AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 février et 7 juin 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. D… B… demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de la ministre de la transformation et de la fonction publiques et du ministre de l’économie, des finances et de la relance, refusant d’abroger le premier alinéa du V de leur circulaire du 9 août 1999 relative aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement ;
2°) à titre subsidiaire, d’annuler pour excès de pouvoir cette décision en tant qu’elle refuse d’abroger le premier alinéa du V de cette circulaire dans la mesure où il s’applique aux agents publics et à leurs enfants qui résident soit dans l’Union européenne soit dans des pays tiers liés à la France par des conventions bilatérales de sécurité sociale dont les stipulations garantissent la continuité des droits à prestations familiales des personnes en situation de mobilité ;
3°) d’enjoindre aux ministres d’abroger ces dispositions dans un délai d’un mois ;
4°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 400 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution, notamment son article 61-1 ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
– le code général de la fonction publique ;
– le code de la sécurité sociale ;
– la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
– l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 ;
– le décret n° 67-290 du 28 mars 1967 ;
– le décret n° 85-1148 du 24 octobre 1985 ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Alexis Goin, auditeur,
– les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Par un courrier du 24 octobre 2021, M. B… a demandé à la ministre de la transformation et de la fonction publique et au ministre de l’action et des comptes publics d’abroger le premier alinéa du V de leur circulaire du 9 août 1999 relative aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement. Il demande l’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet née du silence gardé sur sa demande. A l’appui de sa requête, par un mémoire distinct, il doit être regardé comme demandant au Conseil d’Etat de transmettre au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de la première phrase du quatrième alinéa de l’article 20 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.
Sur les fins de non-recevoir opposées par le ministre de la transformation et de la fonction publiques :
2. Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentant le caractère de lignes directrices.
Sur l’office du juge :
3. Il appartient au juge de l’excès de pouvoir d’examiner les vices susceptibles d’affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s’il fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence, si l’interprétation du droit positif qu’il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s’il est pris en vue de la mise en oeuvre d’une règle contraire à une norme juridique supérieure.
4. L’effet utile de l’annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande tendant à ce que soit abrogé un document de portée générale réside dans l’obligation, que le juge peut prescrire d’office en vertu des dispositions de l’article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l’autorité compétente, de procéder à son abrogation. Il s’ensuit que le Conseil d’Etat doit apprécier la légalité des dispositions contestées en l’espèce au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.
5. En premier lieu, la direction générale de l’administration et de la fonction publique ayant mis en ligne en juillet 2021 un guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement, qui prévoit qu’il se » substitue à la circulaire du 9 août 1999 » et qui reprend en substance, en son point 1.2, les termes du premier alinéa du V de la circulaire contestée du 9 août 1999, M. B… doit être regardé comme contestant les énonciations du point 1.2 de ce guide, en tant qu’il prévoit que l’ouverture du droit au supplément familial de traitement est conditionné à ce que l’enfant y ouvrant droit et le bénéficiaire du droit résident en France. Par suite, la fin de non-recevoir tirée de ce que la requête aurait été privée d’objet avant son introduction au motif que le requérant conteste une circulaire abrogée par ce guide ne peut qu’être écartée.
6. En second lieu, les énonciations du point 1.2 du guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement mis en ligne en 2021 étant susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des fonctionnaires demandant à bénéficier du supplément familial de traitement, le ministre de la transformation et de la fonction publiques n’est pas fondé à soutenir qu’elle ne pourrait être déférée au juge de l’excès de pouvoir.
Sur le cadre juridique :
7. Aux termes de l’article L. 712-1 du code général de la fonction publique : » Le fonctionnaire a droit, après service fait, à une rémunération comprenant : / (…) 3° Le supplément familial de traitement (…) « . Selon son article L. 712-8 : » Le droit au supplément familial de traitement est ouvert en fonction du nombre d’enfants à la charge du fonctionnaire, au sens du titre Ier du livre V du code de la sécurité sociale « . Aux termes de l’article L. 712-13 du même code : » Les modalités d’application du présent chapitre sont déterminées par décret. »
8. D’une part, aux termes de l’article 10 du décret du 24 octobre 1985 relatif à la rémunération des personnels civils et militaires de l’Etat, des personnels des collectivités territoriales et des personnels des établissements publics d’hospitalisation : » Le droit au supplément familial de traitement, au titre des enfants dont ils assument la charge effective et permanente à raison d’un seul droit par enfant, est ouvert aux magistrats, aux fonctionnaires civils (…) / La notion d’enfant à charge à retenir pour déterminer l’ouverture du droit est celle fixée par le titre Ier du livre V du code de la sécurité sociale. (…) « . D’autre part, selon l’article 2 du décret du 28 mars 1967 fixant les modalités de calcul des émoluments des personnels de l’Etat et des établissements publics de l’Etat à caractère administratif en service à l’étranger, les émoluments des agents entrant dans le champ d’application de ce décret comprennent » les majorations familiales pour enfant à charge qui tiennent lieu de supplément familial de traitement « . Aux termes de son article 8 : » L’agent qui a au moins un enfant à charge peut prétendre aux majorations familiales qui lui sont attribuées en lieu et place des avantages familiaux accordés aux personnels en service en métropole et qui tiennent compte en outre des frais de scolarité des établissements français d’enseignement primaire et secondaire de référence au sein du pays ou de la zone d’affectation des agents. / (…) / La notion d’enfant à charge s’apprécie selon les critères retenus en France pour l’attribution des prestations familiales par les articles L. 513-1 et L. 521-2 du code de la sécurité sociale. (…) « .
9. Selon le premier alinéa de l’article L. 512-1 du code de la sécurité sociale : » Toute personne française ou étrangère résidant en France, au sens de l’article L. 111-2-3, ayant à sa charge un ou plusieurs enfants résidant en France, bénéficie pour ces enfants des prestations familiales dans les conditions prévues par le présent livre (…) « . Le titre Ier du livre V du code de la sécurité sociale énonce également, en son article L. 512-3, les conditions d’ouverture des prestations familiales tenant à l’âge des enfants.
10. Si les dispositions de l’article L. 512-1 du code de la sécurité sociale, citées au point précédent, subordonnent le bénéfice des prestations familiales à la condition que l’enfant qui y ouvre droit et la personne qui en a la charge résident en France, ces conditions de résidence ne sauraient être regardées comme concourant à la détermination du nombre d’enfants à la charge du fonctionnaire, pour l’application des dispositions citées aux points 7 et 8. Ces conditions de résidence n’entrant pas dans le champ du renvoi que font ces dernières dispositions au titre Ier du livre V du code de la sécurité sociale, elles ne s’appliquent pas, par suite, pour déterminer l’éligibilité des fonctionnaires au supplément familial de traitement.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
11. La question prioritaire de constitutionnalité soulevée par le requérant doit être regardée comme dirigée contre les dispositions de l’article L. 712-8 du code général de la fonction publique, dès lors que cet article qui est applicable au litige, compte tenu de ce qui est dit au point 4, se borne à reprendre, en ne lui apportant que des modifications de pure forme dans le cadre d’une codification à droit constant, les dispositions contestées de l’article 20 de la loi du 13 juillet 1983, abrogées par l’ordonnance du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique.
12. Aux termes du premier alinéa de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : » Le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (…) à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’Etat (…) « . Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
13. Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Compte tenu de ce qui est dit au point 10, aucune différence de traitement entre fonctionnaires en fonction de leur lieu de résidence ou de celui de leurs enfants ne saurait découler de l’application des dispositions législatives critiquées.
14. Il résulte de ce qui précède que la question posée, qui n’est pas nouvelle, ne présente pas de caractère sérieux. Il n’y a donc pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B….
Sur la requête :
15. Selon le point 1.2 du guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement mis en ligne en juillet 2021, reprenant en substance les règles énoncées au premier alinéa du V de la circulaire du 9 août 1999 : » En vertu de l’article L. 512-1 du code de la sécurité sociale, l’ouverture du droit est subordonnée à la condition de résidence en France du bénéficiaire du droit et des enfants à charge. (…) / Les agents dont les enfants ne résident pas en France ne peuvent, en principe, prétendre au versement du SFT. Néanmoins, pour les ressortissants de l’Union européenne, s’il existe une convention internationale de Sécurité Sociale entre la France et le pays dont ils sont ressortissants prévoyant le bénéfice des prestations familiales aux enfants ne résidant pas en France, ils pourront également prétendre au versement du SFT. »
16. Ainsi qu’il est dit au point 10, il ne résulte pas des dispositions de l’article L. 712-8 du code général de la fonction publique que l’éligibilité au supplément familial de traitement soit conditionnée à la résidence sur le territoire français du fonctionnaire qui en bénéficie ou des enfants à sa charge. Les fonctionnaires vivant à l’étranger, ou dont les enfants vivent à l’étranger, s’ils en remplissent les autres conditions, peuvent par suite bénéficier soit du supplément familial de traitement prévu par le décret du 24 octobre 1985, soit, s’ils font partie des fonctionnaires qui y sont éligibles, des majorations familiales prévues par le décret du 28 mars 1967, lesquelles tiennent lieu de ce supplément pour les fonctionnaires mentionnés à son article 1er. Il s’ensuit que les auteurs du document attaqué ont méconnu la portée des dispositions législatives et réglementaires relatives au supplément familial de traitement qu’ils entendaient expliciter en ajoutant à ces dispositions une condition qu’elles ne comportent pas. Les dispositions du point 1.2 du guide du relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement sont donc entachées d’illégalité dans cette mesure, de même que le refus de les abroger.
17. Il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, que M. B… est fondé à demander l’annulation de la décision implicite par laquelle la ministre de la transformation et de la fonction publiques et le ministre de l’économie, des finances et de la relance ont refusé d’abroger le point 1.2 du guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement, en tant qu’il prévoit que l’ouverture du droit au supplément familial de traitement est conditionné à ce que l’enfant y ouvrant droit et le bénéficiaire du droit résident en France.
Sur les conclusions à fin d’injonction :
18. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : » Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution « .
19. L’annulation de la décision implicite par laquelle la ministre de la transformation et de la fonction publiques et le ministre de l’économie, des finances et de la relance ont refusé d’abroger le point 1.2 du guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement, en tant qu’il prévoit que l’ouverture du droit au supplément familial de traitement est conditionné à ce que l’enfant y ouvrant droit et le bénéficiaire du droit résident en France, implique nécessairement l’abrogation de ces dispositions. Il y a lieu pour le Conseil d’Etat d’ordonner cette mesure assortie d’un délai d’exécution d’un mois à compter de la notification de la présente décision.
Sur les frais de l’instance :
20. Il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme demandée par M. B… au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B….
Article 2 : La décision implicite attaquée est annulée.
Article 3 : Il est enjoint au ministre de la transformation et de la fonction publiques de procéder, conformément aux motifs de la présente décision, à l’abrogation des dispositions du point 1.2 du guide relatif aux modalités de calcul et de versement du supplément familial de traitement, en tant qu’il prévoit que l’ouverture du droit au supplément familial de traitement est conditionné à ce que l’enfant y ouvrant droit et le bénéficiaire du droit résident en France, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 4 : Les conclusions présentées par M. B… au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. D… B…, au ministre de la transformation et de la fonction publiques et au ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.