LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 29 juin 2016 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 747 du 28 juin 2016), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Pierre M., par la SCP Baraduc Duhamel Rameix, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-570 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 6° de l’article L. 653-5 du code de commerce.
Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
– le code de commerce ;
– la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises ;
– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
– les observations présentées pour le requérant par la SCP Baraduc Duhamel Rameix, enregistrées les 21 juillet et 5 août 2016 ;
– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 21 juillet 2016 ;
– les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Claire Rameix-Seguin, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 20 septembre 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. L’article L. 653-5 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi du 26 juillet 2005 mentionnée ci-dessus, énumère les faits susceptibles de conduire à la condamnation pour faillite personnelle, par le juge civil ou commercial, de certains professionnels ou dirigeants de société mentionnés à l’article L. 653-1 du même code, dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire dont ils font l’objet. Le 6° de cet article prévoit qu’est, à ce titre, susceptible de conduire à une telle condamnation, le fait d’« avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables ».
2. Selon le requérant, il résulte de cette disposition combinée avec celles des articles L. 653-8, L. 654-1, L. 654-2 et L. 654-6 du code de commerce, qu’une même personne peut être condamnée à la faillite personnelle ou à une interdiction de gérer, par le juge civil ou commercial et par le juge pénal, pour des faits identiques, liés à une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière. En permettant un tel cumul de poursuites et de sanctions, les dispositions contestées méconnaîtraient les principes de nécessité des délits et des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
3. Selon l’article 8 de la Déclaration de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts. Si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.
4. D’une part, en application de l’article L. 653-1 et du 6° de l’article L. 653-5 du code de commerce, dans le cadre d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, le juge civil ou commercial peut prononcer la faillite personnelle d’une personne physique exerçant une activité commerciale ou artisanale, d’un agriculteur, ou de toute autre personne physique exerçant une activité professionnelle libérale ou dirigeant une personne morale, lorsque ces personnes ont fait disparaître des documents comptables, qu’elles n’ont pas tenu de comptabilité ou qu’elles ont tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière. Ces dispositions ne sont toutefois pas applicables aux personnes exerçant une activité professionnelle indépendante et soumise, à ce titre, à des règles disciplinaires propres. En vertu de l’article L. 653-2 du même code, la sanction de faillite personnelle emporte interdiction de gérer toute entreprise, exploitation agricole ou personne morale. Par ailleurs, en application de l’article L. 643-11 du même code, les créanciers recouvrent leur droit de poursuite personnelle à l’encontre du failli. Enfin, le juge peut, en application de l’article L. 653-10, assortir la mesure de faillite personnelle d’une incapacité d’exercer une fonction publique élective, pour la même durée, dans la limite de cinq ans.
5. Compte tenu des conséquences qu’il a attachées à la faillite personnelle, ainsi que de la généralité, au regard du manquement en cause, de la mesure d’interdiction de gérer qu’il a retenue, le législateur a entendu, en instituant de telles mesures, assurer la répression, par le juge civil ou commercial, des manquements dans la tenue d’une comptabilité. Ces mesures doivent par conséquent être regardées comme des sanctions ayant le caractère de punition.
6. D’autre part, en application de l’article L. 654-2 du code de commerce, en cas d’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire, le juge pénal peut condamner pour banqueroute les personnes exerçant une activité commerciale ou artisanale, les agriculteurs, les personnes exerçant une activité professionnelle indépendante, celles dirigeant ou ayant liquidé une personne morale. Cette condamnation est notamment encourue lorsque ces personnes ont tenu une comptabilité fictive, fait disparaître des documents comptables se sont abstenues de tenir toute comptabilité ou lorsqu’elles ont tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière. Ce délit est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende par l’article L. 654-3 du code de commerce. Ces peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende par l’article L. 654-4 lorsque l’auteur ou le complice est un dirigeant d’une entreprise prestataire de services d’investissement. Parmi les peines complémentaires prévues à l’article L. 654-5, les personnes physiques encourent non seulement l’interdiction de gérer une entreprise commerciale ou industrielle, mais aussi l’interdiction d’exercer une fonction publique ou l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice de laquelle l’infraction a été commise, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, l’exclusion des marchés publics, l’interdiction d’émettre des chèques et l’affichage ou la diffusion de la décision. Enfin, en application de l’article L. 654-6, le juge pénal peut, sous certaines conditions, prononcer la faillite personnelle ou l’interdiction de gérer non seulement une entreprise commerciale ou industrielle, mais aussi toute exploitation agricole ou toute personne morale.
7. Les sanctions de faillite personnelle ou d’interdiction de gérer pouvant être prononcées par le juge civil ou commercial pour les manquements mentionnés dans les dispositions contestées sont identiques à celles encourues devant la juridiction pénale pour les mêmes manquements constitutifs du délit de banqueroute. En revanche, le juge pénal peut condamner l’auteur de ce délit à une peine d’emprisonnement et à une peine d’amende, ainsi qu’à plusieurs autres peines complémentaires d’interdictions.
8. Il résulte de ce qui précède que les faits prévus et réprimés par les articles précités doivent être regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions de nature différente.
9. Le grief tiré de la méconnaissance de l’article 8 de la Déclaration de 1789 doit donc être rejeté.
10. Ces dispositions ne méconnaissent par ailleurs aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit. Elles doivent donc être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er.- Le 6° de l’article L. 653-5 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 de sauvegarde des entreprises, est conforme à la Constitution.
Article 2.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 29 septembre 2016, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Lionel JOSPIN, Mmes Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.
Rendu public le 29 septembre 2016.
ECLI:FR:CC:2016:2016.570.QPC