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CEDH,16 mars 2010, Carson et autres contre Royaume-Uni, req. n°42184/25

Citer : Revue générale du droit, 'CEDH,16 mars 2010, Carson et autres contre Royaume-Uni, req. n°42184/25, ' : Revue générale du droit on line, 2010, numéro 57334 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=57334)


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Décision citée par :
  • Christophe De Bernardinis, B. Le juge constitutionnel et les droits fondamentaux consacrés par la ConvEDH


Quatrième section

AFFAIRE CARSON ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requête no 42184/05)

ARRÊT

4 novembre 2008

STRASBOURG

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 16/03/2010

 

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l‘affaire Carson et autres c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l‘homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lech Garlicki, président,

Nicolas Bratza,

Giovanni Bonello,

Ljiljana Mijović,

David Thór Björgvinsson,

Ledi Bianku,

Mihai Poalelungi, juges,

et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2007 et le 7 octobre 2008,

Rend l‘arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l‘origine de l‘affaire se trouve une requête (no 42184/05) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d‘Irlande du Nord et dont treize ressortissants de cet Etat, Mme Annette Carson, M. Bernard Jackson, Mme Venice Stewart, Mme Ethel Kendall, M. Kenneth Dean, M. Robert Buchanan, M. Terrance Doyle, M. John Gould, M. Geoff Dancer, Mme Penelope Hill, M. Bernard Shrubsole, M. Lothar Markiewicz et Mme Rosemary Godfrey (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 novembre 2005 en vertu de l‘article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l‘homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Devant la Cour, les requérants étaient représentés par Mes T. Otty, Q.C., et B. Olbourne, avocats à Londres, ainsi que par Mes P. Tunley et H. Gray, avocats à Toronto. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. D. Walton, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3.  Les requérants alléguaient que le refus des autorités britanniques de revaloriser leur pension de retraite en fonction de l’inflation revêtait un caractère discriminatoire et emportait violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pris isolément.

4.  Le 17 février 2006, la Cour a résolu de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a aussi décidé que la recevabilité et le fond de l‘affaire seraient examinés en même temps.

5.  Le 18 septembre 2007, la Cour a décidé de surseoir à l’examen de la requête en attendant que la Grande Chambre statue en l’affaire Burden c. Royaume-Uni (no 13378/05).

6.  Le 24 janvier 2008, la Cour a autorisé l’organisation non-gouvernementale Age Concern England à intervenir dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L‘ESPÈCE

A.  Les requérants

1.  Annette Carson

7.  Mme Annette Carson est née en 1931. Elle a passé la majeure partie de sa vie active au Royaume-Uni, où elle a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant d’émigrer en Afrique du Sud en 1989. Elle y obtint le statut de résident en 1990. De 1989 à 1999, elle a versé des cotisations volontaires à l’assurance nationale britannique pour conserver son droit à une pension de retraite complète.

8.  En 2000, l’intéressée devint éligible au bénéfice d’une pension de l’Etat ainsi qu’à un complément de retraite au titre du régime de retraite complémentaire géré par l’Etat (State Earnings Related Pension Scheme – ci-après le « SERPS »). Elle perçoit au total 103,62 livres sterling (GBP) par semaine, soit 67,50 GBP au titre du régime de base, 32,17 GBP au titre du régime complémentaire et 3,95 GBP au titre du régime proportionnel. Ce montant n’a pas varié depuis 2000. Si sa pension de base avait été indexée sur l’inflation, la requérante percevrait aujourd’hui 82,05 GBP par semaine.

9.  Il n’existe pas de système public de sécurité sociale en Afrique du Sud. L’intéressée, qui est en retraite, allègue qu’elle est tributaire de sa pension britannique pour subvenir à ses besoins et indique qu’elle n’a pas d’autres revenus que ceux que lui procure son métier d’écrivain.

10.  La requérante a contesté devant les juridictions britanniques le refus des autorités de revaloriser sa pension (paragraphes 24-36 ci-dessous).

2.  Bernard Jackson

11.  M. Jackson est né en 1922. Il a travaillé pendant 50 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant d’émigrer au Canada en 1986, année où il atteignit l’âge de la retraite. Depuis 1987, il perçoit une pension de retraite de base dont le montant s’élève à 39,50 GBP par semaine et n’a jamais varié. Si cette pension avait été indexée sur l’inflation, elle atteindrait aujourd’hui 82,05 GBP par semaine.

3.  Venice Stewart

12.  Mme Stewart est née en 1931. Elle a travaillé pendant 15 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant d’émigrer au Canada en 1964. Depuis 1991, elle perçoit une pension de base dont le montant s’élève à 15,48 GBP par semaine et n’a jamais varié. Si cette pension avait été indexée sur l’inflation, elle atteindrait aujourd’hui environ 22,50 GBP par semaine.

4.  Ethel Kendall

13.  Mme Kendall est née en 1913. Elle a travaillé pendant 45 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant de prendre sa retraite en 1976. Eligible à une pension depuis 1973, elle émigra au Canada en 1986, année où sa pension fut portée à 38,70 GBP par semaine. Ce montant n’a pas varié depuis lors. S’il avait été indexé sur l’inflation, il s’élèverait aujourd’hui à environ 82,05 GBP par semaine.

5.  Kenneth Dean

14.  M. Dean est né en 1923. Il a travaillé pendant 51 ans au Royaume‑Uni et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant de prendre sa retraite en 1991. Eligible à une pension depuis 1988, il émigra au Canada en 1994, année où il percevait à ce titre 57,60 GBP par semaine. Ce montant, qui n’a pas varié depuis 1994, s’élèverait aujourd’hui à 82,05 GBP environ par semaine s’il avait été revalorisé.

6.  Robert Buchanan

15.  M. Buchanan est né en 1924. Il a travaillé pendant 47 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l‘assurance nationale avant d’émigrer au Canada en 1985. Depuis 1989, il perçoit une pension de base s’élevant à 41,15 GBP par semaine et dont le montant n’a jamais varié. Si cette pension avait été revalorisée, elle atteindrait aujourd’hui 82,05 GBP environ par semaine.

7.  Terence Doyle

16.  M. Doyle est né en 1937. Il a travaillé pendant 42 ans au Royaume‑Uni et a cotisé au taux plein à l‘assurance nationale avant de prendre sa retraite en 1995 et d‘émigrer au Canada en 1998. Eligible à une pension depuis 2002, il perçoit à ce titre 75,50 GBP par semaine, montant qui n’a jamais varié. Si cette pension avait été revalorisée, elle s’élèverait aujourd’hui à 82,05 GBP environ par semaine.

8.  John Gould

17.  M. Gould est né en 1933. Il a travaillé pendant 42 ans au Royaume‑Uni et a cotisé au taux plein à l‘assurance nationale avant de prendre sa retraite et d‘émigrer au Canada en 1994. Eligible à une pension depuis 1998, il perçoit à ce titre 64,70 GBP par semaine, montant qui n’a jamais varié. Si cette pension avait été revalorisée, elle s’élèverait aujourd’hui à 82,05 GBP environ par semaine.

9.  Geoff Dancer

18.  M. Dancer est né en 1921. Il a travaillé pendant 42 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l‘assurance nationale avant d‘émigrer au Canada en 1981. Eligible à une pension depuis 1986, il perçoit à ce titre 38,30 GBP par semaine, montant qui n’a jamais varié. Si cette pension avait été revalorisée, elle s’élèverait aujourd’hui à 82,05 GBP environ par semaine.

10.  Penelope Hill

19.   Mme Hill est née en Australie en 1940, pays dont elle semble avoir conservé la nationalité. Elle a vécu et travaillé au Royaume-Uni de 1963 à 1982, cotisant au taux plein à l‘assurance nationale avant de retourner en Australie en 1982. Ayant continué à verser des cotisations à l’assurance nationale au cours des années fiscales 1992-1999, elle devint éligible à une pension en 2000. Sa pension de base s’élevait alors à 38,05 GBP par semaine.

20.  L’intéressée a passé plus de la moitié de la période comprise entre août 2002 et décembre 2004 à Londres. Au cours de cette période, elle bénéficia d’une revalorisation de sa pension de base et perçut au total 58,78 GBP par semaine. A son retour en Australie, le montant de sa pension fut ramené à son niveau antérieur. La requérante ne perçut plus que 38,05 GBP au titre de la pension de base, montant qui n’a pas varié depuis lors. Si sa pension avait été revalorisée, elle s’élèverait aujourd’hui à 43,08 GBP environ par semaine.

11.  Bernard Shrubshole

21.  M. Shrubshole est né en 1933. Ses cotisations à l’assurance nationale lui ouvrirent droit à une pension de retraite complète en 1998. Il émigra en Australie en 2000, époque à laquelle il percevait une pension qui avait été portée à 67,40 GBP. Ce montant n’a pas varié depuis lors, sauf durant les sept semaines que l’intéressé passa au Royaume-Uni, période pendant laquelle il bénéficia d’une augmentation de sa pension tenant compte des revalorisations annuelles. Si la pension du requérant avait été revalorisée, elle s’élèverait aujourd’hui à 82,05 GBP environ par semaine.

12.  Lothar Markiewicz

22.  M. Markiewicz est né en 1924. Il a travaillé pendant 51 ans au Royaume-Uni et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale. Eligible à une pension depuis 1989, il émigra en Australie en 1993. Il percevait alors une pension de 56,10 GBP par semaine, montant qui n’a jamais varié. Si cette pension avait été revalorisée, elle s‘élèverait aujourd‘hui à 82,05 GBP environ par semaine.

  1.   Rosemary Godfrey

23.  Mme Godfrey est née en 1934. Elle a travaillé pendant 10 ans au Royaume-Uni – de 1954 à 1965 – et a cotisé au taux plein à l’assurance nationale avant d’émigrer en Australie en 1965. Eligible à une pension depuis 1994, elle perçoit une pension dont le montant n’a jamais varié et s’élève à 14,40 GBP par semaine. Si cette pension avait été revalorisée, elle s‘élèverait aujourd‘hui à 20,51 GBP environ par semaine. Mme Godfrey indique qu’elle ne perçoit du gouvernement australien aucune pension de retraite et qu’elle est entièrement tributaire de celle servie par l’Etat britannique.

B.  La procédure interne engagée par Mme Carson

24.  En 2002, Mme Carson demanda un contrôle juridictionnel de la décision par laquelle elle s’était vu refuser l’indexation de sa pension. En première instance, le gouvernement australien intervint en sa faveur, mais il se désista de la procédure devant la Cour d’appel et la Chambre des lords.

1.  La procédure devant la High Court

25.  Devant la High Court, Mme Carson invoqua l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention. Le 22 mai 2002, le juge Stanley Burton rejeta la demande de contrôle juridictionnel formée par l’intéressée (R (Carson) v Secretary of State for Work and Pensions [2002] EWHC 978 (Admin)).

26.  Pour se prononcer ainsi, le juge Stanley Burton fit application des principes qu’il dégagea de la jurisprudence de la Cour. A cet égard, il considéra que les droits patrimoniaux tels que garantis par l’article 1 du Protocole no 1 devaient être définis par la législation interne dont ils étaient issus. Ayant relevé que Mme Carson n’avait jamais bénéficié d’un droit à la revalorisation de sa pension au regard de la loi britannique, il conclut à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

27.  Toutefois, il estima que les griefs formulés par la requérante tombaient sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1 et qu’il lui incombait en conséquence d’examiner si celle-ci avait été victime d’une discrimination contraire à l’article 14. Il jugea qu’en invoquant le lieu de résidence comme motif propre à justifier une différence de traitement entre les citoyens, les autorités britanniques avaient employé un critère de distinction relevant de l’article 14 car il s’agissait là d’un élément de la situation personnelle, au même titre que la nationalité et le domicile. Le ministre défendeur n’y trouva rien à redire. S’appuyant sur le raisonnement tenu par la Commission européenne des droits de l‘homme dans les affaires JW et EW c. Royaume‑Uni (no 9776/82, décision du 3 octobre 1983, Décisions et Rapports (DR) 34, p. 153) et Corner c. Royaume-Uni (no 11271/84, décision du 17 mai 1985, non publiée), le juge Stanley Burton rejeta l‘action de l‘intéressée au motif que celle-ci n’était pas dans une situation comparable à celle des retraités résidant dans des pays où la revalorisation était appliquée. Il considéra qu’il existait de telles différences entre les systèmes économiques nationaux, notamment sur le plan des dispositions relatives à la sécurité sociale et à la fiscalité, que la comparaison des pensions en livres sterling perçues par les retraités était tout simplement impossible.

28.  A titre subsidiaire, le juge Stanley Burton observa que, à supposer même que la situation de l’intéressée pût être considérée comme étant analogue à celle d’un retraité résidant au Royaume-Uni ou dans un pays où l’indexation s’appliquait en vertu d’un accord bilatéral, une différence de traitement pouvait se justifier. Il estima que le Gouvernement bénéficiait en la matière d’une marge d’appréciation considérable et que la pratique des Parties contractantes était disparate, ajoutant que la restriction dont la requérante se plaignait avait été rendue publique pendant un certain temps. Il refusa d’admettre que l’article 14 de la Convention imposait aux autorités de revaloriser les pensions de tous les retraités installés à l’étranger dès lors que l’indexation s’appliquait dans un ou plusieurs Etats. Il jugea que la disparité des accords bilatéraux découlait de leur nature politique, de la relative complexité de la question et de facteurs historiques. Il conclut en ces termes : « la solution au problème de la non-revalorisation de la pension de certains retraités britanniques expatriés relève du domaine politique et non du domaine judiciaire. Il incombe au Parlement de se prononcer sur la question de savoir si leur pension doit être revalorisée. »

2.  La procédure devant la Cour d’appel

29.  Par un arrêt du 17 juin 2003 (R (Carson and Reynolds) v Secretary of State for Work and Pensions [2003] EWCA Civ 797), la Cour d’appel débouta la requérante du recours dont celle-ci l’avait saisie. Reprenant les motifs adoptés par la High Court, la Cour d’appel (composée des Lords Justice Simon Brown, Laws et Rix) estima que la non-revalorisation de la pension de Mme Carson n’emportait pas violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention car cette disposition ne garantissait pas un droit à acquérir des biens.

30.  En ce qui concerne le grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, les Lords Justice observèrent que le ministre défendeur avait reconnu que le lieu de résidence devait être qualifié de « situation » au sens de la première de ces dispositions. Toutefois, ils jugèrent que l’intéressée se trouvait dans une situation matériellement différente de celle des retraités avec lesquels elle se comparait. A cet égard, ils relevèrent en particulier que le dispositif établi par la loi était exclusivement conçu pour répercuter la hausse des prix au Royaume-Uni, raison pour laquelle ils estimèrent que « l’application systématique [de la revalorisation annuelle des pensions] à tous (…) les retraités [dans la situation de Mme Carson] aurait inévitablement des effets aléatoires ».

31.  A titre surabondant, les Lords Justice examinèrent les raisons invoquées par les autorités pour justifier la non-revalorisation. Ils jugèrent que le « véritable » motif en était que l’intéressée et ceux qui se trouvaient dans une situation analogue « avaient choisi de vivre dans un contexte social – et surtout économique – extérieur au Royaume-Uni, où la raison d’être du dispositif de revalorisation pouvait très bien ne pas exister ». Partant, ils estimèrent que la décision litigieuse était objectivement justifiée sans qu’il fût nécessaire de prendre en considération le coût – qu’ils qualifièrent de « considérable » – de l’extension éventuelle de la revalorisation aux retraités se trouvant dans une situation analogue à celle de la requérante. Ils jugèrent en outre que les implications financières d’une telle mesure « constituaient en l’espèce un argument dont le ministre défendeur pouvait légitimement se prévaloir » car la décision de faire droit à la thèse de l’intéressée aurait conduit à une immixtion judiciaire dans un choix politique d’attribution de fonds publics que ne commandaient ni la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998), ni la jurisprudence de Strasbourg, ni un « impératif juridique » suffisamment pressant pour justifier des limitations ou des restrictions à la politique macroéconomique menée par les élus formant le gouvernement.

3.  La procédure devant la Chambre des lords

32.  Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, Mme Carson se pourvut devant la Chambre des lords. Elle fut déboutée de son recours par un arrêt du 26 mai 2005 adopté à une majorité de quatre voix contre une (R (Carson and Reynolds) v. Secretary of State for Work and Pensions [2005] UKHL 37).

33.  Les Law Lords majoritaires (Lords Nicholls of Birkenhead, Hoffmann, Rodger of Earlsferry et Walker of Gestinghope) reconnurent que les pensions de retraite tombaient sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1 et que l’article 14 de la Convention trouvait donc à s’appliquer. Ils admirent en outre que le lieu de résidence d’une personne était une caractéristique personnelle visée par l’expression « toute autre situation » employée à l’article 14 et constituait à ce titre un chef de discrimination prohibé. Relevant toutefois qu’une personne pouvait choisir son lieu de résidence, ils jugèrent qu’une différence de traitement fondée sur ce critère pouvait se justifier par des motifs moins impérieux qu’une discrimination tenant à une caractéristique personnelle intrinsèque telle que la race ou le sexe.

34.  Ils observèrent qu’il était parfois artificiel d’examiner séparément et consécutivement la question de savoir si la victime alléguée d’une discrimination se trouvait dans une situation analogue à celle d’une personne bénéficiant d’un traitement plus favorable et le point de savoir si la différence de traitement était raisonnablement et objectivement justifiée. En l’espèce, ils jugèrent que la requérante ne se trouvait pas dans une situation analogue ou comparable à celle des retraités résidant au Royaume-Uni ou dans un pays ayant conclu un accord de réciprocité avec le Royaume-Uni. Ils relevèrent que les prestations de retraite servies par l’Etat n’étaient que l’une des composantes d’un régime combinant des dispositions fiscales et des mesures de protection sociale interdépendantes institué pour garantir un certain niveau de vie aux personnes résidant au Royaume-Uni et financé pour partie par les cotisations que les travailleurs actifs et les employeurs versaient à l’assurance nationale et pour l’autre partie par les recettes fiscales générales. Ils observèrent en outre que si l’ouverture du droit à une pension de retraite n’était pas subordonné à une condition de ressources, les retraités bénéficiant de hauts revenus tirés d’autres sources en reversaient une partie à l’Etat au titre de l’impôt sur le revenu. Ils ajoutèrent que les retraités aux revenus modestes avaient accès à d’autres prestations, telles que le revenu minimum. Ils indiquèrent que le dispositif de l’indexation visait à préserver la valeur des pensions de retraite face à l’évolution des facteurs de l’économie britannique, notamment le coût de la vie et le taux d’inflation. Ils relevèrent enfin que la situation économique d’autres pays était fort différente et signalèrent que si l’Afrique du Sud, où résidait l’intéressée, était presque dépourvue de système de sécurité sociale, le coût de la vie y était bien moindre qu’au Royaume-Uni et que le rand s’était déprécié par rapport à la livre sterling au cours des dernières années.

35.  Lord Hoffman, l’un des Law Lords majoritaires, s’exprima ainsi :

« 18.  Le refus d’attribution d’une prestation sociale que Mme Carson s’est vu opposer au motif qu’elle réside à l’étranger ne saurait être assimilé à une discrimination fondée sur la race ou le sexe. Il ne porte pas atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa personnalité. Rien n’obligeait Mme Carson à s’installer en Afrique du Sud. Elle s’y est établie de son plein gré, et sans doute pour de bonnes raisons. Mais en exerçant ce choix, elle s’est placée dans une situation étrangère au champ d’application et à la mission première de la sécurité sociale britannique. Les prestations sociales constituent l’une des composantes d’un système de protection sociale complexe et intégré mis en place pour garantir à la population britannique un certain niveau de vie. Elles sont l’expression de ce que l’on appelle la « solidarité sociale » ou la « fraternité sociale », c’est-à-dire le devoir des membres de toute communauté de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Mais ce devoir est généralement considéré comme revêtant un caractère national. Il ne s’étend pas aux habitants des pays étrangers. Ce principe est consacré par des traités tels que la Convention concernant la sécurité sociale (norme minimum) adoptée en 1952 par l’OIT (voir l’article 69) et le code européen de sécurité sociale de 1961.

19.  Le représentant de Mme Carson – M. Blake, Q.C. – reconnaît la valeur de cet argument. Il admet que sa cliente n’aurait aucune raison de se plaindre si le Royaume‑Uni appliquait strictement le principe selon lequel la sécurité sociale nationale ne bénéficie qu’aux résidents britanniques et ne versait aucune pension à ses ressortissants installés à l’étranger. Par ailleurs, il ne trouve rien à redire au fait que l’intéressée ne peut bénéficier d’autres prestations telles que l’indemnité de chômage ou le revenu minimum. Mais il estime irrationnel qu’on reconnaisse à Mme Carson le droit de percevoir une pension au motif qu’elle a versé des cotisations à l’assurance nationale tout en lui refusant le bénéfice d’une pension identique à celle servie aux résidents britanniques qui ont cotisé dans les mêmes conditions.

20.  Pour revendiquer le droit à l’égalité de traitement – exclusivement du point de vue de la pension de retraite – Mme Carson se fonde uniquement sur le fait qu’elle a versé à l’assurance nationale des cotisations identiques à celles payées par les retraités avec qui elle se compare. Toute son argumentation se résume à cela. J’estime pour ma part que, en se focalisant sur ce point, la requérante simplifie à l’excès les termes de la comparaison opérée par elle. Reprenant les conclusions formulées par la Cour européenne dans l’arrêt Van der Mussele c. Belgique ((1983) 6 EHRR 163, 180, § 46), je dirais que la situation des assurés britanniques « se caractérise par un ensemble de droits et d‘obligations dont il apparaît artificiel d‘isoler un aspect donné ».

21.  La thèse de Mme Carson tend en effet à faire admettre que, dès lors que le versement de cotisations est une condition nécessaire pour que les résidents britanniques se voient attribuer une pension de retraite, il est aussi une condition suffisante. Toute autre considération devrait être écartée, notamment le fait que les pensionnés vivent au Royaume-Uni et contribuent au fonctionnement des autres volets du régime fiscal et social de ce pays. J’estime que ce raisonnement est manifestement inexact. A la différence des cotisations payées à un régime de retraite privé, les versements opérés au profit de l’assurance nationale ne sont pas uniquement affectés aux pensions de retraite. En réalité, les versements en question et les pensions présentent une corrélation assez faible. Ceux-ci représentent une partie des recettes qui servent à financer l’ensemble des prestations sociales et le Service national de santé (l’autre partie provient des prélèvements fiscaux ordinaires). Si le fait d’avoir cotisé constituait une condition suffisante pour l’attribution d’un avantage social, Mme Carson pourrait prétendre à toutes les prestations contributives existantes, y compris l’allocation de maternité ou l’indemnité de chômage. Pourtant, l’intéressée ne laisse pas entendre que tel est le cas.

22.  Les éléments du système étant interdépendants, on ne peut en isoler un aspect pour lui appliquer un traitement spécial. La mise en place d’un régime de pensions est principalement fondée sur le postulat selon lequel la plupart des gens ont besoin d’argent à l’âge de la retraite. Les revenus des pensionnés ne sont pas contrôlés, pour la seule raison que pareille mesure serait coûteuse et qu’elle dissuaderait les personnes concernées de percevoir leur retraite, même celles qui en ont besoin. De ce fait, l’Etat sert une pension de retraite à tous ceux qui peuvent y prétendre sans rechercher s’ils disposent par ailleurs de revenus suffisants. Par contre, les pensions sont assujetties à l’impôt, ce qui permet à l’Etat de recouvrer une partie de la pension servie aux retraités imposables et de réduire le coût réel de cette prestation. D’un autre côté, les retraités indigents peuvent prétendre au revenu minimum, prestation non-contributive, mais leur pension vient en déduction de ce revenu, paramètre qui doit être pris en compte pour le calcul du coût réel des pensions qui leur sont versées.

23.  Aucune des mesures qui viennent d’être décrites n’est applicable aux personnes qui, comme Mme Carson, ne résident pas sur le territoire britannique. Mme Carson ne payant pas d’impôt au Royaume-Uni, l’Etat n’aurait aucun moyen d’exiger d’elle une contribution financière si elle disposait de revenus importants. Il va sans dire que je n’insinue pas que tel est le cas et que j’ignore tout des ressources de Mme Carson, mais il existe des retraités expatriés qui disposent de revenus complémentaires. De la même manière, si Mme Carson était indigente, l’Etat ne pourrait rien retrancher du revenu minimum qui lui serait versé. La pension de retraite de Mme Carson viendrait en déduction des éventuelles prestations sociales perçues par elle dans son pays de résidence.

Les pensions d‘Etat et les pensions privées

24.  Je suppose que les termes « assurance » et « cotisation » employés dans le contexte des pensions d’Etat donnent à penser que ce système présente des analogies avec un régime de retraite privé. Pourtant, aux yeux des cotisants, les cotisations à l’assurance nationale se différencient peu des impôts, dont les recettes se confondent dans la masse commune du fonds consolidé. La distinction entre cotisation et impôt n’a de raison d’être que pour la comptabilité publique. A l’heure actuelle, il existe bien un lien entre les pensions de retraite et les cotisations, mais il n’y a pas de raison particulière à cela. D’ailleurs, la question de la réforme du système existant est posée, pour la raison essentielle qu’il pénalise gravement les femmes ayant renoncé au travail salarié dans le but de se consacrer aux tâches domestiques non rémunérées. Les pensions contributives pourraient être remplacées par une « allocation-citoyen » non contributive (citizen‘s pension) versée à tous les résidents britanniques ayant atteint l’âge de la retraite, mais il n’y a aucune raison pour que le système de collecte des cotisations à l’assurance nationale devant servir à la financer – employé pour toutes les autres prestations non contributives – s’en trouve modifié. Par contre, si elle avait été mise en œuvre, une telle réforme du régime des pensions aurait eu des conséquences radicales sur la thèse de Mme Carson car la suppression de la contributivité aurait privé l’intéressée de son argument principal selon lequel elle a « acquis » le droit à l’égalité de traitement. Les cotisations que Mme Carson aurait dû verser à l’assurance nationale au cours de sa vie active au Royaume-Uni seraient restées exactement les mêmes et leur corrélation avec son droit à pension aurait été aussi forte (ou aussi faible) qu’elle l’est aujourd’hui.

Le choix du Parlement

25.  Au vu de ce qui précède, j’estime que la situation des non-résidents est matériellement et suffisamment différente de celle des personnes résidant au Royaume-Uni. Avec tout le respect que je dois à mon éminent collègue Lord Carswell, je ne pense pas que les raisons expliquant la différence de traitement en cause soient subtiles et absconses. Elles me paraissent concrètes et justes. En outre, il me semble que la présente affaire est précisément de celles pour lesquelles le Parlement est en droit de décider si les disparités entre les situations justifient une différence de traitement. Du point de vue juridique, il serait aberrant d’interdire au Royaume-Uni de se montrer généreux envers les pensionnés expatriés dès lors qu’il ne les traiterait pas exactement de la même manière que les pensionnés résidant sur le territoire britannique. Si on admet que la situation de Mme Carson est suffisamment différente de celle d’un résident britannique et qu’on en déduit que l’intéressée ne peut prétendre à l’égalité de traitement, il faut laisser au Parlement le soin de déterminer si une pension doit lui être octroyée et, le cas échéant, d’en fixer le montant. En se fondant sur l’équité, on devrait pouvoir reconnaître que les cotisations versées par Mme Carson lui ouvrent droit à une pension sans pour autant devoir renoncer au raisonnement qui conduit à refuser à l’intéressée le bénéfice de l’égalité de traitement. Pour déterminer le montant des pensions dues aux retraités expatriés, le Parlement devrait pouvoir prendre en compte les autres contraintes pesant sur les finances publiques. L’observation selon laquelle le refus des pouvoirs publics de revaloriser annuellement la pension des retraités expatriés vise à ménager les deniers publics est exacte, mais dépourvue d’intérêt : à chaque fois qu’on décide de ne pas augmenter les dépenses d’un poste, on réalise des économies en vue de réduire les impôts ou de redéployer des crédits.

26.  Je déplore que le ministre défendeur insiste autant sur des points tels que la disparité des taux d’inflation entre les différents pays concernés au soutien de sa thèse selon laquelle une revalorisation uniforme de la pension des retraités expatriés n’est pas indiquée. Il n’était nullement obligé de présenter des calculs aussi précis pour justifier les montants octroyés. Cette démarche nous éloigne de la question centrale. Dès lors qu’il est admis que les personnes résidant à l’étranger se trouvent dans une situation suffisamment différente de celle des résidents britanniques et pourraient se voir dénier tout droit à pension, ce que M. Blake reconnaît, le Parlement n’est pas tenu d’expliquer à l’autorité judiciaire pourquoi elles se sont vu accorder une somme plutôt qu’une autre. La générosité peut se passer d’explications logiques. Il suffisait au ministre défendeur d’indiquer que le Parlement jugeait, en connaissance de cause, que le système actuel des pensions opérait une juste répartition des ressources disponibles.

27.  Des raisons analogues me conduisent à conclure que la démarche qui consiste à comparer la situation des requérants avec celle des personnes installées dans des pays ayant passé un accord avec le Royaume-Uni est vouée à l’échec. M. Blake a fait état de déclarations du gouvernement d’où il ressort qu’il est impossible de discerner une quelconque logique dans les dispositifs mis en place avec les pays en question. Cela dit, les dispositions de ces accords reflètent ce que le Royaume-Uni a pu négocier à un moment donné sans se placer dans une situation par trop défavorable du point de vue économique. Elles constituent à mes yeux un fondement parfaitement rationnel pour justifier une différence de traitement. La situation d’un retraité expatrié percevant une pension du Royaume-Uni et installé dans un pays qui a souhaité mettre en place avec l’Etat britannique un dispositif de réciprocité en matière de sécurité sociale est sensiblement différente de celle d’un pensionné résidant dans un pays qui n’a pas entrepris pareille démarche. En concluant ce type d’accord, le gouvernement se donne la possibilité d’améliorer – à bon compte, ou du moins sans charges excessives – les prestations sociales servies aux ressortissants britanniques installés à l’étranger. Il serait fort singulier d’interdire au gouvernement de conclure de tels accords de réciprocité avec tel ou tel pays – ce qu’il a fait notamment avec les pays de l’EEE – sans verser les mêmes prestations à tous les retraités expatriés où qu’ils se trouvent dans le monde. »

36.  Marquant son désaccord avec l’avis de la majorité, Lord Carswell estima pour sa part que Mme Carson était fondée à comparer la situation où elle se trouvait avec celle des bénéficiaires d’une pension contributive résidant au Royaume-Uni ou dans d’autres pays où l’indexation était appliquée. Il s’en expliqua ainsi :

« Les gens sont libres de dépenser leurs revenus où et comme ils le souhaitent. Certains décident de vivre dans un pays où le coût de la vie est faible ou le taux de change favorable. Cette pratique est répandue chez nos aînés. Qu’elle comporte ou non des inconvénients, elle reste une affaire de choix personnels. Si l’on veut établir une comparaison, il faut partir du constat que tous les retraités, où qu’ils résident, ont en commun d’avoir cotisé pour bénéficier d’une pension. Refuser à certains d’entre eux le versement d’une pension au même taux que les autres s’analyse à mon avis en une pratique discriminatoire contraire à l’article 14 (…). »

Il en conclut que la question centrale posée par le pourvoi de l’intéressée était celle de savoir si la différence de traitement litigieuse se justifiait. Reconnaissant que la justice devait faire preuve de circonspection sur les questions de politique macroéconomique, il déclara qu’il aurait été disposé à s’incliner devant le pouvoir décisionnel du gouvernement dans le domaine de la politique économique et sociale si celui-ci en avait tiré des arguments suffisants pour justifier la différence en question. Relevant que le ministère de la sécurité sociale lui-même avait concédé que la raison pour laquelle la revalorisation ne s’appliquait pas à toutes les pensions tenait simplement à la volonté de ménager les deniers publics, Lord Carswell jugea que la différence de traitement ne se justifiait pas et qu’il n’était pas juste de faire porter le poids de la non-revalorisation sur la requérante et ceux qui se trouvaient dans une situation identique.

II.  TEXTES PERTINENTS EN DEHORS DE LA CONVENTION

A.  Les pensions de retraite de l‘Etat

37.  Au Royaume-Uni, les pensions de retraite de l’Etat se présentent comme des prestations sociales contributives servies aux personnes ayant atteint l’âge de la retraite et qui, au cours de leur « vie active », ont cotisé ou bénéficié de crédits de cotisation auprès de la caisse d’assurance nationale (National Insurance Fund) pendant un nombre déterminé d’années (voir la loi de 1992 sur les cotisations et les prestations de sécurité sociale (Social Security Contributions and Benefits Act 1992, ci-après « la loi de 1992 »). Les cotisations à l’assurance nationale versées par les travailleurs, les employeurs et les autres assujettis financent, avec les impôts, un certain nombre de prestations telles que les pensions de retraite, les indemnités de chômage, les allocations d’invalidité, les allocations de maternité et les pensions de réversion. Elles contribuent également au financement du Service national de santé.

B.  Les dispositions prévoyant l’indexation des pensions de retraite au Royaume-Uni

38.  L’article 44 § 4 de la loi de 1992 fixe le montant hebdomadaire de la pension de retraite de base à 54,15 GBP. L’article 150 de la loi de 1992 sur l‘administration de la sécurité sociale (Social Security Administration Act 1992) oblige le ministre compétent à réexaminer tous les ans la somme en question « en vue de déterminer si elle conservé sa valeur par rapport à l’indice général des prix observé en Grande-Bretagne » et à présenter au Parlement un projet d’ordonnance de revalorisation s’il constate que l’indice général des prix est plus élevé à la fin de la période sur laquelle porte le réexamen qu’il ne l’était au début de celle-ci. Si tel est le cas, il doit proposer dans son projet de majorer la somme fixée à l’article 44 § 4 de la loi de 1992 d’un taux qui ne peut être inférieur à celui de la hausse de l’indice des prix constatée. Si le Parlement approuve le projet en question, la pension de base est revalorisée en fonction de l’inflation observée au Royaume-Uni, en application de l’article 150 § 9 de la loi de 1992.

C.  Les pensions de l’Etat servies aux expatriés

39.  L’article 113 § 1 de la loi de 1992 pose le principe général selon lequel les expatriés sont exclus du bénéfice des prestations sociales, y compris des pensions de retraite, dans les termes suivants :

« Sauf disposition contraire, les personnes ayant quitté la Grande-Bretagne sont exclues du bénéfice [des prestations sociales, y compris des pensions de retraite] aussi longtemps

a) que dure leur absence ; (…) »

40.  Toutefois, l’article 113 § 3 de la loi de 1992 habilite le ministre compétent à prendre des règlements d’application permettant aux personnes installées à l’étranger de percevoir les prestations sociales auxquelles elles auraient eu droit si elles étaient restées au Royaume-Uni. Adopté sur le fondement d’une disposition analogue de la législation antérieure, l’article 4 § 1 du règlement de 1975 sur les prestations de sécurité sociale des personnes résidant à l’étranger (Social Security Benefit (Persons Abroad) Regulations SI 1975 no 563, ci-après « le règlement de 1975 ») énonce, en ses passages pertinents, que

« Sous réserve des dispositions du présent article et de l’article 5 ci-dessous, une personne ne peut être exclue du bénéfice (…) d’une pension de retraite de quelque catégorie que ce soit (…) au motif qu’elle a quitté le Royaume-Uni. »

D.  La non-revalorisation des pensions servies aux expatriés

41.  Cependant, l’article 5 du règlement de 1975 instaure une clause d’exclusion selon laquelle les pensions des personnes n’ayant pas leur résidence habituelle en Grande-Bretagne ne sont pas revalorisées tant que celles-ci n’y rétablissent pas leur résidence.

42.  A l’époque où Mme Carson a introduit son action devant les juridictions britanniques, le règlement en vigueur était celui de 2001 sur la revalorisation des prestations sociales (Social Security Benefits Up-rating Regulations 2001, SI 2001/910, ci-après « le règlement de 2001 »). Son article 3 prévoyait l’application de la clause d’exclusion à tous les compléments de prestation accordés en vertu de l’ordonnance (no 2) de 2000 sur la revalorisation des prestations de sécurité sociale (Social Security Benefits Up-rating (No 2) Order 2000, SI 2001 no 207). Cette exclusion frappait notamment la revalorisation des pensions de retraite instituée par l’article 4 de l’ordonnance de 2001. L’article 3 de ce règlement – entré en vigueur le 9 avril 2001 – se lisait comme suit :

« L’article 5 du règlement de 1975 sur les prestations de sécurité sociale des personnes résidant à l’étranger (applicabilité de la clause d’exclusion à la revalorisation des prestations) s’étend à tous les compléments accordés en vertu de l’ordonnance sur la revalorisation. »

Les dispositions du règlement de 2001 ont été reproduites dans plusieurs brochures publiées par le ministère de la sécurité sociale et systématiquement adressées aux personnes résidant au Royaume-Uni ainsi qu‘aux expatriés qui souhaitent continuer à verser des cotisations volontaires à l‘assurance nationale depuis leur pays de résidence.

E.  Accords de réciprocité

43.  L’article 179 § 1 de la loi de 1992 sur l‘administration de la sécurité sociale habilite la reine à légiférer en son Conseil pour modifier ou adapter la manière dont la législation pertinente s’applique à des situations relevant du champ d’application d’un accord conclu avec un pays étranger et dont les dispositions prévoient la réciprocité sur des questions relatives à des règlements effectués à des fins analogues ou comparables à celles de la loi de 1992. Les accords de réciprocité ont pour fonction d’instituer un régime de réciprocité permettant d’accorder aux travailleurs qui circulent sur le territoire des Etats signataires et à leur famille une couverture sociale plus étendue que celle dont ils bénéficieraient en vertu de la seule législation nationale. Les accords de ce type conclus par le Royaume-Uni n’ont pas pour unique objet d’ouvrir aux pensionnés de l’Etat britannique résidant à l’étranger un droit à la revalorisation annuelle de leur pension. L’étendue respective des mesures sociales qu’ils prévoient est variable. Chaque accord de réciprocité est négocié entre le Royaume-Uni et l’Etat étranger concerné au vu des dispositifs de chacun des régimes de sécurité sociale en cause qui peuvent faire l’objet d’une réciprocité.

44.  Entre 1948 et 1992, le Royaume-Uni a conclu des accords bilatéraux – autrement appelés accords de réciprocité sur la sécurité sociale – avec un certain nombre d’Etats étrangers, dont les principaux sont les Etats-Unis d’Amérique, le Japon, l’île Maurice, la Turquie, les Bermudes, la Jamaïque et Israël. A une petite exception près, les accords entrés en vigueur après 1979 portent sur la mise en œuvre d’engagements antérieurs pris par le gouvernement du Royaume-Uni. Les accords conclus par celui-ci avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada, où vivent la plupart des retraités britanniques expatriés, sont entrés en vigueur en 1953, 1956 et 1959 respectivement. Ils ne prévoient pas la revalorisation des pensions. L’accord conclu avec l’Australie fut dénoncé par ce pays à compter du 1er mars 2001 en raison du refus du gouvernement du Royaume-Uni de revaloriser les pensions des pensionnés britanniques résidant sur le territoire australien. La revalorisation n’a jamais été appliquée aux pensions servies aux retraités installés en Afrique du Sud, en Australie, au Canada ou en Nouvelle-Zélande.

45.  Le règlement de la CEE sur la sécurité sociale des travailleurs migrants (Règlement (CEE) no 1408/71, tel que modifié) prévoit la revalorisation des prestations sociales au sein de l’Union européenne.

46.  Le droit à la revalorisation n’est pas subordonné à l’existence d’un accord bilatéral car il relève intégralement de la législation interne. Cela dit, force est de constater que seuls les retraités résidant dans les pays parties à un accord de ce type en bénéficient.

47.  Dans son troisième rapport de janvier 1997 sur la revalorisation des pensions de retraite de l’Etat servies aux personnes résidant à l’étranger (HC Paper 143), la Commission des affaires de sécurité sociale de la Chambre des communes s’est exprimée comme suit :

« Il est impossible de discerner un dénominateur commun sous-tendant le choix des pays avec lesquels le Royaume-Uni a conclu des accords bilatéraux prévoyant la revalorisation ».

Le secrétaire d’Etat Jeff Rooker a conclu son intervention du 13 novembre 2000 devant la Chambre des communes (356 HC Official Report (6th Series) col. 628) en ces termes :

« J’ai déjà indiqué que je me garderai de prétendre que la situation actuelle obéit à une quelconque logique. Elle n’est pas logique et n’est pas le résultat d’une stratégie cohérente. L’appartenance d’un pays au Commonwealth ne constitue pas un critère en la matière. Nous avons conclu des accords avec certains seulement des pays membres du Commonwealth. Les Etats des Caraïbes eux-mêmes se trouvent dans une situation disparate à cet égard. Cet état de choses s’explique par des raisons historiques et existe depuis des années. La mise en place d’une politique uniforme applicable à toutes les personnes concernées coûterait 300 millions de livres sterling. »

F.  Le droit international pertinent

48.  Les passages pertinents de l’article 69 de la Convention concernant la sécurité sociale (norme minimum) adoptée par l’Organisation internationale du travail en 1952 sont ainsi libellés :

« Une prestation à laquelle une personne protégée aurait eu droit en application de l’une quelconque des Parties II à X de la présente convention, peut être suspendue, dans une mesure qui peut être prescrite :

a) aussi longtemps que l’intéressé ne se trouve pas sur le territoire du Membre ;

(…) »

49.  Cette disposition a son pendant à l’article 68 du code européen de sécurité sociale de 1964 – l’un des traités normatifs de référence du Conseil de l’Europe en matière de sécurité sociale, en vertu duquel

« Une prestation à laquelle une personne protégée aura eu droit en application de l’une quelconque des parties II à X du présent Code peut être suspendue dans une mesure qui peut être prescrite :

a)  aussi longtemps que l’intéressé ne se trouve pas sur le territoire de la Partie contractante ;

(…) »

G.  La pratique internationale en matière de revalorisation

50.  Nombreux sont les Etats à apporter des restrictions aux prestations sociales qu’ils servent à l’étranger. Toutefois, le Royaume-Uni semble être le seul à accorder aux retraités expatriés le maintien des droits de retraite tout en restreignant, pour ceux qui vivent dans certains pays, la possibilité de bénéficier de la revalorisation de leur pension.

51.  Les requérants ont joint à leur requête des dépositions faites par des fonctionnaires travaillant respectivement pour le gouvernement australien et le gouvernement canadien. La première d’entre elles a été produite dans le cadre de la procédure interne engagée par Mme Carson, la seconde pour les besoins de la présente instance. Il ressort des déclarations du fonctionnaire australien 1) que la politique suivie par le gouvernement du Royaume-Uni pénalise la plupart des 220 000 retraités britanniques résidant en Australie, 2) qu’elle constitue, selon la position officielle de l’Australie, une discrimination prohibée, 3) que les autorités australiennes ont dénoncé en 2001 l’accord de sécurité sociale conclu avec le Royaume-Uni en raison du refus de ce pays de revaloriser la pension des retraités britanniques résidant en Australie, et 4) que les retraités australiens installés au Royaume-Uni bénéficient d’une revalorisation annuelle de leur pension dans les mêmes conditions que ceux résidant en Australie.

52.  Selon les déclarations du fonctionnaire canadien, 1) la politique menée par le gouvernement du Royaume-Uni a des répercussions directes sur la quasi-totalité des quelque 151 000 retraités britanniques résidant au Canada, 2) la revalorisation des pensions est une caractéristique commune à tous les systèmes de sécurité sociale et le choix du Royaume-Uni d’en réserver arbitrairement le bénéfice à certains pensionnés est manifestement discriminatoire et contraire à la pratique internationale admise en matière de pensions publiques, 3) la raison pour laquelle l’accord de sécurité sociale conclu entre le Canada et le Royaume-Uni ne comporte aucune disposition concernant les avantages sociaux et la levée des obstacles à l’exportabilité des prestations tient au refus des autorités britanniques de revaloriser les pensions servies au Canada.

EN DROIT

I.  SUR la violation alléguée de l‘article 1 du Protocole no 1, pris isolément et combiné avec l‘article 14 de la convention

53.  Les requérants allèguent que le refus des autorités britanniques de revaloriser leur pension en fonction de l’inflation emporte violation de l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention, ainsi que de l’article 8 combiné avec l’article 14.

L’article 1 du Protocole no 1 énonce :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A.  Thèses des parties

1.  Thèse du Gouvernement

54.  Le Gouvernement reconnaît que le grief formulé par les requérants relève de l’article 1 du Protocole no 1.

55.  En revanche, il récuse la position adoptée par la Chambre des lords, selon laquelle le lieu de résidence de Mme Carson à l’étranger constitue un chef de discrimination relevant de l’article 14 et visé par l’expression « ou toute autre situation ». La Cour considérerait depuis toujours que le terme « situation » employé par l’article 14 se réfère à « une caractéristique personnelle (…) par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres » (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 23). Elle aurait repris cette interprétation dans deux affaires plus récentes (Budak c. Turquie ((déc.), no 57345/00, 7 septembre 2004 ; et Beale c. Royaume-Uni ((déc.) no 16743/03, 12 octobre 2004). Le choix du lieu de résidence ne coïnciderait pas avec la notion de caractéristique personnelle telle que définie par la Cour. La décision d‘un individu de s‘installer à l‘étranger relèverait d’une convenance personnelle et ne serait pas dictée par des considérations tenant à ses origines, par un impératif moral ou par une conviction profonde. On aurait peine à discerner dans la Convention une valeur fondamentale imposant la protection du choix du lieu de résidence opéré par un individu. En outre, compte tenu des différences existant entre les systèmes nationaux, notamment du point de vue de la couverture sociale, le choix du lieu de résidence entraînerait dans la plupart des cas des modifications inévitables dans la situation de la personne concernée. Les différences constatées entre la situation de Mme Carson et celle des deux catégories de personnes auxquelles l’intéressée se réfère résulteraient de l’hétérogénéité des systèmes et des environnements dans lesquels elles ont respectivement choisi de vivre et non d’une caractéristique personnelle distinguant des personnes ou des communautés les unes des autres. A supposer, subsidiairement, que le lieu de résidence puisse passer pour une caractéristique individuelle visée par l’expression « toute autre situation », il n’en demeurerait pas moins une convenance personnelle et n’appellerait donc pas un examen particulier ni ne nécessiterait des « considérations très fortes » pour justifier une différence de traitement, contrairement à des critères tels que le sexe ou la race.

56.  La situation de Mme Carson et des autres pensionnés installés à l’étranger ne serait pas analogue à celle des retraités résidant au Royaume‑Uni. A supposer qu’elle le fût, force serait de constater, comme l’ont fait les juridictions internes, que la différence de traitement litigieuse est raisonnablement et objectivement justifiée. Les prestations de sécurité sociale – notamment les pensions de retraite servies par l’Etat – feraient partie d’un système complexe et interdépendant combinant protection sociale et fiscalité, mis en place pour garantir un certain niveau de vie aux personnes résidant au Royaume-Uni. Servant à financer – avec les recettes fiscales générales – toute une gamme de prestations et d’allocations, les cotisations à la caisse d’assurance nationale ne sauraient être assimilées aux primes versées à un fonds de retraite privé. Tout aussi complexes, la protection sociale et la fiscalité des Etats étrangers seraient elles aussi adaptées aux spécificités locales, notamment en ce qui concerne le coût de la vie. La disparité des taux d’inflation, d’intérêts et de change existant entre les pays rendrait encore plus difficile la comparaison de la situation des résidents et des non-résidents et justifierait des différences de traitement en matière de revalorisation des pensions. A titre d’exemple, la valeur de la pension versée à Mme Carson en livres sterling aurait augmenté de 20 % entre avril 2001 et avril 2002 en raison de la dépréciation du rand.

57.  Lord Hoffman aurait à juste titre observé que le devoir des membres de toute communauté de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin « est généralement considéré comme revêtant un caractère national (…) [et] ne s‘étend pas aux habitants des pays étrangers ». Ce principe se traduirait en droit interne par la règle générale réservant le bénéfice des prestations financées par l’assurance nationale aux personnes installées en Grande Bretagne. Il y aurait également lieu de relever que le réexamen auquel le ministre concerné est tenu de procéder en application de l’article 150 de la loi de 1992 (paragraphe 38 ci-dessous) viserait à « déterminer si [les prestations] ont conservé leur valeur par rapport à l‘indice général des prix observé en Grande-Bretagne ». Le droit international reconnaîtrait lui aussi le caractère national des systèmes de protection sociale, notamment dans des traités tels que la Convention concernant la sécurité sociale (norme minimum) adoptée en 1952 par l‘OIT (voir l’article 69) et le code européen de sécurité sociale de 1964 (paragraphes 48-49 ci-dessus). L’économie des accords bilatéraux dépendrait des vicissitudes de l’histoire et des appréciations respectives des parties concernées quant aux avantages et inconvénients qu’ils comportent. Mme Carson aurait elle-même reconnu devant la Chambre des lords qu’elle n’aurait rien eu à reprocher au gouvernement sur le terrain de l’article 14 s’il avait décidé de ne pas accorder de pension aux retraités installés à l’étranger. Il y aurait lieu d’approuver l’opinion de Lord Hoffman selon laquelle il serait aberrant, du point de vue juridique, d‘interdire au Royaume-Uni de se montrer généreux envers les pensionnés expatriés dès lors qu‘il ne les traiterait pas exactement de la même manière que ceux résidant sur son territoire.

58.  Les gouvernements auraient régulièrement des décisions difficiles à prendre quant au choix des dépenses publiques et des mesures fiscales requises pour les financer. La mise en place d’une politique de protection sociale conduirait inévitablement les pouvoirs publics à établir des distinctions entre différentes catégories de personnes en vue d’affecter des ressources limitées de façon à obtenir le résultat considéré comme optimal à une époque donnée. Pareilles décisions incomberaient au premier chef aux gouvernements élus, qui sont au contact des réalités locales.

2.  Thèse des requérants

59.  Les requérants allèguent que le droit au bénéfice d’une pension de base de l’Etat est un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Estimant qu’il existe un droit général à l’indexation des pensions et relevant que les personnes installées dans des pays étrangers non liés au Royaume-Uni par un accord de réciprocité en matière de revalorisation (« les pays non éligibles ») ne peuvent s’en prévaloir, ils soutiennent que l’article 113 § 1 a) de la loi de 1992 (paragraphe 39 ci-dessus) porte atteinte à ce « bien » ou les en prive. La valeur de la pension servie aux intéressés se serait tellement dégradée au fil du temps sous les effets conjugués de l’inflation et du maintien de leur résidence dans des pays « non éligibles » que la substance même de leur droit au respect de ce bien serait réduite à néant ou en voie de l’être. On en arriverait de la sorte à une situation contraire au but poursuivi par le système de la pension de base et pour lequel les requérants auraient versé des cotisations tout au long de leur vie active. L’ingérence litigieuse ne serait pas justifiée et s’analyserait en une violation de l’article 1 du Protocole no 1.

60.  Le grief des intéressés relevant de l’article 1 du Protocole no 1, l’article 14 trouverait aussi à s’appliquer. La Cour aurait substitué à l’interprétation étroite qu’elle avait donnée au terme « situation » dans l’arrêt Kjeldsen (précité) une interprétation plus large dans des décisions ultérieures. En outre, les décisions d’irrecevabilité invoquées par le Gouvernement auraient été rendues dans des affaires dont les caractéristiques seraient très différentes de celles de la présente espèce. En tout état de cause, la différence de traitement critiquée serait fondée sur des caractéristiques personnelles. Le choix du lieu où l’on envisage de passer sa retraite constituerait un aspect fondamental de l’autonomie personnelle et serait souvent déterminé par des facteurs tels que le souhait ou le besoin de se rapprocher d’enfants majeurs plutôt que par une libre décision. Il serait légitime pour la Cour d’exercer un contrôle strict sur les mesures prises par le Gouvernement lorsque, comme en l’espèce, une discrimination fondée sur le lieu de résidence est potentiellement lourde de conséquences pour des droits de l’homme aussi fondamentaux que le droit au respect de la vie familiale, la liberté de circulation et la dignité humaine et qu’elle frappe particulièrement certaines catégories de la population, à savoir les femmes – en raison de leur longévité – et les personnes très âgées.

61.  La Cour devrait se garder d’atténuer l’obligation de justifier les différences de traitement imposée aux gouvernements en concluant trop hâtivement qu’il n’y a pas de véritable comparaison possible entre les catégories d’individus auxquelles les intéressés se réfèrent. Le droit des requérants à la pension de base bénéficierait d’une garantie différente et d’une portée moins étendue que celle accordée à au moins deux catégories comparables de pensionnés ayant travaillé et cotisé dans des conditions identiques, à savoir celle des retraités installés au Royaume-Uni et celle des retraités vivant dans des pays étrangers où la revalorisation s’applique. Les juridictions internes auraient conclu à tort que l’un des intéressés ne se trouvait pas dans une situation analogue à celle d’un pensionné relevant de l’une ou l’autre de ces deux catégories, alors pourtant que le requérant concerné aurait travaillé le même nombre d’années au Royaume-Uni, aurait cotisé de la même manière au cours de sa vie professionnelle pour se voir verser une pension de base, aurait eu droit à une pension d’un montant identique à l’âge de la retraite et aurait tout autant à cœur de préserver son niveau de vie à l’issue de sa vie active.

62.  Il incomberait au Gouvernement de justifier la différence de traitement litigieuse par des explications objectives et raisonnables. Or il aurait officiellement reconnu que le choix des pays où les pensions sont revalorisées ne résulte pas d’une stratégie logique et cohérente mais des vicissitudes de l’histoire. Des pays voisins, tels que les Etats-Unis et le Canada – ou la Jamaïque et Trinité-et-Tobago –, se verraient appliquer des règles différentes bien qu’étant proches du point de vue économique. Qui plus est, les autorités britanniques n’auraient entrepris aucune démarche en vue de la conclusion d’accords bilatéraux de réciprocité avec des pays pratiquant unilatéralement la revalorisation, tels que le Canada et l’Australie. Le Gouvernement ne pourrait prétendre que le refus de revaloriser les pensions des retraités britanniques installés dans des pays « non éligibles » est fondé sur des éléments objectifs distinguant leur situation de celle de leurs homologues domiciliés au Royaume-Uni car il n’aurait jamais réalisé d’étude comparative sur les conditions de vie respectives des uns et des autres. Il ne pourrait non plus se contenter de présumer que les régimes de sécurité sociale des pays en question offrent une couverture adéquate aux retraités britanniques en postulant que la protection sociale revêt par nature un caractère national. Les éléments exposés ci-dessus seraient largement corroborés par les informations fournies par Age Concern (paragraphes 64-67 ci-dessous), selon lesquelles le départ des retraités britanniques vers l’étranger s’accompagnerait dans bien des cas d’une réduction de la couverture sociale et sanitaire à laquelle ils auraient pu prétendre s’ils étaient restés au Royaume-Uni non compensée par des prestations équivalentes dans le pays hôte.

3.  Observations du tiers intervenant

63.  Selon Age Concern England, la capacité des personnes âgées à faire face à l’altération de leurs facultés dépend directement du soutien que leur apportent leur famille et les réseaux d’aide sociale. Les réseaux familiaux contribueraient de manière très importante à leur bien-être, notamment en leur fournissant des soins informels, en les protégeant de la solitude et de l’exclusion ainsi qu’en les aidant à exercer leurs droits et à obtenir les prestations dont elles ont besoin. Il ressortirait d’une étude publiée en 2006 par l’Institute for Policy Research que près d’un cinquième des personnes âgées résidant à l’étranger s’y sont installées pour des raisons familiales ou personnelles.

64.  Toutefois, chez les personnes âgées, le choix de l’émigration serait déterminé dans une large mesure par des considérations financières et leurs incidences sur la vie familiale. L’étude menée par Age Concern England sur des personnes âgées appartenant à la communauté chinoise montrerait que l’accès aux prestations sociales et la revalorisation des pensions ont une influence décisive sur le choix des sujets étudiés de demeurer au Royaume-Uni au lieu de retourner dans leur pays d’origine pour y passer leur retraite. L’absence de revalorisation des pensions servies par l’Etat britannique concernerait cinq des dix destinations favorites des expatriés britanniques, à savoir la Chine, l’Australie, le Canada, l’Afrique du sud et la Nouvelle-Zélande. Il ressortirait de l’étude en question que les retraités sont nombreux à avoir de la famille résidant dans des pays où la pension servie par l‘Etat défendeur n‘est pas revalorisée et que la politique de non-revalorisation diminue leur capacité à s’expatrier pour se rapprocher de leurs parents.

65.  Il ressortirait également de cette étude que, dans bien des cas, les émigrés âgés n’obtiennent pas dans le pays d’accueil des prestations compensant la réduction de la couverture sociale et sanitaire à laquelle ils auraient pu prétendre s’ils étaient restés au Royaume-Uni. L’absence de revalorisation des pensions causerait des difficultés financières considérables aux retraités installés à l’étranger. Age Concern England serait régulièrement contactée par des personnes âgées expatriées en difficulté. Bon nombre d’entre elles seraient confrontées à des problèmes insurmontables et n’auraient pas d’autre choix que de rentrer au Royaume-Uni. Le dénuement serait la cause la plus fréquente du rapatriement des personnes âgées de plus de 50 ans. Leur retour au Royaume-Uni dans de telles conditions pourrait être extrêmement traumatisant.

66.  Les retraitées seraient particulièrement touchées par le gel des pensions. Nombre d’entre elles ayant renoncé à travailler pendant une partie de leur vie pour s’occuper de leurs enfants et de leur famille, les femmes seraient moins nombreuses que les hommes à pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein ou à avoir cotisé à un régime de retraite privé. Qui plus est, à 65 ans, les femmes britanniques auraient une espérance de vie moyenne de 19,7 ans contre 16,9 ans pour les hommes.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur la recevabilité

67.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour des biens actuels et ne garantit pas un droit à devenir propriétaire d‘un bien (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 50, série A no 31). Il s’ensuit que cette disposition ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales ou des pensions de retraite, de quelque type et de quelque montant que ce soit, à moins qu’il ne soit prévu par le droit interne (voir, mutatis mutandis, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005-II).

68.  La Cour relève que la revalorisation indiciaire des pensions servies aux retraités britanniques qui, comme les requérants, se sont installés dans des pays n’ayant pas conclu d’accord de réciprocité avec le Royaume-Uni n’est pas prévue par la législation britannique (paragraphe 39 ci-dessus). Au regard du droit interne, les cotisations versées par les intéressés à la caisse d’assurance nationale constituent l’une des sources de financement des pensions de l’Etat (paragraphe 37 ci-dessus) mais ne créent pas, dans le chef des requérants, un droit à percevoir une pension d’un montant déterminé de même nature qu’un droit contractuel découlant d’un régime de retraite privé (voir, au paragraphe 35 ci-dessus, les observations de Lord Hoffman devant la Chambre des lords).

69.  Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

70.  En ce qui concerne le grief tiré du caractère discriminatoire de la non-revalorisation des pensions litigieuses, la Cour rappelle que l‘article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n‘a pas d‘existence indépendante, puisqu‘il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu‘elles garantissent. L‘application de l‘article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l‘un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l‘un au moins des articles de la Convention (voir Stec et autres (déc.), précitée, § 39 ; et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008-…). L‘interdiction de la discrimination que consacre l‘article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s‘applique également aux droits additionnels, relevant du champ d‘application général de tout article de la Convention, que l‘Etat a volontairement décidé de protéger (Stec et autres (déc.), précitée, § 40).

71.  Si l’article 1 du Protocole no 1 n’impose pas aux Etats d’instituer un régime de sécurité sociale ou de pensions, comme cela a été indiqué ci‑dessus, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, dès lors qu‘un Etat contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d‘une prestation sociale – que l‘octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d‘application de l‘article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres (déc.), précitée, § 54). Dans des cas tels celui de l‘espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l‘article 14 combiné avec l‘article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l‘article 14, d‘une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n‘eût été la condition d‘octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu‘un Etat décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d‘une manière compatible avec l’article 14 (Stec et autres (déc.), précitée, § 54).

72.  La Cour constate que l’Etat défendeur traite les pensionnés britanniques de manière très différente selon le pays où ils résident. Elle considère que le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 pose des questions de droit et de fait complexes appelant un examen au fond.

Il s‘ensuit que cette partie de la requête n‘est pas manifestement mal fondée au sens de l‘article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d‘irrecevabilité n‘ayant été soulevé, elle doit être déclarée recevable.

2.  Sur le fond

73.  Selon la jurisprudence de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique personnelle (« situation ») identifiable peuvent s’analyser en une discrimination prohibée par l’article 14 (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 56). En outre, pour qu‘un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-…). Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c‘est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s‘il n‘y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d‘une certaine marge d‘appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d‘autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (D.H. et autres c. République Tchèque [GC], précité). Une ample latitude est d‘ordinaire laissée à l‘Etat pour prendre des mesures d‘ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d‘utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l‘Etat conçoit les impératifs de l‘utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.), précitée).

74.  Devant la High Court et la Cour d’appel, le Gouvernement a reconnu que le lieu de résidence devait être qualifié de « situation » au sens de l’article 14 de la Convention. De la même manière, il n’a pas cherché à faire admettre à la Chambre des lords que le lieu de résidence n’était pas un motif de distinction tombant sous le coup de l’article 14. Pour sa part, la haute juridiction a postulé que la résidence habituelle à l’étranger était une « caractéristique personnelle » au sens donné à cette expression par la jurisprudence Kjeldsen (paragraphe 33 ci-dessus).

75.  La Cour rappelle que la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, dont témoigne l‘adverbe « notamment » (en anglais « any ground such as ») (voir Engel et autres c. Pays-Bas, arrêt du 8 juin 1976, série A no 22, § 72). En outre, elle réaffirme que l’expression anglaise « other status » – et a fortiori son équivalent français « toute autre situation » – est assez large pour comprendre dans certains cas une distinction fondée sur le lieu de résidence. Elle rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de statuer, au regard de l’article 14 de la Convention, sur la légitimité de différences de traitement prétendument discriminatoires fondées notamment sur le fait que des requérants avaient établi leur résidence à l’étranger (Johnston c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 59-61, série A no 112) ou découlant de l’obligation qui leur avait été imposée de se faire enregistrer comme résidents (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, §§ 31-34, série A no 187). Pour sa part, la Commission a examiné des griefs tenant à l’existence de disparités juridiques entre les régions d’un même Etat contractant (Lindsay et autres c. Royaume-Uni, no 8364/78, décision de la Commission du 8 mars 1979, DR 15, p. 247 ; et Gudmundsson c. Islande, no 23285/94, décision de la Commission du 17 juin 1996, non publiée). Il est vrai que la Cour a jugé que des disparités régionales découlant de l’application de normes différentes selon le lieu où se trouvent les personnes concernées ne pouvaient s‘expliquer par des caractéristiques personnelles (voir, par exemple, Magee c. Royaume-Uni, 6 juin 2000, no 28135/95, § 50, CEDH 2000-I). Cependant, comme l’a relevé le juge Stanley Burton, il convient de distinguer les affaires susmentionnées de la présente espèce, qui porte sur l’application différenciée d’un même régime de pension selon que les assujettis résident et se trouvent à l’étranger ou au Royaume-Uni.

76.  Les circonstances de l’espèce conduisent la Cour à conclure que la résidence habituelle constitue un élément de la situation personnelle, à l’instar du domicile et de la nationalité, et que le lieu de résidence est un critère relevant du champ d’application de l’article 14 lorsqu’il est employé pour appliquer aux citoyens un traitement différencié en matière d’attribution des pensions de l’Etat.

77.  La discrimination consistant à ne pas traiter de la même manière des cas similaires, le traitement différencié de cas suffisamment distincts ne saurait être qualifié de discriminatoire. Au soutien de leur thèse selon laquelle leur situation est parfaitement comparable à celle des pensionnés britanniques résidant au Royaume-Uni ou dans des pays où la revalorisation s’applique, les requérants font valoir qu’ils ont travaillé le même nombre d’années au Royaume-Uni et cotisé à la caisse d’assurance nationale dans des conditions identiques. Ils ajoutent qu’il leur est tout autant indispensable de jouir d’un niveau de vie raisonnable pendant leur vieillesse. A l’exception de Lord Carswell (paragraphes 24-36 ci-dessus), tous les juges nationaux qui furent appelés à connaître des griefs formulés par les intéressés ont estimé que ceux-ci ne se trouvaient pas dans une situation analogue ou suffisamment similaire à celle des pensionnés de même âge ayant cotisé dans des conditions identiques à l’assurance nationale et résidant au Royaume-Uni ou dans un pays où la revalorisation s’appliquait.

78.  La Cour doit d’abord rechercher si les intéressés se trouvent dans une situation analogue à celle des pensionnés britanniques ayant choisi de rester au Royaume-Uni. A cet égard, elle relève que le système de protection sociale dont les Etats contractants se sont dotés – notamment en ce qui concerne l’aide aux personnes jugées trop âgées pour occuper un emploi rémunéré – vise à garantir un certain niveau de vie aux personnes résidant sur leur territoire, seule obligation que leur imposent l’Organisation internationale du travail et les conventions de sécurité sociale du Conseil de l’Europe (paragraphe 48-49 ci-dessus). De ce fait, bien qu’elle considère que l’expression « toute autre situation » soit assez large pour comprendre le lieu de résidence, la Cour estime que la situation des personnes ayant leur résidence habituelle sur le territoire des Etats contractants n’est pas suffisamment similaire à celle des individus résidant à l’étranger en ce qui concerne le fonctionnement des régimes de retraite ou de sécurité sociale. Dans la décision qu’elle a rendue en l’affaire J.W. et E.W. c. Royaume-Uni (no 9776/82, décision de la Commission du 3 octobre 1983, DR 34, p. 156), à l’origine de laquelle se trouvait une requête introduite par un pensionné britannique qui s’était vu refuser la revalorisation de sa pension après son départ pour l’Australie, la Commission s’est exprimée ainsi :

« [I]l est presque inévitable que, lorsqu’une personne passe effectivement d’un système de sécurité sociale à un autre, elle constate que les prestations auxquelles elle a droit diffèrent de celles auxquelles ont droit d’autres personnes dans d’autres pays. Ces différences peuvent favoriser ou défavoriser l’intéressé, selon le cas. En outre, la Commission relève que les requérants ne perdront que le bénéfice des augmentations futures de leur retraite, dont le but est en gros de compenser la hausse du coût de la vie au Royaume-Uni. Or, comme ils ne vivront pas au Royaume-Uni, il semble raisonnable que cet élément de leur droit à pension soit remplacé par la possibilité de toucher les prestations prévues dans le système du pays où ils se rendront. »

En outre, la Cour relève que Mme Carson a elle-même reconnu devant la Chambre des lords qu’elle n‘aurait eu aucun grief à formuler sur le terrain de l’article 14 si le Royaume-Uni n’avait pas versé de pension aux personnes résidant à l‘étranger.

79.  Par ailleurs, la Cour hésite à constater une analogie entre la situation des requérants – lesquels vivent dans des pays « non éligibles » – et celle des pensionnés de l’Etat britannique résidant dans des pays étrangers où la revalorisation s’applique. En effet, les cotisations à la caisse nationale d‘assurance ne sont qu‘un élément parmi d‘autres du dispositif fiscal complexe mis en place au Royaume-Uni et cette caisse n‘est que l‘une des sources de financement du système national de sécurité sociale et d‘assurance-maladie. Les cotisations versées par les requérants à cette caisse au cours de leur vie active au Royaume-Uni n‘ont donc pas plus d‘importance que les impôts sur le revenu ou les autres taxes qu’ils ont pu acquitter lorsqu’ils résidaient dans ce pays (voir Stec et autres (déc.) [GC], précitée, § 50). En ce qui concerne le second argument exposé par les requérants (paragraphe 75 ci-dessus), la Cour estime qu’il est malaisé de comparer les situations respectives de personnes résidant dans des pays différents – même géographiquement proches comme les Etats-Unis et le Canada, l’Afrique du Sud et l’île Maurice, ou la Jamaïque et Trinité-et-Tobago – du fait des disparités existant entre les systèmes de protection sociale, la fiscalité, les taux d’inflation, d’intérêts et de change.

80.  En tout état de cause, à supposer même que la situation des requérants puisse passer pour similaire à celle des pensionnés résidant dans des pays où la revalorisation s’applique en vertu d’un accord de réciprocité, la Cour considère que la différence de traitement litigieuse est objectivement et raisonnablement justifiée. S’il convient d’accorder un certain poids à la thèse des intéressés reprise par Age Concern, selon laquelle divers facteurs président au choix d’une personne âgée de s’expatrier, notamment le désir de se rapprocher des membres de sa famille, il n’en demeure pas moins que ce choix relève d’une convenance personnelle. En conséquence, la Cour estime, à l’instar du Gouvernement et des juridictions internes, que le niveau de la protection accordée aux individus contre des différences de traitement fondées sur ce critère n‘a pas à être aussi élevé que celui dont ils bénéficient lorsque la distinction repose sur une caractéristique qui leur est propre, telle que le sexe, la race ou l’origine ethnique (voir, par exemple, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1997-I ; et D.H. et autres, précité, § 176 ; et comparer avec Magee, précité, § 50). En outre, il importe de relever que l’Etat défendeur a pris des mesures pour informer les résidents britanniques candidats à l’expatriation de l’absence de revalorisation des pensions dans certains pays (paragraphe 42 ci-dessus), offrant ainsi aux requérants la possibilité de tenir compte de cette information parmi les diverses considérations – favorables ou défavorables – déterminant le choix de leur pays de résidence.

81.  Comme l’a souligné Lord Hoffmann, l’économie des accords bilatéraux dépend des vicissitudes de l‘histoire et des appréciations respectives des parties concernées quant aux avantages et inconvénients qu‘ils comportent. Leurs dispositions reflètent ce que les Etats contractants ont pu négocier à un moment donné sans se placer dans une situation trop défavorable du point de vue économique et ont pour objet de permettre une réciprocité des prestations sociales dans tous les domaines, pas seulement en matière de revalorisation des pensions. La Cour estime que, en concluant de tels accords de réciprocité avec certains pays mais pas avec d‘autres, l‘Etat défendeur n‘a pas outrepassé la très large marge d‘appréciation dont il jouit en matière de politique macroéconomique.

82.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II.  SUR la violation alléguée de L‘ARTICLE 14 de la Convention combiné avec l‘article 8

83.  Les requérants soutiennent en outre que la non-revalorisation porte atteinte aux droits garantis par l’article 14 combiné avec l’article 8 en ce que certains d’entre eux ont été placés devant le choix de renoncer à une partie importante de leur pension ou de vivre loin de leur famille.

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

84.  La Cour estime que les conclusions auxquelles elle est parvenue en ce qui concerne le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention valent également pour celui tiré de l’article 8 combiné avec l’article 14. En conséquence, il n‘y a pas lieu d‘examiner séparément ce dernier grief.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare recevable, à l‘unanimité, le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément ;

 

2.  Dit, par six voix contre une, qu‘il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

 

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 4 novembre 2008, en application de l‘article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş Aracı,Lech Garlicki
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l‘exposé de l‘opinion dissidente du juge Garlicki.


OPINION dissidente DU JUGE garlicki

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir souscrire au constat de non-violation opéré par la Cour.

La présente affaire porte sur l’exclusion de certains pensionnés britanniques expatriés du dispositif de revalorisation indiciaire dont bénéficient tous les retraités résidant au Royaume-Uni. Il n’est pas contesté qu’une nette distinction a été établie entre différentes catégories de pensionnés selon le pays de leur résidence habituelle. Il n’est pas davantage contesté que la présente affaire relève du champ d‘application de l‘article 14 en raison du fait que le lieu de résidence a été retenu comme critère de différenciation du traitement appliqué aux individus concernés.

Toutefois, il me semble que la différence de traitement critiquée n’est pas objectivement et raisonnablement justifiée. Les motifs retenus par la majorité, qui s’inspirent largement du raisonnement suivi par les Law lords majoritaires, ne manquent assurément pas de poids. Cependant, j’aperçois au moins quatre raisons d’aboutir à une autre solution.

En premier lieu, le régime des pensions de l’Etat est obligatoire et fondé sur le principe contributif. Bien qu’il n’existe pas de lien automatique entre le montant des cotisations qui sont versées et celui des pensions qui seront servies, il n’en demeure pas moins que le système repose sur le postulat essentiel de la répartition des obligations, selon lequel le devoir des employés de contribuer au régime de retraite a pour contrepartie celui de l’Etat de servir des pensions aux personnes qui n’ont plus l’âge de travailler. A cet égard, Mme Carson – tout comme les autres requérants – a entièrement tenu ses engagements en payant, pendant la majeure partie de sa vie active, des cotisations et des impôts que l’Etat a volontiers perçus. Ces cotisations ont servi à financer les pensions des personnes qui étaient alors en retraite, notamment le dispositif de revalorisation annuelle, du moins faut-il l’espérer. A l’époque, la situation de l’intéressée ne se distinguait en rien de celle des autres employés britanniques. Mme Carson n’étant plus en âge de travailler, le moment est venu pour l’Etat britannique de tenir ses engagements. Pourtant, il la traite différemment des autres personnes ayant cotisé dans les mêmes conditions au seul motif qu’elle a changé de lieu de résidence. L’expatriation de Mme Carson n’entraîne pour lui aucun surcoût. Sans doute la requérante ne paie-t-elle plus d’impôts au Royaume-Uni, mais aucune disposition de la Convention ne s’oppose à ce que les autorités britanniques soumettent les revenus éventuellement perçus par elle dans ce pays à un impôt. A la différence des retraités qui sont demeurés au Royaume-Uni, l’intéressée a été exclue du bénéfice de la revalorisation. La justice sociale et l’équité veulent que le montant de la pension perçue par les cotisants qui se sont dûment acquittés de leurs obligations pour assurer la

retraite de leurs concitoyens ne soit pas soumis à des règles de calcul distinctes. Une différence de traitement reposant uniquement sur le lieu de résidence habituelle n’a pas de rapport avec la nature contributive des pensions et se trouve dès lors dépourvue de justification raisonnable.

En deuxième lieu, tant la Chambre des lords que la Cour se sont appuyées sur la disparité des paramètres économiques respectifs du Royaume-Uni et des pays de résidence des requérants. Les différences sont bien réelles en matière de taux d’inflation et de croissance, et le taux de change des monnaies des pays en question par rapport à la livre sterling n’est pas identique, mais l’inflation est un dénominateur commun à tous les pays concernés. Il paraît donc difficile de postuler que la situation des résidents britanniques se distingue nettement de celle des personnes installées à l’étranger. Le Parlement n’est certes pas tenu de revaloriser les pensions en fonction de l’inflation constatée dans les pays hôtes et il lui est parfaitement loisible d’ajuster la revalorisation pour tenir compte des différences existant entre les Etats. En revanche, il ne peut feindre d’ignorer l’existence même de l’inflation, phénomène commun à toutes les économies modernes. En pénalisant les personnes qui s’installent à l’étranger après avoir satisfait aux obligations imposées par le système contributif, la réglementation actuelle va à l’encontre du principe de la liberté individuelle. Dès lors, elle ne saurait passer pour raisonnablement justifiée.

En troisième lieu, le système existant ne répond à aucun impératif rationnel. Comme l’ont relevé les autorités internes, il serait difficile de « prétendre que la situation actuelle obéit à une quelconque logique (…) Elle n‘est pas logique. » (paragraphe 47 de l’arrêt). Il en résulte que la situation des pensionnés britanniques varie selon qu’ils ont établi leur résidence dans un pays ou dans un autre. Cette situation affaiblit la pertinence du renvoi opéré par la majorité, au paragraphe 81 de l’arrêt, à la théorie de la marge d’appréciation, laquelle laisse à l’Etat la liberté de régler comme il l’entend les questions d’ordre socio-économique. Cette théorie aurait eu davantage de poids dans la présente affaire si le Royaume-Uni avait élaboré une politique cohérente et logique en matière de revalorisation des pensions servies aux expatriés, mais elle ne peut servir à légitimer une situation par nature illogique, et par conséquent arbitraire.

En quatrième et dernier lieu, je tiens à préciser que la position de la Chambre des lords selon laquelle la question de la revalorisation relève davantage de l’office du législateur que de celui du juge me paraît parfaitement respectable. Pourtant, en dépit de ses mérites sur le plan interne, elle ne saurait triompher devant la Cour de Strasbourg car une violation de la Convention découlant d’une omission du législateur n’en demeure pas moins justiciable du juge européen.

La Cour européenne a considéré à plusieurs reprises que des distinctions dans l’attribution d’avantages sociaux fondées sur la nationalité étaient par nature suspectes. Ce fut notamment le cas dans les affaires Gaygusuz c. Autriche (16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996–IV), Koua Pouirrez c. France (no 40892/98, CEDH 2003–X) et Luczak c. Pologne (no 77782/01, CEDH 2007–…), où elle a jugé contraires à l’article 14 des différences de traitement établies entre les résidents d’un même pays en fonction de leur nationalité (leur citoyenneté). Il ne me semble pas que le lieu de résidence des nationaux soit un critère de distinction à ce point différent qu’il faille accorder à Mme Carson une protection moindre que celle reconnue aux requérants parties aux affaires en question.

 

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