• Accueil
  • Manuels et thèses
    • La protection des droits fondamentaux en France, 2ème édition
    • Droit administratif français, 6ème édition
    • Contentieux administratif, 3ème édition
    • Science politique, 2ème édition
    • Droit public allemand
    • Le principe de séparation des pouvoirs en droit allemand
  • Chroniques
    • Archives
      • Matière pénale
      • Responsabilité médicale
      • Droit des affaires
      • Droit constitutionnel
      • Droit civil
      • Droit et culture populaire
    • Droit administratif français et comparé
    • Droit de l’Union
    • Droit public économique et contrats publics
    • Droit des libertés
    • Contentieux administratif
    • Informatique juridique
    • Droit public financier
  • Revues archivées
    • Bulletin juridique des collectivités locales
    • Droit 21
    • Jurisprudence Clef
    • Scientia Juris
  • Colloques
    • 5 mai 2021 : L’UE et ses Etats membres, entre identité et souveraineté
    • 17-18 octobre 2019 : La révision des lois bioéthiques
    • 12 avril 2019 : L’actualité des thèses en droit public comparé
    • 31 janvier 2019 : Autonomie locale et QPC
    • 12 et 13 avril 2018: Les algorithmes publics
    • 30 mars 2018 : L’open data, une évolution juridique ?
    • 8 février 2018 : La nouvelle doctrine du contrôle de proportionnalité : conférence-débat
    • 15 septembre 2017 : La réforme
    • 3 avril 2015 : La guerre des juges aura-t-elle lieu ?
    • 30 octobre 2014 : La dignité de la personne humaine : conférence-débat
    • 27 juin 2014 : Le crowdfunding
    • 11 octobre 2013 : La coopération transfrontalière
  • Rééditions
    • Léon Duguit
      • Les transformations du droit public
      • Souveraineté et liberté
    • Maurice Hauriou : note d’arrêts
    • Édouard Laferrière
    • Otto Mayer
  • Twitter

Revue générale du droit

  • Organes scientifiques de la revue
  • Charte éditoriale
  • Soumettre une publication
  • Mentions légales
You are here: Home / decisions / ComEDH, 4 décembre 1995, Narvii Tauira et autres contre France, req. n°28204/95

ComEDH, 4 décembre 1995, Narvii Tauira et autres contre France, req. n°28204/95

Citer : Revue générale du droit, 'ComEDH, 4 décembre 1995, Narvii Tauira et autres contre France, req. n°28204/95, ' : Revue générale du droit on line, 1995, numéro 58912 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=58912)


Imprimer




....

Décision citée par :
  • Christophe De Bernardinis, B. Juges ordinaires et droit européen


SUR LA RECEVABILITÉ

                      de la requête No 28204/95

                      présentée par Noel Narvii TAUIRA et 18 autres

                      contre la France

      La Commission européenne des Droits de l’Homme, siégeant en

chambre du conseil le 4 décembre 1995 en présence de

           MM.   S. TRECHSEL, Président

                 H. DANELIUS

                 C.L. ROZAKIS

                 E. BUSUTTIL

                 G. JÖRUNDSSON

                 A.S. GÖZÜBÜYÜK

                 A. WEITZEL

                 J.-C. SOYER

                 H.G. SCHERMERS

           Mme   G.H. THUNE

           M.    F. MARTINEZ

           Mme   J. LIDDY

           MM.   L. LOUCAIDES

                 J.-C. GEUS

                 M.P. PELLONPÄÄ

                 B. MARXER

                 M.A. NOWICKI

                 I. CABRAL BARRETO

                 B. CONFORTI

                 N. BRATZA

                 I. BÉKÉS

                 J. MUCHA

                 E. KONSTANTINOV

                 D. SVÁBY

                 G. RESS

                 A. PERENIC

                 C. BÎRSAN

                 P. LORENZEN

                 K. HERNDL

           M.    H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;

      Vu l’article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de

l’Homme et des Libertés fondamentales ;

      Vu la requête introduite le 8 août 1995 par Noel Narvii TAUIRA

et 18 autres contre la France et enregistrée le 9 août 1995 sous le N°

de dossier 28204/95 ;

      Vu les rapports prévus à l’article 47 du Règlement intérieur de

la Commission ;

      Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le

20 octobre 1995 et les observations en réponse présentées par les

requérants 10 novembre 1995 ;

      Après avoir délibéré,

EN FAIT

I.    LES REQUERANTS

      La requérante N° 1, Vaihere Bordes, est une ressortissante

française née en 1953, agricultrice de profession et demeurant à

Papeete, sur l’île de Tahiti, à 1.200 km de l’atoll de Mururoa.

      Les requérants N° 2, 3 et 4, Noël Narvii Tauira, Simone Tauira

et Raitea Reynold Tauira, sont des ressortissants français nés

respectivement en 1953 pour les deux premiers et en 1974 pour le

troisième. Les requérants N° 2 et 3 sont employés communaux et le

requérant N° 4 est étudiant. Ils demeurent tous trois à Papeete.

      Le requérant N° 5, Charles Hkaiha, né en 1966, sans profession,

demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait travaillé à Mururoa, à des dates non

précisées.

      Le requérant N° 6, Teharetua Avaepu, né en 1956, est chef

d’atelier soudures et demeure à Toahotu à Tahiti. Il aurait travaillé

à Mururoa, à des dates non précisées.

      Le requérant N° 7, Edwin Haoa, polyvalent dans les travaux du

bâtiment, est né en 1938 et demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait

travaillé à Mururoa entre 1963 et 1979. Il aurait été dans l’obligation

de se faire hospitaliser 3 mois déjà en 1968, à cause de fièvres

accompagnées de grande fatigue. En 1985, il aurait eu pour la première

fois des crises graves d’étouffement qui auraient nécessité son

placement sous assistance respiratoire, sans que l’hôpital civil de

Tahiti ne lui donne des informations sur les causes et les caractères

de sa maladie. Il a été examiné le 8 novembre 1995 par un médecin de

la polyclinique pour médecine nucléaire de Bonn qui a pratiqué une

scintigraphie de perfusion pulmonaire. Un diagnostic complet n’est

toutefois pas encore disponible. Enfin, l’épouse du requérant aurait

perdu 5 enfants dans des conditions mal éclaircies, 3 par fausses

couches en 1978, 1979 et 1986 et 2 par décès à l’âge de 7 et 9 mois,

en 1979 et 1981. Une infirmière aurait informé le requérant que l’un

de ses enfants était mort de leucémie mais l’hôpital aurait refusé

l’accès aux dossiers médicaux.

      Le requérant N° 8, Leonard Tuahu, est né en 1956. Il est peintre

de profession et demeure à Afareaitu à Tahiti.

      Le requérant N° 9, Damien Tehuiota, né en 1944, sans profession,

demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait travaillé à Mururoa entre 1970 et

1978, aurait perdu plusieurs fois sa peau et ses cheveux et aurait dû

se rendre plusieurs fois en métropole pour se faire soigner. Il

n’aurait pas d’enfant par crainte  de dommages génétiques.

      Le requérant N° 10, Enrico Tahitoe, né en 1933, agent

administratif de profession, demeure également à Faaa, aux termes de

la procuration délivrée à son conseil mais, d’après un courrier du

14 novembre 1995, se rendrait régulièrement sur son île natale, Raroia,

qui se situe à 600 km de Mururoa.

      Le requérant N° 11, Nataio Nanunea, né en 1943, sans profession,

demeure à Punaauia à Tahiti. Il aurait quitté son emploi à Mururoa en

1976, après s’être retrouvé partiellement paralysé.

      Le requérant N° 12, William Teagai, sans profession, est né en

1942 et demeure à Pirae à Tahiti.

      Le requérant N° 13, Tehei Naehu, est un retraité de nationalité

française né en 1925 et demeurant à Hivaoa Narquises à Tahiti.

      Le requérant N° 14, Hoatuau Mataitai, est un ressortissant

français né en 1927 qui demeure à Rikitea sur l’île de Mangareva, à

400 km de Mururoa. Il est pasteur de profession. La population totale

de Mangareva, une île de l’archipel des Gambiers, est de 500 personnes.

      Le requérant N° 15, Tepono Teakarotu, un ressortissant français

né en 1934 et agriculteur de profession, demeure également sur l’île

de Mangareva.

      La requérante N° 16, Louise Labbeyi, née en 1914, de nationalité

française, sans profession, demeure à Rikitea, sur Mangareva.

      Le requérant N° 17, Siméon Pakaiti, est un ressortissant français

né en 1914 qui exerce la profession d’aquaculteur de perles à

Mangareva.

      Le requérant N° 18, Ciprian Puputauki, né en 1934, de nationalité

française, est plongeur de profession et réside à Mangareva. Il aurait

travaillé à Mururoa, à des dates non précisées.

      La requérante N° 19, Denise Shivo-Abe, née en 1928, de

nationalité française, habite également à Mangareva où elle exerce la

profession d’aquacultrice.

      Pour la procédure devant la Commission, tous les requérants sont

représentés par M. Michael Bothe, professeur de droit à l’université

de Francfort-sur-le-Main.

II.   LES FAITS OBJET DE LA REQUETE

      Les faits de la cause, tels qu’ils ont été présentés par les

parties, peuvent se résumer comme suit.

      Les requérants habitent tous en Polynésie française qui est un

Territoire d’Outre-Mer (T.O.M) situé dans la partie la plus à l’est du

Pacifique Sud. C’est un archipel d’environ 130 îles dont la population

avoisine les 200.000 personnes dont la moitié vivent sur l’île la plus

grande, Tahiti.

      Dans le cadre du développement de sa force de frappe nucléaire,

la France, après avoir procédé de 1960 à 1966 à des essais nucléaires

en Algérie, décida de transférer en Polynésie son activité

d’expérimentation nucléaire. Les sites retenus furent des atolls

inhabités de l’archipel de Tuamotu, à savoir les atolls de Mururoa (ou

Moruroa) et de Fangataufa, situés à 1.200 km au sud de Tahiti, à

2.000 km des îles Cook, à 4.200 km de la Nouvelle-Zélande, à 6.000 km

du Chili et de l’Australie et à 6.500 km du Mexique. L’îlot peuplé le

plus proche, Tureia (environ 60 habitants), se trouve à 100 km.

Fangataufa est à 40 km au sud de Mururoa. L’archipel peuplé le plus

proche est celui des Gambiers dont Mangareva, l’île principale, est

située à 400 km de Mururoa.

      Les 2 atolls en question furent cédés à l’Etat français le

6 février 1964 par la Commission permanente de l’Assemblée territoriale

de la Polynésie française pour la durée des essais nucléaires.

      Le premier essai nucléaire du 2 juillet 1966 ouvrit un cycle de

44 tirs atmosphériques, cycle clos le 5 juin 1975 avec le premier essai

souterrain sur l’atoll de Fangataufa. Depuis 1975 il y eut 127 essais

souterrains (au moins 138 d’après les requérants), principalement sur

l’atoll de Mururoa. En 1992, par une déclaration présidentielle du

8 avril, la France annonça la suspension de ses essais en soutien de

son initiative diplomatique concernant le désarmement nucléaire. Ce

moratoire fut prolongé en 1993 après que les principales puissances

nucléaires eurent annoncé la suspension de leurs propres essais. Seule

la Chine reprit alors des tests, notamment en août 1995.

      Le 13 juin 1995, lors d’une conférence de presse, le Président

de la République française nouvellement élu fit part de sa décision de

reprendre, à partir de septembre 1995 et jusqu’au printemps 1996, la

série des 7 essais interrompue par le moratoire de 1992 en indiquant

que ces essais seraient les derniers effectués par la France avant le

traité d’interdiction globale des essais nucléaires en cours de

négociation à la conférence sur le désarmement à Genève, traité dont

l’ouverture à la signature est prévue pour 1996.

      A la date de la décision de la Commission, 4 essais ont déjà eu

lieu en exécution de la décision du Président de la République : le

premier tir, le 5 septembre 1995, d’une puissance approximative de

20.000 tonnes d’équivalent T.N.T (soit à peu près la puissance de la

bombe d’Hiroshima), a été effectué à Mururoa, le deuxième, le

2 octobre 1995, d’une puissance de 110.000 tonnes d’équivalent T.N.T,

à Fangataufa et le troisième, le 28 octobre 1995, d’une puissance de

60.000 tonnes d’équivalent T.N.T, à Mururoa. Un quatrième essai, d’une

puissance de 40.000 tonnes, a eu lieu le 21 novembre 1995, à Mururoa.

      La reprise des essais a été très largement critiquée par la

communauté internationale, les organisations écologistes et le public,

avec des réactions allant de l’expression de « regrets » à des

manifestations à Papeete et dans plusieurs capitales. En particulier,

lors de la 4ème session parlementaire de l’Organisation sur la Sécurité

et la Coopération en Europe (O.S.C.E.) à Ottawa en juillet 1995, les

autorités françaises ont été exhortées à revenir sur leur décision

concernant la reprise des essais nucléaires. De même, la Commission de

désarmement de l’O.N.U a adopté le 16 novembre 1995 une résolution

condamnant les essais nucléaires français.

–     Technique des essais nucléaires souterrains à Mururoa

      Mururoa est un ancien volcan, éteint depuis près de 9 millions

d’années, qui s’est formé sur le plancher océanique à partir d’un point

chaud, aujourd’hui éloigné de milliers de kilomètres de la ceinture de

feu du Pacifique. Arasé par l’érosion au niveau de la mer puis descendu

sous l’effet de son poids, sa base repose sur des fonds de 3.000 m. Il

est donc d’une hauteur comparable à celle de l’Etna. La partie émergée

– l’atoll – a moins de 3 m d’altitude, mesure 28 km de long sur 11 km

de large et est constituée d’une couronne récifale quasi continue, à

l’exception d’une passe naturelle à l’ouest de 5 km de large, entourant

un lagon navigable d’une profondeur de 40 m.

      La partie supérieure immergée est constituée de corail et de

calcaire jusqu’à une profondeur d’environ 300 à 450 m puis d’une couche

argileuse. Le socle d’origine volcanique est constitué de coulées

massives de basalte.

      Jusqu’en 1981, les essais étaient effectués à partir de la terre

ferme de l’atoll en forant un puits vertical dans la couronne

corallienne à une profondeur de 500 à 1.000 m, selon l’énergie de

l’engin à expérimenter, puits dans lequel sont descendus l’engin

nucléaire et le « laboratoire de mesures », placés dans un container

étanche de 15 m de longueur. Le puits est ensuite colmaté et, après le

tir, un forage de petit diamètre permet de récupérer par carottage les

fragments de roche pour l’établissement du bilan radiochimique du tir.

      A partir de 1981, des puits furent également forés à travers

l’eau du lagon avec la technique des forages off-shore et depuis 1987

tous les tirs sont réalisés à travers le lagon.

      La réaction nucléaire, qui dure moins d’une nanoseconde, émet des

flux, températures et pression considérables (plusieurs dizaines de

millions de degrés et plusieurs millions d’atmosphères). La chaleur

dégagée fait que la roche basaltique fond autour du point zéro de

l’explosion. Il a toujours été soutenu par le Gouvernement français

qu’en se refroidissant ce liquide siliceux se solidifie en un verre qui

« piège » la quasi-totalité des résidus radioactifs : le taux de

rétention du plutonium est ainsi de 100% et se situe entre 20 et 40%

pour le césium 137 et le strontium 90.

–     Mesures de contrôle et de surveillance de l’environnement

      Depuis le début des essais nucléaires en Polynésie française, le

Gouvernement a mis en place un système de contrôle et de surveillance

des atolls et de leur environnement : les autorités compétentes sont

deux laboratoires implantés à Montlhéry (en France) et à Mururoa ou

Faaa (le service mixte de sécurité radiologique et le service mixte de

contrôle biologique), qui dépendent tous deux de la direction des

centres d’expérimentation nucléaires (D.I.R.C.E.N). Le service de

sécurité radiologique (S.M.S.R) a la responsabilité de la sécurité

radiologique des essais et de la protection des populations de la

radioactivité tandis que le service de contrôle biologique (S.M.C.B)

est responsable pour la surveillance radiologique, la sauvegarde des

animaux, des denrées alimentaires et de l’eau potable près du site

d’essais. La plupart des informations collectées par ces services

relèvent cependant du secret défense.

      Le Gouvernement a toutefois autorisé 3 missions scientifiques

internationales à étudier l’état géologique et radiologique de l’atoll

de Mururoa. Il s’agit de la mission conduite par Haroun Tazieff (du 26

au 28 juin 1982), de la mission Atkinson (du 25 au 29 octobre 1983),

composée d’experts d’Australie, de Nouvelle-Zélande et de Papouasie-

Nouvelle Guinée,  et de la mission Cousteau (du 20 au 25 juin 1987),

la seule à avoir été autorisée à prélever des échantillons de plancton,

de sédiments et d’eau sur le site dés le lendemain d’une explosion.

L’Agence internationale de l’énergie atomique (A.I.E.A) a aussi été

autorisée à effectuer des prélèvements marins et terrestres en 1991 et

1994, dans le cadre d’un projet d’intercomparaison de la fiabilité des

méthodes d’analyses des laboratoires participants.

      Le Gouvernement souligne que la France est le seul pays au monde

à avoir permis l’accès de son champ de tir nucléaire à des

scientifiques étrangers et que l’ensemble des données publiables l’ont

été, compte tenu du fait que les informations tenant à la nature des

charges, à leur puissance et à leurs effets n’ont à l’évidence pas

toutes vocation à être publiées, s’agissant pour la France

d’expérimenter des armes nucléaires sur lesquelles repose sa défense.

Le Gouvernement soutient également que toutes les missions ont abouti

à la conclusion que la concentration d’isotopes dans le lagon et aux

alentours était faible et compatible avec les niveaux de contamination

résultant des essais atmosphériques anciens conduits à Mururoa et

ailleurs.

      Les requérants soutiennent, quant à eux, que les missions

scientifiques internationales autorisées par le Gouvernement français

n’ont été en réalité que des alibis, utilisés par le Gouvernement pour

tenter de justifier sa thèse de l’innocuité totale des essais. Ils

soulignent l’extrême brièveté (de 2 à 5 jours) desdites missions, que

les experts eux-mêmes ont qualifié « d’exploratoires », le fait que les

experts n’ont pu accéder en toute liberté à tous les endroits du site

de Mururoa pour faire des prélèvements et le fait qu’aucune mission n’a

été autorisée à se rendre à Fangataufa. Enfin, les conclusions des

experts ne feraient pas l’unanimité dans le monde scientifique.

      Par ailleurs, tant la Nouvelle-Zélande que l’Australie

« surveillent » les essais nucléaires français dans le cadre d’un

programme international de surveillance des essais nucléaires basé à

Washington. Le laboratoire national des radiations néo-zélandais de

Christchurch surveille ainsi la radioactivité dans les îles du

Pacifique depuis 1961, époque où les Etats-Unis et le Royaume-Uni

effectuaient également des tests atmosphériques dans la région. La

station de surveillance la plus proche de Mururoa, qui enregistre

notamment les secousses sismiques causées par un tir nucléaire, est

située dans les îles Cook, à Rarotonga. Le laboratoire des radiations

néo-zélandais a publié des rapports sur les retombées radioactives dans

le Pacifique sud en 1991, 1992 et 1993.

      Enfin, à la demande du ministre australien de l’environnement,

un rapport de synthèse sur l’impact des essais nucléaires à Mururoa et

Fangataufa a été soumis à la conférence des ministres de

l’environnement du Pacifique sud, qui s’est tenue à Brisbane en

août 1995.

–     Suivi médical des populations concernées

      L’action des rayonnements sur l’organisme peut se faire soit par

irradiation externe, soit par irradiation interne suite à la

pénétration dans l’organisme de substances radioactives par voie

respiratoire, digestive ou cutanée. L’effet à long terme le plus

important des radiations ionisantes est l’induction possible de cancers

dont le délai de latence peut être de plusieurs dizaines d’années.

      Les principales substances radioactives susceptibles de se fixer

dans l’organisme humain, essentiellement par la chaîne alimentaire,

sont : le strontium 90, un isotope de l’oxygène avec une demi vie de

28 ans qui se comporte chimiquement comme le calcium et peut donc se

fixer dans les os ; le césium 137, d’une demi vie de 30 ans, est un

mimétique du potassium mais est retenu par le corps moins longtemps que

le strontium, la moitié d’une dose donnée étant éliminée en 4 mois ;

l’iode 131 qui se concentre dans la glande thyroïde mais n’a qu’une

demi vie de 8 jours. Le strontium 90 et le césium 137 sont des

radioéléments moyennement solubles tandis que l’iode 131 est volatil.

      Il existe également une maladie spécifique à la région du

Pacifique sud (et aux îles Caraïbes), à savoir la ciguatera. La

ciguatera est un empoisonnement non fatal par une toxine produite par

un micro-organisme proliférant sur les algues envahissant les coraux

morts, toxine transmise aux poissons herbivores puis aux poissons

carnivores du lagon qui eux-mêmes la transmettent à l’homme. Cette

maladie, souvent chronique, se manifeste par des vomissements,

diarrhées, douleurs abdominales et troubles sensoriels ou moteurs.

Selon les requérants l’augmentation de la ciguatera en Polynésie

française est un effet indirect des essais, en rapport non pas avec la

radioactivité mais avec la destruction corallienne qui en résulte.

      Les personnes travaillant sur le site de Mururoa, qu’il s’agisse

de personnel d’origine métropolitaine ou locale, font l’objet d’un

suivi médical par le service médical des armées tout au long de leur

contrat, suivi qui cesse cependant après la fin du contrat. On estime

à plusieurs dizaines de milliers le nombre de personnes ayant transité,

pendant des périodes plus ou moins longues, par les atolls de Mururoa

et Fangataufa, dont 8.000 à 10.000 Polynésiens.

      En ce qui concerne la population de Polynésie française en

général, un rapport de Médecins Sans Frontières de juillet 1995 relève

que l’espérance de vie est passée de 44 ans à la fin des années 40 à

70 ans au début des années 90, que le taux de mortalité infantile est

comparable à celui des pays européens et que 45 % de tous les décès

sont maintenant attribués à des maladies typiques de pays développés,

à savoir les maladies cardio-vasculaires ou les maladies dégénératives

chroniques telles le diabète ou le cancer.

      Ce rapport regrette cependant l’absence d’une surveillance

épidémiologique de la population, qui n’a de sens que sur le long terme

et qui aurait permis de disposer de statistiques fiables notamment pour

ce qui est du taux de décès par cancer. Il n’existe ainsi aucun fichier

recensant les malformations congénitales et un fichier de déclarations

des cas de décès par cancer n’a été créé qu’en 1980 et n’est devenu

opérationnel que vers 1985. Aucune donnée spécifique n’est disponible

en ce qui concerne les personnes ayant travaillé sur le site de Mururoa

ou les populations les plus exposées pendant la période des tests

atmosphériques (soit les habitants de l’archipel des Gambiers).

      Pour le Gouvernement, au vu des taux de radioactivité

infinitésimaux constatés dans l’environnement, même en dépit de la mise

en oeuvre pendant plusieurs années de tests atmosphériques, il est

totalement faux de prétendre qu’il y aurait risque d’une augmentation

de maladies d’origine radiologique. Le rapport Atkinson de 1983 en

particulier n’aurait relevé aucune augmentation significative du nombre

de cancers.

      A cet égard, le Gouvernement indique que la dose reçue du fait

des rayonnements naturels, telluriques et cosmiques, est estimée à des

valeurs comprises entre 500 et 1.000 microsieverts par an en Polynésie

et 1.000 et 5.000 en France métropolitaine, les rayonnements naturels

variant considérablement d’une hémisphère à l’autre voire d’une région

à une autre. Or, la dose reçue par la population polynésienne du fait

de la radioactivité artificielle se situe, en 1994, entre 1,4 et

1,7 microsieverts pour les adultes et 0,8 et 4,3 microsieverts pour les

enfants. De même, la concentration moyenne en césium 137 dans les

aérosols atmosphériques en Polynésie correspond en 1994 à un tiers

seulement de la valeur mesurée en métropole, alors que le niveau de

césium provenant des anciens essais atmosphériques dans la région était

retombé, dès 1985, à la limite du mesurable, selon les analyses

effectuées par le laboratoire néo-zélandais des radiations. Au vu des

taux respectifs de radioactivité constatés, le Gouvernement souligne

qu’une étude épidémiologique de la population serait d’une bien plus

grande utilité sur le territoire métropolitain.

      Enfin, le Gouvernement soutient que s’il est vrai qu’il a pu être

constaté depuis 1986 une légère augmentation du nombre des cancers en

Polynésie française, cette augmentation, comparable à celle observée

partout ailleurs dans le monde, s’explique par un nombre croissant,

d’une part, de cancers du poumon dus au tabagisme et, d’autre part, de

cancers gynécologiques.

–     Risques présentés par les essais nucléaires

A.    Risques de fracturation  de l’atoll de Mururoa

      D’après le Gouvernement, ce scénario catastrophe ne s’appuierait

sur aucune base scientifique sérieuse. Il cite à cet égard le rapport

Atkinson de 1983 et le rapport de Brisbane de 1995, dont il ressort

qu’il est peu probable que les 7 ou 8 essais restants envisagés par les

autorités françaises conduisent à une fracturation de l’atoll. En

outre, depuis que les tirs se font sous le lagon, le risque de

glissements de matières sédimentaires, qui est au demeurant un

phénomène naturel, est quasi-exclu.

      Les requérants font valoir que l’atoll de Mururoa est « troué

comme un gruyère » et qu’un risque existe, nécessitant pour le moins des

études approfondies, car, au cas où l’atoll se fracturerait, il y

aurait alors échappement de tous les résidus radioactifs et

contamination de l’océan sur des milliers de kilomètres. Au fil des

ans, Mururoa est devenu une énorme décharge nucléaire mais les

conditions de conservation et de stockage des déchets radioactifs ne

sont pas, même approximativement, conformes aux normes existant en la

matière pour l’énergie nucléaire civile. Aucune étude sérieuse n’aurait

été entreprise par les autorités pour exclure une fracturation du socle

volcanique, alors que la mission Cousteau avait déjà en 1987 constaté

d’importantes fractures et fissures sur le flanc sud de l’atoll, suite

à un incident de juillet 1979 où il fallut faire exploser une charge

nucléaire à seulement 400 m de profondeur au lieu des 800 m prévus, ce

qui entraîna un effondrement d’environ 1 million de m3 de la partie

calcaire et un petit raz de marée (tsunami).

B.    Risques de pollution par retombées atmosphériques

      Depuis l’abandon des tests atmosphériques, ce risque est

inexistant, d’après le Gouvernement. En principe, il ne peut y avoir

de pollution atmosphérique puisque les tirs sont souterrains. Les

études faites tant par les néo-zélandais que les australiens démontrent

au demeurant que depuis le début des années 80 les émissions

radioactives sont en-dessous des seuils de détection.

      Il peut y avoir en revanche un rejet limité dans l’atmosphère des

isotopes volatils par un phénomène d’expulsion gazeuse (« venting »)

après un tir souterrain, essentiellement par remontée dans le puits de

forage. Les isotopes concernés sont le tritium (demi vie : 12 ans),

l’iode 131 et des gaz nobles tels que le krypton et le xénon mais, en

raison de leur non-incorporation dans la chaîne alimentaire ou de leur

brièveté de vie, les incidences de contamination radioactive sont

négligeables. Si échappement il y a, il est de toute façon limité au

site de Mururoa et il n’y a pas de risque de retombées de poussières

radioactives transportées par le vent ou l’air sur de longues

distances. D’ailleurs des mesures sont systématiquement faites après

chaque tir pour ce qui est des isotopes volatils car leur absence est

indicative de la bonne qualité de colmatage du puits de tir.

      Pour les requérants, l’absence de ce risque n’est aucunement

démontré, alors que beaucoup de scientifiques le mentionnent comme

étant une source de contamination possible.

C.    Risques de pollution marine et de contamination par la chaîne

alimentaire

      Le Gouvernement indique qu’il existe effectivement un système

hydrogéologique dans le socle basaltique des atolls et les roches

calcaires qui les surmontent mais qu’il serait hasardeux d’en déduire

une probabilité de remontée dans le milieu marin des radioéléments par

infiltrations des roches fracturées ou par fuites. En tout état de

cause, cette lente migration ne concerne que l’eau du lagon en raison

du fort pouvoir de dilution de l’océan. S’agissant des eaux du lagon,

seuls quelques radioéléments marquent une concentration supérieure à

celle observée dans l’océan, dont le plutonium qui a des activités

spécifiques de 0,3 Becquerel (Bq)/m3 au lieu de 0,03 Bq/m3 dans

l’océan, ce qui serait dû aux essais atmosphériques anciens.

      Enfin les mesures effectuées dans l’océan, au delà des récifs

coralliens, notamment par les équipes de l’A.I.E.A, y compris à

1.000 km au nord ouest de Mururoa, n’ont permis de détecter aucune

trace de radioactivité et les relevés les plus récents effectués par

les autorités françaises n’ont décelé aucune trace de radioactivité

dans les poissons, personne n’étant en mesure de produire un relevé

contraire.

      Les requérants rétorquent que la présence d’une radioactivité

même faible dans l’eau peut néanmoins conduire  à une concentration

significative dans la nourriture exposée à la radioactivité dans l’eau

de mer. Ainsi, une concentration de Césium 137 de 8 Bq/l dans l’eau

conduit à une concentration de 400 Bq/kg dans le poisson et, avec une

consommation annuelle de 200 kg de poisson, l’individu atteindrait une

exposition de 1 millisievert par an, ce qui est la limite annuelle

d’exposition permissible, selon la commission internationale de la

protection radiologique.

      S’il est vrai que la contamination directe de l’eau est

relativement faible s’agissant des espèces pêchées près des lieux des

essais, il n’empêche qu’il existe aussi des espèces hautement

migratoires telles que le thon. Or ni les pêcheurs ni les acheteurs du

thon vendu à Tahiti et en principe pêché au sud de cette île ne sont

en mesure de savoir si le thon en question est ou non passé par la

région polluée par les essais.

DROIT ET PRATIQUE INTERNE PERTINENTS

A.    Dispositions constitutionnelles et réglementaires

      Article 5 de la Constitution de 1958 :

      « Le Président de la République est le garant de

      l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire. »

      Article 15 de la Constitution de 1958 :

      « Le Président de la République est le chef des armées. Il

      préside les conseils et comités supérieurs de la défense

      nationale. »

      Article 21 de la Constitution de 1958 :

      « Le premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il

      est responsable de la défense nationale… Il supplée, le

      cas échéant, le Président de la République dans la

      présidence des conseils et comités prévus à

      l’article 15… »

      Article 1 du décret N° 64-46 du 14 janvier 1964 :

      « Le Conseil de défense est composé, sous la présidence du

      chef de l’état, du premier ministre, des ministres des

      affaires étrangères, de l’intérieur, de la défense et des

      finances auquel assistent le chef d’état-major des armées,

      le délégué général à l’armement et les chefs d’état-major

      des trois armées. Il arrête la mission, l’organisation et

      les conditions d’engagement des forces nucléaires. »

      Article 2 du décret du 14 janvier 1964 :

      « Le premier ministre assure l’application des mesures

      générales à prendre en vertu des décisions arrêtées par le

      Conseil de défense en ce qui concerne l’organisation et les

      conditions d’engagement des forces nucléaires. Le ministre

      de la défense est responsable de l’organisation, de la

      gestion et de la mise en condition d’emploi des forces

      nucléaires et de l’infrastructure qui leur est nécessaire. »

      Article 5 du décret 64-46 du 14 janvier 1964 :

      « Le commandant des forces aériennes stratégiques est chargé

      de l’exécution des opérations de ces forces sur ordre

      d’engagement donné par le Président de la République,

      président du Conseil de défense et chef des armées. »

B.    Jurisprudence du Conseil d’Etat sur la notion « d’actes de

gouvernement »

      Arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875 :

      « Considérant que pour demander l’annulation de la décision

      qui a refusé de rétablir son nom sur la liste des généraux

      de division publiée dans l’annuaire militaire, le prince

      Napoléon-Joseph Bonaparte se fonde sur ce que le grade de

      général de division que l’Empereur, agissant en vertu des

      pouvoirs qu’il tenait de l’art. 6 du sénatus-consulte du

      7 nov. 1852, lui avait conféré par le décret du

      9 mars 1854, était un grade qui lui était garanti par

      l’art. 1er de la loi du 19 mai 1834 ;

      mais, cons. que, si l’art. 6 du sénatus-consulte donnait à

      l’Empereur le droit de fixer les titres et la condition des

      membres de sa famille et de régler leurs devoirs et

      obligations, cet article disposait en même temps que

      l’Empereur avait pleine autorité sur tous les membres de sa

      famille ; que les situations qui pouvaient être faites aux

      princes de la famille impériale étaient donc toujours

      subordonnées à la volonté de l’Empereur ; que, dès lors, la

      situation faite au prince Napoléon-Joseph par le décret du

      9 mars 1854, ne constituait pas le grade dont la propriété

      définitive et irrévocable…est garantie par l’art. 1er de

      la loi du 19 mai 1834, et qui donne à l’officier qui en est

      pourvu le droit de figurer sur la liste d’ancienneté

      publiée chaque année dans l’annuaire militaire ; que, dans

      ces conditions, le prince Napoléon-Joseph n’est pas fondé

      à se plaindre de ce que son nom a cessé d’être porté sur la

      liste de l’état-major général de l’armée ;… »

      Arrêt Paris de la Bollardière et autres du 11 juillet 1975 :

      « Considérant que le décret attaqué, qui a créé autour de

      l’atoll de Mururoa une zone de sécurité d’une étendue de

      60 milles marins, contiguë à la mer territoriale, et

      l’arrêté attaqué, qui a suspendu la navigation maritime

      dans cette zone, se rattachent aux relations

      internationales de la France ; que, par suite, ces

      décisions ne sont pas de nature à être déférées à la

      juridiction administrative ; »

      Arrêt Association Greenpeace France du 29 septembre 1995 :

      « Considérant que le Président de la République a, le

      13 juin 1995, rendu publique sa décision de procéder, en

      préalable à la négociation d’un traité international, à la

      reprise d’une série d’essais nucléaires ; que ces essais

      avaient été suspendus en avril 1992 au soutien d’une

      initiative diplomatique de la France portant sur le

      désarmement nucléaire, et que ce moratoire avait été

      prolongé en juillet 1993 après que les principales

      puissances nucléaires eurent elles-mêmes annoncé la

      suspension de leurs propres essais ; qu’ainsi la décision

      attaquée n’est pas détachable de la conduite des relations

      internationales de la France et échappe, par suite, à tout

      contrôle juridictionnel ; que la juridiction administrative

      n’est, dès lors, pas compétente pour connaître de la

      requête de l’association Greenpeace France tendant à

      l’annulation pour excès de pouvoir de cette décision ; »

GRIEFS

      Les requérants se plaignent de la décision du Président de la

République française du 13 juin 1995 de reprendre une série d’essais

nucléaires sur les atolls de Mururoa et Fangataufa, en Polynésie

française.

1.    Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie

garanti par l’article 2 de la Convention. Ils exposent que, compte tenu

de la spécificité des effets de la radioactivité, qui entraîne des

cancers, leucémies et malformations génétiques à long terme et qui se

propage de manière invisible et insidieuse dans l’air, l’eau et la

chaîne alimentaire, il y a violation de l’obligation positive de l’Etat

français de prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger

leur vie lorsqu’aucune mesure de précaution sanitaire (telle

l’évacuation des populations) ni aucun suivi médical systématique ne

sont assurés. En l’espèce, la reprise des essais nucléaires représente

un risque sérieux, réel et immédiat pour la vie des requérants.

2.    Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 3 de la

Convention en soutenant que l’annonce de la décision de reprise des

essais a suscité chez eux un sentiment extrême de peur et d’angoisse,

d’autant que cette annonce est intervenue au moment du 50ème

anniversaire de la bombe d’Hiroshima et qu’à cette occasion, la presse,

la radio et la télévision ont largement rappelé et montré les

souffrances endurées par la population japonaise. Pour les requérants

il s’agit d’un traitement dégradant et humiliant à effet cumulatif

puisque que la population polynésienne vit dans la terreur des

conséquences des multiples essais précédents et dans l’angoisse des

conséquences potentiellement dramatiques de la nouvelle série d’essais.

3.     Les requérants, se fondant sur l’arrêt Lopez Ostra (Cour eur.

D.H., série A n° 303-C), invoquent également une violation de leur

droit au respect de leur vie privée et de leur domicile, reconnu à

l’article 8 de la Convention. Ils exposent, d’une part, que cette

ingérence n’est pas prévue par la loi, au sens du paragraphe 2 de

l’article 8, car la décision prise par le seul Président de la

République est anticonstitutionnelle et entachée d’un vice de procédure

substantiel dans la mesure où les travaux et ouvrages nécessaires à la

réalisation des essais n’ont pas fait l’objet d’une enquête publique

préalable et d’une étude d’impact. D’autre part, l’ingérence n’est pas

justifiée  car elle ne constitue pas, dans une société démocratique,

une mesure nécessaire à la sécurité nationale dans la mesure où l’Etat

ne démontre pas avoir pris toutes les précautions nécessaires pour

s’assurer d’un juste équilibre entre l’intérêt des individus et celui

de la collectivité.

4.    Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit au respect

de leurs biens, tel que garanti par l’article 1 du Protocole N° 1 à la

Convention. L’existence d’un risque sérieux de contamination

radioactive doit en l’espèce être assimilé à une expropriation de fait

puisque, si le risque se réalise, les terres et propriétés des

requérants deviendraient inutilisables ou, à tout le moins, leur

possibilité d’utilisation serait réduite d’une façon si substantielle

qu’il y aurait atteinte au droit à l’usage de leurs biens.

5.    Les requérants invoquent aussi une violation de l’article 13 de

la Convention car ils estiment ne pas bénéficier en droit français d’un

recours effectif pour mettre fin aux violations alléguées, la

jurisprudence française considérant en effet que la décision du

Président relève de la catégorie d’actes dits « actes de gouvernement »,

qui, au nom de la raison d’état, échappent à tout contrôle

juridictionnel. En outre, la décision présidentielle n’a pris que la

forme d’un communiqué de presse et n’a fait l’objet d’aucune

publication dans le Journal officiel.

6.    Les requérants estiment être victimes d’une discrimination fondée

sur leur race contraire à l’article 14 de la Convention en raison du

choix du lieu des essais. Il existerait en effet en France

métropolitaine des sites (notamment dans le Massif Central) comportant

des formations géologiques suffisamment solides pour résister à

l’énorme pression résultant d’une explosion nucléaire souterraine. En

outre, la conduite des essais en Polynésie est extrêmement coûteuse

puisque la bombe est fabriquée en métropole et doit être transportée

à Mururoa à grands frais. Le choix du site de Mururoa ne s’expliquerait

donc que par le fait qu’il serait politiquement plus acceptable

d’exposer une population minoritaire et non-européenne aux risques

découlant des essais nucléaires.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

      La requête a été introduite par les deux premiers requérants par

télécopie le 8 août 1995 et enregistrée le 9 août 1995 sous le N° de

dossier 28204/95. Le 10 août 1995, le Président de la Commission a

rejeté la demande des requérants tendant à ce qu’il soit fait

application de l’article 36 du Règlement intérieur pour inviter le

Gouvernement français à ne pas procéder à la reprise des essais

nucléaires.

      Par télécopie du 17 août 1995, les requérants N° 1 et 2 ont

réitéré leur demande d’application de l’article 36 du Règlement

intérieur et les requérants N° 3 à 13 ont déclaré vouloir se joindre

à la requête 28204/95 en demandant également à ce qu’il soit fait

application de l’article 36. Ces demandes ont été rejetées par le

Président de la Commission le 21 août 1995.

      Par télécopie du 31 août 1995, les requérants N° 14 à 19 ont

déclaré se joindre à la requête N° 28204/95 et tous les requérants ont

de nouveau demandé à la Commission de faire application de l’article 36

de son Règlement intérieur.

      Le 5 septembre 1995, la Commission a décidé de ne pas faire

application de l’article 36 de son Règlement intérieur. Elle a décidé

de traiter la requête par priorité, conformément à l’article 33 du

Règlement, et de porter la requête dans son ensemble à la connaissance

du Gouvernement défendeur en l’invitant à présenter par écrit ses

observations sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci.

      Le Gouvernement a présenté ses observations le 20 octobre 1995.

Les requérants y ont répondu le 10 novembre 1995.

EN DROIT

      Les requérants se plaignent, au regard des articles 2, 3, 8, 13

et 14 (art. 2, 3, 8, 13, 14) de la Convention et de l’article 1 du

Protocole N° 1 (P1-1) à la Convention, de la décision du Président de

la République française du 13 juin 1995 de reprendre à partir de

septembre 1995 jusqu’au printemps 1996 une série d’essais nucléaires

à Mururoa et Fangataufa, en Polynésie française.

1. En ce qui concerne la requérante N° 1, Vaihere Bordes, la Commission

constate que, par lettre du 17 août 1995, elle a indiqué se désister

de la requête qu’elle avait présentée le 8 août en raison du fait

qu’elle avait parallèlement introduit une requête devant le Comité des

Droits de l’Homme des Nations-Unies à Genève. La Commission en conclut

que la requérante n’entend plus maintenir sa requête et qu’elle doit

donc être rayée du rôle en application de l’article 30 par. 1 a)

(art. 30-1-a) de la Convention.

2.    Le Gouvernement soutient, à titre principal, que les requérants

ne sauraient se prétendre victimes d’une violation de la Convention au

sens de son article 25 (art. 26), car ils ne démontrent l’existence

d’aucun intérêt qui leur donnerait qualité pour agir devant la

Commission. L’article 25 (art. 25) précité n’institue pas une actio

popularis mais exige que le requérant personne physique établisse qu’il

est ou sera personnellement et directement affecté par une action ou

une omission constitutive d’une violation de la Convention. Il faut

donc qu’il y ait lésion effective d’un droit et non pas simple menace

d’une lésion.

      A la différence des affaires Soering et Beldjoudi (Cour eur.

D.H., série A n° 161 et 234-A respectivement), qui concernaient des

décisions d’extradition ou d’expulsion déjà prises mais non encore

exécutées, la décision de reprendre les essais nucléaires n’est pas un

acte dont l’exécution entraînerait ipso facto et nécessairement une

violation des droits garantis par la Convention. En effet, ce n’est pas

la réalisation de cette ultime série d’essais en elle-même qui pourrait

constituer une violation, mais seulement les conséquences que les

requérants lui attribuent, à savoir une pollution de l’environnement

dommageable pour les populations. Or, le Gouvernement pense avoir

démontré que lesdites conséquences sont rien moins que probables.

      D’après la jurisprudence (arrêt Soering précité du

7 juillet 1989, p. 33, par. 85) la violation ne saurait résulter des

« répercussions trop lointaines » de l’acte. Le Gouvernement soutient

qu’en l’espèce les répercussions éventuelles des essais ne sont même

pas démontrées et qu’il n’incombe pas aux autorités d’apporter la

preuve d’un risque zéro des essais, contrairement à ce qu’exigent les

requérants, car en matière scientifique une telle preuve est impossible

à rapporter, la science ne s’exprimant qu’en termes de probabilité qui

pour faible qu’elle soit n’est jamais égale à zéro.

      A titre subsidiaire, le Gouvernement soulève une exception de

non-épuisement des voies de recours internes. Il relève qu’aucune voie

de recours n’a été exercée par les requérants, prétendument parce qu’il

n’en existerait aucune d’efficace. Cette assertion est fausse car les

requérants, si un dommage était subi par eux, peuvent à tout moment

saisir les juridictions administratives d’un recours de plein

contentieux pour obtenir des dommages et intérêts, au demeurant dans

le cadre d’un régime de responsabilité  particulièrement favorable aux

victimes en droit français. Les requérants soutiennent à cet égard que

l’allocation de cette réparation serait en tout état de cause tardive

mais cet argument est basé sur l’idée – erronée – que les essais

nucléaires devraient nécessairement entraîner un préjudice irréparable,

ce qui n’est pas le cas.

      En outre, le Gouvernement soutient que la voie d’un recours pour

excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat n’est pas aussi manifestement

dépourvue de chances de succès que les requérants tentent de le faire

croire, d’une part, parce qu’un tel recours est possible même en

l’absence de publication de la décision contestée et, d’autre part,

parce que les requérants ont une conception dépassée de ce qu’il faut

entendre par « acte de Gouvernement », insusceptible d’un contrôle

juridictionnel. Le Gouvernement soutient que depuis l’arrêt Prince

Napoléon de 1875, il n’est plus permis d’affirmer que sont qualifiées

d’actes de gouvernement les décisions à caractère politique et observe

que l’arrêt Association Greenpeace France du 29 septembre 1995 ne s’est

pas fondé sur le fait que la décision du Président avait trait aux

essais nucléaires mais sur la circonstance que celle-ci était

indétachable de la poursuite des relations internationales de la

France.

      A titre encore plus subsidiaire, le Gouvernement soutient que les

griefs des requérants sont manifestement dénués de fondement. En ce qui

concerne la violation alléguée de l’article 2 (art. 2) de la

Convention, s’il est vrai que la jurisprudence de la Commission peut

sembler imposer aux Etats des obligations positives, encore faut-il

qu’il y ait une menace sur la vie, réelle, sérieuse et d’une certaine

ampleur qui n’est pas donnée en l’espèce. Pour ce qui est du traitement

inhumain et dégradant contraire à l’article 3 (art. 3) de la Convention

prétendument subi par les requérants lors de l’annonce de la reprise

des essais, le Gouvernement soutient que, outre le fait que fait défaut

le critère tenant à l’intentionnalité, la peur et l’angoisse censées

être provoquées dans les populations n’atteignent pas le degré de

gravité requis pour être qualifiées de traitements inhumains et

dégradants, et, au demeurant, que les risques prétendument liés aux

essais nucléaires sont moins à l’origine de ces peurs, si elles

existent, que les informations alarmistes diffusées par les opposants

aux essais.

      En ce qui concerne la violation alléguée de l’article 8

(art. 8) de la Convention, le Gouvernement estime que la jurisprudence

citée par les requérants (à savoir les arrêts Powell et Rayner du 21

février 1990 et Lopez Ostra du 9 décembre 1994) n’est pas transposable

à la présente affaire, car l’ingérence interdite par l’article 8

(art. 8) est l’ingérence effective, et non le risque d’une hypothétique

ingérence. Or, le site de Mururoa n’est pas radioactif, aucun effet des

essais nucléaires n’affecte la population et celle-ci n’est nullement

contrainte d’abandonner son domicile. Pour les mêmes raisons, il ne

saurait y avoir atteinte au droit des requérants au respect de leurs

biens au sens de l’article 1 du Protocole N° 1 (P1-1). S’agissant des

griefs tirés des articles 13 et 14 (art. 13, 14) de la Convention, le

Gouvernement rappelle que ces dispositions n’entrent en jeu que dans

l’hypothèse où les faits en litige tomberaient sous l’empire des

clauses normatives de la Convention, ce qui n’est pas le cas.

      Les requérants rappellent tout d’abord que les essais que le

Gouvernement vient de reprendre sont la suite d’une longue série,

conduite d’abord dans l’atmosphère puis, à partir de 1975, dans le

socle des atolls de Mururoa et Fangataufa, Cette série a déjà eu des

effets néfastes sur l’environnement et sur la santé de certains des

requérants qui ont travaillé sur le site, de sorte qu’en réalité tous

les essais passés comme futurs constituent une violation continue des

droits des requérants.

      Même au cas où les essais seraient terminés à la date de la

décision de la Commission, les requérants continueraient d’être victime

des violations dénoncées car la région restera contaminée pour des

années à venir et une rupture ultérieure des atolls, conséquence des

essais actuels, ne peut être exclue. Or les atolls en question feront

l’objet, aux termes du document de cession établi en 1964, d’un retour

gratuit au domaine du territoire de la Polynésie française dans l’état

où ils se trouveront à cette époque (c’est-à-dire à la fin des essais)

sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’Etat,

qui laissera donc sous la seule responsabilité des autorités civiles

du territoire la lourde charge de la protection sans leur en donner les

moyens financiers.

      En ce qui concerne leur qualité de victime, les requérants

soutiennent qu’il serait anormal que l’intérêt à agir se dilue au fur

et à mesure que le nombre de personnes affectées augmente. Le fait

qu’il y ait bien d’autres personnes qui pourraient se prétendre

victimes n’enlève donc pas aux requérants en l’espèce leur intérêt à

agir. En ce qui concerne les requérants N° 7, 9 et 11, des troubles de

santé causés par les essais se sont déjà manifestés, de sorte que leur

qualité de victime ne fait aucun doute, puisqu’au moment de l’examen

de la recevabilité, les faits allégués par le requérant doivent être

tenus pour établis.

      En ce qui concerne les requérants domiciliés à Tahiti (N° 2 à

13), ils ont un intérêt à agir car, s’il y a échappement de

radioactivité par transport aérien de radionucléides sur de longues

distances ou par migration de ceux-ci dans la chaîne alimentaire,

l’éloignement du site des essais n’est pas un facteur déterminant,

comme l’a démontré l’accident de Tchernobyl. Quant aux requérants

domiciliés à Mangareva, à 400 km sous le vent de Mururoa, leur qualité

de victime est encore plus évidente, leurs activités professionnelles

et leurs propriétés s’étant trouvées affectées par les essais, en

particulier pour les requérants N° 15, 17, 18 et 19 qui sont

agriculteur, aquaculteurs ou plongeur de profession.

      S’il est vrai que les dommages qui résulteront finalement des

essais ne sont pas encore tout à fait certains, l’article 1

(art. 1) de la Convention et l’effet utile de celle-ci s’opposent à ce

que la qualité de victime soit déniée aux requérants, alors que ce sont

les autorités de l’Etat défendeur qui, au moins en partie, rendent

inaccessibles les données qui permettraient aux requérants de démontrer

de façon plus complète la haute probabilité d’un dommage (cf Cour eur,

D.H., arrêt Klass du 6 septembre 1978, série A n° 28, par. 34). Or, par

le refus d’accès aux informations, par le maintien du secret militaire

et par le refus de communication des dossiers médicaux, le Gouvernement

place les requérants dans une situation semblable à celle de l’affaire

Klass.

      Tout le raisonnement du Gouvernement est basé sur l’affirmation

que des fuites de radioactivité lors des essais futurs ne sont guère

probables. Or, les requérants soutiennent que plus les essais

s’accumulent, plus le risque est grand et plus la qualité de victime

des requérants devient manifeste.

      En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes,

les requérants relèvent tout d’abord que le Gouvernement ne conteste

pas qu’aucune voie de recours devant le juge civil, pénal ou

constitutionnel n’était ouverte. Quant au recours de plein contentieux

devant le juge administratif, il s’agit d’une action qui ne peut être

intentée qu’après la survenance des effets dommageables des essais

nucléaires sans pouvoir aboutir à l’arrêt desdits essais. Or, seul

l’arrêt des essais peut réduire le risque majeur que les requérants

soient victimes d’une atteinte au droit à la vie. Quant au recours pour

excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat, il s’agit, quoi qu’en dise

le Gouvernement, d’un recours manifestement dépourvu de toute chance

de succès. Il suffit à cet égard de se reporter à la décision rendue

le 29 septembre 1995 concernant le recours tenté par Greenpeace France.

      Quant au bien-fondé des griefs, les requérants soulignent que la

mesure la plus adéquate pouvant être prise par le Gouvernement pour

protéger leur droit à la vie garanti par l’article 2 (art. 2) est

d’arrêter les essais. Ceci étant, le Gouvernement aurait à tout le

moins dû effectuer une étude d’impact préalablement aux essais. La

nécessité de telles études a été reconnue à la conférence de Rio de

Janeiro (point 17 de la déclaration de juin 1992) et le droit français

la prévoit également par le biais d’une loi du 10 juillet 1976,

applicable, selon les requérants, en matière militaire, même si la

directive CEE 85.337 du 27 juin 1985 dispense expressément d’étude

d’impact les projets destinés à des fins de défense nationale. Le

Gouvernement aurait dû également procéder à une enquête publique pour

permettre aux requérants d’exposer leurs points de vue et leurs

craintes.

      Par ailleurs les autorités françaises auraient dû prendre des

mesures de surveillance continue, assurée et vérifiable des fuites

radioactives éventuelles, mesures les plus demandées par le monde

scientifique ainsi que par les institutions européennes (voir

Résolution du Parlement européen du 26 octobre 1995) ainsi que des

mesures de suivi médical des populations concernées et particulièrement

des personnes ayant travaillé sur le site ou vivant dans un voisinage

très proche.

      Quant à la violation de l’article 3 (art. 3), les requérants

affirment que le mépris manifesté par le Gouvernement pour leurs

angoisses bien compréhensibles, qui ont conduit par exemple le

requérant N° 9 à ne pas avoir d’enfant par peur de dommages génétiques,

est la preuve de l’absence totale de respect de leur dignité. Pour ce

qui est de l’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale

et du domicile, les requérants ajoutent que les essais ont eu également

des conséquences sur la possibilité d’une vie familiale puisque les

requérants N° 7 et 9 ont apparemment, ou craignent d’avoir, un

patrimoine génétique endommagé.

      Quant à la violation de l’article 13 (art. 13), contrairement à

ce qu’affirme le Gouvernement, il peut y avoir violation de cet article

même s’il n’y a pas violation d’une disposition substantielle : il

suffit pour cela que les requérants puissent se prétendre, de manière

plausible, victime d’une violation, ce qui est le cas en l’espèce. En

outre, la seule voie de recours ouverte aboutissant à un refus de juger

par le biais de la théorie d’acte de gouvernement, il y a violation du

droit à un recours effectif. Pour ce qui est des griefs sous l’angle

de l’article 14 (art. 14) et de l’article 1 du Protocole N° 1 (P1-1),

les requérants réitèrent leurs griefs, en précisant que ce sont surtout

les requérants habitant à Mangareva qui sont économiquement affectés.

      La Commission a d’abord examiné la question de savoir si les 18

derniers requérants ont qualité pour se porter parties pour ce qui est

de la présente requête.

      Le passage pertinent de l’article 25 (art. 25) de la Convention

prévoit que  la Commission peut être saisie d’une requête adressée au

Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par toute personne physique,

toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers

qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties

Contractantes des droits reconnus dans la Convention.

      Pour pouvoir se prévaloir de cette disposition il faut remplir

deux conditions : le requérant doit entrer dans l’une des catégories

de demandeurs mentionnés à l’article 25 (art. 25) et il doit pouvoir,

à premier examen, se prétendre victime d’une violation de la

Convention. Il est évident qu’en l’espèce la première condition est

remplie, s’agissant de requérants personnes physiques.

      Quant à la seconde condition, la Commission rappelle sa

jurisprudence selon laquelle la notion de « victime »  doit être

interprétée de façon autonome et indépendante de notions internes

telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. Pour

qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la

Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le

requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la

violation alléguée (N° 9939/82, déc. 4.7.83, D.R. 34 p. 213). Ainsi,

la Convention ne permet pas l’actio popularis, mais exige, pour

l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende

de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une

violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission

imputable à un Etat contractant (N° 6481/74, déc. 12.12.74, D.R. 1

p. 79).

      Des termes « victime » et « violation », de même que de la

philosophie sous-jacente à l’obligation d’épuisement préalable des

voies de recours internes prévue à l’article 26 (art. 26), découle la

constatation que, dans le système de protection des droits de l’homme

imaginé par les auteurs de la Convention, l’exercice du droit de

recours individuel ne saurait avoir pour objet de prévenir une

violation de la Convention : en principe les organes chargés, aux

termes de l’article 19 (art. 19), d’assurer le respect des engagements

résultant pour les Etats de la Convention ne peuvent examiner et, le

cas échéant, constater une violation qu’a posteriori, lorsque celle-ci

a déjà eu lieu. De même, l’article 50 (art. 50) de la Convention ne

prévoit que l’octroi d’une satisfaction équitable, c’est-à-dire d’une

réparation, lorsque le droit interne ne permet qu’imparfaitement

d’effacer, non pas la violation elle-même, mais les conséquences de la

décision ou mesure qui a été jugée en opposition avec les obligations

découlant de la Convention.

      Ce n’est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles

que le risque d’une violation future peut néanmoins conférer à un

requérant la qualité de victime d’une violation de la Convention. C’est

le cas par exemple d’une législation qui, sans avoir été appliquée

personnellement au requérant, lui fait courir le risque d’être affecté

directement, dans les conditions précises de son existence. C’est

également le cas, en matière d’expulsion ou d’extradition, lorsque le

requérant peut démontrer prima facie un risque de traitements inhumains

et dégradants, traitements dont la responsabilité incombera à l’Etat,

qui prend la décision d’expulser ou d’extrader, s’il n’a pas pris

toutes les précautions pour s’assurer que le requérant ne sera pas

soumis à de tels traitements.

      Pour que dans une telle situation le requérant puisse se

prétendre victime, il faut toutefois qu’il produise des indices

raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une

violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions

ou conjectures sont insuffisantes à cet égard.

      En l’espèce les requérants prétendent que la décision du

Président de la République du 13 juin 1995 de reprendre une série

d’essais nucléaires dans le Pacifique sud aboutira à une violation des

droits qui leur sont reconnus par la Convention en raison des

conséquences que cette décision est susceptible d’avoir. Les requérants

soutiennent en outre qu’ils sont victimes d’une situation continue de

violation, au vu des conséquences que les essais nucléaires précédents

ont déjà eu sur leur situation et qu’ils continueront d’être victimes

même après la fin de cette ultime série d’essais, car le risque

d’échappement de radioactivité persistera.

      Pour justifier leurs craintes d’une violation future des

articles 2, 3 et 8 (art. 2, 3, 8) de la Convention et de l’article 1

du Protocole N° 1 (P1-1), les requérants ont produit toute une série

de rapports scientifiques ou d’articles dont il ressortirait que le

fait de reprendre les essais constitue un facteur d’augmentation du

risque déjà existant de contamination radioactive de l’environnement

et, par voie de conséquence, du risque que les requérants soient eux-

mêmes exposés à  une telle contamination. Les conclusions de ces

rapports ou articles sont contestés par le Gouvernement, qui lui-même

en produit d’autres.

      La Commission estime qu’il ne lui appartient pas de prendre

position sur la validité scientifique des divers rapports cités par les

parties, d’autant que sur un certain nombre de points il y a

controverse non seulement entre les parties mais aussi entre experts.

      Il ne lui appartient pas davantage, dans le cadre de l’examen des

présents recours individuels, de se pencher sur l’opportunité ou la

nécessité de la décision prise par la France de reprendre la série

d’essais nucléaires litigieuse ; sa seule compétence est d’examiner si

cette mesure peut ou non être considérée en l’espèce comme portant

atteinte à l’un des droits garantis aux présents requérants individuels

par la Convention.

      La seule invocation des risques inhérents à l’utilisation de

l’énergie nucléaire, tant civile que militaire, ne suffit pas pour

permettre aux requérants de se prétendre victimes d’une violation de

la Convention, bon nombre d’activités humaines étant génératrices de

risques. Il faut qu’ils puissent prétendre, de manière défendable et

circonstanciée, que faute de précautions suffisantes prises par les

autorités, le degré de probabilité de survenance d’un dommage est tel

qu’il puisse être considéré comme constitutif d’une violation, à

condition que l’acte critiqué n’ait pas des répercussions trop

lointaines (Cour eur. D.H., arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A

n° 161, p. 33, par. 85).

      En l’espèce il n’est pas contesté que le risque de contamination

radioactive est beaucoup plus faible depuis que la France a décidé en

1975 d’abandonner les tests atmosphériques pour ne plus effectuer que

des tirs souterrains. Il n’est pas contesté non plus que le seul

incident résultant de la mise en oeuvre de ces tests souterrains date

de juillet 1979, lorsqu’il fallut faire exploser une charge nucléaire

à une profondeur inférieure à celle qui était prévue. Rien ne permet

donc aux requérants d’affirmer que les autorités françaises ne

prendraient pas toutes les mesures nécessaires pour prévenir au maximum

un accident toujours possible.

      Quant à la question de savoir si les essais actuellement conduits

sont de nature à inévitablement conduire à une fracturation des atolls,

sollicités à outrance par les multiples essais précédents, elle prête

tellement à controverse, y compris dans le monde scientifique, que les

requérants ne sauraient se fonder sur cette hypothétique fracturation

pour justifier de leur qualité de victime. Rien ne permet en effet

d’affirmer que ce seront justement les essais décidés en juin 1995, les

derniers que conduira la France, qui aboutiront aux conséquences

désastreuses invoquées par les requérants.

      Il n’est pas contesté non plus que les essais atmosphériques ont

conduit à une contamination radioactive dans le passé ; ce qui est

contesté est le niveau de cette contamination et ses conséquences sur

l’environnement en général et sur la santé des populations en

particulier. Toutefois la Commission estime qu’il ne suffit pas de

prétendre avoir travaillé à Mururoa dans le passé, sans d’ailleurs

fournir le moindre justificatif de cet emploi (pour ce qui est des

requérants N° 7, 9 et 11) voire même des dates de ces emplois (pour les

requérants N° 5, 6 et 18) pour établir que la reprise des essais est

un facteur d’aggravation d’un risque de violation de la Convention. La

Commission ne saurait accepter la thèse des requérants selon laquelle

ils se trouveraient dans une situation continue de violation de la

Convention, et en particulier de ses articles 2, 3 et 8 (art. 2, 3, 8),

du fait des conséquences des anciens tests atmosphériques conduits par

la France.

      Indépendamment du fait que la requête n’a été dirigée que contre

la décision de juin 1995 de reprendre les essais, qui avaient été

interrompus en 1992, la Commission constate que les requérants n’ont

pas fourni la moindre pièce concernant leur état de santé, aucun

bulletin d’hospitalisation, aucun certificat de maladie, aucun

diagnostic sur l’origine des troubles  (requérant N° 7) ni aucune

précision d’ordre administratif (demandes de mise en invalidité ou

autre) permettant d’établir ne serait-ce que la réalité de leurs

troubles de santé. Dans ces conditions la Commission estime que, faute

d’avoir étayé leurs allégations, y compris en ce qui concerne le

prétendu refus des autorités de leur donner accès à leur dossier

médical, les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une

violation des articles qu’ils invoquent.

      De même, en ce qui concerne les requérants qui prétendent être

affectés dans leur droit de propriété (requérants N° 15, 17, 18 et 19,

domiciliés à Mangareva), la Commission constate que les requérants

n’ont aucunement étayé leurs affirmations en produisant par exemple des

titres de propriété ou des documents relatifs au type d’exploitation

ou aux pertes prétendument subies du fait des essais nucléaires.

      Quant aux requérants qui n’ont ni travaillé à Mururoa dans le

passé ni allégué une atteinte à leur droit de propriété, la Commission

constate qu’il s’agit de personnes domiciliées à plus de 1.000 km du

lieu des essais et que les requérants eux-mêmes ne font état que d’un

risque de contamination par la chaîne alimentaire, au cas où des

espèces de poissons migratoires, contaminées près du lieu des essais,

viendraient à être consommées sur place.  Là aussi, la Commission

estime que les allégations des requérants n’ont pas été suffisamment

étayées pour permettre de conclure à première vue que les requérants

peuvent se prétendre victimes d’une violation de la Convention, la

reprise des essais n’ayant à l’heure actuelle que des répercussions

éventuelles trop lointaines pour être considérée comme un acte

affectant directement leur situation personnelle.

      Compte tenu de ce qui précède, la Commission estime que, les

requérants ne pouvant se prétendre victimes d’une violation, les griefs

tirés des articles 2, 3, 8 (art. 2, 3, 8) de la Convention et de

l’article 1 du Protocole N° 1 doivent être rejetés en l’état pour

défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 27 par. 2

(art. 27-2) de la Convention.

3.    Les requérants se plaignent également d’une atteinte à leur droit

à un recours effectif. A cet égard la Commission rappelle sa

jurisprudence selon laquelle le droit garanti par l’article 13

(art. 13) de la Convention ne peut être exercé que pour un grief

défendable au sens de la jurisprudence des organes de la Convention (N°

14739/89, déc. 9.5.89, D.R. 60 p. 296). Or, la Commission ayant estimé

que les requérants ne pouvaient se prétendre victimes d’une violation

de la Convention, il s’ensuit qu’ils ne lui ont pas soumis de griefs

défendables au sens de la jurisprudence, de sorte que cette partie de

la requête doit également être rejetée pour défaut manifeste de

fondement au sens de l’article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.

4.    Les requérants se plaignent également d’une discrimination

contraire à l’article 14 (art. 14) de la Convention en raison du choix

du lieu des essais. La Commission n’aperçoit en l’espèce aucun élément

permettant de conclure à une discrimination contraire à l’article 14

(art. 14), qui n’édicte une telle interdiction de discrimination que

dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention.

Or, la Commission a conclu ci-dessus que les requérants ne pouvaient

se prétendre victimes d’une violation de la Convention, de sorte que

le grief tiré d’une prétendue discrimination doit également être rejeté

pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 27 par. 2

(art. 27-2) de la Convention.

      Par ces motifs, la Commission,

–     DECIDE, A L’UNANIMITE, DE RAYER LA REQUETE DU RÔLE, pour autant

      qu’elle a été introduite par la requérante N° 1 ;

–     DECLARE, A LA MAJORITE, LA REQUÊTE IRRECEVABLE, pour autant

      qu’elle a été présentée par les autres requérants.

      Le Secrétaire de la                   Le Président de la

         Commission                           Commission

       (H.C. KRÜGER)                          (S. TRECHSEL)

About Revue générale du droit

Revue générale du droit est un site de la Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre


Recherche dans le site

Contacts

Copyright · Revue générale du droit 2012-2014· ISSN 2195-3732 Log in

»
«