SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête No 28204/95
présentée par Noel Narvii TAUIRA et 18 autres
contre la France
La Commission européenne des Droits de l’Homme, siégeant en
chambre du conseil le 4 décembre 1995 en présence de
MM. S. TRECHSEL, Président
H. DANELIUS
C.L. ROZAKIS
E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
Mme G.H. THUNE
M. F. MARTINEZ
Mme J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M.P. PELLONPÄÄ
B. MARXER
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
B. CONFORTI
N. BRATZA
I. BÉKÉS
J. MUCHA
E. KONSTANTINOV
D. SVÁBY
G. RESS
A. PERENIC
C. BÎRSAN
P. LORENZEN
K. HERNDL
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l’article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 8 août 1995 par Noel Narvii TAUIRA
et 18 autres contre la France et enregistrée le 9 août 1995 sous le N°
de dossier 28204/95 ;
Vu les rapports prévus à l’article 47 du Règlement intérieur de
la Commission ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
20 octobre 1995 et les observations en réponse présentées par les
requérants 10 novembre 1995 ;
Après avoir délibéré,
EN FAIT
I. LES REQUERANTS
La requérante N° 1, Vaihere Bordes, est une ressortissante
française née en 1953, agricultrice de profession et demeurant à
Papeete, sur l’île de Tahiti, à 1.200 km de l’atoll de Mururoa.
Les requérants N° 2, 3 et 4, Noël Narvii Tauira, Simone Tauira
et Raitea Reynold Tauira, sont des ressortissants français nés
respectivement en 1953 pour les deux premiers et en 1974 pour le
troisième. Les requérants N° 2 et 3 sont employés communaux et le
requérant N° 4 est étudiant. Ils demeurent tous trois à Papeete.
Le requérant N° 5, Charles Hkaiha, né en 1966, sans profession,
demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait travaillé à Mururoa, à des dates non
précisées.
Le requérant N° 6, Teharetua Avaepu, né en 1956, est chef
d’atelier soudures et demeure à Toahotu à Tahiti. Il aurait travaillé
à Mururoa, à des dates non précisées.
Le requérant N° 7, Edwin Haoa, polyvalent dans les travaux du
bâtiment, est né en 1938 et demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait
travaillé à Mururoa entre 1963 et 1979. Il aurait été dans l’obligation
de se faire hospitaliser 3 mois déjà en 1968, à cause de fièvres
accompagnées de grande fatigue. En 1985, il aurait eu pour la première
fois des crises graves d’étouffement qui auraient nécessité son
placement sous assistance respiratoire, sans que l’hôpital civil de
Tahiti ne lui donne des informations sur les causes et les caractères
de sa maladie. Il a été examiné le 8 novembre 1995 par un médecin de
la polyclinique pour médecine nucléaire de Bonn qui a pratiqué une
scintigraphie de perfusion pulmonaire. Un diagnostic complet n’est
toutefois pas encore disponible. Enfin, l’épouse du requérant aurait
perdu 5 enfants dans des conditions mal éclaircies, 3 par fausses
couches en 1978, 1979 et 1986 et 2 par décès à l’âge de 7 et 9 mois,
en 1979 et 1981. Une infirmière aurait informé le requérant que l’un
de ses enfants était mort de leucémie mais l’hôpital aurait refusé
l’accès aux dossiers médicaux.
Le requérant N° 8, Leonard Tuahu, est né en 1956. Il est peintre
de profession et demeure à Afareaitu à Tahiti.
Le requérant N° 9, Damien Tehuiota, né en 1944, sans profession,
demeure à Faaa à Tahiti. Il aurait travaillé à Mururoa entre 1970 et
1978, aurait perdu plusieurs fois sa peau et ses cheveux et aurait dû
se rendre plusieurs fois en métropole pour se faire soigner. Il
n’aurait pas d’enfant par crainte de dommages génétiques.
Le requérant N° 10, Enrico Tahitoe, né en 1933, agent
administratif de profession, demeure également à Faaa, aux termes de
la procuration délivrée à son conseil mais, d’après un courrier du
14 novembre 1995, se rendrait régulièrement sur son île natale, Raroia,
qui se situe à 600 km de Mururoa.
Le requérant N° 11, Nataio Nanunea, né en 1943, sans profession,
demeure à Punaauia à Tahiti. Il aurait quitté son emploi à Mururoa en
1976, après s’être retrouvé partiellement paralysé.
Le requérant N° 12, William Teagai, sans profession, est né en
1942 et demeure à Pirae à Tahiti.
Le requérant N° 13, Tehei Naehu, est un retraité de nationalité
française né en 1925 et demeurant à Hivaoa Narquises à Tahiti.
Le requérant N° 14, Hoatuau Mataitai, est un ressortissant
français né en 1927 qui demeure à Rikitea sur l’île de Mangareva, à
400 km de Mururoa. Il est pasteur de profession. La population totale
de Mangareva, une île de l’archipel des Gambiers, est de 500 personnes.
Le requérant N° 15, Tepono Teakarotu, un ressortissant français
né en 1934 et agriculteur de profession, demeure également sur l’île
de Mangareva.
La requérante N° 16, Louise Labbeyi, née en 1914, de nationalité
française, sans profession, demeure à Rikitea, sur Mangareva.
Le requérant N° 17, Siméon Pakaiti, est un ressortissant français
né en 1914 qui exerce la profession d’aquaculteur de perles à
Mangareva.
Le requérant N° 18, Ciprian Puputauki, né en 1934, de nationalité
française, est plongeur de profession et réside à Mangareva. Il aurait
travaillé à Mururoa, à des dates non précisées.
La requérante N° 19, Denise Shivo-Abe, née en 1928, de
nationalité française, habite également à Mangareva où elle exerce la
profession d’aquacultrice.
Pour la procédure devant la Commission, tous les requérants sont
représentés par M. Michael Bothe, professeur de droit à l’université
de Francfort-sur-le-Main.
II. LES FAITS OBJET DE LA REQUETE
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été présentés par les
parties, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants habitent tous en Polynésie française qui est un
Territoire d’Outre-Mer (T.O.M) situé dans la partie la plus à l’est du
Pacifique Sud. C’est un archipel d’environ 130 îles dont la population
avoisine les 200.000 personnes dont la moitié vivent sur l’île la plus
grande, Tahiti.
Dans le cadre du développement de sa force de frappe nucléaire,
la France, après avoir procédé de 1960 à 1966 à des essais nucléaires
en Algérie, décida de transférer en Polynésie son activité
d’expérimentation nucléaire. Les sites retenus furent des atolls
inhabités de l’archipel de Tuamotu, à savoir les atolls de Mururoa (ou
Moruroa) et de Fangataufa, situés à 1.200 km au sud de Tahiti, à
2.000 km des îles Cook, à 4.200 km de la Nouvelle-Zélande, à 6.000 km
du Chili et de l’Australie et à 6.500 km du Mexique. L’îlot peuplé le
plus proche, Tureia (environ 60 habitants), se trouve à 100 km.
Fangataufa est à 40 km au sud de Mururoa. L’archipel peuplé le plus
proche est celui des Gambiers dont Mangareva, l’île principale, est
située à 400 km de Mururoa.
Les 2 atolls en question furent cédés à l’Etat français le
6 février 1964 par la Commission permanente de l’Assemblée territoriale
de la Polynésie française pour la durée des essais nucléaires.
Le premier essai nucléaire du 2 juillet 1966 ouvrit un cycle de
44 tirs atmosphériques, cycle clos le 5 juin 1975 avec le premier essai
souterrain sur l’atoll de Fangataufa. Depuis 1975 il y eut 127 essais
souterrains (au moins 138 d’après les requérants), principalement sur
l’atoll de Mururoa. En 1992, par une déclaration présidentielle du
8 avril, la France annonça la suspension de ses essais en soutien de
son initiative diplomatique concernant le désarmement nucléaire. Ce
moratoire fut prolongé en 1993 après que les principales puissances
nucléaires eurent annoncé la suspension de leurs propres essais. Seule
la Chine reprit alors des tests, notamment en août 1995.
Le 13 juin 1995, lors d’une conférence de presse, le Président
de la République française nouvellement élu fit part de sa décision de
reprendre, à partir de septembre 1995 et jusqu’au printemps 1996, la
série des 7 essais interrompue par le moratoire de 1992 en indiquant
que ces essais seraient les derniers effectués par la France avant le
traité d’interdiction globale des essais nucléaires en cours de
négociation à la conférence sur le désarmement à Genève, traité dont
l’ouverture à la signature est prévue pour 1996.
A la date de la décision de la Commission, 4 essais ont déjà eu
lieu en exécution de la décision du Président de la République : le
premier tir, le 5 septembre 1995, d’une puissance approximative de
20.000 tonnes d’équivalent T.N.T (soit à peu près la puissance de la
bombe d’Hiroshima), a été effectué à Mururoa, le deuxième, le
2 octobre 1995, d’une puissance de 110.000 tonnes d’équivalent T.N.T,
à Fangataufa et le troisième, le 28 octobre 1995, d’une puissance de
60.000 tonnes d’équivalent T.N.T, à Mururoa. Un quatrième essai, d’une
puissance de 40.000 tonnes, a eu lieu le 21 novembre 1995, à Mururoa.
La reprise des essais a été très largement critiquée par la
communauté internationale, les organisations écologistes et le public,
avec des réactions allant de l’expression de « regrets » à des
manifestations à Papeete et dans plusieurs capitales. En particulier,
lors de la 4ème session parlementaire de l’Organisation sur la Sécurité
et la Coopération en Europe (O.S.C.E.) à Ottawa en juillet 1995, les
autorités françaises ont été exhortées à revenir sur leur décision
concernant la reprise des essais nucléaires. De même, la Commission de
désarmement de l’O.N.U a adopté le 16 novembre 1995 une résolution
condamnant les essais nucléaires français.
– Technique des essais nucléaires souterrains à Mururoa
Mururoa est un ancien volcan, éteint depuis près de 9 millions
d’années, qui s’est formé sur le plancher océanique à partir d’un point
chaud, aujourd’hui éloigné de milliers de kilomètres de la ceinture de
feu du Pacifique. Arasé par l’érosion au niveau de la mer puis descendu
sous l’effet de son poids, sa base repose sur des fonds de 3.000 m. Il
est donc d’une hauteur comparable à celle de l’Etna. La partie émergée
– l’atoll – a moins de 3 m d’altitude, mesure 28 km de long sur 11 km
de large et est constituée d’une couronne récifale quasi continue, à
l’exception d’une passe naturelle à l’ouest de 5 km de large, entourant
un lagon navigable d’une profondeur de 40 m.
La partie supérieure immergée est constituée de corail et de
calcaire jusqu’à une profondeur d’environ 300 à 450 m puis d’une couche
argileuse. Le socle d’origine volcanique est constitué de coulées
massives de basalte.
Jusqu’en 1981, les essais étaient effectués à partir de la terre
ferme de l’atoll en forant un puits vertical dans la couronne
corallienne à une profondeur de 500 à 1.000 m, selon l’énergie de
l’engin à expérimenter, puits dans lequel sont descendus l’engin
nucléaire et le « laboratoire de mesures », placés dans un container
étanche de 15 m de longueur. Le puits est ensuite colmaté et, après le
tir, un forage de petit diamètre permet de récupérer par carottage les
fragments de roche pour l’établissement du bilan radiochimique du tir.
A partir de 1981, des puits furent également forés à travers
l’eau du lagon avec la technique des forages off-shore et depuis 1987
tous les tirs sont réalisés à travers le lagon.
La réaction nucléaire, qui dure moins d’une nanoseconde, émet des
flux, températures et pression considérables (plusieurs dizaines de
millions de degrés et plusieurs millions d’atmosphères). La chaleur
dégagée fait que la roche basaltique fond autour du point zéro de
l’explosion. Il a toujours été soutenu par le Gouvernement français
qu’en se refroidissant ce liquide siliceux se solidifie en un verre qui
« piège » la quasi-totalité des résidus radioactifs : le taux de
rétention du plutonium est ainsi de 100% et se situe entre 20 et 40%
pour le césium 137 et le strontium 90.
– Mesures de contrôle et de surveillance de l’environnement
Depuis le début des essais nucléaires en Polynésie française, le
Gouvernement a mis en place un système de contrôle et de surveillance
des atolls et de leur environnement : les autorités compétentes sont
deux laboratoires implantés à Montlhéry (en France) et à Mururoa ou
Faaa (le service mixte de sécurité radiologique et le service mixte de
contrôle biologique), qui dépendent tous deux de la direction des
centres d’expérimentation nucléaires (D.I.R.C.E.N). Le service de
sécurité radiologique (S.M.S.R) a la responsabilité de la sécurité
radiologique des essais et de la protection des populations de la
radioactivité tandis que le service de contrôle biologique (S.M.C.B)
est responsable pour la surveillance radiologique, la sauvegarde des
animaux, des denrées alimentaires et de l’eau potable près du site
d’essais. La plupart des informations collectées par ces services
relèvent cependant du secret défense.
Le Gouvernement a toutefois autorisé 3 missions scientifiques
internationales à étudier l’état géologique et radiologique de l’atoll
de Mururoa. Il s’agit de la mission conduite par Haroun Tazieff (du 26
au 28 juin 1982), de la mission Atkinson (du 25 au 29 octobre 1983),
composée d’experts d’Australie, de Nouvelle-Zélande et de Papouasie-
Nouvelle Guinée, et de la mission Cousteau (du 20 au 25 juin 1987),
la seule à avoir été autorisée à prélever des échantillons de plancton,
de sédiments et d’eau sur le site dés le lendemain d’une explosion.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (A.I.E.A) a aussi été
autorisée à effectuer des prélèvements marins et terrestres en 1991 et
1994, dans le cadre d’un projet d’intercomparaison de la fiabilité des
méthodes d’analyses des laboratoires participants.
Le Gouvernement souligne que la France est le seul pays au monde
à avoir permis l’accès de son champ de tir nucléaire à des
scientifiques étrangers et que l’ensemble des données publiables l’ont
été, compte tenu du fait que les informations tenant à la nature des
charges, à leur puissance et à leurs effets n’ont à l’évidence pas
toutes vocation à être publiées, s’agissant pour la France
d’expérimenter des armes nucléaires sur lesquelles repose sa défense.
Le Gouvernement soutient également que toutes les missions ont abouti
à la conclusion que la concentration d’isotopes dans le lagon et aux
alentours était faible et compatible avec les niveaux de contamination
résultant des essais atmosphériques anciens conduits à Mururoa et
ailleurs.
Les requérants soutiennent, quant à eux, que les missions
scientifiques internationales autorisées par le Gouvernement français
n’ont été en réalité que des alibis, utilisés par le Gouvernement pour
tenter de justifier sa thèse de l’innocuité totale des essais. Ils
soulignent l’extrême brièveté (de 2 à 5 jours) desdites missions, que
les experts eux-mêmes ont qualifié « d’exploratoires », le fait que les
experts n’ont pu accéder en toute liberté à tous les endroits du site
de Mururoa pour faire des prélèvements et le fait qu’aucune mission n’a
été autorisée à se rendre à Fangataufa. Enfin, les conclusions des
experts ne feraient pas l’unanimité dans le monde scientifique.
Par ailleurs, tant la Nouvelle-Zélande que l’Australie
« surveillent » les essais nucléaires français dans le cadre d’un
programme international de surveillance des essais nucléaires basé à
Washington. Le laboratoire national des radiations néo-zélandais de
Christchurch surveille ainsi la radioactivité dans les îles du
Pacifique depuis 1961, époque où les Etats-Unis et le Royaume-Uni
effectuaient également des tests atmosphériques dans la région. La
station de surveillance la plus proche de Mururoa, qui enregistre
notamment les secousses sismiques causées par un tir nucléaire, est
située dans les îles Cook, à Rarotonga. Le laboratoire des radiations
néo-zélandais a publié des rapports sur les retombées radioactives dans
le Pacifique sud en 1991, 1992 et 1993.
Enfin, à la demande du ministre australien de l’environnement,
un rapport de synthèse sur l’impact des essais nucléaires à Mururoa et
Fangataufa a été soumis à la conférence des ministres de
l’environnement du Pacifique sud, qui s’est tenue à Brisbane en
août 1995.
– Suivi médical des populations concernées
L’action des rayonnements sur l’organisme peut se faire soit par
irradiation externe, soit par irradiation interne suite à la
pénétration dans l’organisme de substances radioactives par voie
respiratoire, digestive ou cutanée. L’effet à long terme le plus
important des radiations ionisantes est l’induction possible de cancers
dont le délai de latence peut être de plusieurs dizaines d’années.
Les principales substances radioactives susceptibles de se fixer
dans l’organisme humain, essentiellement par la chaîne alimentaire,
sont : le strontium 90, un isotope de l’oxygène avec une demi vie de
28 ans qui se comporte chimiquement comme le calcium et peut donc se
fixer dans les os ; le césium 137, d’une demi vie de 30 ans, est un
mimétique du potassium mais est retenu par le corps moins longtemps que
le strontium, la moitié d’une dose donnée étant éliminée en 4 mois ;
l’iode 131 qui se concentre dans la glande thyroïde mais n’a qu’une
demi vie de 8 jours. Le strontium 90 et le césium 137 sont des
radioéléments moyennement solubles tandis que l’iode 131 est volatil.
Il existe également une maladie spécifique à la région du
Pacifique sud (et aux îles Caraïbes), à savoir la ciguatera. La
ciguatera est un empoisonnement non fatal par une toxine produite par
un micro-organisme proliférant sur les algues envahissant les coraux
morts, toxine transmise aux poissons herbivores puis aux poissons
carnivores du lagon qui eux-mêmes la transmettent à l’homme. Cette
maladie, souvent chronique, se manifeste par des vomissements,
diarrhées, douleurs abdominales et troubles sensoriels ou moteurs.
Selon les requérants l’augmentation de la ciguatera en Polynésie
française est un effet indirect des essais, en rapport non pas avec la
radioactivité mais avec la destruction corallienne qui en résulte.
Les personnes travaillant sur le site de Mururoa, qu’il s’agisse
de personnel d’origine métropolitaine ou locale, font l’objet d’un
suivi médical par le service médical des armées tout au long de leur
contrat, suivi qui cesse cependant après la fin du contrat. On estime
à plusieurs dizaines de milliers le nombre de personnes ayant transité,
pendant des périodes plus ou moins longues, par les atolls de Mururoa
et Fangataufa, dont 8.000 à 10.000 Polynésiens.
En ce qui concerne la population de Polynésie française en
général, un rapport de Médecins Sans Frontières de juillet 1995 relève
que l’espérance de vie est passée de 44 ans à la fin des années 40 à
70 ans au début des années 90, que le taux de mortalité infantile est
comparable à celui des pays européens et que 45 % de tous les décès
sont maintenant attribués à des maladies typiques de pays développés,
à savoir les maladies cardio-vasculaires ou les maladies dégénératives
chroniques telles le diabète ou le cancer.
Ce rapport regrette cependant l’absence d’une surveillance
épidémiologique de la population, qui n’a de sens que sur le long terme
et qui aurait permis de disposer de statistiques fiables notamment pour
ce qui est du taux de décès par cancer. Il n’existe ainsi aucun fichier
recensant les malformations congénitales et un fichier de déclarations
des cas de décès par cancer n’a été créé qu’en 1980 et n’est devenu
opérationnel que vers 1985. Aucune donnée spécifique n’est disponible
en ce qui concerne les personnes ayant travaillé sur le site de Mururoa
ou les populations les plus exposées pendant la période des tests
atmosphériques (soit les habitants de l’archipel des Gambiers).
Pour le Gouvernement, au vu des taux de radioactivité
infinitésimaux constatés dans l’environnement, même en dépit de la mise
en oeuvre pendant plusieurs années de tests atmosphériques, il est
totalement faux de prétendre qu’il y aurait risque d’une augmentation
de maladies d’origine radiologique. Le rapport Atkinson de 1983 en
particulier n’aurait relevé aucune augmentation significative du nombre
de cancers.
A cet égard, le Gouvernement indique que la dose reçue du fait
des rayonnements naturels, telluriques et cosmiques, est estimée à des
valeurs comprises entre 500 et 1.000 microsieverts par an en Polynésie
et 1.000 et 5.000 en France métropolitaine, les rayonnements naturels
variant considérablement d’une hémisphère à l’autre voire d’une région
à une autre. Or, la dose reçue par la population polynésienne du fait
de la radioactivité artificielle se situe, en 1994, entre 1,4 et
1,7 microsieverts pour les adultes et 0,8 et 4,3 microsieverts pour les
enfants. De même, la concentration moyenne en césium 137 dans les
aérosols atmosphériques en Polynésie correspond en 1994 à un tiers
seulement de la valeur mesurée en métropole, alors que le niveau de
césium provenant des anciens essais atmosphériques dans la région était
retombé, dès 1985, à la limite du mesurable, selon les analyses
effectuées par le laboratoire néo-zélandais des radiations. Au vu des
taux respectifs de radioactivité constatés, le Gouvernement souligne
qu’une étude épidémiologique de la population serait d’une bien plus
grande utilité sur le territoire métropolitain.
Enfin, le Gouvernement soutient que s’il est vrai qu’il a pu être
constaté depuis 1986 une légère augmentation du nombre des cancers en
Polynésie française, cette augmentation, comparable à celle observée
partout ailleurs dans le monde, s’explique par un nombre croissant,
d’une part, de cancers du poumon dus au tabagisme et, d’autre part, de
cancers gynécologiques.
– Risques présentés par les essais nucléaires
A. Risques de fracturation de l’atoll de Mururoa
D’après le Gouvernement, ce scénario catastrophe ne s’appuierait
sur aucune base scientifique sérieuse. Il cite à cet égard le rapport
Atkinson de 1983 et le rapport de Brisbane de 1995, dont il ressort
qu’il est peu probable que les 7 ou 8 essais restants envisagés par les
autorités françaises conduisent à une fracturation de l’atoll. En
outre, depuis que les tirs se font sous le lagon, le risque de
glissements de matières sédimentaires, qui est au demeurant un
phénomène naturel, est quasi-exclu.
Les requérants font valoir que l’atoll de Mururoa est « troué
comme un gruyère » et qu’un risque existe, nécessitant pour le moins des
études approfondies, car, au cas où l’atoll se fracturerait, il y
aurait alors échappement de tous les résidus radioactifs et
contamination de l’océan sur des milliers de kilomètres. Au fil des
ans, Mururoa est devenu une énorme décharge nucléaire mais les
conditions de conservation et de stockage des déchets radioactifs ne
sont pas, même approximativement, conformes aux normes existant en la
matière pour l’énergie nucléaire civile. Aucune étude sérieuse n’aurait
été entreprise par les autorités pour exclure une fracturation du socle
volcanique, alors que la mission Cousteau avait déjà en 1987 constaté
d’importantes fractures et fissures sur le flanc sud de l’atoll, suite
à un incident de juillet 1979 où il fallut faire exploser une charge
nucléaire à seulement 400 m de profondeur au lieu des 800 m prévus, ce
qui entraîna un effondrement d’environ 1 million de m3 de la partie
calcaire et un petit raz de marée (tsunami).
B. Risques de pollution par retombées atmosphériques
Depuis l’abandon des tests atmosphériques, ce risque est
inexistant, d’après le Gouvernement. En principe, il ne peut y avoir
de pollution atmosphérique puisque les tirs sont souterrains. Les
études faites tant par les néo-zélandais que les australiens démontrent
au demeurant que depuis le début des années 80 les émissions
radioactives sont en-dessous des seuils de détection.
Il peut y avoir en revanche un rejet limité dans l’atmosphère des
isotopes volatils par un phénomène d’expulsion gazeuse (« venting »)
après un tir souterrain, essentiellement par remontée dans le puits de
forage. Les isotopes concernés sont le tritium (demi vie : 12 ans),
l’iode 131 et des gaz nobles tels que le krypton et le xénon mais, en
raison de leur non-incorporation dans la chaîne alimentaire ou de leur
brièveté de vie, les incidences de contamination radioactive sont
négligeables. Si échappement il y a, il est de toute façon limité au
site de Mururoa et il n’y a pas de risque de retombées de poussières
radioactives transportées par le vent ou l’air sur de longues
distances. D’ailleurs des mesures sont systématiquement faites après
chaque tir pour ce qui est des isotopes volatils car leur absence est
indicative de la bonne qualité de colmatage du puits de tir.
Pour les requérants, l’absence de ce risque n’est aucunement
démontré, alors que beaucoup de scientifiques le mentionnent comme
étant une source de contamination possible.
C. Risques de pollution marine et de contamination par la chaîne
alimentaire
Le Gouvernement indique qu’il existe effectivement un système
hydrogéologique dans le socle basaltique des atolls et les roches
calcaires qui les surmontent mais qu’il serait hasardeux d’en déduire
une probabilité de remontée dans le milieu marin des radioéléments par
infiltrations des roches fracturées ou par fuites. En tout état de
cause, cette lente migration ne concerne que l’eau du lagon en raison
du fort pouvoir de dilution de l’océan. S’agissant des eaux du lagon,
seuls quelques radioéléments marquent une concentration supérieure à
celle observée dans l’océan, dont le plutonium qui a des activités
spécifiques de 0,3 Becquerel (Bq)/m3 au lieu de 0,03 Bq/m3 dans
l’océan, ce qui serait dû aux essais atmosphériques anciens.
Enfin les mesures effectuées dans l’océan, au delà des récifs
coralliens, notamment par les équipes de l’A.I.E.A, y compris à
1.000 km au nord ouest de Mururoa, n’ont permis de détecter aucune
trace de radioactivité et les relevés les plus récents effectués par
les autorités françaises n’ont décelé aucune trace de radioactivité
dans les poissons, personne n’étant en mesure de produire un relevé
contraire.
Les requérants rétorquent que la présence d’une radioactivité
même faible dans l’eau peut néanmoins conduire à une concentration
significative dans la nourriture exposée à la radioactivité dans l’eau
de mer. Ainsi, une concentration de Césium 137 de 8 Bq/l dans l’eau
conduit à une concentration de 400 Bq/kg dans le poisson et, avec une
consommation annuelle de 200 kg de poisson, l’individu atteindrait une
exposition de 1 millisievert par an, ce qui est la limite annuelle
d’exposition permissible, selon la commission internationale de la
protection radiologique.
S’il est vrai que la contamination directe de l’eau est
relativement faible s’agissant des espèces pêchées près des lieux des
essais, il n’empêche qu’il existe aussi des espèces hautement
migratoires telles que le thon. Or ni les pêcheurs ni les acheteurs du
thon vendu à Tahiti et en principe pêché au sud de cette île ne sont
en mesure de savoir si le thon en question est ou non passé par la
région polluée par les essais.
DROIT ET PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. Dispositions constitutionnelles et réglementaires
Article 5 de la Constitution de 1958 :
« Le Président de la République est le garant de
l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire. »
Article 15 de la Constitution de 1958 :
« Le Président de la République est le chef des armées. Il
préside les conseils et comités supérieurs de la défense
nationale. »
Article 21 de la Constitution de 1958 :
« Le premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il
est responsable de la défense nationale… Il supplée, le
cas échéant, le Président de la République dans la
présidence des conseils et comités prévus à
l’article 15… »
Article 1 du décret N° 64-46 du 14 janvier 1964 :
« Le Conseil de défense est composé, sous la présidence du
chef de l’état, du premier ministre, des ministres des
affaires étrangères, de l’intérieur, de la défense et des
finances auquel assistent le chef d’état-major des armées,
le délégué général à l’armement et les chefs d’état-major
des trois armées. Il arrête la mission, l’organisation et
les conditions d’engagement des forces nucléaires. »
Article 2 du décret du 14 janvier 1964 :
« Le premier ministre assure l’application des mesures
générales à prendre en vertu des décisions arrêtées par le
Conseil de défense en ce qui concerne l’organisation et les
conditions d’engagement des forces nucléaires. Le ministre
de la défense est responsable de l’organisation, de la
gestion et de la mise en condition d’emploi des forces
nucléaires et de l’infrastructure qui leur est nécessaire. »
Article 5 du décret 64-46 du 14 janvier 1964 :
« Le commandant des forces aériennes stratégiques est chargé
de l’exécution des opérations de ces forces sur ordre
d’engagement donné par le Président de la République,
président du Conseil de défense et chef des armées. »
B. Jurisprudence du Conseil d’Etat sur la notion « d’actes de
gouvernement »
Arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875 :
« Considérant que pour demander l’annulation de la décision
qui a refusé de rétablir son nom sur la liste des généraux
de division publiée dans l’annuaire militaire, le prince
Napoléon-Joseph Bonaparte se fonde sur ce que le grade de
général de division que l’Empereur, agissant en vertu des
pouvoirs qu’il tenait de l’art. 6 du sénatus-consulte du
7 nov. 1852, lui avait conféré par le décret du
9 mars 1854, était un grade qui lui était garanti par
l’art. 1er de la loi du 19 mai 1834 ;
mais, cons. que, si l’art. 6 du sénatus-consulte donnait à
l’Empereur le droit de fixer les titres et la condition des
membres de sa famille et de régler leurs devoirs et
obligations, cet article disposait en même temps que
l’Empereur avait pleine autorité sur tous les membres de sa
famille ; que les situations qui pouvaient être faites aux
princes de la famille impériale étaient donc toujours
subordonnées à la volonté de l’Empereur ; que, dès lors, la
situation faite au prince Napoléon-Joseph par le décret du
9 mars 1854, ne constituait pas le grade dont la propriété
définitive et irrévocable…est garantie par l’art. 1er de
la loi du 19 mai 1834, et qui donne à l’officier qui en est
pourvu le droit de figurer sur la liste d’ancienneté
publiée chaque année dans l’annuaire militaire ; que, dans
ces conditions, le prince Napoléon-Joseph n’est pas fondé
à se plaindre de ce que son nom a cessé d’être porté sur la
liste de l’état-major général de l’armée ;… »
Arrêt Paris de la Bollardière et autres du 11 juillet 1975 :
« Considérant que le décret attaqué, qui a créé autour de
l’atoll de Mururoa une zone de sécurité d’une étendue de
60 milles marins, contiguë à la mer territoriale, et
l’arrêté attaqué, qui a suspendu la navigation maritime
dans cette zone, se rattachent aux relations
internationales de la France ; que, par suite, ces
décisions ne sont pas de nature à être déférées à la
juridiction administrative ; »
Arrêt Association Greenpeace France du 29 septembre 1995 :
« Considérant que le Président de la République a, le
13 juin 1995, rendu publique sa décision de procéder, en
préalable à la négociation d’un traité international, à la
reprise d’une série d’essais nucléaires ; que ces essais
avaient été suspendus en avril 1992 au soutien d’une
initiative diplomatique de la France portant sur le
désarmement nucléaire, et que ce moratoire avait été
prolongé en juillet 1993 après que les principales
puissances nucléaires eurent elles-mêmes annoncé la
suspension de leurs propres essais ; qu’ainsi la décision
attaquée n’est pas détachable de la conduite des relations
internationales de la France et échappe, par suite, à tout
contrôle juridictionnel ; que la juridiction administrative
n’est, dès lors, pas compétente pour connaître de la
requête de l’association Greenpeace France tendant à
l’annulation pour excès de pouvoir de cette décision ; »
GRIEFS
Les requérants se plaignent de la décision du Président de la
République française du 13 juin 1995 de reprendre une série d’essais
nucléaires sur les atolls de Mururoa et Fangataufa, en Polynésie
française.
1. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie
garanti par l’article 2 de la Convention. Ils exposent que, compte tenu
de la spécificité des effets de la radioactivité, qui entraîne des
cancers, leucémies et malformations génétiques à long terme et qui se
propage de manière invisible et insidieuse dans l’air, l’eau et la
chaîne alimentaire, il y a violation de l’obligation positive de l’Etat
français de prendre toutes les précautions nécessaires pour protéger
leur vie lorsqu’aucune mesure de précaution sanitaire (telle
l’évacuation des populations) ni aucun suivi médical systématique ne
sont assurés. En l’espèce, la reprise des essais nucléaires représente
un risque sérieux, réel et immédiat pour la vie des requérants.
2. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 3 de la
Convention en soutenant que l’annonce de la décision de reprise des
essais a suscité chez eux un sentiment extrême de peur et d’angoisse,
d’autant que cette annonce est intervenue au moment du 50ème
anniversaire de la bombe d’Hiroshima et qu’à cette occasion, la presse,
la radio et la télévision ont largement rappelé et montré les
souffrances endurées par la population japonaise. Pour les requérants
il s’agit d’un traitement dégradant et humiliant à effet cumulatif
puisque que la population polynésienne vit dans la terreur des
conséquences des multiples essais précédents et dans l’angoisse des
conséquences potentiellement dramatiques de la nouvelle série d’essais.
3. Les requérants, se fondant sur l’arrêt Lopez Ostra (Cour eur.
D.H., série A n° 303-C), invoquent également une violation de leur
droit au respect de leur vie privée et de leur domicile, reconnu à
l’article 8 de la Convention. Ils exposent, d’une part, que cette
ingérence n’est pas prévue par la loi, au sens du paragraphe 2 de
l’article 8, car la décision prise par le seul Président de la
République est anticonstitutionnelle et entachée d’un vice de procédure
substantiel dans la mesure où les travaux et ouvrages nécessaires à la
réalisation des essais n’ont pas fait l’objet d’une enquête publique
préalable et d’une étude d’impact. D’autre part, l’ingérence n’est pas
justifiée car elle ne constitue pas, dans une société démocratique,
une mesure nécessaire à la sécurité nationale dans la mesure où l’Etat
ne démontre pas avoir pris toutes les précautions nécessaires pour
s’assurer d’un juste équilibre entre l’intérêt des individus et celui
de la collectivité.
4. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit au respect
de leurs biens, tel que garanti par l’article 1 du Protocole N° 1 à la
Convention. L’existence d’un risque sérieux de contamination
radioactive doit en l’espèce être assimilé à une expropriation de fait
puisque, si le risque se réalise, les terres et propriétés des
requérants deviendraient inutilisables ou, à tout le moins, leur
possibilité d’utilisation serait réduite d’une façon si substantielle
qu’il y aurait atteinte au droit à l’usage de leurs biens.
5. Les requérants invoquent aussi une violation de l’article 13 de
la Convention car ils estiment ne pas bénéficier en droit français d’un
recours effectif pour mettre fin aux violations alléguées, la
jurisprudence française considérant en effet que la décision du
Président relève de la catégorie d’actes dits « actes de gouvernement »,
qui, au nom de la raison d’état, échappent à tout contrôle
juridictionnel. En outre, la décision présidentielle n’a pris que la
forme d’un communiqué de presse et n’a fait l’objet d’aucune
publication dans le Journal officiel.
6. Les requérants estiment être victimes d’une discrimination fondée
sur leur race contraire à l’article 14 de la Convention en raison du
choix du lieu des essais. Il existerait en effet en France
métropolitaine des sites (notamment dans le Massif Central) comportant
des formations géologiques suffisamment solides pour résister à
l’énorme pression résultant d’une explosion nucléaire souterraine. En
outre, la conduite des essais en Polynésie est extrêmement coûteuse
puisque la bombe est fabriquée en métropole et doit être transportée
à Mururoa à grands frais. Le choix du site de Mururoa ne s’expliquerait
donc que par le fait qu’il serait politiquement plus acceptable
d’exposer une population minoritaire et non-européenne aux risques
découlant des essais nucléaires.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite par les deux premiers requérants par
télécopie le 8 août 1995 et enregistrée le 9 août 1995 sous le N° de
dossier 28204/95. Le 10 août 1995, le Président de la Commission a
rejeté la demande des requérants tendant à ce qu’il soit fait
application de l’article 36 du Règlement intérieur pour inviter le
Gouvernement français à ne pas procéder à la reprise des essais
nucléaires.
Par télécopie du 17 août 1995, les requérants N° 1 et 2 ont
réitéré leur demande d’application de l’article 36 du Règlement
intérieur et les requérants N° 3 à 13 ont déclaré vouloir se joindre
à la requête 28204/95 en demandant également à ce qu’il soit fait
application de l’article 36. Ces demandes ont été rejetées par le
Président de la Commission le 21 août 1995.
Par télécopie du 31 août 1995, les requérants N° 14 à 19 ont
déclaré se joindre à la requête N° 28204/95 et tous les requérants ont
de nouveau demandé à la Commission de faire application de l’article 36
de son Règlement intérieur.
Le 5 septembre 1995, la Commission a décidé de ne pas faire
application de l’article 36 de son Règlement intérieur. Elle a décidé
de traiter la requête par priorité, conformément à l’article 33 du
Règlement, et de porter la requête dans son ensemble à la connaissance
du Gouvernement défendeur en l’invitant à présenter par écrit ses
observations sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 20 octobre 1995.
Les requérants y ont répondu le 10 novembre 1995.
EN DROIT
Les requérants se plaignent, au regard des articles 2, 3, 8, 13
et 14 (art. 2, 3, 8, 13, 14) de la Convention et de l’article 1 du
Protocole N° 1 (P1-1) à la Convention, de la décision du Président de
la République française du 13 juin 1995 de reprendre à partir de
septembre 1995 jusqu’au printemps 1996 une série d’essais nucléaires
à Mururoa et Fangataufa, en Polynésie française.
1. En ce qui concerne la requérante N° 1, Vaihere Bordes, la Commission
constate que, par lettre du 17 août 1995, elle a indiqué se désister
de la requête qu’elle avait présentée le 8 août en raison du fait
qu’elle avait parallèlement introduit une requête devant le Comité des
Droits de l’Homme des Nations-Unies à Genève. La Commission en conclut
que la requérante n’entend plus maintenir sa requête et qu’elle doit
donc être rayée du rôle en application de l’article 30 par. 1 a)
(art. 30-1-a) de la Convention.
2. Le Gouvernement soutient, à titre principal, que les requérants
ne sauraient se prétendre victimes d’une violation de la Convention au
sens de son article 25 (art. 26), car ils ne démontrent l’existence
d’aucun intérêt qui leur donnerait qualité pour agir devant la
Commission. L’article 25 (art. 25) précité n’institue pas une actio
popularis mais exige que le requérant personne physique établisse qu’il
est ou sera personnellement et directement affecté par une action ou
une omission constitutive d’une violation de la Convention. Il faut
donc qu’il y ait lésion effective d’un droit et non pas simple menace
d’une lésion.
A la différence des affaires Soering et Beldjoudi (Cour eur.
D.H., série A n° 161 et 234-A respectivement), qui concernaient des
décisions d’extradition ou d’expulsion déjà prises mais non encore
exécutées, la décision de reprendre les essais nucléaires n’est pas un
acte dont l’exécution entraînerait ipso facto et nécessairement une
violation des droits garantis par la Convention. En effet, ce n’est pas
la réalisation de cette ultime série d’essais en elle-même qui pourrait
constituer une violation, mais seulement les conséquences que les
requérants lui attribuent, à savoir une pollution de l’environnement
dommageable pour les populations. Or, le Gouvernement pense avoir
démontré que lesdites conséquences sont rien moins que probables.
D’après la jurisprudence (arrêt Soering précité du
7 juillet 1989, p. 33, par. 85) la violation ne saurait résulter des
« répercussions trop lointaines » de l’acte. Le Gouvernement soutient
qu’en l’espèce les répercussions éventuelles des essais ne sont même
pas démontrées et qu’il n’incombe pas aux autorités d’apporter la
preuve d’un risque zéro des essais, contrairement à ce qu’exigent les
requérants, car en matière scientifique une telle preuve est impossible
à rapporter, la science ne s’exprimant qu’en termes de probabilité qui
pour faible qu’elle soit n’est jamais égale à zéro.
A titre subsidiaire, le Gouvernement soulève une exception de
non-épuisement des voies de recours internes. Il relève qu’aucune voie
de recours n’a été exercée par les requérants, prétendument parce qu’il
n’en existerait aucune d’efficace. Cette assertion est fausse car les
requérants, si un dommage était subi par eux, peuvent à tout moment
saisir les juridictions administratives d’un recours de plein
contentieux pour obtenir des dommages et intérêts, au demeurant dans
le cadre d’un régime de responsabilité particulièrement favorable aux
victimes en droit français. Les requérants soutiennent à cet égard que
l’allocation de cette réparation serait en tout état de cause tardive
mais cet argument est basé sur l’idée – erronée – que les essais
nucléaires devraient nécessairement entraîner un préjudice irréparable,
ce qui n’est pas le cas.
En outre, le Gouvernement soutient que la voie d’un recours pour
excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat n’est pas aussi manifestement
dépourvue de chances de succès que les requérants tentent de le faire
croire, d’une part, parce qu’un tel recours est possible même en
l’absence de publication de la décision contestée et, d’autre part,
parce que les requérants ont une conception dépassée de ce qu’il faut
entendre par « acte de Gouvernement », insusceptible d’un contrôle
juridictionnel. Le Gouvernement soutient que depuis l’arrêt Prince
Napoléon de 1875, il n’est plus permis d’affirmer que sont qualifiées
d’actes de gouvernement les décisions à caractère politique et observe
que l’arrêt Association Greenpeace France du 29 septembre 1995 ne s’est
pas fondé sur le fait que la décision du Président avait trait aux
essais nucléaires mais sur la circonstance que celle-ci était
indétachable de la poursuite des relations internationales de la
France.
A titre encore plus subsidiaire, le Gouvernement soutient que les
griefs des requérants sont manifestement dénués de fondement. En ce qui
concerne la violation alléguée de l’article 2 (art. 2) de la
Convention, s’il est vrai que la jurisprudence de la Commission peut
sembler imposer aux Etats des obligations positives, encore faut-il
qu’il y ait une menace sur la vie, réelle, sérieuse et d’une certaine
ampleur qui n’est pas donnée en l’espèce. Pour ce qui est du traitement
inhumain et dégradant contraire à l’article 3 (art. 3) de la Convention
prétendument subi par les requérants lors de l’annonce de la reprise
des essais, le Gouvernement soutient que, outre le fait que fait défaut
le critère tenant à l’intentionnalité, la peur et l’angoisse censées
être provoquées dans les populations n’atteignent pas le degré de
gravité requis pour être qualifiées de traitements inhumains et
dégradants, et, au demeurant, que les risques prétendument liés aux
essais nucléaires sont moins à l’origine de ces peurs, si elles
existent, que les informations alarmistes diffusées par les opposants
aux essais.
En ce qui concerne la violation alléguée de l’article 8
(art. 8) de la Convention, le Gouvernement estime que la jurisprudence
citée par les requérants (à savoir les arrêts Powell et Rayner du 21
février 1990 et Lopez Ostra du 9 décembre 1994) n’est pas transposable
à la présente affaire, car l’ingérence interdite par l’article 8
(art. 8) est l’ingérence effective, et non le risque d’une hypothétique
ingérence. Or, le site de Mururoa n’est pas radioactif, aucun effet des
essais nucléaires n’affecte la population et celle-ci n’est nullement
contrainte d’abandonner son domicile. Pour les mêmes raisons, il ne
saurait y avoir atteinte au droit des requérants au respect de leurs
biens au sens de l’article 1 du Protocole N° 1 (P1-1). S’agissant des
griefs tirés des articles 13 et 14 (art. 13, 14) de la Convention, le
Gouvernement rappelle que ces dispositions n’entrent en jeu que dans
l’hypothèse où les faits en litige tomberaient sous l’empire des
clauses normatives de la Convention, ce qui n’est pas le cas.
Les requérants rappellent tout d’abord que les essais que le
Gouvernement vient de reprendre sont la suite d’une longue série,
conduite d’abord dans l’atmosphère puis, à partir de 1975, dans le
socle des atolls de Mururoa et Fangataufa, Cette série a déjà eu des
effets néfastes sur l’environnement et sur la santé de certains des
requérants qui ont travaillé sur le site, de sorte qu’en réalité tous
les essais passés comme futurs constituent une violation continue des
droits des requérants.
Même au cas où les essais seraient terminés à la date de la
décision de la Commission, les requérants continueraient d’être victime
des violations dénoncées car la région restera contaminée pour des
années à venir et une rupture ultérieure des atolls, conséquence des
essais actuels, ne peut être exclue. Or les atolls en question feront
l’objet, aux termes du document de cession établi en 1964, d’un retour
gratuit au domaine du territoire de la Polynésie française dans l’état
où ils se trouveront à cette époque (c’est-à-dire à la fin des essais)
sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’Etat,
qui laissera donc sous la seule responsabilité des autorités civiles
du territoire la lourde charge de la protection sans leur en donner les
moyens financiers.
En ce qui concerne leur qualité de victime, les requérants
soutiennent qu’il serait anormal que l’intérêt à agir se dilue au fur
et à mesure que le nombre de personnes affectées augmente. Le fait
qu’il y ait bien d’autres personnes qui pourraient se prétendre
victimes n’enlève donc pas aux requérants en l’espèce leur intérêt à
agir. En ce qui concerne les requérants N° 7, 9 et 11, des troubles de
santé causés par les essais se sont déjà manifestés, de sorte que leur
qualité de victime ne fait aucun doute, puisqu’au moment de l’examen
de la recevabilité, les faits allégués par le requérant doivent être
tenus pour établis.
En ce qui concerne les requérants domiciliés à Tahiti (N° 2 à
13), ils ont un intérêt à agir car, s’il y a échappement de
radioactivité par transport aérien de radionucléides sur de longues
distances ou par migration de ceux-ci dans la chaîne alimentaire,
l’éloignement du site des essais n’est pas un facteur déterminant,
comme l’a démontré l’accident de Tchernobyl. Quant aux requérants
domiciliés à Mangareva, à 400 km sous le vent de Mururoa, leur qualité
de victime est encore plus évidente, leurs activités professionnelles
et leurs propriétés s’étant trouvées affectées par les essais, en
particulier pour les requérants N° 15, 17, 18 et 19 qui sont
agriculteur, aquaculteurs ou plongeur de profession.
S’il est vrai que les dommages qui résulteront finalement des
essais ne sont pas encore tout à fait certains, l’article 1
(art. 1) de la Convention et l’effet utile de celle-ci s’opposent à ce
que la qualité de victime soit déniée aux requérants, alors que ce sont
les autorités de l’Etat défendeur qui, au moins en partie, rendent
inaccessibles les données qui permettraient aux requérants de démontrer
de façon plus complète la haute probabilité d’un dommage (cf Cour eur,
D.H., arrêt Klass du 6 septembre 1978, série A n° 28, par. 34). Or, par
le refus d’accès aux informations, par le maintien du secret militaire
et par le refus de communication des dossiers médicaux, le Gouvernement
place les requérants dans une situation semblable à celle de l’affaire
Klass.
Tout le raisonnement du Gouvernement est basé sur l’affirmation
que des fuites de radioactivité lors des essais futurs ne sont guère
probables. Or, les requérants soutiennent que plus les essais
s’accumulent, plus le risque est grand et plus la qualité de victime
des requérants devient manifeste.
En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes,
les requérants relèvent tout d’abord que le Gouvernement ne conteste
pas qu’aucune voie de recours devant le juge civil, pénal ou
constitutionnel n’était ouverte. Quant au recours de plein contentieux
devant le juge administratif, il s’agit d’une action qui ne peut être
intentée qu’après la survenance des effets dommageables des essais
nucléaires sans pouvoir aboutir à l’arrêt desdits essais. Or, seul
l’arrêt des essais peut réduire le risque majeur que les requérants
soient victimes d’une atteinte au droit à la vie. Quant au recours pour
excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat, il s’agit, quoi qu’en dise
le Gouvernement, d’un recours manifestement dépourvu de toute chance
de succès. Il suffit à cet égard de se reporter à la décision rendue
le 29 septembre 1995 concernant le recours tenté par Greenpeace France.
Quant au bien-fondé des griefs, les requérants soulignent que la
mesure la plus adéquate pouvant être prise par le Gouvernement pour
protéger leur droit à la vie garanti par l’article 2 (art. 2) est
d’arrêter les essais. Ceci étant, le Gouvernement aurait à tout le
moins dû effectuer une étude d’impact préalablement aux essais. La
nécessité de telles études a été reconnue à la conférence de Rio de
Janeiro (point 17 de la déclaration de juin 1992) et le droit français
la prévoit également par le biais d’une loi du 10 juillet 1976,
applicable, selon les requérants, en matière militaire, même si la
directive CEE 85.337 du 27 juin 1985 dispense expressément d’étude
d’impact les projets destinés à des fins de défense nationale. Le
Gouvernement aurait dû également procéder à une enquête publique pour
permettre aux requérants d’exposer leurs points de vue et leurs
craintes.
Par ailleurs les autorités françaises auraient dû prendre des
mesures de surveillance continue, assurée et vérifiable des fuites
radioactives éventuelles, mesures les plus demandées par le monde
scientifique ainsi que par les institutions européennes (voir
Résolution du Parlement européen du 26 octobre 1995) ainsi que des
mesures de suivi médical des populations concernées et particulièrement
des personnes ayant travaillé sur le site ou vivant dans un voisinage
très proche.
Quant à la violation de l’article 3 (art. 3), les requérants
affirment que le mépris manifesté par le Gouvernement pour leurs
angoisses bien compréhensibles, qui ont conduit par exemple le
requérant N° 9 à ne pas avoir d’enfant par peur de dommages génétiques,
est la preuve de l’absence totale de respect de leur dignité. Pour ce
qui est de l’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale
et du domicile, les requérants ajoutent que les essais ont eu également
des conséquences sur la possibilité d’une vie familiale puisque les
requérants N° 7 et 9 ont apparemment, ou craignent d’avoir, un
patrimoine génétique endommagé.
Quant à la violation de l’article 13 (art. 13), contrairement à
ce qu’affirme le Gouvernement, il peut y avoir violation de cet article
même s’il n’y a pas violation d’une disposition substantielle : il
suffit pour cela que les requérants puissent se prétendre, de manière
plausible, victime d’une violation, ce qui est le cas en l’espèce. En
outre, la seule voie de recours ouverte aboutissant à un refus de juger
par le biais de la théorie d’acte de gouvernement, il y a violation du
droit à un recours effectif. Pour ce qui est des griefs sous l’angle
de l’article 14 (art. 14) et de l’article 1 du Protocole N° 1 (P1-1),
les requérants réitèrent leurs griefs, en précisant que ce sont surtout
les requérants habitant à Mangareva qui sont économiquement affectés.
La Commission a d’abord examiné la question de savoir si les 18
derniers requérants ont qualité pour se porter parties pour ce qui est
de la présente requête.
Le passage pertinent de l’article 25 (art. 25) de la Convention
prévoit que la Commission peut être saisie d’une requête adressée au
Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par toute personne physique,
toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers
qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties
Contractantes des droits reconnus dans la Convention.
Pour pouvoir se prévaloir de cette disposition il faut remplir
deux conditions : le requérant doit entrer dans l’une des catégories
de demandeurs mentionnés à l’article 25 (art. 25) et il doit pouvoir,
à premier examen, se prétendre victime d’une violation de la
Convention. Il est évident qu’en l’espèce la première condition est
remplie, s’agissant de requérants personnes physiques.
Quant à la seconde condition, la Commission rappelle sa
jurisprudence selon laquelle la notion de « victime » doit être
interprétée de façon autonome et indépendante de notions internes
telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. Pour
qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la
Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le
requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la
violation alléguée (N° 9939/82, déc. 4.7.83, D.R. 34 p. 213). Ainsi,
la Convention ne permet pas l’actio popularis, mais exige, pour
l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende
de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une
violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission
imputable à un Etat contractant (N° 6481/74, déc. 12.12.74, D.R. 1
p. 79).
Des termes « victime » et « violation », de même que de la
philosophie sous-jacente à l’obligation d’épuisement préalable des
voies de recours internes prévue à l’article 26 (art. 26), découle la
constatation que, dans le système de protection des droits de l’homme
imaginé par les auteurs de la Convention, l’exercice du droit de
recours individuel ne saurait avoir pour objet de prévenir une
violation de la Convention : en principe les organes chargés, aux
termes de l’article 19 (art. 19), d’assurer le respect des engagements
résultant pour les Etats de la Convention ne peuvent examiner et, le
cas échéant, constater une violation qu’a posteriori, lorsque celle-ci
a déjà eu lieu. De même, l’article 50 (art. 50) de la Convention ne
prévoit que l’octroi d’une satisfaction équitable, c’est-à-dire d’une
réparation, lorsque le droit interne ne permet qu’imparfaitement
d’effacer, non pas la violation elle-même, mais les conséquences de la
décision ou mesure qui a été jugée en opposition avec les obligations
découlant de la Convention.
Ce n’est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles
que le risque d’une violation future peut néanmoins conférer à un
requérant la qualité de victime d’une violation de la Convention. C’est
le cas par exemple d’une législation qui, sans avoir été appliquée
personnellement au requérant, lui fait courir le risque d’être affecté
directement, dans les conditions précises de son existence. C’est
également le cas, en matière d’expulsion ou d’extradition, lorsque le
requérant peut démontrer prima facie un risque de traitements inhumains
et dégradants, traitements dont la responsabilité incombera à l’Etat,
qui prend la décision d’expulser ou d’extrader, s’il n’a pas pris
toutes les précautions pour s’assurer que le requérant ne sera pas
soumis à de tels traitements.
Pour que dans une telle situation le requérant puisse se
prétendre victime, il faut toutefois qu’il produise des indices
raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une
violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions
ou conjectures sont insuffisantes à cet égard.
En l’espèce les requérants prétendent que la décision du
Président de la République du 13 juin 1995 de reprendre une série
d’essais nucléaires dans le Pacifique sud aboutira à une violation des
droits qui leur sont reconnus par la Convention en raison des
conséquences que cette décision est susceptible d’avoir. Les requérants
soutiennent en outre qu’ils sont victimes d’une situation continue de
violation, au vu des conséquences que les essais nucléaires précédents
ont déjà eu sur leur situation et qu’ils continueront d’être victimes
même après la fin de cette ultime série d’essais, car le risque
d’échappement de radioactivité persistera.
Pour justifier leurs craintes d’une violation future des
articles 2, 3 et 8 (art. 2, 3, 8) de la Convention et de l’article 1
du Protocole N° 1 (P1-1), les requérants ont produit toute une série
de rapports scientifiques ou d’articles dont il ressortirait que le
fait de reprendre les essais constitue un facteur d’augmentation du
risque déjà existant de contamination radioactive de l’environnement
et, par voie de conséquence, du risque que les requérants soient eux-
mêmes exposés à une telle contamination. Les conclusions de ces
rapports ou articles sont contestés par le Gouvernement, qui lui-même
en produit d’autres.
La Commission estime qu’il ne lui appartient pas de prendre
position sur la validité scientifique des divers rapports cités par les
parties, d’autant que sur un certain nombre de points il y a
controverse non seulement entre les parties mais aussi entre experts.
Il ne lui appartient pas davantage, dans le cadre de l’examen des
présents recours individuels, de se pencher sur l’opportunité ou la
nécessité de la décision prise par la France de reprendre la série
d’essais nucléaires litigieuse ; sa seule compétence est d’examiner si
cette mesure peut ou non être considérée en l’espèce comme portant
atteinte à l’un des droits garantis aux présents requérants individuels
par la Convention.
La seule invocation des risques inhérents à l’utilisation de
l’énergie nucléaire, tant civile que militaire, ne suffit pas pour
permettre aux requérants de se prétendre victimes d’une violation de
la Convention, bon nombre d’activités humaines étant génératrices de
risques. Il faut qu’ils puissent prétendre, de manière défendable et
circonstanciée, que faute de précautions suffisantes prises par les
autorités, le degré de probabilité de survenance d’un dommage est tel
qu’il puisse être considéré comme constitutif d’une violation, à
condition que l’acte critiqué n’ait pas des répercussions trop
lointaines (Cour eur. D.H., arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A
n° 161, p. 33, par. 85).
En l’espèce il n’est pas contesté que le risque de contamination
radioactive est beaucoup plus faible depuis que la France a décidé en
1975 d’abandonner les tests atmosphériques pour ne plus effectuer que
des tirs souterrains. Il n’est pas contesté non plus que le seul
incident résultant de la mise en oeuvre de ces tests souterrains date
de juillet 1979, lorsqu’il fallut faire exploser une charge nucléaire
à une profondeur inférieure à celle qui était prévue. Rien ne permet
donc aux requérants d’affirmer que les autorités françaises ne
prendraient pas toutes les mesures nécessaires pour prévenir au maximum
un accident toujours possible.
Quant à la question de savoir si les essais actuellement conduits
sont de nature à inévitablement conduire à une fracturation des atolls,
sollicités à outrance par les multiples essais précédents, elle prête
tellement à controverse, y compris dans le monde scientifique, que les
requérants ne sauraient se fonder sur cette hypothétique fracturation
pour justifier de leur qualité de victime. Rien ne permet en effet
d’affirmer que ce seront justement les essais décidés en juin 1995, les
derniers que conduira la France, qui aboutiront aux conséquences
désastreuses invoquées par les requérants.
Il n’est pas contesté non plus que les essais atmosphériques ont
conduit à une contamination radioactive dans le passé ; ce qui est
contesté est le niveau de cette contamination et ses conséquences sur
l’environnement en général et sur la santé des populations en
particulier. Toutefois la Commission estime qu’il ne suffit pas de
prétendre avoir travaillé à Mururoa dans le passé, sans d’ailleurs
fournir le moindre justificatif de cet emploi (pour ce qui est des
requérants N° 7, 9 et 11) voire même des dates de ces emplois (pour les
requérants N° 5, 6 et 18) pour établir que la reprise des essais est
un facteur d’aggravation d’un risque de violation de la Convention. La
Commission ne saurait accepter la thèse des requérants selon laquelle
ils se trouveraient dans une situation continue de violation de la
Convention, et en particulier de ses articles 2, 3 et 8 (art. 2, 3, 8),
du fait des conséquences des anciens tests atmosphériques conduits par
la France.
Indépendamment du fait que la requête n’a été dirigée que contre
la décision de juin 1995 de reprendre les essais, qui avaient été
interrompus en 1992, la Commission constate que les requérants n’ont
pas fourni la moindre pièce concernant leur état de santé, aucun
bulletin d’hospitalisation, aucun certificat de maladie, aucun
diagnostic sur l’origine des troubles (requérant N° 7) ni aucune
précision d’ordre administratif (demandes de mise en invalidité ou
autre) permettant d’établir ne serait-ce que la réalité de leurs
troubles de santé. Dans ces conditions la Commission estime que, faute
d’avoir étayé leurs allégations, y compris en ce qui concerne le
prétendu refus des autorités de leur donner accès à leur dossier
médical, les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une
violation des articles qu’ils invoquent.
De même, en ce qui concerne les requérants qui prétendent être
affectés dans leur droit de propriété (requérants N° 15, 17, 18 et 19,
domiciliés à Mangareva), la Commission constate que les requérants
n’ont aucunement étayé leurs affirmations en produisant par exemple des
titres de propriété ou des documents relatifs au type d’exploitation
ou aux pertes prétendument subies du fait des essais nucléaires.
Quant aux requérants qui n’ont ni travaillé à Mururoa dans le
passé ni allégué une atteinte à leur droit de propriété, la Commission
constate qu’il s’agit de personnes domiciliées à plus de 1.000 km du
lieu des essais et que les requérants eux-mêmes ne font état que d’un
risque de contamination par la chaîne alimentaire, au cas où des
espèces de poissons migratoires, contaminées près du lieu des essais,
viendraient à être consommées sur place. Là aussi, la Commission
estime que les allégations des requérants n’ont pas été suffisamment
étayées pour permettre de conclure à première vue que les requérants
peuvent se prétendre victimes d’une violation de la Convention, la
reprise des essais n’ayant à l’heure actuelle que des répercussions
éventuelles trop lointaines pour être considérée comme un acte
affectant directement leur situation personnelle.
Compte tenu de ce qui précède, la Commission estime que, les
requérants ne pouvant se prétendre victimes d’une violation, les griefs
tirés des articles 2, 3, 8 (art. 2, 3, 8) de la Convention et de
l’article 1 du Protocole N° 1 doivent être rejetés en l’état pour
défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 27 par. 2
(art. 27-2) de la Convention.
3. Les requérants se plaignent également d’une atteinte à leur droit
à un recours effectif. A cet égard la Commission rappelle sa
jurisprudence selon laquelle le droit garanti par l’article 13
(art. 13) de la Convention ne peut être exercé que pour un grief
défendable au sens de la jurisprudence des organes de la Convention (N°
14739/89, déc. 9.5.89, D.R. 60 p. 296). Or, la Commission ayant estimé
que les requérants ne pouvaient se prétendre victimes d’une violation
de la Convention, il s’ensuit qu’ils ne lui ont pas soumis de griefs
défendables au sens de la jurisprudence, de sorte que cette partie de
la requête doit également être rejetée pour défaut manifeste de
fondement au sens de l’article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
4. Les requérants se plaignent également d’une discrimination
contraire à l’article 14 (art. 14) de la Convention en raison du choix
du lieu des essais. La Commission n’aperçoit en l’espèce aucun élément
permettant de conclure à une discrimination contraire à l’article 14
(art. 14), qui n’édicte une telle interdiction de discrimination que
dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention.
Or, la Commission a conclu ci-dessus que les requérants ne pouvaient
se prétendre victimes d’une violation de la Convention, de sorte que
le grief tiré d’une prétendue discrimination doit également être rejeté
pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 27 par. 2
(art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission,
– DECIDE, A L’UNANIMITE, DE RAYER LA REQUETE DU RÔLE, pour autant
qu’elle a été introduite par la requérante N° 1 ;
– DECLARE, A LA MAJORITE, LA REQUÊTE IRRECEVABLE, pour autant
qu’elle a été présentée par les autres requérants.
Le Secrétaire de la Le Président de la
Commission Commission
(H.C. KRÜGER) (S. TRECHSEL)