ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
29 juillet 2010 (*)
«Articles 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE – Compétence de la Cour pour connaître d’une action en responsabilité non contractuelle intentée contre la Communauté européenne – Action en comblement de passif au sens de l’article 530, paragraphe 1, du code des sociétés belge – Action intentée par un curateur à la faillite d’une société anonyme contre la Communauté européenne – Compétence des juridictions nationales pour connaître d’une telle action»
Dans l’affaire C‑377/09,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le tribunal de commerce de Bruxelles (Belgique), par décision du 14 septembre 2009, parvenue à la Cour le 23 septembre 2009, dans la procédure
Françoise-Eléonor Hanssens-Ensch, en qualité de curateur à la faillite d’Agenor SA,
contre
Communauté européenne,
LA COUR (troisième chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président de chambre, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. E. Juhász, T. von Danwitz (rapporteur) et D. Šváby, juges,
avocat général: Mme V. Trstenjak,
greffier: M. N. Nanchev, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 mai 2010,
considérant les observations présentées:
– pour Me F.-E. Hanssens-Ensch, en qualité de curateur à la faillite d’Agenor SA, par Mes J. P. Renard et M. Elvinger, avocats,
– pour le gouvernement belge, par MM. J.-C. Halleux et T. Materne, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par M. J.-P. Keppenne et Mme M. Owsiany-Hornung, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Me Hanssens-Ensch, en qualité de curateur à la faillite d’Agenor SA (ci-après «Agenor»), à la Communauté européenne, portant sur la réclamation à cette dernière d’une somme de 2 millions d’euros en raison de son comportement prétendument fautif qui aurait contribué à la faillite de cette société.
Le cadre juridique
3 Aux termes de l’article 530, paragraphe 1, du code des sociétés belge:
«En cas de faillite de la société et d’insuffisance de l’actif et s’il est établi qu’une faute grave et caractérisée dans leur chef a contribué à la faillite, tout administrateur ou ancien administrateur, ainsi que toute autre personne qui a effectivement détenu le pouvoir de gérer la société, peuvent être déclarés personnellement obligés, avec ou sans solidarité, de tout ou partie des dettes sociales à concurrence de l’insuffisance d’actif. […]»
Le litige au principal et la question préjudicielle
4 Agenor a pour objet social le conseil, l’expertise, les études, la formation et toute autre prestation intellectuelle s’y rattachant. À la suite d’un appel d’offres réalisé à la fin de l’année 1994, les fonctions de bureau d’assistance technique (ci-après le «BAT») dans le cadre du programme européen «Leonardo da Vinci» lui ont été confiées. À cet effet, elle a conclu, le 13 juin 1995, un premier contrat de douze mois avec les Communautés européennes.
5 Selon son article 3, ce contrat pouvait être renouvelé à condition que la Commission des Communautés européennes soit satisfaite des services fournis par Agenor et suivant les disponibilités du budget des Communautés. En exécution de cette disposition, des contrats ont été successivement signés pour les périodes allant du 1er juin 1996 au 31 mai 1997 et du 1er juin 1997 au 31 mai 1998.
6 À partir du 1er juin 1998, le contrat venu à échéance le 31 mai 1998 a été prolongé par un avenant jusqu’au 30 septembre 1998. Un autre contrat a ensuite été conclu pour une nouvelle période se terminant le 31 janvier 1999.
7 Le 6 janvier 1999, la Commission a transmis à Agenor un rapport d’audit qui avait été effectué à partir du mois de mars 1998. Ce rapport aurait mis en évidence un certain nombre de faiblesses et de carences dans la gestion du BAT. Il a également été précisé que, dans la perspective d’une poursuite de la relation contractuelle, des améliorations très sensibles étaient requises dans le fonctionnement du BAT et que, dans l’hypothèse d’un renouvellement du contrat au-delà du 31 janvier 1999, une restructuration du BAT serait nécessaire. Diverses améliorations jugées nécessaires étaient énumérées.
8 Le 29 janvier 1999, la Commission a proposé à Agenor un avenant au contrat en cours prolongeant celui-ci jusqu’au 15 février 1999. Cette proposition n’a pas été acceptée par Agenor. Le 11 février 1999, la Commission a dès lors constaté que ledit contrat avait expiré le 31 janvier 1999. Le 11 février 1999 également, Agenor lui a fait savoir qu’elle contestait cette position.
9 Le 3 mars 1999, Agenor a fait aveu de faillite.
10 Le 30 janvier 2004, la requérante au principal, agissant en qualité de curateur à la faillite d’Agenor, a introduit devant le tribunal de commerce de Bruxelles une action en responsabilité contre la Communauté fondée, à titre principal, sur l’article 530, paragraphe 1, du code des sociétés belge et reprochant à la Commission d’avoir, d’une part, imposé à Agenor des contraintes de gestion rendant la faillite inéluctable et, d’autre part, «lâché» et «lynché» Agenor, notamment en refusant de renouveler le contrat ayant lié les parties.
11 La Commission a contesté la compétence de la juridiction de renvoi, faisant valoir que, en vertu des articles 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE, la Cour de justice est seule compétente pour statuer sur une demande telle que celle de la requérante au principal.
12 Selon la juridiction de renvoi, il subsiste un doute quant à la question de savoir si, en vertu de l’article 288, deuxième alinéa, CE, la Cour doit connaître des actions en responsabilité non contractuelle soumises à un régime légal particulier tel que celui de l’article 530 du code des sociétés belge.
13 Le tribunal de commerce de Bruxelles a dès lors décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L’article 288, [deuxième alinéa, CE] doit-il être interprété en ce sens que constitue une action non contractuelle au sens de cette disposition l’action en responsabilité fondée sur l’article 530 du code des sociétés belge et intentée par un curateur de faillite, tendant à voir condamner la Communauté européenne à combler le passif social de la faillite, au motif que celle-ci aurait de facto détenu le pouvoir de gérer une société commerciale et aurait commis, dans la gestion de cette société, une faute grave et caractérisée ayant contribué à sa faillite?»
Sur la question préjudicielle
14 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si une action en responsabilité dirigée contre la Communauté et fondée sur une réglementation nationale instituant un régime légal particulier divergeant du régime commun de l’État membre concerné en matière de responsabilité civile constitue une action en responsabilité non contractuelle au sens de l’article 288, deuxième alinéa, CE, qui, conformément à l’article 235 CE, ne relève pas de la compétence des juridictions nationales.
15 La requérante au principal fait valoir que, eu égard à la référence aux «principes généraux communs aux droits des États membres» figurant à l’article 288, deuxième alinéa, CE, cette disposition ne vise que la mise en cause de la responsabilité extracontractuelle de droit commun de la Communauté, telle qu’elle ressort, par exemple, en droit belge, de l’article 1382 du code civil. En revanche, une action fondée sur toute autre disposition relèverait de la compétence des juridictions nationales, même s’il ne s’agit pas d’une action ayant un fondement contractuel. Ainsi, une action fondée sur l’article 530 du code des sociétés belge, qui constitue la base juridique de l’action au principal, ne saurait être considérée comme une action en responsabilité extracontractuelle de droit commun, bien que cette action n’ait pas de fondement contractuel.
16 Le traité CE prévoit une répartition des compétences entre les juridictions communautaires et les juridictions nationales en ce qui concerne les actions en justice dirigées contre la Communauté par lesquelles la responsabilité de celle-ci pour répondre d’un dommage est mise en cause.
17 S’agissant de la responsabilité non contractuelle de la Communauté, de tels litiges relèvent de la compétence de la Cour. En effet, l’article 235 CE prévoit que celle-ci est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages visés à l’article 288, deuxième alinéa, CE, lequel a pour objet ladite responsabilité non contractuelle. Cette compétence des juridictions communautaires est exclusive (voir en ce sens, notamment, arrêts du 13 mars 1992, Vreugdenhil/Commission, C‑282/90, Rec. p. I‑1937, point 14, ainsi que du 26 novembre 2002, First et Franex, C‑275/00, Rec. p. I‑10943, point 43 et jurisprudence citée).
18 S’agissant, en revanche, des litiges relatifs à la responsabilité contractuelle de la Communauté, le traité ne confère à la Cour une compétence pour connaître de tels litiges qu’à l’article 238 CE, à savoir en vertu d’une clause compromissoire contenue dans un contrat passé par la Communauté ou pour son compte (voir, en ce sens, arrêts du 18 décembre 1986, Commission/Zoubek, 426/85, Rec. p. 4057, point 11, ainsi que du 9 octobre 2001, Flemmer e.a., C‑80/99 à C‑82/99, Rec. p. I‑7211, point 42).
19 Étant donné que l’article 235 CE se réfère seulement au deuxième alinéa de l’article 288 CE, qui ne vise que la responsabilité non contractuelle de la Communauté, la responsabilité contractuelle de celle-ci étant mentionnée au premier alinéa dudit article 288 CE, une compétence de la Cour pour connaître d’une action fondée sur cette dernière responsabilité ne saurait être déduite de l’article 235 CE (voir, en ce sens, arrêt Flemmer e.a., précité, point 42). Il s’ensuit que, eu égard à l’article 240 CE, les litiges relatifs à la responsabilité contractuelle de la Communauté relèvent, en l’absence d’une clause compromissoire, de la compétence des juridictions nationales (voir, en ce sens, arrêt du 20 mai 2009, Guigard/Commission, C‑214/08 P, point 41).
20 Il découle de ce qui précède que, afin de déterminer quelle est la juridiction compétente pour connaître d’une action en justice particulière dirigée contre la Communauté afin que celle-ci réponde d’un dommage, il convient d’examiner si cette action a pour objet la responsabilité contractuelle de la Communauté ou la responsabilité non contractuelle de celle-ci.
21 À cet égard, il y a lieu de prendre en considération le fait que le renvoi opéré par l’article 235 CE à l’article 288, deuxième alinéa, CE ne concerne que la notion de dommages au sens de cette dernière disposition, à savoir les dommages causés par les institutions de la Communauté ou par les agents de celle-ci dans l’exercice de leurs fonctions, en matière de responsabilité non contractuelle. En revanche, la référence faite à l’article 288, deuxième alinéa, CE aux principes généraux communs aux droits des États membres ne fait pas partie de ladite notion. Cette référence, quant à elle, a pour objet de déterminer les conditions qui doivent être remplies pour que la Communauté soit obligée de réparer de tels dommages.
22 Par ailleurs, s’agissant de l’action en cause au principal, il convient de relever que, ainsi que la requérante au principal le concède elle-même, cette action n’a pas de fondement contractuel. En outre, la circonstance que ladite action relève de conditions d’application particulières, notamment en ce que seule une «faute grave et caractérisée» est susceptible d’engager la responsabilité de la personne concernée, ne saurait occulter le fait que cette action revêt les caractéristiques générales d’une action tendant à la réparation de dommages en matière de responsabilité non contractuelle, au sens de l’article 288, deuxième alinéa, CE.
23 Dans ces conditions, la circonstance que la réglementation nationale sur laquelle est fondée une action en responsabilité non contractuelle dirigée contre la Communauté constitue un régime légal particulier divergeant du régime commun de l’État membre concerné en matière de responsabilité civile ne saurait avoir pour effet d’exclure ladite action du champ d’application de l’article 235 CE.
24 L’arrêt du 5 mars 1991, Grifoni/CEEA (C‑330/88, Rec. p. I‑1045, point 20), invoqué par la requérante au principal, n’est pas susceptible d’infirmer la conclusion qui précède, étant donné que le recours ayant donné lieu à cet arrêt était fondé sur la responsabilité contractuelle de la Communauté.
25 Dès lors, la thèse de la requérante au principal prônant l’existence, outre la responsabilité contractuelle et la responsabilité non contractuelle au sens de l’article 288, deuxième alinéa, CE, d’une troisième catégorie de responsabilité qui relèverait, en vertu de l’article 240 CE, de la compétence des juridictions nationales n’est pas fondée.
26 Par voie de conséquence, il convient de répondre à la question posée qu’une action en responsabilité non contractuelle dirigée contre la Communauté, même si elle est fondée sur une réglementation nationale instituant un régime légal particulier divergeant du régime commun de l’État membre concerné en matière de responsabilité civile, ne relève pas, en vertu de l’article 235 CE, lu en combinaison avec l’article 288, deuxième alinéa, CE, de la compétence des juridictions nationales.
Sur les dépens
27 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:
Une action en responsabilité non contractuelle dirigée contre la Communauté européenne, même si elle est fondée sur une réglementation nationale instituant un régime légal particulier divergeant du régime commun de l’État membre concerné en matière de responsabilité civile, ne relève pas, en vertu de l’article 235 CE, lu en combinaison avec l’article 288, deuxième alinéa, CE, de la compétence des juridictions nationales.