ORDONNANCE DE LA COUR (grande chambre)
17 décembre 2018 (*)
[Texte rectifié par ordonnance du 2 juillet 2019]
« Référé – Article 279 TFUE – Demande de mesures provisoires – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 47 – Protection juridictionnelle effective – Indépendance des juges »
Dans l’affaire C‑619/18 R,
ayant pour objet une demande de mesures provisoires au titre de l’article 279 TFUE et de l’article 160, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, introduite le 2 octobre 2018,
Commission européenne, représentée par Mme K. Banks ainsi que par MM. H. Krämer et S. L. Kaleda, en qualité d’agents,
partie requérante,
contre
République de Pologne, représentée par M. B. Majczyna ainsi que par Mmes K. Majcher et S. Żyrek, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
soutenue par :
Hongrie, représentée par M. M. Z. Fehér, en qualité d’agent,
partie intervenante,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteure), vice‑présidente, M. A. Arabadjiev, Mme A. Prechal, MM. M. Vilaras, T. von Danwitz, Mme C. Toader, M. F. Biltgen, Mme K. Jürimäe et M. C. Lycourgos, présidents de chambre, MM. L. Bay Larsen, D. Šváby, C. G. Fernlund, C. Vajda et S. Rodin, juges,
l’avocat général, M. E. Tanchev, entendu,
rend la présente
Ordonnance
1 Par sa demande en référé, la Commission européenne sollicite la Cour d’ordonner à la République de Pologne, dans l’attente de l’arrêt de la Cour statuant sur le fond :
– de suspendre l’application des dispositions de l’article 37, paragraphes 1 à 4, et de l’article 111, paragraphes 1 et 1bis, de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 5), de l’article 5 de l’ustawa o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych, ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, de la loi sur la Cour suprême et de certaines autres lois), du 10 mai 2018 (Dz. U. de 2018, position 1045, ci-après la « loi modificative ») (ci-après, ensemble, les « dispositions nationales litigieuses »), ainsi que de toute mesure prise en application de ces dispositions ;
– de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) concernés par les dispositions nationales litigieuses puissent continuer d’exercer leurs fonctions au poste qu’ils occupaient à la date du 3 avril 2018, date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, tout en jouissant du même statut et des mêmes droits et conditions d’emploi dont ils bénéficiaient jusqu’au 3 avril 2018 ;
– de s’abstenir de toute mesure visant à la nomination de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) à la place de ceux concernés par les dispositions nationales litigieuses, ainsi que de toute mesure visant à nommer le nouveau premier président de cette juridiction ou à indiquer la personne chargée de diriger ladite juridiction à la place de son premier président jusqu’à la nomination du nouveau premier président, et
– de communiquer à la Commission, au plus tard un mois après la notification de l’ordonnance de la Cour ordonnant les mesures provisoires sollicitées, puis régulièrement chaque mois, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.
2 La Commission a également demandé, en vertu de l’article 160, paragraphe 7, du règlement de procédure de la Cour, l’octroi des mesures provisoires mentionnées au point précédent avant même que la partie défenderesse n’ait présenté ses observations, en raison du risque immédiat de préjudice grave et irréparable au regard du droit à une protection juridictionnelle effective dans le cadre de l’application du droit de l’Union.
3 Ces demandes ont été présentées dans le cadre d’un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE, introduit par la Commission le 2 octobre 2018 (ci-après le « recours en manquement »), tendant à faire constater que, d’une part, en abaissant l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et en appliquant cette mesure aux juges en exercice qui ont été nommés à cette juridiction avant le 3 avril 2018 et, d’autre part, en accordant au président de la République de Pologne le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de cette juridiction au-delà de l’âge de départ à la retraite nouvellement fixé, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). Ce recours a été enregistré sous la référence C‑619/18.
4 Par ordonnance du 19 octobre 2018, Commission/Pologne (C‑619/18 R, non publiée, EU:C:2018:852), la vice-présidente de la Cour a, en application de l’article 160, paragraphe 7, du règlement de procédure, provisoirement fait droit à la demande de mesures provisoires jusqu’à l’adoption de l’ordonnance mettant fin à la présente procédure de référé.
5 En application de l’article 161, paragraphe 1, du règlement de procédure, la vice-présidente de la Cour a déféré la présente affaire à la Cour qui, compte tenu de l’importance de cette affaire, a attribué celle‑ci à la grande chambre, conformément à l’article 60, paragraphe 1, de ce règlement.
6 Par décision du président de la Cour du 30 octobre 2018, la Hongrie a été admise à intervenir au soutien des conclusions de la République de Pologne aux fins de la phase orale de la procédure.
7 Par ordonnance du président de la Cour du 15 novembre 2018, Commission/Pologne (C‑619/18, EU:C:2018:910), l’affaire C‑619/18 a été soumise à la procédure accélérée prévue à l’article 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et à l’article 133 du règlement de procédure.
8 Le 16 novembre 2018, tant les parties que la Hongrie ont été entendues en leurs observations orales lors d’une audition devant la grande chambre.
Le cadre juridique
La Constitution polonaise
9 [Tel que rectifié par ordonnance du 2 juillet 2019] L’article 183, paragraphe 3, de la Constitution polonaise prévoit que le premier président du Sąd Najwyższy (Cour suprême) est nommé pour une durée de six ans.
La loi sur la Cour suprême
10 L’article 37, paragraphes 1 à 4, de la loi sur la Cour suprême dispose :
« 1. Les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] partent à la retraite le jour de leur 65e anniversaire, sauf s’ils font, douze mois au plus tôt et six mois au plus tard avant d’atteindre l’âge [de 65 ans], une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leurs fonctions et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger, et si le président de la République de Pologne accorde l’autorisation de prolongation de leurs fonctions au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)].
1bis. Avant d’accorder une telle autorisation, le président de la République de Pologne sollicite l’avis du conseil national de la magistrature. Le conseil national de la magistrature transmet son avis au président de la République de Pologne dans un délai de 30 jours à compter du jour où celui-ci l’a invité à lui en faire part. Si le conseil national de la magistrature n’a pas transmis son avis dans le délai prévu à la deuxième phrase, cet avis est réputé favorable.
1ter. Lorsqu’il rend l’avis visé au paragraphe 1bis, le conseil national de la magistrature prend en considération l’intérêt du système judiciaire ou un intérêt social important, en particulier l’affectation rationnelle des membres du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou les besoins résultant de la charge de travail de certaines chambres du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)].
2. La déclaration et le certificat visés au paragraphe 1 sont adressés au premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], qui les transmet immédiatement, accompagnés de son avis, au président de la République de Pologne. Le premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] communique sa déclaration et son certificat, accompagnés de l’avis du collège du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], au président de la République de Pologne.
3. Le président de la République de Pologne peut autoriser un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] à continuer d’exercer ses fonctions dans un délai de trois mois à compter du jour où l’avis du conseil national de la magistrature visé au paragraphe 1bis lui est parvenu ou de l’expiration du délai dans lequel cet avis doit être communiqué. À défaut d’autorisation dans le délai prévu à la première phrase, le juge est réputé être à la retraite à compter du jour de son 65e anniversaire. Lorsqu’un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] atteint l’âge visé au paragraphe 1 avant la fin de la procédure de prolongation de son mandat, il demeure en fonction jusqu’à la clôture de ladite procédure.
4. L’autorisation visée au paragraphe 1 est accordée pour une durée de trois ans, renouvelable une fois. Les dispositions du paragraphe 3 s’appliquent mutatis mutandis. Tout juge autorisé à prolonger ses fonctions au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] peut partir à la retraite à tout moment à compter de son 65e anniversaire ; il adresse à cet effet une déclaration au premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], qui la transmet immédiatement au président de la République de Pologne. Le premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] adresse sa déclaration directement au président de la République de Pologne. »
11 Aux termes de l’article 111, paragraphes 1 et 1bis, de cette loi :
« 1. Les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui ont atteint l’âge de 65 ans à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi ou qui atteindront cet âge dans un délai de trois mois à compter de cette entrée en vigueur partent à la retraite à compter du jour suivant l’expiration de ce délai de trois mois, sauf s’ils présentent, dans un délai d’un mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi, la déclaration et le certificat visés à l’article 37, paragraphe 1, et que le président de la République de Pologne les autorise à continuer d’exercer leurs fonctions de juge au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 2 à 4, s’appliquent mutatis mutandis.
1bis. Les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui atteindront l’âge de 65 ans après l’expiration d’un délai de trois mois et avant l’expiration d’un délai de douze mois à compter de la date de l’entrée en vigueur de la présente loi partent à la retraite douze mois après cette entrée en vigueur, sauf s’ils présentent, dans ce délai, la déclaration et le certificat visés à l’article 37, paragraphe 1, et que le président de la République de Pologne les autorise à continuer d’exercer leurs fonctions de juge au [Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 1bis à 4, s’appliquent mutatis mutandis. »
12 La loi sur la Cour suprême est entrée en vigueur le 3 avril 2018.
La loi modificative
13 L’article 5 de la loi modificative est libellé comme suit :
« Le président de la République de Pologne transmet immédiatement pour avis au conseil national de la magistrature les déclarations visées à l’article 37, paragraphe 1, et à l’article 111, paragraphe 1, de la loi [sur la Cour suprême] qu’il n’a pas examinées à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi. Le conseil national de la magistrature rend son avis dans un délai de 30 jours à compter du jour où le président de la République de Pologne l’a invité à le faire. Le président de la République de Pologne peut autoriser un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] à continuer d’exercer ses fonctions dans un délai de 60 jours à compter du jour où l’avis du conseil national de la magistrature lui est parvenu ou de l’expiration du délai dans lequel cet avis doit être communiqué. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 2 à 4, de la loi [sur la Cour suprême], telle que modifiée par la présente loi, s’appliquent mutatis mutandis. »
Les antécédents du litige
Les mesures prises dans le cadre de la mise en œuvre des dispositions nationales litigieuses
14 Le 3 juillet 2018, 72 juges, dont 27 avaient atteint à cette date l’âge de 65 ans, exerçaient leurs fonctions au Sąd Najwyższy (Cour suprême).
15 Le 4 juillet 2018, quinze de ces 27 juges ont été informés de leur mise à la retraite en application des dispositions nationales litigieuses, onze d’entre eux n’ayant pas demandé la prolongation de leur fonction judiciaire active et quatre d’entre eux ayant soumis une déclaration tardive manifestant leur volonté de continuer à exercer leurs fonctions. Au nombre de ces quinze juges mis à la retraite, figure la première présidente du Sąd Najwyższy (Cour suprême), dont le mandat devait, conformément à la Constitution polonaise, prendre fin le 30 avril 2020, ce qui a été confirmé par la résolution, du 28 juin 2018, adoptée à l’unanimité par l’assemblée générale des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême).
16 Les douze autres juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ayant atteint l’âge de 65 ans le 3 juillet 2018 ont soumis une déclaration manifestant leur volonté de continuer à exercer leurs fonctions au sens de l’article 37, paragraphe 1, de la loi sur la Cour suprême. Le 12 juillet 2018, le conseil national de la magistrature a rendu cinq avis positifs et sept avis négatifs, dont deux concernaient deux présidents de chambre du Sąd Najwyższy (Cour suprême), quant à leur maintien en fonction. Quatre des sept juges concernés par un avis négatif du conseil national de la magistrature ont formé un recours contre cet avis et ont demandé au conseil national de la magistrature de motiver ledit avis.
17 Éprouvant des doutes quant à la conformité de la loi sur la Cour suprême, notamment, à l’exigence d’inamovibilité des juges et à la garantie de leur indépendance, le Sąd Najwyższy (Cour suprême) a, par décision du 2 août 2018, saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, dans l’affaire C‑522/18, Zakład Ubezpieczeń Społecznych, actuellement en cours, portant sur l’interprétation, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, dans le contexte de l’abaissement par le législateur national de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et de l’application de cette mesure aux juges en exercice. Par cette même décision, il a suspendu l’application de dispositions de la loi sur la Cour suprême jusqu’à ce qu’il statue, après avoir reçu la réponse de la Cour à ladite demande de décision préjudicielle.
18 Le même jour, la chancellerie du président de la République de Pologne a fait savoir que la décision du Sąd Najwyższy (Cour suprême) suspendant l’application de dispositions de la loi sur la Cour suprême « avait été prise sans base juridique appropriée et ne produisait pas d’effets à l’égard du président de la République de Pologne et de tout autre organe » et qu’elle était, en outre, « dénuée d’effet juridique ».
19 Le 11 septembre 2018, le président de la République de Pologne a, d’une part, décidé d’autoriser cinq juges sur les douze mentionnés au point 16 de la présente ordonnance à continuer à exercer leurs fonctions pour une période de trois ans et, d’autre part, fait savoir, par voie de communiqué, que les sept autres juges, y compris les deux présidents de chambre du Sąd Najwyższy (Cour suprême) visés à ce même point de la présente ordonnance, seraient mis à la retraite à la date du 12 septembre 2018. Dans ce communiqué, le président de la République de Pologne a, en outre, indiqué que les recours formés par certains juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) contre l’avis négatif du conseil national de la magistrature quant à leur maintien en fonction n’avaient pas d’incidence sur ses décisions dès lors qu’un tel avis n’était pas nécessaire à la prise de décision. Il a, par ailleurs, fait savoir que ses décisions concernant le maintien en fonction des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) n’avaient pas à être motivées.
20 Le 12 septembre 2018, le président de la République de Pologne a signé les décisions refusant de prolonger la fonction judiciaire active des sept juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) visés au point précédent. Ces décisions sont fondées sur l’article 111, paragraphe 1, de la loi sur la Cour suprême, dont l’application a été suspendue par la décision du Sąd Najwyższy (Cour suprême) mentionnée au point 17 de la présente ordonnance.
21 Le même jour, une audience s’est tenue devant une formation de jugement du Sąd Najwyższy (Cour suprême) comprenant deux juges concernés par les dispositions nationales litigieuses. Cette formation a déclaré que ces juges pouvaient continuer à exercer leurs fonctions, étant donné que l’application de ces dispositions avait été suspendue par la décision du Sąd Najwyższy (Cour suprême), mentionnée au point 17 de la présente ordonnance.
Les procédures de nomination des nouveaux juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême)
22 Le 29 mars 2018, le président de la République de Pologne a augmenté le nombre total de postes de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), lequel est passé de 93 à 120. Le 29 juin 2018, ont été publiées 44 vacances de postes de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême).
23 L’ustawa o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych oraz niektórych innych ustaw (loi portant modification du régime applicable aux juridictions de droit commun et de certaines autres lois), du 20 juillet 2018 (Dz. U. de 2018, position 1443), a modifié les règles de la procédure transitoire de sélection du premier président du Sąd Najwyższy (Cour suprême). En particulier, cette loi a réduit de 110 à 80 le nombre de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) devant marquer leur accord pour engager cette procédure. Par ailleurs, elle a limité l’effet suspensif des recours contre les avis du conseil national de la magistrature introduits par les candidats à des postes de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême). Ladite loi est entrée en vigueur le 9 août 2018 et est applicable aux procédures de nomination des juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) ouvertes avant cette date.
24 Le 28 août 2018, le président de la République de Pologne a publié de nouvelles vacances de postes de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême), dont celui de premier président de cette juridiction.
25 Entre le 20 et le 28 août 2018, le conseil national de la magistrature a établi la liste définitive des candidatures à soumettre au président de la République de Pologne en vue des nominations de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême).
26 Le 20 septembre 2018, le président de la République de Pologne a décidé de nommer dix juges à la chambre disciplinaire du Sąd Najwyższy (Cour suprême).
27 Il ressort des informations dont dispose la Cour que, le 10 octobre 2018, le président de la République de Pologne a officialisé la nomination de 27 nouveaux juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême).
Sur la demande en référé
28 L’article 160, paragraphe 3, du règlement de procédure dispose que les demandes en référé doivent spécifier « l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence, ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent ».
29 Ainsi, une mesure provisoire ne peut être accordée par le juge des référés que s’il est établi que son octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’elle est urgente en ce sens qu’il est nécessaire, pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts du requérant, qu’elle soit édictée et produise ses effets dès avant la décision au fond. Le juge des référés procède également, le cas échéant, à la mise en balance des intérêts en présence. Ces conditions sont cumulatives, de telle sorte que la demande de mesures provisoires doit être rejetée dès lors que l’une de ces conditions fait défaut (ordonnance du 20 novembre 2017, Commission/Pologne, C‑441/17 R, EU:C:2017:877, points 29 et 30 ainsi que jurisprudence citée).
Sur le fumus boni juris
30 Selon une jurisprudence constante de la Cour, la condition relative au fumus boni juris est remplie lorsqu’au moins un des moyens invoqués par la partie qui sollicite les mesures provisoires à l’appui du recours au fond apparaît, à première vue, non dépourvu de fondement sérieux. Tel est notamment le cas dès lors que l’un de ces moyens révèle l’existence de questions juridiques complexes dont la solution ne s’impose pas d’emblée et mérite donc un examen approfondi, qui ne saurait être effectué par le juge des référés, mais doit faire l’objet de la procédure au fond, ou lorsque le débat mené entre les parties dévoile l’existence d’une controverse juridique importante dont la solution ne s’impose pas à l’évidence (ordonnance du vice-président de la Cour du 20 juillet 2018, BCE/Lettonie, C‑238/18 R, non publiée, EU:C:2018:581, point 36 et jurisprudence citée).
31 En l’occurrence, afin d’établir l’existence d’un fumus boni juris, la Commission invoque deux moyens, également soulevés dans le cadre du recours en manquement, tirés, le premier, de ce que les dispositions de la loi sur la Cour suprême relatives à l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) (ci-après les « dispositions sur l’abaissement de l’âge de départ à la retraite »), en ce qu’elles sont applicables aux juges en exercice, qui y ont été nommés avant le 3 avril 2018, portent atteinte au principe de l’inamovibilité des juges et, le second, de ce que les dispositions de la loi sur la Cour suprême conférant au président de la République de Pologne le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de cette juridiction au-delà de l’âge de départ à la retraite nouvellement fixé violent le principe de l’indépendance judiciaire. La Commission considère, en conséquence, que les dispositions nationales litigieuses sont contraires aux obligations incombant à la République de Pologne en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte.
32 Dans le cadre du premier moyen, la Commission souligne, tout d’abord, que, avant l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, soit le 3 avril 2018, l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) était fixé à 70 ans et que cette loi a abaissé cet âge à 65 ans, en prévoyant, sans l’assortir de mesures transitoires, l’application immédiate de cet abaissement non seulement aux juges de cette juridiction nommés postérieurement à cette date, mais également à ceux qui exerçaient leurs fonctions à ladite date, lesquels étaient au nombre de 72.
33 La Commission relève, ensuite, que l’application des dispositions sur l’abaissement de l’âge de départ à la retraite a déjà conduit à la mise à la retraite de 22 juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), dont quinze juges, parmi lesquels la première présidente, à la date du 4 juillet 2018, et sept juges, parmi lesquels deux présidents de chambre, à la date du 12 septembre 2018, ce qui représente environ 30 % des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) qui étaient en exercice à la date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême.
34 La Commission estime enfin que l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et l’application de cet abaissement aux juges en exercice à la date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême aboutissent à la réduction de la durée de la fonction judiciaire active de ces juges. Ainsi, la mise à la retraite desdits juges découlant de l’abaissement soudain de l’âge de départ à la retraite constituerait, de fait, une révocation de ces mêmes juges, contraire au principe de l’inamovibilité des juges.
35 Dans le cadre du second moyen, la Commission relève que, conformément à la loi sur la Cour suprême, il appartient au président de la République de Pologne d’autoriser la prolongation de la fonction judiciaire active des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) au-delà de l’âge de 65 ans et que cette autorisation peut être renouvelée une fois. Quant aux conditions relatives à l’octroi de cette autorisation, la Commission souligne, notamment, d’une part, que le président de la République de Pologne doit solliciter l’avis du conseil national de la magistrature, lequel n’est cependant pas contraignant, et, d’autre part, que la décision du président de la République de Pologne est adoptée de manière discrétionnaire et ne peut faire l’objet de recours.
36 La Commission relève également que le président de la République de Pologne a, le 11 septembre 2018, autorisé cinq juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), qui avaient atteint l’âge de 65 ans à la date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, à continuer à exercer leurs fonctions pour une période de trois ans.
37 La Commission estime que l’absence de critères sur le fondement desquels le président de la République de Pologne décide de la prolongation de la fonction judiciaire active des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) au-delà de l’âge de 65 ans, combinée à l’absence de contrôle juridictionnel de cette décision, a pour effet de conférer au président de la République de Pologne une marge de discrétion excessive portant atteinte à l’indépendance des juges, compte tenu, notamment, de l’influence et des pressions sur les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) susceptibles de résulter du pouvoir dont le président de la République de Pologne se trouve de la sorte investi.
38 En s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour portant sur l’indépendance judiciaire, en particulier sur les arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117), et du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586), desquels il ressort que la préservation de l’indépendance des juges est essentielle aux fins de garantir le respect du droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines relevant du droit de l’Union, la Commission fait valoir que, en adoptant les dispositions nationales litigieuses, la République de Pologne a violé l’obligation qui lui incombe, au titre des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, de garantir le respect du droit à une protection juridictionnelle effective au sens du droit de l’Union.
39 Il y a lieu de relever, en premier lieu, que les moyens invoqués par la Commission soulèvent la question de la portée précise des dispositions de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte dans le contexte de l’exercice, par un État membre, de sa compétence d’organisation de son système judiciaire. Il s’agit d’une question juridique complexe, qui est discutée entre les parties et dont la réponse ne s’impose pas d’emblée et mérite donc un examen approfondi, qui ne saurait être effectué par le juge des référés.
40 En deuxième lieu, sans se prononcer à ce stade sur le bien-fondé des arguments invoqués par les parties dans le cadre du recours en manquement, ce qui relève de la compétence du seul juge du fond, il convient de constater que, eu égard aux éléments de fait mis en avant par la Commission ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour, en particulier les arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117), ainsi que du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586), les arguments avancés par la Commission, dans le cadre de ses deux moyens, n’apparaissent pas, à première vue, comme étant dépourvus de fondement sérieux.
41 En effet, aux termes de cette jurisprudence, tout État membre doit assurer que les instances relevant, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les « domaines couverts par le droit de l’Union », au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective [arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 52 ainsi que jurisprudence citée].
42 Or, afin que cette protection soit garantie, la préservation de l’indépendance desdites instances est primordiale, ainsi que le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui mentionne l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif [arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 53 ainsi que jurisprudence citée].
43 En l’occurrence, il est constant entre les parties que le Sąd Najwyższy (Cour suprême) peut être appelé à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union. Il s’ensuit qu’il relève, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, du système polonais de voies de recours dans les « domaines couverts par le droit de l’Union », au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et, partant, qu’il doit satisfaire aux exigences d’une protection juridictionnelle effective.
44 Or, il ne saurait être à première vue exclu que les dispositions nationales litigieuses violent l’obligation incombant à la République de Pologne de garantir une protection juridictionnelle effective dans les domaines relevant du droit de l’Union, en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte.
45 En particulier, se posent, au vu des arguments des parties, des questions juridiques complexes, qui méritent un examen approfondi par le juge du fond, telles que, notamment, celle de savoir si, comme le fait valoir la Commission, la garantie de l’inamovibilité des juges exige que les dispositions sur l’abaissement de l’âge de départ à la retraite ne s’appliquent pas aux juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) qui y étaient déjà nommés avant l’entrée en vigueur de ces dispositions ou celle de savoir dans quelle mesure une intervention d’un organe du pouvoir exécutif dans la décision de maintenir en fonction, au-delà de l’âge de départ à la retraite nouvellement fixé, de tels juges ou ceux qui seront nommés à ladite juridiction après cette entrée en vigueur, est de nature à méconnaître le principe de l’indépendance des juridictions.
46 Il résulte des considérations qui précèdent que les moyens invoqués par la Commission dans le cadre du recours en manquement ne sont pas dépourvus, à première vue, de fondement sérieux, au sens de la jurisprudence citée au point 30 de la présente ordonnance.
47 Cette conclusion ne saurait être infirmée par les arguments avancés par la République de Pologne.
48 Premièrement, ne peut être accueilli l’argument selon lequel la demande de mesures provisoires de la Commission n’est pas fondée à première vue dès lors que la Cour serait appelée à statuer, pour la première fois, sur un recours en manquement dirigé contre un État membre ayant adopté des dispositions concernant l’organisation d’une juridiction suprême nationale.
49 En effet, la circonstance que la Cour soit appelée à statuer, pour la première fois, sur un recours en manquement ayant un objet tel que celui du recours principal n’est pas susceptible d’exclure l’existence d’un fumus boni juris. Au contraire, le caractère inédit des griefs avancés par la Commission tend à renforcer le constat opéré au point 39 de la présente ordonnance.
50 Deuxièmement, ne saurait pas davantage être retenu l’argument selon lequel, d’une part, la Commission ne pourrait réitérer, dans le cadre de sa demande de mesures provisoires, les arguments avancés dans le cadre du recours en manquement et, d’autre part, l’appréciation du bien-fondé, même à première vue, de ces arguments nécessiterait une analyse très précise de la position des parties au litige.
51 En effet, le fait que l’argumentation de la Commission avancée au soutien de sa demande de mesures provisoires soit analogue à celle soulevée dans le cadre du recours en manquement ne fait pas obstacle à ce que la condition relative au fumus boni juris puisse être considérée comme satisfaite, dès lors que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au point 30 de la présente ordonnance, cette condition exige, précisément, l’appréciation, à première vue, par le juge des référés, du bien-fondé des moyens invoqués dans le cadre du litige au fond, afin d’établir que ce recours n’est pas manifestement dépourvu de toute perspective de prospérer.
52 En outre, la circonstance évoquée par la République de Pologne selon laquelle l’appréciation, même à première vue, du bien-fondé de l’argumentation des parties concernant le fond du litige requiert une analyse très précise de la position de ces parties corrobore l’existence d’un différend juridique dont la solution ne s’impose pas à l’évidence et, partant, confirme que la condition relative au fumus boni juris est remplie, conformément à la jurisprudence citée au point 30 de la présente ordonnance.
53 Troisièmement, n’est pas fondé l’argument selon lequel, d’une part, il serait impossible de vérifier si les moyens invoqués par la Commission sont à première vue fondés, en raison du défaut de motivation dont seraient entachés les arguments soulevés dans le cadre desdits moyens et, d’autre part, ces arguments seraient uniquement fondés sur des hypothèses.
54 En effet, la Commission a exposé à suffisance les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi des mesures provisoires. Par ailleurs, la Commission a fourni des explications détaillées tant sur le contenu des dispositions nationales litigieuses que sur les motifs pour lesquels elle considère que ces dispositions sont contraires aux obligations qui s’imposent à la République de Pologne en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte.
55 Quant à l’argument de la République de Pologne selon lequel les moyens invoqués par la Commission seraient fondés sur de simples hypothèses, il y a lieu de relever, s’agissant, d’une part, du premier moyen, que la Commission a clairement exposé la nature du lien qu’elle entendait établir entre l’application de la mesure d’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) aux juges en exercice, qui ont été nommés à cette juridiction avant le 3 avril 2018, et le manquement par la République de Pologne à son obligation d’assurer que ladite juridiction satisfasse aux exigences inhérentes à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union.
56 S’agissant, d’autre part, du second moyen, il convient de constater que, par ce moyen, la Commission soutient non pas que le président de la République de Pologne fera usage de son pouvoir de décider sur la prolongation de la fonction judiciaire active des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) au-delà de l’âge de 65 ans pour faire pression sur ces juges, mais que, en accordant au président de la République de Pologne un tel pouvoir, les dispositions nationales litigieuses mettent celui-ci en mesure d’exercer une telle pression.
57 Enfin, la République de Pologne fait valoir l’existence, dans d’autres États membres, tels que le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ou la République française, ainsi qu’à la Cour elle-même, de règles semblables à celles de la République de Pologne, en vertu desquelles la décision sur la prolongation de la fonction judiciaire active des juges relèverait exclusivement de la compétence du gouvernement de l’État membre concerné. La République de Pologne mentionne également les diverses modifications apportées à l’âge de départ à la retraite des juges en Italie. Selon la République de Pologne, l’absence de mise en cause, par la Commission, de ces règles nationales démontrerait que la condition relative au fumus boni juris n’est pas remplie en l’espèce.
58 À cet égard, il suffit toutefois de relever, aux fins de la présente procédure, que la République de Pologne ne saurait se prévaloir de l’existence supposée de règles semblables aux dispositions nationales litigieuses en vue d’établir que la condition relative au fumus boni juris n’est pas remplie en l’espèce.
59 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que la condition relative au fumus boni juris est établie en l’espèce.
Sur l’urgence
60 Selon une jurisprudence constante de la Cour, la finalité de la procédure de référé est de garantir la pleine efficacité de la future décision définitive, afin d’éviter une lacune dans la protection juridique assurée par la Cour. C’est pour atteindre cet objectif que l’urgence doit s’apprécier par rapport à la nécessité qu’il y a de statuer provisoirement, afin d’éviter qu’un préjudice grave et irréparable ne soit occasionné à la partie qui sollicite la protection provisoire. Il appartient à cette partie d’apporter la preuve qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure au fond sans avoir à subir un préjudice de cette nature [ordonnance du vice-président de la Cour du 10 janvier 2018, Commission/RW, C‑442/17 P(R), non publiée, EU:C:2018:6, point 26 et jurisprudence citée]. Pour établir l’existence d’un tel préjudice grave et irréparable, il n’est pas nécessaire d’exiger que la survenance du préjudice soit établie avec une certitude absolue. Il suffit que celui-ci soit prévisible avec un degré de probabilité suffisant (ordonnance du vice-président de la Cour du 8 avril 2014, Commission/ANKO, C‑78/14 P‑R, EU:C:2014:239, point 23 et jurisprudence citée).
61 En outre, le juge des référés doit postuler, aux seules fins de l’appréciation de l’urgence et sans que cela implique une quelconque prise de position de sa part quant au bien-fondé des griefs avancés au fond par le demandeur en référé, que ces griefs sont susceptibles d’être accueillis. En effet, le préjudice grave et irréparable dont la survenance probable doit être établie est celui qui résulterait, le cas échéant, du refus d’accorder les mesures provisoires sollicitées dans l’hypothèse où le recours au fond aboutirait par la suite (ordonnance du vice-président de la Cour du 20 juillet 2018, BCE/Lettonie, C‑238/18 R, non publiée, EU:C:2018:581, point 64 et jurisprudence citée).
62 Par conséquent, en l’occurrence, la Cour doit, aux fins de l’appréciation de l’urgence, postuler que les dispositions nationales litigieuses et leurs mesures d’application sont susceptibles de compromettre l’indépendance du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et d’être ainsi contraires à l’obligation incombant à la République de Pologne de garantir une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, au titre des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte.
63 Aux fins de cette appréciation, il y a lieu, par ailleurs, de tenir compte du fait que les dispositions nationales litigieuses ont déjà commencé à déployer leurs effets, ainsi qu’il ressort des points 14 à 21 de la présente ordonnance. En effet, d’une part, l’application des dispositions sur l’abaissement de l’âge de départ à la retraite aux juges en exercice, nommés au Sąd Najwyższy (Cour suprême) avant le 3 avril 2018, a conduit à la mise à la retraite de 22 juges de cette juridiction, dont la première présidente et deux présidents de chambre, et, d’autre part, en application des dispositions sur le pouvoir du président de la République de Pologne de prolonger les fonctions des juges, cinq juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), parmi les douze qui avaient soumis une déclaration manifestant leur volonté de continuer à exercer leurs fonctions, bénéficient actuellement d’une prolongation de celles-ci en vertu d’une décision du président de la République de Pologne, alors que les sept autres ont été informés de leur mise à la retraite à compter du 12 septembre 2018.
64 L’examen de la condition relative à l’urgence implique d’examiner si, ainsi que la Commission le fait valoir, l’application des dispositions nationales litigieuses jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour sur le recours en manquement (ci-après l’« arrêt définitif ») est susceptible de causer un préjudice grave et irréparable au regard de l’ordre juridique de l’Union européenne.
65 À cet égard, ainsi qu’il a été rappelé aux points 41 et 42 de la présente ordonnance, la préservation de l’indépendance des instances relevant, en tant que « juridiction », au sens du droit de l’Union, du système de voies de recours d’un État membre dans les domaines couverts par ce droit est primordiale afin que la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent dudit droit soit garantie.
66 L’indépendance des juridictions nationales est, en particulier, essentielle au bon fonctionnement du système de coopération judiciaire qu’incarne le mécanisme de renvoi préjudiciel prévu à l’article 267 TFUE, en ce que, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, ce mécanisme ne peut être activé que par une instance, chargée d’appliquer le droit de l’Union, qui répond, notamment, à ce critère d’indépendance [arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 54 ainsi que jurisprudence citée].
67 La préservation de l’indépendance des juridictions est également primordiale dans le cadre de mesures adoptées par l’Union dans le domaine de la coopération judiciaire en matière civile et pénale. En effet, ces mesures reposent sur la confiance réciproque particulière des États membres envers leurs systèmes judiciaires respectifs et se fondent, ainsi, sur la prémisse selon laquelle les juridictions des autres États membres répondent aux exigences d’une protection juridictionnelle effective, au nombre desquelles figure, notamment, l’indépendance desdites juridictions [voir, par analogie, arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 58].
68 Par conséquent, le fait que, en raison de l’application des dispositions nationales litigieuses, l’indépendance du Sąd Najwyższy (Cour suprême) puisse ne pas être garantie jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif est susceptible d’entraîner un grave préjudice au regard de l’ordre juridique de l’Union et, partant, des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ainsi que des valeurs, énoncées à l’article 2 TUE, sur lesquelles cette Union est fondée, notamment, celle de l’État de droit.
69 Par ailleurs, il convient de rappeler que les juridictions suprêmes nationales jouent, dans les systèmes judiciaires des États membres dont elles relèvent, un rôle primordial dans la mise en œuvre, au niveau national, du droit de l’Union, de telle sorte qu’une éventuelle atteinte à l’indépendance d’une juridiction suprême nationale est susceptible d’affecter l’ensemble du système judiciaire de l’État membre concerné.
70 En outre, le grave préjudice visé au point 68 de la présente ordonnance est susceptible d’être également irréparable.
71 En effet, d’une part, en tant que juridiction statuant en dernier ressort, le Sąd Najwyższy (Cour suprême) rend des décisions, y compris dans les affaires donnant lieu à l’application du droit de l’Union, qui sont revêtues de l’autorité de la chose jugée et qui sont, de ce fait, susceptibles d’emporter des effets irréversibles au regard de l’ordre juridique de l’Union.
72 La circonstance alléguée par la République de Pologne selon laquelle le Sąd Najwyższy (Cour suprême) ne statue pas sur le fond des affaires dont il est saisi ne modifie en rien cette appréciation, dès lors que, ainsi qu’il a été confirmé par la République de Pologne lors de l’audition devant la Cour, le Sąd Najwyższy (Cour suprême) veille au respect de la légalité et de l’uniformité de la jurisprudence, y compris lorsqu’il applique des règles nationales adoptées en exécution du droit de l’Union, de telle sorte que les juridictions inférieures devant statuer, par la suite, sur les affaires renvoyées par le Sąd Najwyższy (Cour suprême) sont liées par l’interprétation de ces règles émanant de cette juridiction.
73 D’autre part, en raison de l’autorité des décisions du Sąd Najwyższy (Cour suprême) à l’égard des juridictions nationales inférieures, le fait que, en cas d’application des dispositions nationales litigieuses, l’indépendance de cette juridiction puisse ne pas être garantie jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif est susceptible de compromettre la confiance des États membres et de leurs juridictions dans le système judiciaire de la République de Pologne et, par voie de conséquence, dans le respect par cet État membre de l’État de droit.
74 Dans de telles circonstances, les principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle entre les États membres, qui sont justifiés par la prémisse selon laquelle les États membres partagent entre eux une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, telles que l’État de droit [voir, en ce sens, arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 35 ainsi que jurisprudence citée], risquent d’être compromis.
75 Or, ainsi que la Commission le relève, la mise en cause de ces principes est susceptible de produire des effets graves et irréparables au regard du fonctionnement régulier de l’ordre juridique de l’Union, en particulier dans le domaine de la coopération judiciaire civile et pénale, qui repose sur un degré de confiance particulièrement élevé entre les États membres quant à la conformité de leurs systèmes judiciaires aux exigences de la protection juridictionnelle effective.
76 En effet, le fait que, en raison de l’application des dispositions nationales litigieuses, l’indépendance du Sąd Najwyższy (Cour suprême) puisse ne pas être garantie jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif pourrait conduire les États membres à refuser de reconnaître et d’exécuter des décisions judiciaires rendues par les juridictions de la République de Pologne, ce qui est susceptible d’entraîner un préjudice grave et irréparable au regard du droit de l’Union.
77 À cet égard, contrairement à ce que prétend la République de Pologne, le risque de perte de confiance dans le système judiciaire polonais est non pas fictif ou hypothétique, mais bien réel. En témoigne, dans le cadre de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire) (C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586), la demande de décision préjudicielle introduite par la High Court (Haute Cour, Irlande) dans une procédure d’exécution de mandats d’arrêt européens émis par les juridictions polonaises, en raison de la crainte éprouvée par cette juridiction que, du fait des défaillances systémiques alléguées en ce qui concerne l’indépendance des juridictions de la République de Pologne, résultant des réformes législatives du système judiciaire engagées par cet État membre, notamment, de l’adoption des dispositions nationales litigieuses, la personne qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen subisse, en cas de remise aux autorités judiciaires polonaises, une violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant et, partant, de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte.
78 Il y a lieu, partant, de considérer que la Commission a établi que, en cas de refus d’octroi des mesures provisoires qu’elle sollicite, l’application des dispositions nationales litigieuses jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif est susceptible de causer un préjudice grave et irréparable au regard de l’ordre juridique de l’Union.
79 Cette conclusion ne saurait être infirmée par les arguments avancés par la République de Pologne visant à établir l’absence d’urgence.
80 En premier lieu, la République de Pologne fait valoir que la Commission a ouvert la procédure en manquement plus de six mois après l’adoption de la loi sur la Cour suprême et seulement deux jours avant la date à laquelle les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) devaient, en application des dispositions nationales litigieuses, partir à la retraite, ce qui démontrerait que la condition relative à l’urgence n’est pas remplie.
81 Toutefois, il est constant que, avant l’ouverture de la procédure en manquement, la Commission a déclenché les mécanismes prévus par la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, du 11 mars 2014, intitulée « Un nouveau cadre de l’[Union] pour renforcer l’[É]tat de droit » [COM(2014) 158 final].
82 À cet égard, le 20 décembre 2017, date de la signature de la loi sur la Cour suprême par le président de la République de Pologne, la Commission a adopté la recommandation (UE) 2018/103 concernant l’État de droit en Pologne complétant les recommandations (UE) 2016/1374, (UE) 2017/146 et (UE) 2017/1520 (JO 2018, L 17, p. 50) ainsi qu’une proposition motivée conformément à l’article 7, paragraphe 1, [TUE] concernant l’État de droit en Pologne [COM(2017) 835 final], dans lesquelles cette institution a exposé, notamment, les problèmes soulevés par les dispositions nationales litigieuses au regard de l’indépendance des juges, tels qu’ils sont repris dans le recours en manquement.
83 Par ailleurs, dans la recommandation 2018/103, la Commission a invité les autorités polonaises à résoudre les problèmes constatés dans un délai de trois mois et à l’informer des mesures prises à cet effet. Elle a également fait savoir qu’elle était prête à poursuivre un dialogue constructif avec le gouvernement polonais. Après plusieurs échanges de vues avec ce gouvernement, elle a toutefois décidé d’introduire le recours en manquement, en raison de l’absence de résultats satisfaisants en ce qui concerne les questions qu’elle avait soulevées.
84 Enfin, il convient de relever que, conformément au processus instauré par la communication mentionnée au point 81 de la présente ordonnance, l’adoption par la Commission de la recommandation 2018/103 a dû être précédée d’une évaluation sur l’éventuelle existence, en Pologne, d’une situation de menace systémique pour l’État de droit ainsi que de l’engagement d’un dialogue avec la République de Pologne permettant à la Commission de transmettre ses préoccupations et à cet État membre d’y répondre. Il est, ainsi, constant que, au cours même du processus législatif ayant conduit à l’adoption de la loi sur la Cour suprême, la Commission avait déjà entamé des démarches auprès de la République de Pologne sur les questions qui font l’objet du recours en manquement.
85 Au demeurant, il importe de relever que le recours en manquement, auquel se rattache la présente demande de mesures provisoires, vise non seulement la loi sur la Cour suprême mais également la loi modificative, adoptée le 10 mai 2018, soit moins de deux mois avant que la Commission n’ait adressé à la République de Pologne une lettre de mise en demeure concernant la conformité de ces deux lois à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la Charte.
86 Dans ces conditions, la République de Pologne ne saurait se prévaloir du fait que la Commission a attendu plus de six mois avant d’ouvrir la procédure en manquement.
87 En deuxième lieu, l’existence supposée de règles analogues aux dispositions nationales litigieuses, applicables dans d’autres États membres, ne saurait être prise en compte aux fins de l’appréciation du caractère urgent de l’octroi des mesures provisoires sollicitées.
88 En troisième lieu, la circonstance invoquée par la République de Pologne, lors de l’audition devant la Cour, selon laquelle l’affaire C‑619/18 a été soumise à la procédure accélérée, de sorte qu’il n’y aurait aucune urgence justifiant l’octroi des mesures provisoires sollicitées, ne saurait pas davantage être retenue.
89 En effet, il suffit de relever, à cet égard, que la circonstance que l’arrêt définitif sera prononcé au terme d’une procédure accélérée n’est pas de nature à prévenir la survenance, avant le prononcé de cet arrêt, du préjudice grave et irréparable mentionné au point 78 de la présente ordonnance.
90 Eu égard à l’ensemble de ce qui précède, il y a lieu de conclure que la condition relative à l’urgence est établie en l’espèce.
Sur la mise en balance des intérêts
91 Il apparaît que, dans la plupart des procédures en référé, aussi bien l’octroi que le refus d’accorder le sursis à exécution demandé sont susceptibles de produire, dans une certaine mesure, certains effets définitifs et il appartient au juge des référés, saisi d’une demande de sursis, de mettre en balance les risques liés à chacune des solutions possibles [ordonnance du président de la Cour du 25 juin 1998, Antilles néerlandaises/Conseil, C‑159/98 P(R), EU:C:1998:329, point 32 et jurisprudence citée]. Concrètement, cela implique notamment d’examiner si l’intérêt de la partie qui sollicite les mesures provisoires à obtenir le sursis à l’exécution de dispositions nationales prévaut ou non sur l’intérêt que présente l’application immédiate de celles-ci. Lors de cet examen, il convient de déterminer si l’abrogation éventuelle de ces dispositions, après que la Cour a accueilli le recours au fond, permettrait le renversement de la situation qui serait provoquée par leur exécution immédiate et, inversement, dans quelle mesure le sursis serait de nature à faire obstacle aux objectifs poursuivis par lesdites dispositions au cas où le recours au fond serait rejeté [voir, par analogie, ordonnance du vice-président de la Cour du 10 janvier 2018, Commission/RW, C‑442/17 P(R), non publiée, EU:C:2018:6, point 60 et jurisprudence citée].
92 La Commission considère que, en l’espèce, l’atteinte présentant le degré d’intensité le plus élevé serait celle frappant l’intérêt général de l’Union. Elle soutient à cet égard que, si la Cour n’ordonnait pas les mesures provisoires sollicitées et accueillait ensuite le recours en manquement, le bon fonctionnement de l’ordre juridique de l’Union serait atteint d’une manière systémique, tandis que, si la Cour ordonnait ces mesures et rejetait par la suite ce recours, l’effet des dispositions nationales litigieuses serait simplement différé.
93 Afin d’établir son intérêt à l’application immédiate des dispositions nationales litigieuses, la République de Pologne conteste, dans un premier temps, que les mesures provisoires demandées par la Commission puissent atteindre l’objectif visé, à savoir garantir que l’arrêt définitif puisse être exécuté, au cas où le recours en manquement serait finalement accueilli, de sorte que l’octroi des mesures provisoires demandées ne serait pas justifié par l’intérêt général de l’Union dont se prévaut la Commission.
94 En particulier, en ce qui concerne, en premier lieu, la mesure provisoire tendant à la suspension de l’application des dispositions nationales litigieuses, la République de Pologne allègue, tout d’abord, que la suspension de l’article 37 de la loi sur la Cour suprême, qui définit principalement le nouvel âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), aurait pour seul effet de créer une lacune juridique quant à la définition de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême). Ensuite, la suspension des dispositions de l’article 37 de la loi sur la Cour suprême régissant la procédure de prolongation de la fonction judiciaire active des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) au-delà de l’âge de 65 ans n’aurait pas d’incidence sur la possibilité d’exécuter l’arrêt définitif, dès lors que les prochains juges de cette juridiction concernés par le départ à la retraite n’atteindront l’âge de 65 ans que dans deux ans environ. Par ailleurs, dans la mesure où l’article 111, paragraphe 1, de la loi sur la Cour suprême, qui concerne les juges ayant atteint l’âge de 65 ans entre le 3 avril 2018 et le 3 juillet 2018, aurait déjà épuisé ses effets, la suspension de l’application de cette disposition et de toute mesure adoptée pour l’exécution de celle-ci serait impossible à mettre en œuvre, dès lors qu’une mesure provisoire ne peut avoir d’effets rétroactifs. Enfin, la suspension de l’application de l’article 111, paragraphe 1bis, de la loi sur la Cour suprême, qui concerne les juges qui atteindront l’âge de 65 ans entre le 4 juillet 2018 et le 3 avril 2019, aurait pour conséquence que le seul juge concerné par cette disposition partirait à la retraite sur le fondement de l’article 37, paragraphe 1, de la loi sur la Cour suprême, c’est-à-dire sans pouvoir profiter d’une période transitoire aux fins de faire valoir son souhait de poursuivre ses fonctions.
95 Les arguments de la République de Pologne reposent toutefois sur une compréhension erronée de la nature et des effets des mesures provisoires sollicitées par la Commission dans la présente procédure de référé. En effet, l’octroi de telles mesures provisoires implique l’obligation pour cet État membre de suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales litigieuses, en ce compris celles ayant pour effet d’abroger ou de remplacer les dispositions antérieures régissant l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), de telle sorte que ces dispositions antérieures redeviennent applicables dans l’attente du prononcé de l’arrêt définitif. Ainsi, l’exécution d’une mesure provisoire visant la suspension de l’application d’une disposition comporte l’obligation de garantir la restauration de l’état de droit antérieur à l’entrée en vigueur de cette disposition, en l’occurrence, du régime juridique prévu par les dispositions nationales abrogées ou remplacées par les dispositions nationales litigieuses.
96 En ce qui concerne, en deuxième lieu, la mesure provisoire tendant à la réintégration des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) mis à la retraite en application des dispositions nationales litigieuses, la République de Pologne soutient que l’exécution de cette mesure n’aura pas pour effet de garantir la pleine efficacité de l’arrêt définitif. En effet, étant donné que ladite mesure s’appliquerait uniquement jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) réintégrés provisoirement dans leurs fonctions devraient à nouveau partir à la retraite à compter de ce prononcé, en application des dispositions nationales litigieuses. Par ailleurs, la réintégration provisoire des juges concernés par les dispositions nationales litigieuses impliquerait l’adoption de mesures ayant un effet rétroactif, alors qu’une mesure provisoire ne pourrait avoir un tel effet.
97 À cet égard, en ce qui concerne, d’une part, le prétendu effet rétroactif des mesures devant être adoptées aux fins de la réintégration temporaire dans leurs fonctions des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) mis à la retraite en application des dispositions nationales litigieuses, il suffit de relever, ainsi qu’il ressort du point 95 de la présente ordonnance, que l’obligation, pour la République de Pologne, de garantir une telle réintégration constituera un effet immédiat des mesures provisoires ordonnées, lesquelles impliquent l’obligation de suspendre l’application desdites dispositions et des mesures de mise en œuvre de celles-ci, en l’occurrence, des mesures de mise à la retraite des juges concernés, et de garantir la restauration de la situation antérieure à l’entrée en vigueur de ces dispositions.
98 D’autre part, les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), provisoirement réintégrés en exécution des mesures provisoires sollicitées, ne devraient, le cas échéant, partir à la retraite, en application des dispositions nationales litigieuses, qu’à partir du prononcé de l’arrêt définitif si celui-ci rejette le recours en manquement.
99 En ce qui concerne, en troisième lieu, la mesure provisoire tendant à enjoindre la République de Pologne de s’abstenir de toute mesure visant à la nomination de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) sur les postes libérés par les juges mis à la retraite, la République de Pologne fait valoir que cette mesure provisoire n’est pas nécessaire aux fins de garantir l’efficacité de l’arrêt définitif, dans la mesure où les mécanismes prévus par le droit polonais permettraient de garantir, en tout état de cause, la réintégration des juges concernés par les dispositions nationales litigieuses dans les postes qu’ils occupaient avant leur mise à la retraite. En effet, dès lors que les postes de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) ne seraient pas nominatifs, les juges mis à la retraite en application des dispositions nationales litigieuses pourraient être réintégrés, soit dans des postes de juges vacants, soit, au cas où tous les postes de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) seraient pourvus à la date du prononcé de l’arrêt définitif, dans de nouveaux postes de juges que le président de la République de Pologne a le pouvoir discrétionnaire de créer par voie de décret.
100 Toutefois, contrairement aux allégations de la République de Pologne, les mécanismes mentionnés par cet État membre ne sont pas de nature à écarter le risque invoqué par la Commission.
101 En effet, d’une part, le fait que les postes de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ne soient pas nominatifs accroît, contrairement à ce que la République de Pologne prétend, le risque que les juges mis à la retraite ne puissent pas être réintégrés dans les postes qu’ils occupaient avant leur mise à la retraite, au cas où les procédures de nomination de nouveaux juges de cette juridiction seraient à nouveau engagées. Tous les postes de juges à pourvoir au Sąd Najwyższy (Cour suprême) étant intégrés dans une réserve générale et étant successivement pourvus à l’issue de procédures de nomination, il ne peut être garanti que les juges concernés par les dispositions nationales litigieuses pourront, à la date du prononcé de l’arrêt définitif, retrouver les fonctions qu’ils exerçaient avant leur mise à la retraite.
102 D’autre part, à supposer que l’augmentation du nombre de postes de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) par voie de décret du président de la République de Pologne ait pour effet de créer des postes de juges dans les chambres dans lesquelles les juges mis à la retraite en application des dispositions nationales litigieuses exerçaient leurs fonctions, il ne saurait toutefois être inféré de cette création de nouveaux postes que la première présidente du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et les deux présidents de chambre mentionnés au point 16 de la présente ordonnance aient la garantie d’être réintégrés dans les postes qu’ils occupaient avant leur mise à la retraite. En effet, en raison de la rapidité des procédures de nomination des juges à cette juridiction, dont atteste la séquence des évènements mentionnés aux points 22 à 26 de la présente ordonnance, ces postes pourraient avoir été pourvus à la date du prononcé de l’arrêt définitif.
103 Enfin, le fait que, à la suite de l’ordonnance de la vice-présidente de la Cour du 19 octobre 2018, Commission/Pologne (C‑619/18 R, non publiée, EU:C:2018:852), les procédures de nomination de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) soient à présent suspendues n’élimine pas le risque invoqué par la Commission. En effet, il importe de souligner que les mesures enjointes par cette ordonnance et tenant, notamment, à la suspension de l’application des dispositions nationales litigieuses, à la réintégration des juges concernés par celles-ci aux postes qu’ils occupaient avant leur mise à la retraite ainsi qu’au gel des procédures de nomination de nouveaux juges en lieu et place desdits juges concernés et du nouveau premier président du Sąd Najwyższy (Cour suprême) valent, selon les termes du dispositif de ladite ordonnance, « jusqu’au prononcé de l’ordonnance qui mettra fin à la présente procédure de référé ». Il s’ensuit que, en l’absence d’octroi, par la présente ordonnance mettant fin à cette procédure, des mesures provisoires sollicitées par la Commission, il n’existerait pas de garanties que les procédures de nomination en cause ne soient pas relancées.
104 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que l’argumentation de la République de Pologne ne permet pas d’établir que les mesures provisoires demandées ne sont pas justifiées par l’intérêt général de l’Union dont se prévaut la Commission.
105 Dans un second temps, la République de Pologne fait état d’une série d’arguments tendant à démontrer la prévalence de son intérêt tenant au bon fonctionnement du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et justifiant que les mesures provisoires sollicitées par la Commission ne soient pas accordées.
106 En premier lieu, la République de Pologne invoque l’existence de circonstances qui rendraient excessivement difficile la réintégration des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) mis à la retraite. La République de Pologne fait, notamment, valoir que cette réintégration exige des autorités polonaises la mise en œuvre d’une intervention législative ainsi que l’adoption de dispositions générales à caractère incident, ce qui ne serait pas compatible avec la Constitution polonaise.
107 Cet argument doit être écarté. Ainsi qu’il a été exposé aux points 95 et 97 de la présente ordonnance, l’exécution des mesures provisoires sollicitées par la Commission implique l’obligation pour la République de Pologne de suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales litigieuses ainsi que des mesures de mise en œuvre de celles-ci, avec pour conséquence l’obligation d’appliquer, dans l’attente de l’arrêt définitif, les dispositions antérieures en matière d’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et de restaurer la situation qui prévalait avant l’entrée en vigueur des dispositions nationales litigieuses.
108 À cet égard, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence bien établie, un État membre ne saurait exciper de dispositions, de pratiques ou de situations de son ordre juridique interne pour justifier l’inobservation des obligations résultant du droit de l’Union (arrêt du 4 juillet 2018, Commission/Slovaquie, C‑626/16, EU:C:2018:525, point 60 et jurisprudence citée).
109 En deuxième lieu, la République de Pologne allègue que la réintégration temporaire dans leur fonction judiciaire active des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) mis à la retraite présenterait un risque systémique sensiblement supérieur à celui de leur maintien en retraite. En particulier, la situation d’un juge réintégré dans ses fonctions pour une durée non définie au préalable comporterait, selon la République de Pologne, le risque que, jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif, l’indépendance de ce juge ne soit pas garantie.
110 Il y a toutefois lieu de constater que la République de Pologne n’a fourni aucun élément permettant d’établir l’existence d’un tel risque.
111 En troisième lieu, la République de Pologne soutient que la réintégration provisoire des juges concernés par les dispositions nationales litigieuses compliquerait substantiellement l’organisation des travaux du Sąd Najwyższy (Cour suprême). Elle fait observer, en particulier, que la durée moyenne de traitement d’une affaire par cette juridiction est de sept mois, de sorte que, au cours de la période précédant le prononcé de l’arrêt définitif, les juges provisoirement réintégrés ne pourraient traiter aucune affaire dans son intégralité.
112 Il convient, toutefois, de constater que, en dépit de son importance, cette circonstance, qui tient à la bonne organisation des travaux du Sąd Najwyższy (Cour suprême), ne saurait prévaloir sur l’intérêt général de l’Union tenant à ce que cette juridiction fonctionne dans des conditions garantissant le respect de son indépendance.
113 En quatrième lieu, la République de Pologne fait valoir qu’il est impossible de mettre en œuvre la mesure provisoire consistant à lui enjoindre de s’abstenir de toute mesure visant à la nomination de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) sur les postes libérés par les juges concernés par les dispositions nationales litigieuses dès lors que les postes de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) ne sont pas nominatifs. Par ailleurs, la République de Pologne fait remarquer que le blocage des nominations sur les postes de juges vacants dans les chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême) porterait atteinte aux droits des personnes s’étant portées candidates à un poste de juge au sein de cette juridiction.
114 À cet égard, il convient de relever, outre la jurisprudence rappelée au point 108 de la présente ordonnance, que les difficultés organisationnelles et les désagréments encourus par les candidats à un poste de juge au Sąd Najwyższy (Cour suprême), qui seraient liés à l’octroi d’une telle mesure provisoire, ne sauraient prévaloir sur l’intérêt général de l’Union au regard du bon fonctionnement de son ordre juridique.
115 Ainsi, l’examen effectué, conformément à la jurisprudence citée au point 91 de la présente ordonnance, fait ressortir que l’intérêt général de l’Union au regard du bon fonctionnement de son ordre juridique risquerait d’être atteint de manière grave et irréparable, dans l’attente de l’arrêt définitif, si les mesures provisoires sollicitées par la Commission n’étaient pas ordonnées alors que le recours en manquement serait accueilli.
116 En revanche, l’intérêt de la République de Pologne tenant au bon fonctionnement du Sąd Najwyższy (Cour suprême) n’est pas susceptible d’être atteint d’une telle manière en cas d’octroi des mesures provisoires sollicitées par la Commission alors que le recours en manquement serait rejeté, étant donné que cet octroi aurait uniquement pour effet de maintenir, pour une période limitée, l’application du régime juridique existant avant l’adoption de la loi sur la Cour suprême.
117 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que la balance des intérêts en présence penche en faveur de l’octroi des mesures provisoires demandées par la Commission.
118 Compte tenu de tout ce qui précède, il convient de faire droit à la demande de mesures provisoires de la Commission, visée au point 1 de la présente ordonnance.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) ordonne :
1) La République de Pologne est tenue, immédiatement et jusqu’au prononcé de l’arrêt qui mettra fin à l’instance dans l’affaire C‑619/18,
– de suspendre l’application des dispositions de l’article 37, paragraphes 1 à 4, et de l’article 111, paragraphes 1 et 1bis, de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017, de l’article 5 de l’ustawa o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych, ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, de la loi sur la Cour suprême et de certaines autres lois), du 10 mai 2018, ainsi que de toute mesure prise en application de ces dispositions ;
– de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) concernés par lesdites dispositions puissent continuer d’exercer leurs fonctions au poste qu’ils occupaient à la date du 3 avril 2018, date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, tout en jouissant du même statut et des mêmes droits et conditions d’emploi dont ils bénéficiaient jusqu’au 3 avril 2018 ;
– de s’abstenir de toute mesure visant à la nomination de juges au Sąd Najwyższy (Cour suprême) à la place de ceux concernés par les mêmes dispositions, ainsi que de toute mesure visant à nommer le nouveau premier président de cette juridiction ou à indiquer la personne chargée de diriger ladite juridiction à la place de son premier président jusqu’à la nomination du nouveau premier président, et
– de communiquer à la Commission européenne, au plus tard un mois après la notification de la présente ordonnance, puis régulièrement chaque mois, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.
2) Les dépens sont réservés.