseillers d’Etat en service extraordinaire n’ayant jamais été associés à l’exercice des fonctions consultatives du Conseil d’Etat. Par ailleurs, deux des trois conseillers d’Etat ayant connu des recours dirigés par les requérants contre l’arrêté de tracé ne faisaient pas encore partie du Conseil d’Etat lorsque celui-ci exerça ses fonctions consultatives à l’égard du projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, et l’avis livré par le Conseil d’Etat sur ce projet n’aurait pas abordé, ni même effleuré, les questions que la section du contentieux administratif fut appelée à examiner dans le cadre des recours formés par les requérants contre l’arrêté de tracé. Cette thèse serait corroborée par le fait que les requérants n’auraient réussi à identifier, dans l’avis du Conseil d’Etat relatif au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, aucun élément propre à jeter le doute sur l’impartialité dont la section du contentieux administratif devait faire preuve dans le cadre de l’examen des recours des requérants. Aussi le Gouvernement n’aperçoit-il pas comment des membres de la formation de la section du contentieux administratif ayant connu de la cause des requérants auraient pu se sentir liés par une position antérieurement adoptée par le Conseil d’Etat.
182. Si les membres ordinaires du Conseil d’Etat siègent aussi bien au sein du Conseil d’Etat plénier que dans la section du contentieux administratif, il n’y a, selon le Gouvernement, aucune incompatibilité générale entre la délivrance d’avis consultatifs à l’exécutif et l’exercice d’une fonction juridictionnelle. Ce ne serait que dans de très rares cas qu’un avis consultatif sur un projet de texte et une décision de la section du contentieux administratif dans le cadre de laquelle la législation telle que finalement adoptée aurait été appliquée se rapporteraient à « la même affaire » ou autoriseraient à conclure qu’il s’agit de « la même décision ».
183. Le Gouvernement considère qu’il ressort clairement des arrêts rendus par la Cour dans les affaires Procola et McGonnell (précitées) que la question clé est celle de savoir si et dans quelle mesure un ou des juges ont été directement associés à la rédaction du texte sur lequel ils ont par la suite été appelés à statuer dans l’exercice de fonctions juridictionnelles. Il estime ainsi que le simple fait que des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles se combinent au sein d’un même organe n’affecte pas en soi l’indépendance et l’impartialité de cet organe. Les mesures adoptées par la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat néerlandais en réponse à l’arrêt Procola lui paraissent constituer des garanties suffisantes pour assurer l’impartialité objective de celle-ci.
c) Les tierces interventions
i. Le gouvernement italien
184. Le gouvernement italien soutient qu’aux fins d’examen de l’impartialité d’une juridiction une distinction doit être établie entre une appréciation abstraite d’une disposition, telle que celle pouvant figurer dans un avis consultatif, et l’évaluation de l’application faite d’une disposition dans un cas concret. Il estime que porter un jugement, se livrer à une évaluation ou opérer un examen concernant une loi ne met pas obstacle à la formulation de nouveaux jugements ou évaluations de la même loi. D’après lui, il est incompatible avec les exigences de l’impartialité qu’un juge apprécie des faits précis à deux reprises, mais il n’en va pas de même si le magistrat examine une disposition abstraite dans différents cas individuels.
ii. Le gouvernement français
185. Le gouvernement français attire l’attention sur le fait que les textes qui organisent le fonctionnement du Conseil d’Etat et le statut de ses membres reposent sur le principe de l’exercice concomitant par une même institution de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles. Le Conseil d’Etat français est divisé en six sections : cinq, dites administratives, chargées de la mission consultative (intérieur, finances, travaux publics, sociale, rapports et études), et une, dite du contentieux, compétente pour trancher les litiges administratifs.
186. La fonction première des formations consultatives du Conseil d’Etat est d’assurer la légalité des textes qui lui sont soumis. A travers les avis qu’il rend, qui sont autant de conseils juridiques adressés au gouvernement, le Conseil d’Etat vise en fait à prévenir les illégalités que le juge ne pourrait en tout état de cause sanctionner qu’ultérieurement, une fois les décisions administratives prises, voire déjà appliquées. L’existence d’une capacité d’analyse et de conseil juridique située en amont de l’adoption de la décision administrative ou de la norme et qui vise, en définitive, à en améliorer la qualité serait aussi la garantie d’une plus grande stabilité de la règle de droit. Mieux protégé contre les erreurs juridiques, l’acte administratif serait ainsi moins sujet à annulation par le juge. Il serait donc plus stable.
187. L’avantage propre à un exercice concomitant de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles tiendrait au fait que les membres des sections administratives qui sont aussi membres de la section du contentieux seraient habitués à déceler les illégalités, ce qui garantirait la qualité des avis consultatifs. La fonction juridictionnelle du Conseil d’Etat et ses attributions consultatives seraient indissociables l’une de l’autre. Le conseiller du gouvernement s’appuierait sur la jurisprudence ; le juge prendrait en considération les avis du conseiller. Il en résulterait la meilleure garantie possible de sécurité juridique.
188. Cela dit, l’affectation simultanée au sein des formations juridictionnelles et consultatives des membres du Conseil d’Etat ne serait pas sans limite. Le principe de la double affectation céderait par exemple le pas devant l’exigence d’impartialité. Le Conseil d’Etat ferait ainsi observer la règle de l’abstention pour tout juge qui soit aurait participé, dans le cadre de fonctions exercées à l’extérieur de l’institution, à l’élaboration d’un acte administratif attaqué ensuite devant la section du contentieux, soit même aurait pu connaître de cet acte dans le passé en tant que rapporteur devant une section administrative.
189. Le gouvernement français considère que le fait de soumettre successivement à une formation consultative du Conseil d’Etat puis à sa formation contentieuse une même question de droit ne peut, eu égard à l’indépendance des deux types de formations, faire naître dans l’esprit du requérant des doutes objectifs de nature à altérer l’impartialité de la section du contentieux. La question de savoir si les craintes nourries par un requérant relativement à l’impartialité d’une institution où coexistent des attributions consultatives et juridictionnelles sont légitimes ne pose, de l’avis du gouvernement français, aucune difficulté si l’avis consultatif donné n’a porté que sur une question de pur droit, et doit être tranchée au cas par cas si l’avis consultatif a porté sur une question de fait.
2. Appréciation de la Cour
190. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie aux termes de laquelle il faut, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant », prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance.
191. Quant à la condition d’« impartialité », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, elle revêt deux aspects. Il faut d’abord que le tribunal ne manifeste subjectivement aucun parti pris ni préjugé personnel. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c’est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Dans le cadre de la démarche objective, il s’agit de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle des juges, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ces derniers. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure (Morris c. Royaume-Uni, no 38784/97, § 58, CEDH 2002-I).
192. Les notions d’indépendance et d’impartialité objective étant étroitement liées, la Cour les examinera ensemble, dans la mesure où elles intéressent toutes deux la présente espèce (arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 281, § 73).
193. Si la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire tend à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour (arrêt Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV), ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les Etats à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre. La question est toujours de savoir si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été respectées. Aussi la présente espèce ne requiert-elle pas l’application d’une doctrine particulière de droit constitutionnel à la situation du Conseil d’Etat néerlandais. La Cour doit uniquement se prononcer sur la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, la section du contentieux administratif possédait l’« apparence » d’indépendance requise ou l’impartialité « objective » voulue (McGonnell, précité, § 51).
194. Pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, de raisons de redouter que ces exigences ne soient pas remplies, l’optique d’une partie entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions en cause peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A no 154, p. 21, § 48).
195. Eu égard aux modalités et conditions de nomination des membres du Conseil d’Etat néerlandais, et en l’absence du moindre élément permettant de dire que les garanties contre d’éventuelles pressions extérieures ne sont pas suffisantes et adéquates, la Cour n’aperçoit rien dans l’argumentation des requérants qui soit de nature à étayer leurs doutes quant à l’indépendance du Conseil d’Etat et de ses membres, d’autant que cette question précise ne fut pas soulevée par M. et Mme Raymakers dans leur demande de récusation. Rien n’autorise non plus à dire en l’espèce que l’un quelconque des membres de la formation de la section du contentieux administratif ayant eu à connaître de la cause des requérants eût un parti pris ou des idées préconçues lorsqu’il examina les recours formés contre l’arrêté de tracé. En particulier, les requérants n’ont pas allégué que la participation du président de ladite formation à l’adoption de l’avis relatif au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport ait fait naître chez lui un véritable préjugé.
196. Cela étant, comme l’illustre l’arrêt Procola précité, l’exercice consécutif de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles au sein d’une même institution peut, dans certaines circonstances, soulever une question sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’impartialité de l’organe considérée du point de vue objectif. A cet égard, la Cour réaffirme qu’il est capital que les cours et tribunaux inspirent confiance aux justiciables (paragraphe 191 ci-dessus).
197. Le Gouvernement a attiré l’attention de la Cour sur les mesures internes adoptées par le Conseil d’Etat afin de donner effet à l’arrêt Procola aux Pays-Bas (paragraphes 142-145 ci-dessus). D’après la description de ces mesures que l’on trouve dans le rapport annuel 2000 du Conseil d’Etat, la composition de la formation appelée à connaître d’une affaire ne fait l’objet d’un examen que si des doutes sont exprimés par une partie ; le critère appliqué dans ce cas est que si le recours concerne une question explicitement abordée dans un avis consultatif antérieur, la composition de la formation doit être modifiée de manière à exclure tous les membres ayant participé à l’adoption de l’avis en question.
198. La Cour n’est pas aussi certaine que le gouvernement ne semblait l’être dans la déclaration faite par lui au cours des discussions budgétaires menées au sein du Parlement en 2000 que ces mesures soient propres à garantir que, dans tous les recours portés devant elle, la section du contentieux administratif constitue un « tribunal impartial » aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. Cela dit, il n’appartient pas à la Cour de statuer dans l’abstrait sur la compatibilité avec la Convention du système néerlandais sur ce point. La Cour est en réalité appelée à déterminer si, pour ce qui est des recours portés devant la section du contentieux administratif par les requérants en l’espèce, il était compatible avec les exigences de l’impartialité « objective » de tout tribunal au sens de l’article 6 § 1 que la structure institutionnelle du Conseil d’Etat eût permis à certains de ses membres ordinaires d’exercer à la fois des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles.
199. En l’espèce, le Conseil d’Etat plénier rendit, concernant le projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, un avis qui prévoyait des règles procédurales encadrant le processus décisionnel applicable à l’aménagement suprarégional de nouvelles grandes infrastructures de transport. Or les recours formés par les requérants étaient, quant à eux, dirigés contre l’arrêté de tracé, qui constituait une décision prise conformément à la procédure prévue dans la loi sur la planification des infrastructures de transport. Les recours formés antérieurement contre la décision directrice d’aménagement ne sont pas ici en cause, dès lors qu’ils se fondaient sur des règles juridiques distinctes.
200. La Cour estime qu’à la différence de la situation examinée par elle dans les affaires Procola et McGonnell précitées les avis consultatifs rendus relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport et la procédure subséquente d’examen des recours introduits contre l’arrêté de tracé ne peuvent passer pour représenter « la même affaire » ou « la même décision ».
201. Bien que l’aménagement de la ligne ferroviaire de la Betuwe fût mentionné dans l’avis donné par le Conseil d’Etat au gouvernement concernant le projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, les références en question ne sauraient raisonnablement s’interpréter comme exprimant des opinions sur des questions ultérieurement tranchées par les ministres responsables à l’occasion de l’arrêté de tracé litigieux, ni comme un préjugement de ces questions. Dans les passages de l’avis du Conseil d’Etat contenant les références à la ligne ferroviaire de la Betuwe, il s’agissait de supprimer les ambiguïtés perçues dans les articles 24b et 24g du projet de loi sur la planification des infrastructures de transport. Ces dispositions devaient s’appliquer à deux grands projets de construction déjà en cours d’examen à l’époque, et notamment à la ligne ferroviaire de la Betuwe. La Cour ne peut souscrire à l’avis des requérants selon lequel le Conseil d’Etat, en suggérant au gouvernement d’indiquer dans le projet le nom du lieu d’où la ligne ferroviaire de la Betuwe devait partir et celui du lieu où elle devait aboutir, aurait déterminé le tracé exact de cette voie ferrée, exprimé des vues sur ce qu’il devrait être ou préjugé son résultat final.
202. Dans ces conditions, la Cour estime que les craintes nourries par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de la section du contentieux administratif à raison de la composition de la formation ayant eu à connaître de leurs recours ne sauraient être considérées comme objectivement justifiées. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, chacune des requêtes recevable pour le surplus ;
2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique, au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 6 mai 2003.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de M. Ress ;
– opinion dissidente de Mme Thomassen, à laquelle se rallie M. Zagrebelsky ;
– opinion dissidente de Mme Tsatsa-Nikolovska, à laquelle se rallient Mme Strážnická et M. Ugrekhelidze.
L.W.
P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE RESS
(Traduction)
Je souscris à la solution donnée à cette affaire, mais il me semble que le raisonnement de la Cour a besoin d’être clarifié.
Certes, comme la Cour le souligne au paragraphe 198 du présent arrêt, la question portée devant elle consistait à savoir si, pour ce qui est des recours formés par les requérants devant le Conseil d’Etat néerlandais, il était compatible avec l’exigence d’impartialité objective des tribunaux que la structure institutionnelle de cet organe permît à certains de ses membres ordinaires d’exercer à la fois des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles. Plus précisément, en fait, il s’agissait de rechercher quel était l’objet de chacune des différentes procédures concernées. A cet égard, la Cour fait observer au paragraphe 200 de l’arrêt que l’avis consultatif rendu relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport et la procédure suivie ultérieurement pour l’examen des recours dirigés contre les arrêtés de tracé ne peuvent passer pour représenter la même affaire ou la même décision. Si tel est le critère, alors il convient de répondre à la question de savoir quand on se trouve en présence de décisions ou d’affaires « identiques » ?
Il n’en est ainsi, d’après moi, que lorsque les décisions ou affaires concernées ont le même objet ou, pour le dire de manière négative, lorsqu’elles ont un objet qui n’est pas différent. Les procédures en cause ont le même objet si les faits en sont (plus ou moins) identiques et si les questions juridiques examinées à partir de ces faits le sont elles aussi. On pourrait éventuellement retenir un troisième critère, celui des parties à la procédure, et se demander si elles sont différentes ou identiques.
Dès lors, la question décisive est de savoir non pas si tel ou tel conseiller d’Etat a exercé à la fois des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles mais si les actes – qu’ils soient consultatifs ou juridictionnels – à l’adoption desquels il a participé avaient le même objet. A cet égard, il convient de noter, comme la Cour le fait au paragraphe 201 de l’arrêt, que l’avis donné par le Conseil d’Etat au gouvernement relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport ne portait que sur la consultation des collectivités locales et régionales et du futur exploitant présumé de la ligne de chemin de fer avant l’adoption d’un arrêté de tracé. Il se rapportait à la procédure à suivre pour aboutir à la décision directrice d’aménagement, censée former la base et la matrice d’un arrêté de tracé. Il s’agissait d’un avis sur la structure générale de la procédure applicable et non sur la décision concernant le tracé précis de la ligne de chemin de fer (l’arrêté de tracé définitif), qui devait être prise ultérieurement par le ministre des Transports et des Communications, conjointement avec le ministre du Logement, de l’Aménagement du
territoire et de l’Environnement, et qui pouvait affecter les intérêts et les droits de propriété des particuliers. Il existe certes une relation claire entre la loi sur la planification des infrastructures de transport, constitutive d’une norme générale, et la décision portant détermination du tracé concret. Mais ces deux procédures avaient un objet différent, de la même manière que l’on peut établir une distinction entre ce qui est général et ce qui est particulier, ou entre ce qui est abstrait et ce qui est concret. L’avis relatif au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport portait sur la procédure qui se trouvait détaillée dans le texte soumis et ne concernait pas les lieux précis par lesquels la ligne ferroviaire de la Betuwe devait passer. Ces lieux ne sont pas précisés, même pas par la suggestion faite par le Conseil d’Etat au gouvernement d’indiquer les points de départ et d’arrivée de la ligne. Sur la base du projet de loi sur la planification des infrastructures de transport, on pouvait élaborer toute une série d’arrêtés de tracé différents. Comme chacun sait, le niveau d’abstraction peut être très différent d’une matière législative à l’autre, et il peut arriver qu’il confine tellement au concret et que les différents objets concernés soient si rapprochés qu’une distinction formelle serait plutôt artificielle au regard des apparences. Les apparences ne s’arrêtent pas devant ce genre de qualifications formelles. C’est la raison pour laquelle il est toujours nécessaire d’examiner de près l’objet de chacune des décisions en cause.
En l’espèce, dès lors que chacune des décisions concernées avait un objet clairement différent, les conseillers d’Etat ayant participé à l’adoption de l’avis litigieux ne sauraient apparaître comme s’étant déjà penchés sur la question des arrêtés de tracé envisageables pour former leur conviction à cet égard. Premièrement, les faits des deux procédures étaient différents, puisque l’avis relatif au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport fut élaboré sans que fussent connus les points précis du tracé. Deuxièmement, les questions juridiques abordées étaient différentes, puisque l’avis litigieux ne portait que sur des questions de procédure, de participation et non sur la nécessité du tracé concret au regard des droits et intérêts des requérants, ce qui était le cas de la décision sur les recours dirigés contre l’arrêté de tracé définitif. Troisièmement, les parties étaient différentes, puisque l’avis fut donné dans le cadre d’une procédure entre organes de l’Etat, alors que la décision sur la légalité du tracé concret fut prise dans le cadre d’une procédure à laquelle étaient parties des recourants privés, dont les requérants, défendant leurs droits individuels, d’une part, et les ministres auteurs de l’arrêté de tracé, d’autre part.
OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE THOMASSEN,
À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE ZAGREBELSKY
(Traduction)
Dans son arrêt Procola c. Luxembourg du 28 septembre 1995 (série A no 326, p. 16, § 45), la Cour a déclaré : « La Cour constate qu’il y a eu confusion, dans le chef de quatre conseillers d’Etat, de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles. Dans le cadre d’une institution telle que le Conseil d’Etat luxembourgeois, le seul fait que certaines personnes exercent successivement, à propos des mêmes décisions, les deux types de fonctions est de nature à mettre en cause l’impartialité structurelle de ladite institution. »
La présente espèce soulève la question de l’indépendance et de l’impartialité structurelle du Conseil d’Etat néerlandais, dont les membres ordinaires, comme ceux du Conseil d’Etat luxembourgeois, cumulent des fonctions juridictionnelles et des fonctions consultatives (paragraphes 125-141 du présent arrêt). La Constitution des Pays-Bas oblige le gouvernement à solliciter l’avis consultatif du Conseil d’Etat avant de soumettre un projet de loi au Parlement. L’avis en question est censé aborder différents aspects de la législation proposée et ne porte pas seulement sur des questions de technique législative mais également sur l’efficacité et la faisabilité prévisibles des mesures envisagées, ainsi que sur la qualité de la protection juridique dont elles s’accompagnent (paragraphe 134 de l’arrêt). Les avis consultatifs sont adoptés par le Conseil d’Etat plénier, qui se compose des « membres ordinaires » du Conseil d’Etat. Les « membres ordinaires » sont en même temps membres de la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat, et à ce titre investis de la fonction de trancher les litiges administratifs, y compris des demandes de mesures provisoires, que la loi réserve à la compétence de cet organe.
Les requérants en l’espèce formèrent des recours contre l’arrêté de tracé de la ligne de la Betuwe (Tracébesluit) adopté par le gouvernement et qui avait pour effet de faire passer la voie ferrée envisagée à proximité immédiate de leurs domiciles ou de leurs locaux professionnels. Leurs recours furent tranchés par une chambre de la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat dont les membres cumulaient des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles et dont le président avait siégé au sein du Conseil d’Etat plénier qui avait conseillé le gouvernement sur le projet devenu la loi sur la planification des infrastructures de transport (Tracéwet). Ce texte visait à établir un nouveau cadre législatif pour les grands projets d’infrastructures de transport revêtant une importance essentielle pour le pays. C’est ainsi notamment qu’il prévoyait la simplification des procédures garantissant la coopération des collectivités provinciales, régionales et locales dont le territoire pouvait être affecté par
le projet et la restriction à une seule des voies de recours disponibles pour ceux qui voudraient contester les décisions des autorités nationales ou locales. La loi devait s’appliquer directement au processus décisionnel devant être mis en œuvre pour la ligne de la Betuwe, qui était déjà en chantier.
La principale question soulevée en l’occurrence consiste à savoir si, compte tenu des circonstances de la présente espèce, le cumul des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles au sein du Conseil d’Etat était de nature à jeter sur l’impartialité structurelle de l’institution un doute suffisant pour vicier l’impartialité de la section du contentieux administratif appelée à connaître des recours des requérants.
Comme la Cour le fait observer à juste titre dans le présent arrêt (paragraphe 196) et comme elle l’a établi dans son arrêt Procola précité, l’exercice consécutif de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles au sein d’une même institution peut, dans certaines circonstances, soulever une question sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’impartialité de l’organe considérée du point de vue objectif. Pour se prononcer sur l’existence dans une affaire donnée d’une raison légitime de redouter que les exigences d’indépendance et d’impartialité ne soient pas remplies, l’optique d’une partie entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions en cause peuvent passer pour objectivement justifiées, autrement dit s’il existe certains faits vérifiables de nature à faire douter de l’impartialité du tribunal en question. Or en la matière, la Cour l’a souligné à maintes reprises, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure.
La question des apparences revêt une importance particulière, d’après moi, lorsque des fonctions juridictionnelles et la fonction structurelle consistant à conseiller le gouvernement se combinent au sein d’un même organe et que la structure de celui-ci est telle que ses membres peuvent exercer successivement les deux fonctions. S’il est vrai que ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les Etats à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique de séparation des pouvoirs, il est vrai également, comme la Cour le relève dans son arrêt, que cette notion de séparation de pouvoirs entre les organes politiques de l’exécutif et l’autorité judiciaire tend à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour (voir, tout récemment, l’arrêt Stafford c. Royaume-Uni, cité au paragraphe 193 du présent arrêt).
Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, il n’existe pas une séparation claire des fonctions au sein de l’organe concerné, la Cour doit se livrer à un contrôle particulièrement strict de l’impartialité objective du tribunal en cause. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme dans le système néerlandais, un recourant n’est pas informé à l’avance de la composition de la chambre de la section du contentieux administratif appelée à connaître de son recours, ni de la nature de la participation éventuelle des membres de cette chambre au travail consultatif du Conseil d’Etat.
La majorité de la Cour reconnaît dans l’arrêt que les règles structurelles en vigueur au Conseil d’Etat peuvent poser des problèmes au regard de la Convention. De fait, elle va jusqu’à préciser qu’elle ne partage pas la conviction du Gouvernement selon laquelle les changements opérés dans la pratique du Conseil d’Etat afin de donner effet à l’arrêt Procola aux Pays-Bas sont de nature à garantir que, dans tous les recours portés devant elle, la section du contentieux administratif constitue un tribunal impartial aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention.
La majorité de la Cour n’en conclut pas moins que, compte tenu des circonstances particulières de la présente espèce, les doutes des requérants n’étaient pas justifiés. Pour aboutir à cette conclusion, elle distingue la présente cause des affaires Procola (arrêt précité) et McGonnell c. Royaume-Uni (no 28488/95, CEDH 2000-II), considérant que les avis consultatifs rendus en l’espèce relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport et la procédure suivie ultérieurement pour l’examen des recours introduits contre l’arrêté de tracé ne peuvent passer pour représenter « la même affaire » ou « la même décision ». La majorité semble avoir estimé que tel n’aurait été le cas que si le Conseil d’Etat, en sa qualité d’organe consultatif, avait pu raisonnablement passer pour avoir exprimé des opinions sur des questions subséquemment tranchées par les ministres responsables à l’occasion de l’arrêté de tracé litigieux ou pour avoir préjugé ces questions (paragraphe 201 de l’arrêt).
Je ne puis souscrire à cette analyse, qui me paraît retenir une interprétation trop étroite des termes « même affaire » ou « même décision ». Ces termes ont d’abord été utilisés dans des affaires où tel ou tel juge avait participé à une même procédure juridictionnelle à deux stades différents et en deux qualités distinctes (voir, par exemple, l’arrêt Piersack c. Belgique du 1eroctobre 1982, série A no 53, et l’arrêt Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A no 154). Si dans un tel contexte le critère de l’identité d’affaire n’est pas difficile à mettre en œuvre, son application est moins aisée dans des circonstances telles que celles de la présente espèce, qui met en jeu l’indépendance et l’impartialité structurelles des membres du Conseil d’Etat exerçant des fonctions juridictionnelles. Eu égard à l’importance de la confiance que les tribunaux se doivent d’inspirer aux justiciables, j’estime qu’il y avait lieu en l’espèce de privilégier une approche large, plutôt qu’une approche strictement juridique, de la question de savoir si l’on pouvait raisonnablement considérer que l’examen des recours dirigés contre la décision de tracé concernait « la même affaire » que celle au sujet de laquelle les membres du Conseil d’Etat avaient déjà formulé un avis.
Ainsi qu’il ressort clairement du résumé des faits, la construction de la ligne de la Betuwe était un projet hautement controversé, qui avait suscité un débat approfondi à tous les stades de son élaboration. Si le Conseil d’Etat ne donna pas un avis sur le tracé précis de la voie ferrée, il joua indubitablement un rôle dans la réalisation du projet, lequel se trouvait explicitement mentionné dans les deux avis consultatifs rendus relativement au projet de loi sur la planification des infrastructures de transport. Si les questions au sujet desquelles le Conseil d’Etat, en sa qualité d’organe chargé de conseiller le gouvernement, était appelé à formuler un avis et celles sur lesquelles, en sa qualité d’organe juridictionnel, il lui fallait statuer n’étaient à l’évidence pas identiques et si les liens entre les deux ordres de questions peuvent être qualifiés de plus lointains que ceux qui étaient en cause dans les affaires Procola et McGonnell, il me paraît que ces liens étaient suffisamment forts pour faire conclure que la procédure suivie devant la section du contentieux administratif se rapportait à la même affaire et, partant, pour faire naître chez les requérants des doutes objectivement justifiés.
Pour ces motifs, j’estime qu’il y a eu en l’espèce violation des droits garantis aux requérants par l’article 6 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE
Mme LE JUGE TSATSA-NIKOLOVSKA, A LAQUELLE SE RALLIENT Mme LE JUGE STRÁŽNICKÁ
ET M. LE JUGE UGREKHELIDZE
(Traduction)
1. Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce.
2. L’exigence d’indépendance et d’impartialité des tribunaux consacrée par ladite clause est directement liée à la notion de séparation des pouvoirs, qui se trouve au cœur même de la présente affaire. Certes, ce principe n’a jamais été explicitement reconnu comme faisant partie de l’article 6, qui ne contraint donc pas les Etats contractants à adopter ou à appliquer une théorie constitutionnelle particulière en la matière (McGonnell c. Royaume-Uni, no 28488/95, § 51, CEDH 2000-II). La notion en cause n’en est pas moins inséparable de celle d’indépendance des tribunaux. En témoigne par exemple l’arrêt McGonnell précité (§ 55), de même que l’arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994 (série A no 301-B, p. 82, § 49) pour ce qui est de l’indépendance des tribunaux par rapport au législateur et l’arrêt T. c. Royaume-Uni ([GC], no 24724/94, § 113, 16 décembre 1999) pour ce qui est de l’indépendance des tribunaux par rapport à l’exécutif.
3. Le fait que des tâches consultatives et des tâches juridictionnelles soient exercées au sein d’un même organe étatique n’est à mon sens pas nécessairement incompatible avec l’article 6, surtout lorsque, comme au sein du Conseil d’Etat néerlandais, l’accomplissement de la mission juridictionnelle est confié à une section distincte. Toutefois, lorsque pareille structure organisationnelle permet que les deux types de fonctions soient exercées par les mêmes personnes à l’égard d’une même législation, on peut concevoir et, d’après moi, parfaitement comprendre que les parties aux procédures juridictionnelles devant le Conseil d’Etat nourrissent de sérieux doutes quant à l’impartialité, considérée sous l’angle objectif, d’une formation composée de pareilles personnes.
4. Ainsi que la Cour l’a réaffirmé en l’espèce (paragraphe 191 de l’arrêt), les « apparences » peuvent revêtir de l’importance car « il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure ». Cela vaut d’autant plus, d’après moi, lorsque, comme en l’occurrence, une nouvelle législation comporte des restrictions à la portée du contrôle juridictionnel ouvert en réduisant à un seul le nombre des tribunaux compétents pour examiner les recours dans un cas donné.
5. Cela n’implique évidemment pas que les craintes éprouvées par une partie doivent être admises comme déterminantes. A cet égard, la jurisprudence a toujours estimé que l’optique d’une partie à la procédure entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions en cause peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, récemment, Werner c. Pologne, no 26760/95, § 39, 15 novembre 2001, y compris les références qui y sont citées).
6. Dès lors que le grief consistant à dire que la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat néerlandais ne peut être considérée comme un tribunal indépendant et impartial aux fins de l’article 6 § 1 se fonde directement sur la structure organisationnelle du Conseil d’Etat, laquelle permet les doubles affectations, je trouve regrettable que la Cour se soit bornée à examiner ce grief à la seule lumière des circonstances particulières entourant la cause des requérants, sans se prononcer clairement sur la question de savoir si, en principe, pareille structure se concilie avec les exigences auxquelles les cours et tribunaux doivent répondre en vertu de l’article 6.
7. J’estime quant à moi que l’exercice de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles par de mêmes personnes est, en principe, incompatible avec les exigences de l’article 6, indépendamment de la question de savoir combien distant ou proche est le lien entre ces fonctions. Une séparation stricte et visible entre les autorités législatives et exécutives d’une part et les autorités juridictionnelles de l’autre est indispensable pour garantir l’indépendance des juges et, partant, la confiance des justiciables dans le système judiciaire. Les accommodements en la matière ne peuvent que saper cette confiance.
8. C’est du reste ce qu’illustrent parfaitement les faits de la présente espèce. Il ressort clairement du dossier que le projet de construction de la ligne ferroviaire de la Betuwe fut contesté dès le départ et que l’exécutif a cherché un moyen de simplifier et d’abréger les procédures applicables en matière d’aménagement du territoire pour ce projet et pour les autres grands projets d’infrastructures de transport, ce qui aboutit finalement à l’adoption de la loi sur la planification des infrastructures de transport. Eu égard aux références explicites à la ligne ferroviaire de la Betuwe dans les deux avis consultatifs rendus par les membres ordinaires du Conseil d’Etat néerlandais relativement au projet de loi portant planification des infrastructures de transport, il est évident que l’impact que pourrait avoir la loi sur la réalisation de ce projet fut pris en considération par les membres ordinaires du Conseil d’Etat lorsqu’ils exercèrent les fonctions consultatives dévolues à cet organe.
9. Si l’on combine cet élément avec les milieux au sein desquels les membres du Conseil d’Etat sont habituellement choisis (paragraphe 128 de l’arrêt), je comprends parfaitement que les requérants en l’espèce, dont les recours furent tranchés par une formation de la section du contentieux administratif qui était entièrement composée de membres ordinaires du Conseil d’Etat, aient éprouvé des doutes quant à l’impartialité de cet organe juridictionnel, et j’estime que ces doutes étaient objectivement justifiés. Je considère dès lors qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
10. Il aurait été de loin préférable et tout à fait possible, y compris dans le cadre de l’actuelle structure organisationnelle du Conseil d’Etat, de ne faire siéger dans la formation appelée à connaître des recours en question que des conseillers d’Etat en service extraordinaire. On n’aurait ainsi laissé aucune place au doute puisque, à la différence des membres ordinaires du Conseil d’Etat, les conseillers d’Etat en service extraordinaire n’ont qu’une fonction, celle d’administrer la justice. Une autre solution, encore meilleure, pour supprimer toute possibilité de doute consisterait évidemment à incorporer entièrement la procédure contentieuse administrative dans le système judiciaire ordinaire, avec création soit d’une chambre administrative au niveau de la Cour de cassation, soit d’une autorité juridictionnelle administrative distincte pour connaître des recours en dernière instance.