Section III – L’instance
805.- Définition.- Selon la définition de R. Chapus « l’instance est le processus qui, déclenché par la saisine du juge, se déroule, de façon plus ou moins simple et plus ou moins rapide, jusqu’à ce que soit rendu un jugement destiné à y mettre fin » (Droit du contentieux administratif, ouv. précité, p. 749).
806.- Coût de la procédure.- La procédure est peu onéreuse. Elle est même gratuite depuis la suppression du droit de timbre de 35 euros au 1er janvier 2014, conformément à l’article 128 de la loi n°2013-1278 du 29 décembre 2013 et de l’article 8 du décret n°2013-1280 du même jour.
807.- Délai raisonnable.– L’instance doit se dérouler dans un délai raisonnable, cette exigence résultant à la fois des stipulations de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme et, « des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives » (CE Ass., 28 juin 2002, requête numéro 239575, Ministre de la Justice c. Magiera, préc.). Lorsque le droit des justiciables à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable n’a pas été respecté, la responsabilité de l’Etat pourra être engagée pour faute simple en raison du « fonctionnement défectueux du service public de la justice » (V. infra).
L’instruction, qui se situe en amont de la procédure, doit respecter un certain nombre de principes généraux. Dans le cadre de l’instance, le juge dispose de pouvoirs strictement délimités. A l’issue de la procédure, il prend une décision à laquelle sont tenues de se conformer les parties.
§I – Caractère généraux de la procédure d’instruction
808.- Principes.- La procédure d’instruction est secrète, écrite, inquisitoriale et contradictoire.
I – Secret
809.- Instruction secrète et audience publique.- Si en application des dispositions de l’article L. 6 du Code de justice administrative, les débats ont lieu en audience publique (CE, 3 novembre 1999, requête numéro 203748, Zurmely : Rec. tables, p. 1015 ; RFDA 2000, p. 1079, concl. Roul), les tiers n’ont pas la possibilité de prendre connaissance des mémoires des parties, ce qui constitue un point commun entre la procédure administrative contentieuse et la procédure civile. Comme l’a précisé le Conseil d’Etat dans un autre arrêt Zurmely du 7 juin 2000 (requête numéro 206362: Rec. tables, p. 1059) « aucun principe général du droit, non plus que les stipulations de l’article 6§I de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, n’impose la publicité de la procédure préalable d’instruction ».
Les personnes qui, à un titre quelconque, participent ou assistent au délibéré sont soumises à l’obligation d’en respecter le secret sous peine des sanctions visées par l’article 226-13 du Code pénal (CJA, art. R. 731-5).
II – Caractère écrit
810.- Procédure essentiellement écrite.- La procédure administrative contentieuse est essentiellement une procédure écrite. Elle donne lieu à la rédaction de mémoires qui sont échangés par les parties et à l’examen des procès-verbaux des mesures d’instruction.
Toutes les pièces doivent figurer dans le dossier, les plaidoiries et les observations orales à l’audience ne pouvant que développer le contenu de ces pièces. Il n’en va autrement que pour les référés d’urgence, où l’instruction se poursuit à l’audience. Toutefois, si les parties peuvent présenter en cours d’audience des observations orales à l’appui de leurs écrits, elles doivent, si elles entendent soulever des moyens nouveaux, les consigner dans un mémoire écrit (CE, 19 avril 2013, requête numéro 365617, Commune de Mandelieu-la-Napoule: BJCP 2013, p.. 312).
811.- Une place plus grande à l’oralité.- On aura aussi l’occasion de souligner que les évolutions récentes de la procédure administrative contentieuse font aujourd’hui une place plus grande à l’oralité.
Notons déjà que le décret n°2020-1404 du 18 novembre 2020 a organisé devant le Conseil d’Etat, jusqu’en mai 2022, l’expérimentation d’une instruction orale complétant l’instruction écrite. Dans ce cadre, la chambre chargée de l’instruction peut tenir une séance orale d’instruction au cours de laquelle elle entend les parties, ainsi que toute personne dont l’audition paraît utile, sur toute question de fait ou de droit dont l’examen paraît utile. En outre, la formation de jugement peut tenir une audience publique d’instruction aux mêmes fins. Un délai minimal d’une semaine doit séparer cette audience d’instruction et la séance de jugement au cours de laquelle l’affaire est examinée.
812.- Dématérialisation.- La procédure peut ou doit être dématérialisée selon les cas (décret n°2012-1437 du 21 décembre 2012, V. Code de justice administrative, art. R. 414-1 s. pour ce qui concerne le dépôt des requêtes et art. R. 611-8-2 s. Code de justice administrative pour ce qui concerne l’échange des mémoires et des pièces).
813.- Désistement d’office.- Dans le but d’inciter les parties à être diligentes, l’article R. 612-5-1 du Code de justice administrative, issue du décret JADE, prévoit un mécanisme de désistement d’office pour perte d’intérêt supposé de la requête. Selon cet article « lorsque l’état du dossier permet de s’interroger sur l’intérêt que la requête conserve pour son auteur, le président de la formation de jugement (…) peut inviter le requérant à confirmer expressément le maintien de ses conclusions. La demande qui lui est adressée mentionne que, à défaut de réception de cette confirmation à l’expiration du délai fixé, qui ne peut être inférieur à un mois, il sera réputé s’être désisté de l’ensemble de ses conclusions ».
Ces dispositions ont été jugées conformes au droit à un recours juridictionnel effectif garanti à la fois par l’article 16 de la Déclaration de 1789 et les articles 6 et 13 de la Convention européenne des Droits de l’homme (CE, 13 février 2019, requête numéro 406606, Cissé).
Le Conseil d’Etat, modérant quelque peu l’utilisation que peuvent faire les juges du fond de ces dispositions, a toutefois décidé que si les motifs pour lesquels le juge estime que l’état du dossier permet de s’interroger sur l’intérêt que la requête conserve pour son auteur « ne peuvent en principe être utilement discutés devant le juge de cassation, il appartient néanmoins à ce dernier de censurer l’ordonnance qui lui est déférée dans le cas où il juge, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, qu’il a été fait un usage abusif de la faculté ouverte par l’article R. 612-5-1 du Code de justice administrative » (CE, 17 juin 2019, requête numéro 419770, El Bouatmani).
814.- Mémoire récapitulatif.- Il faut aussi relever que le décret n°2010-164 du 22 février 2010 a inséré dans le Code de justice administrative un article R. 611-8-1, dont la rédaction est très largement inspirée par l’article 753 du Code de procédure civile, qui précise dans sa rédaction actuelle que « le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction peut demander à l’une des parties de reprendre, dans un mémoire récapitulatif, les conclusions et moyens précédemment présentés dans le cadre de l’instance en cours, en l’informant que, si elle donne suite à cette invitation, les conclusions et moyens non repris seront réputés abandonnés ». De même, en appel « il peut être demandé à la partie de reprendre également les conclusions et moyens présentés en première instance qu’elle entend maintenir ». Le décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 a complété ces dispositions en prévoyant une sanction. Désormais l’autorité compétente peut « en outre fixer un délai, qui ne peut être inférieur à un mois, à l’issue duquel, à défaut d’avoir produit le mémoire récapitulatif (…) la partie est réputée s’être désistée de sa requête ou de ses conclusions incidentes ». Le même article R. 611-8-1 précise que la demande de production d’un mémoire récapitulatif doit informer la partie concernée des conséquences du non-respect du délai fixé.
Le délai fixé par le juge pour la production, d’un mémoire récapitulatif court dès lors que l’intéressé a retiré le pli recommandé contenant la demande dans le délai de conservation au guichet postal, à compter de la date de ce retrait (CE, 25 mars 2020, requête numéro 432717 : Procédures 2020, comm. 161, obs. Chifflot).
Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de préciser que le délai imparti pour produire le mémoire est un délai franc (CE, 19 mars 2018, requête numéro 416510, Société L’immobilière Leroy Merlin France). Il faut aussi relever que le juge ne saurait faire usage de ce pouvoir lorsque le dossier ne comporte pas d’autre mémoire que la requête introductive d’instance (CE, 25 juin 2018, requête numéro 416720 : JCP A 2018, act. 588). Le Conseil d’Etat a récemment précisé que « si les motifs pour lesquels le signataire de l’ordonnance, auquel il incombe de veiller à une bonne administration de la justice, estime qu’il y a lieu de demander à l’une des parties de produire un mémoire récapitulatif ne peuvent être en principe discutés devant le juge de cassation, il appartient néanmoins à ce dernier de censurer l’ordonnance qui lui est déférée dans le cas où il juge, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, qu’il a été fait un usage abusif de la faculté ouverte par l’article R. 611-8-1 du Code de justice administrative » (CE, 24 juillet 2019, requête numéro 423177, Société Crédit Mutuel Pierre 1er: JCP A 2020, comm. 2036, obs. Le Bot ; Procédures 2019, comm. 272, obs. Chifflot).
Exemple :
– Dans cette dernière affaire l’administration fiscale avait produit, le 29 novembre 2017, un mémoire en défense dans lequel elle annonçait qu’un mémoire complémentaire serait prochainement produit. Le 2 janvier 2018, la société requérante a été invitée à produire un mémoire récapitulatif dans un délai d’un mois. Le 5 janvier 2018, la société a indiqué au tribunal qu’elle entendait maintenir ses conclusions et qu’elle produirait son mémoire récapitulatif après la production du mémoire complémentaire annoncé par l’administration fiscale dans son mémoire en défense. Ce mémoire récapitulatif a été enregistré le 9 février 2018, soit après l’expiration d’un délai d’un mois qui lui avait été imparti, mais alors que l’administration fiscale avait produit son mémoire le jour de clôture de l’instruction. Le Conseil d’Etat casse en conséquence l’ordonnance contestée.
Enfin, faisant une interprétation contestable des dispositions de l’article R. 611-8-1 du Code de justice administrative, le Conseil d’Etat a considéré que le juge a la possibilité d’exiger la production d’un mémoire récapitulatif postérieurement à la clôture de l’instruction (CE, 8 février 2019, requête numéro 418599, Bervas).
III – Caractère inquisitorial
815.- Différence avec la procédure civile.- Contrairement à la procédure civile, qui présente un caractère accusatoire, la procédure administrative est une procédure inquisitoriale. En d’autres termes, c’est le juge, et non pas les parties, qui commande la marche du procès.
816.- Saisine du juge par requête.- Cette différence fondamentale s’observe d’abord du point de vue de la technique de saisine du juge. Ainsi, l’article R. 411-1 du Code de justice administrative prévoit que « la juridiction est saisie par requête », ce qui signifie que le requérant s’adresse directement au juge. En revanche, selon l’article 54 du Code de procédure civile le demandeur fait une « assignation » à son adversaire de se présenter devant le juge civil.
817.- Conduite de l’instruction par le juge.- De même, la conduite de l’instruction relève du juge et plus précisément du rapporteur qui aura été désigné et qui devra prendre ou faire prendre toutes les mesures qui permettront au juge d’établir sa conviction. Selon l’article R. 611-10 du Code de justice administrative, qui est applicable aux tribunaux administratifs : « sous l’autorité du président de la formation de jugement à laquelle il appartient, le rapporteur fixe, eu égard aux circonstances de l’affaire, le délai accordé aux parties pour produire leurs mémoires. Il peut demander aux parties, pour être jointes à la procédure contradictoire, toutes pièces ou tous documents utiles à la solution du litige » (pour les cours administratives d’appel V. art. R. 611-16 s., pour le Conseil d’Etat V. R. 611-20 s.).
Notamment, le juge peut « exiger de l’administration compétente la production de tous documents susceptibles d’établir la conviction du juge et de permettre la vérification des allégations des requérants » (CE Ass., 28 mai 1954, requête numéro 28238, requête numéro 28493, requête numéro 28524, requête numéro 30237, requête numéro 30256, Barel et a., préc.). Le juge peut notamment exiger de l’administration qu’elle lui fasse connaître les motifs de sa décision (V. également CE, 29 octobre 2013, requête numéro 346569, Vidon : Rec., p. 259) voire la décision elle-même dans les hypothèses où le requérant n’est pas en mesure de la produire (CE, 3 octobre 2018, requête numéro 413989, Section française de l’Observatoire international des prisons : JCP A 2018, act. 784, obs. Friedrich ; JCP A 2018, comm. 2326, note Renard).
Comme en matière civile, la charge de la preuve appartient en principe au demandeur. Toutefois, le juge s’octroie la possibilité de renverser cette charge. Dans un arrêt Cordière du 26 novembre 2012 (requête numéro 354108 : Rec., p. 394, concl. Bourgeois-Machureau ; AJDA 2012, p. 2373, chron. Domino et Bretonneau ; Droit adm. 2013, comm. 14, note Eveillard.- V. également CE, 27 janvier 2017, requête numéro 385998, SCI La Cigalière, la SCI La Rose des vents et a.– V. aussi en matière fiscale CE, 5 décembre 2022, requête numéro 461428, Aéroports de Paris : JCP N 2023, act. 118), le Conseil d’Etat a ainsi rappelé qu’il appartient au juge « de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties ». Dans le cadre de son office, s’il peut « écarter des allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées, il ne saurait exiger de l’auteur du recours que ce dernier apporte la preuve des faits qu’il avance ». Le cas échéant, il revient au juge « avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur ».
On retrouve le même type de raisonnement, impliquant un échange contradictoire entre le requérant et les parties, dans le contentieux de la responsabilité, en matière de harcèlement moral (CE Sect., 11 juillet 2011, requête numéro 321225, Montaut), (CE Ass., 30 octobre 2009, requête numéro 298348, Perreux), de discrimination et dans le contentieux des détentions indignes (CE, 21 mars 2022, requête numéro 443986, Porini : AJDA 2022, p. 1636, note Tzutzuiano et Maillafet ; JCP A 2022, act. 244, obs. Erstein ; Dr. pén. 2022, comm. 93, note Maron et Haas ; Procédures 2022, comm. 138, note Chifflot).
Exemple :
– CE, 21 mars 2022, requête numéro 443986 (préc.) : s’il appartient en principe au demandeur qui engage une action en responsabilité à l’encontre de l’administration d’apporter tous éléments de nature à établir devant le juge, outre la réalité du préjudice subi, l’existence de faits de nature à caractériser une faute, il en va différemment, s’agissant d’une demande formée par un détenu ou ancien détenu, lorsque la description faite par le demandeur de ses conditions de détention est suffisamment crédible et précise pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne. C’est alors à l’administration qu’il revient d’apporter des éléments permettant de réfuter les allégations du demandeur.
En application de l’article R. 611-11-1 du Code de justice administrative, lorsque l’affaire est en état d’être jugée devant les tribunaux administratifs, les parties peuvent être informées de la date ou de la période à laquelle il est envisagé de l’appeler à l’audience. Le Conseil d’Etat a précisé que la clôture d’instruction à effet immédiat peut être prononcée même en l’absence de mémoire en défense, à condition d’être postérieure à la date mentionnée dans la lettre d’information aux parties, ainsi qu’à l’expiration des délais laissés aux parties pour produire un mémoire (CE Sect. 26 juillet 2022, requête numéro 437765).
Il existe enfin des hypothèses de dispense d’instruction. Ainsi, l’article R. 611-8 du Code de justice administrative permet à la juridiction, par une mesure insusceptible de recours, de se dispenser de toute instruction contradictoire « lorsqu’il apparaît au vu de la requête que la solution de l’affaire est d’ores et déjà certaine ». Ces dispositions permettent uniquement de dispenser de communiquer la requête aux défendeurs lorsque la décision à intervenir n’est pas susceptible de leur porter préjudice, ce qui concerne principalement le cas où la requête est rejetée (CE Sect., 5 avril 1996, requête numéro 116594, Syndicat des avocats de France). De même, la juridiction peut rejeter une requête par une ordonnance dite de « tri » sans instruction contradictoire, dans les cas visés aux articles R. 122-12 et R. 222-1 du Code de justice administrative (par exemple pour donner acte d’un désistement ou pour rejeter les requêtes ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative).
IV – Caractère contradictoire
818.- Un principe essentiel.- Le principe du contradictoire impose que l’ensemble des éléments de l’affaire à juger soient connus par les parties qui doivent avoir la possibilité d’en discuter. A l’origine, en dehors des hypothèses visées par les textes, l’exigence d’une procédure contradictoire s’appliquait aux juridictions disciplinaires et elle était liée au principe plus général de respect des droits de la défense (CE, 20 juin 1913, requête numéro 41854, Téry : Rec., p. 736, concl. Corneille ; S. 1920, III, p. 13). Il est désormais consacré par un principe général du droit (CE, 16 janvier 1976, requête numéro 94150, Gate : Rec., p. 39) et par l’article L. 5 du Code de justice administrative). Le principe du contradictoire constitue, selon le Conseil constitutionnel, le corollaire du principe constitutionnel du respect des droits de la défense (CC, 29 décembre 1989, numéro 89-268 DC, Loi de finances pour 1990 : JO, 30 décembre 1989, p.16498 ; RJF 1990, p. 127 ; Dr. fisc. 1990, comm. 57). Il constitue également l’un des principaux aspects du droit à un procès équitable défini par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Son champ d’application est toutefois plus général puisqu’il s’agit désormais d’un principe général du droit applicable à l’ensemble des juridictions administratives (CE Sect., 12 mai 1961, requête numéro 40674, Société La Huta : Rec., p. 313).
819.- Implications.- Le principe du contradictoire a vocation à s’appliquer tout au long de la procédure d’instruction. Il implique, notamment, l’obligation pour le juge de demander aux parties de présenter leurs observations lorsqu’il entend relever d’office un moyen d’ordre public (Code de justice administrative, art. R. 611-7).
De même, faisant application de l’article 76 de la loi n°2005-102 du 11 février 2005 selon lequel « devant les juridictions administratives, civiles et pénales, toute personne sourde bénéficie du dispositif de communication adapté de son choix », le Conseil d’Etat sanctionne le vice de procédure résultant de l’impossibilité, pour une personne infligée de ce handicap, de présenter des observations du fait de l’absence d’un tel dispositif (CE, 15 mars 2019, requête numéro 414751 , Shetrit : AJDA 2019, p. 613 ; JCP A 2019, act. 183, obs. Friedrich).
Le principe du contradictoire s’applique jusqu’à la cloture de l’instruction. Ce principe s’applique fermement, y compris dans le cas où le juge fait usage de l’article R. 611-7 du Code de justice administrative qui lui permet de soulever un moyen d’ordre public à la condition d’en informer les parties et de les mettre à même de présenter des observations sur celui-ci. Cette faculté ouverte au juge n’a pas pour effet d’imposer la réouverture de l’instruction ou de la rouvrir automatiquement lorsqu’elle survient postérieurement à cette clôture (CE Sect., 25 janvier 2021, requête numéro 425539 : AJDA 2021, p. 499, chron. Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2021, comm. 25, note Eveillard ; JCP A 2021, act. 76, obs. Erstein ; Procédures 2021, comm. 87, note Chifflot).
820.- Possibilité de cristallisation des moyens.- Dans le but de dynamiser l’instruction, et suivant la réforme du contentieux de l’urbanisme opérée en 2013 (Code de l’urbanisme, art. 600-4), les présidents de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction, peuvent désormais d’office et dans tous les litiges, fixer une date à partir de laquelle de nouveaux moyens ne pourront plus être invoqués (Code de justice administrative, art. R. 611-7-1). L’ordonnance prise sur ce fondement fait également obstacle à ce que, à compter de cette même date, un intervenant puisse invoquer des moyens nouveaux (CE, 14 octobre 2020, requête numéro 428524, Union syndicale solidaires et a.).
Cette cristallisation des moyens est une simple faculté à l’initiative du juge. Elle n’est toutefois ouverte qu’après l’expiration du délai donné aux requérants pour répliquer au premier mémoire en défense (CE, 30 janvier 2020, requête numéro 426346, Robert et a.). En outre, elle ne concerne pas les moyens d’ordre public et ne s’applique pas lorsque des dispositions contraires s’y opposent (V. par ex. l’article L. 199 C du livre des procédures fiscales qui permet au demandeur de soulever devant le juge de l’impôt tout moyen jusqu’à la clôture de l’instruction). Le pouvoir ainsi reconnu au président de la formation de jugement est limité à l’instance pendante devant la juridiction à laquelle il appartient. Cette ordonnance perd donc son objet et elle cesse de produire ses effets avec la clôture de l’instruction dans le cadre de cette instance. Il en résulte qu’en cas d’appel, l’usage de la faculté prévue par l’article R. 611-7-1 est sans incidence sur la recevabilité des moyens que peuvent soulever les parties à l’appui de leurs conclusions d’appel (CE, 13 février 2019, requête numéro 425568, Société Active immobilier).
Notons aussi que le décret n°2018-1054 du 29 novembre 2018 a introduit un régime spécifique et automatique de cristallisation des moyens dans le contentieux des installations des éoliennes terrestres. Dans ce contentieux, est en effet institué un délai de deux mois à compter de la communication du premier mémoire en défense à l’issue duquel les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux. Le Conseil d’Etat a logiquement considéré que si le président de la formation de jugement peut fixer une date de cristallisation des moyens dans ce type de litige, c’est à condition qu’elle ne soit pas antérieure à la date à laquelle la présentation des moyens nouveaux est automatiquement interdite (CE, 3 avril 2020, requête numéro 426941, requête numéro 427388, Association La Demeure Historique et a., préc.).
821.- Place du rapporteur public dans la procédure.- Par ailleurs, le Conseil d’Etat s’oppose à ce que les parties aient connaissance de l’intégralité des conclusions du rapporteur public avant leur prononcé (CE, 29 juillet 1998, requête numéro 179635, requête numéro 180208, Esclatine : Rec., p. 320, concl. Chauvaux ; JCP 1999, I, comm. 128, chron. Petit ; D. 1999, jurispr. p. 85, concl. Chauvaux ; AJDA 1999, p. 69, note Rolin).
Notons toutefois que le décret n°2009-14 du 7 janvier 2009 a institutionnalisé la pratique qui consiste, avant l’audience, à communiquer aux parties le sens des conclusions (Code de justice administrative, art. R. 711-3 et R. 712-1), c’est-à-dire « des raisons qui déterminent la solution qu’appelle, selon lui, le litige » (CE Sect., 21 juin 2013, requête numéro 352427, Communauté d’agglomération du pays de Martigues : AJDA 2013, p. 1276, chron. Domino et Bretonneau ; RFDA 2013, p. 805, concl. de Lesquen). Il a été précisé que lorsque le rapporteur public, après une première communication, modifie le sens de ses conclusions, il doit en avertir les parties (CE, 4 mai 2016, requête numéro 380548, Delay). La violation de cette obligation entache le jugement subséquent d’irrégularité (CE 26 avril 2006, requête numéro 265039, Daubernard : Rec. tables, p. 1024).
La Cour européenne des droits de l’homme avait estimé, dans son arrêt Kress c. France du 7 juin 2001 (affaire numéro 39594/98 : AJDA 2001, p. 675, note Rolin ; Dr. adm. 2001, comm. 75 ; D. 2001, inf. rap. p. 1998 ; JCP G 2001, II, comm. 10578, note Sudre ; RFDA 2001, p. 991, obs. Genevois et p. 1000, obs. Autin et Sudre), que le statut de l’ancien commissaire du gouvernement était conforme aux exigences du procès équitable, réserve faite de son assistance au délibéré (V. également sur ce point : CEDH, 12 avril 2006, affaire numéro 58675, Martinie c. France : JCP A 2006, comm. 1131, note Andriantsimbazovina ; Droit fiscal 2006, comm. 544). S’agissant plus précisément du principe du contradictoire, la Cour avait estimé, dans sa décision APBP c. France du 21 mars 2002 (affaire numéro 38436/97 : RDP 2003, p. 694, note Gonzalez), que le fait que les parties puissent répliquer après l’audience aux conclusions du commissaire du gouvernement par une note en délibéré rédigée dans un délai suffisant et expressément visée par l’arrêt contribue au respect de ce principe. Cette jurisprudence a été reprise à son compte par le Conseil d’Etat qui veille à ce que le juge prenne connaissance de la note en délibéré avant de rendre sa décision (CE, 12 juillet 2002, requête numéro 236125, Leniau : Rec., p. 278 ; RFDA 2003, p. 307, concl. Piveteau. – CE, 21 novembre 2003, requête numéro 244820, A. B.-G.).
S’agissant plus spécialement de la participation au délibéré du rapporteur public pour les tribunaux administratifs et les cours administrative d’appel, l’article R. 732-2 du Code de justice administrative, créé par le décret n°2006-964 du 1er août 2006, précise que « la décision est délibérée hors la présence des parties et du rapporteur public ». En revanche, s’agissant du Conseil d’Etat, l’article R. 733-3 du même code prévoit que « sauf demande contraire d’une partie, le rapporteur public assiste au délibéré. Il n’y prend pas part ». Ces dispositions également introduites par le décret du 1er août 2006 mettent un terme aux difficultés que posait la présence au délibéré du rapporteur public au regard de l’article 6§I de la Convention européenne des droits de l’homme, selon les jurisprudences Kress et Martinie. La Cour a en effet considéré, en dépit des doutes que pouvait faire naître la rédaction de l’article R. 733-3, que ce nouveau dispositif était désormais compatible avec ces stipulations (CEDH, 15 septembre 2009, affaire numéro 11396/08, Etienne c. France : AJDA 2009, p. 1920.- V. également CE, 25 mai 2007, requête numéro 296327, Courty : AJDA 2007, p. 1424, concl. Keller). Cette solution a été confortée par une décision Marc-Antoine c/France du 4 juin 2013 (affaire numéro 54984/09 : AJDA 2013, p.1580, note Platon), dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la communication du projet de décision du rapporteur au seul rapporteur public ne méconnaissait pas le droit à un procès équitable, et plus précisément le principe d’égalité des armes. Elle valide ainsi l’ensemble du dispositif concernant le rapporteur public. Selon la Cour, en effet, cette « particularité procédurale » permet aux justiciables de « saisir la réflexion de la juridiction pendant qu’elle s’élabore et de faire connaître leurs dernières observations avant que la décision ne soit prise ».
§II – Déroulement de l’audience
822.- Appel de l’affaire.- L’affaire est appelée à l’invitation du président de formation, par le greffier d’audience. Cet appel consiste en l’énoncé des références du dossier, des noms des parties et le cas échéant de leur mandataire assorti de la mention de leur présence ou absence.
Les affaires sont appelées sans ordre particulier, en principe individuellement, sauf en cas de jonction d’instance. Il peut y avoir jonction d’instance lorsqu’il existe un lien de connexité entre plusieurs affaires.
Exemple :
– CE, prés. sect. cont., requête numéro 131572, requête numéro 131573, 2 décembre 1992, Raja : sont ici jointes les requêtes rédigées en termes identiques par des époux qui demandent l’annulation de l’arrêté de reconduite à la frontière qui les concernent respectivement.
823.- Ordre de la prise de parole.- Le rapporteur lit son rapport.
Ensuite, jusqu’à récemment, devant le Conseil d’Etat et les juridictions du fond, ce sont les parties où leurs avocats qui étaient invités à présenter leurs observations orales. Cette règle a évolué en plusieurs étapes.
Tout d’abord, l’inversion de la prise de parole, devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, a été expérimentée par le décret n°2009-14 du 2 janvier 2009. Elle a été généralisée par le décret n°2011-1950 du 23 décembre 2011 (Code de justice administrative, art. R. 732-1). Désormais, les observations orales n’interviennent plus qu’après le prononcé des conclusions du rapporteur public.
En revanche, ce décret ne concernait pas le Conseil d’Etat, devant lequel c’est toujours avant la présentation des conclusions que pouvaient être présentées des observations orales. Cette possibilité de s’exprimer après la lecture du rapport était laissée aux avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation représentant les parties, et aux parties dans les matières où le ministère d’avocat n’est pas obligatoire (CE, 25 octobre 1996, requête numéro 128723, Commune d’Olivet : Rec., p. 1100). Après la lecture des conclusions du rapporteur public, il n’était plus possible de prononcer que de « brèves observations orales », ce qui est normal puisque devant le Conseil d’Etat les « observations orales » intervenaient avant que le rapporteur public ne prononce ses conclusions.
Finalement, le décret n°2020-1404 du 18 novembre 2020 a étendu l’inversion de la prise de parole à la procédure devant le Conseil d’Etat. Désormais « les avocats au Conseil d’Etat représentant les parties peuvent présenter des observations orales après le prononcé des conclusions du rapporteur public ». En revanche, les dispositions leur permettant de présenter de « brèves observations orales » après le prononcé des conclusions du rapporteur public » ont été logiquement abrogées.
824.- Dispense possible de conclusions du rapporteur public.- Par ailleurs, la loi n°2011-525 du 17 mai 2011 a créé l’article L. 732-1 du Code de justice administrative qui permet au président de la formation de jugement, devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, de dispenser le rapporteur public d’exposer à l’audience ses conclusions sur une requête. Cette dispense est prononcée « eu égard à la nature des questions à juger » dans les matières visées par l’article R. 732-1-1 du Code de justice administrative, créé par le décret n°2011-1950 du 23 décembre 2011. Sont concernés notamment les contentieux relatifs au permis de conduire, à la naturalisation ou encore à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers à l’exception des expulsions.
La liste énumérée par l’article R. 732-1-1 est exhaustive. Il ainsi été jugé qu’un litige relatif à la taxe d’enlèvement des ordures ménagères ne figurant pas dans cette liste, il ne peut donc donner lieu à une dispense de conclusions (CE, 27 mars 2017, requête numéro 401205, Société Auchan France).
L’objectif poursuivi par le législateur est de permettre au rapporteur public de ne plus être « contraint de se disperser, voire de s’épuiser, sur des dossiers qui posent des questions récurrentes dans un cadre juridique parfaitement déterminé » (Questions à Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat : AJDA 2011, p. 412). Si ce dispositif a été jugé conforme à la Constitution, le Conseil constitutionnel n’en a pas moins rappelé que la loi aurait été « contraire au principe d’égalité devant la justice en ce qu’elle conférerait au rapporteur public et au président de la formation de jugement un pouvoir discrétionnaire pour décider, au cas par cas, d’une telle dispense » (CC 12 mai 2011, numéro 2011-629 DC, Loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit). Il a été précisé également par le Conseil d’Etat que les parties ou les mandataires doivent être mis en mesure de savoir, dans un délai raisonnable avant l’audience, si le rapporteur public sera dispensé de prononcer des conclusions sur l’affaire (CE, 26 juillet 2018, requête numéro 403389, Société Sukyo Mahikari)..
Notons aussi que le Conseil d’Etat a jugé que l’intervention du rapporteur public est une garantie fondamentale au sens de l’article 34 de la Constitution. En conséquence, la dispense de conclusions ne peut résulter que d’un texte de loi (CE, 12 mai 2022, requête numéro 444994 : Dr. adm. 2022, comm. 42, note Pressé).
Exceptées les hypothèses susvisées, le rapporteur public prononce ses conclusions. Comme on l’a vu, il a l’obligation, avant l’audience, de communiquer aux parties le sens de ses conclusions (Code de justice administrative, art. R. 711-3 et R. 712-1).
825.- Observations orales des parties ou de leurs avocats.- Devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, les parties peuvent ensuite présenter soit en personne, soit par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, soit par un avocat, des observations orales à l’appui de leurs conclusions écrites. Cependant, le président a la faculté de leur retirer la parole si elles ne sont pas en mesure de discuter leur cause avec la modération ou la clarté requises. La formation de jugement peut également entendre les agents de l’administration compétente ou les appeler devant elle pour fournir des explications (Code de justice administrative, art. R. 732-1).
Devant le Conseil d’Etat, comme on l’a évoqué, ce sont les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation représentant les parties qui peuvent présenter des observations orales après le prononcé des conclusions du rapporteur public (Code de justice administrative, art. 733-1).
826.- Note en délibéré.- Postérieurement au prononcé des conclusions du rapporteur public, toute partie à l’instance peut adresser au président de la formation de jugement une note en délibéré qui permet de répondre par écrit aux conclusions du rapporteur public (Code de justice administrative, art. R. 731-3). Cette possibilité est également ouverte dans les cas de dispense de conclusions.
827.- Délibéré.- Le délibéré débute par la lecture de la note en délibéré, lorsqu’elle a été produite. La note est lue par le rapporteur avant qu’il ne lise le projet de décision et que ne soient entamés les débats. La décision n’aura pas à répondre aux arguments invoqués par la note puisqu’il ne s’agit pas d’une pièce de la procédure contradictoire. Cependant, si la note fait apparaître une difficulté ou un élément nouveau susceptible d’avoir une incidence sur le sens de la solution, l’affaire est rayée et l’instruction contradictoire rouverte.
§III – Pouvoirs du juge
828.- Délimitation du cadre du procès.- Le cadre du procès est délimité par les conclusions des parties. Ainsi, à l’image du juge judiciaire, le juge administratif n’a pas le droit de statuer au-delà ou en deçà de ce que demandent les parties.
829.- Obligation de soulever d’office les moyens d’ordre public.- Toutefois, le juge a la possibilité, et même l’obligation, de relever d’office les moyens d’ordre public qui n’auraient pas été invoqués par les parties. C’est le cas, par exemple, des moyens tirés de la violation des règles de compétence juridictionnelle ou des règles de recevabilité. De même, peuvent être concernés des moyens relatifs au fond du droit comme l’incompétence de l’auteur d’une décision administrative ou la méconnaissance d’une annulation prononcée dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir.
830.- Injonctions.- En revanche, si l’on excepte le cas des injonctions d’instruction, le juge n’a pas le droit d’adresser des injonctions à l’administration, c’est-à-dire de la condamner à des obligations de faire ou de ne pas faire.
Ce principe connaît une dérogation majeure visée par les articles L. 911-1 s. du Code de justice administrative. Ces textes permettent en effet au juge administratif d’adresser des injonctions à l’administration, éventuellement assorties d’astreintes, en vue de l’exécution de la chose jugée. Ceci concerne les cas où la chose jugée « implique nécessairement » qu’une mesure d’exécution déterminée soit prise, soit immédiatement, soit au terme d’une nouvelle instruction de l’affaire.
Relevons ici que si ces dispositions sont rédigées de façon générale, et peuvent donc concerner une grande variété de domaines, un cas particulier est désormais visé par l’article L. 911-1-1 du Code de justice administrative créé par la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016. Cet article permet expressément à la juridiction de prescrire de réintégrer toute personne ayant fait l’objet d’un licenciement, d’un non-renouvellement de son contrat ou d’une révocation en méconnaissance de la protection des lanceurs d’alerte en matière de conflits d’intérêt ou ayant relaté un crime ou un délit.
Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi n°2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, pour pouvoir prononcer une injonction en vue d’assurer la bonne exécution d’une décision de justice, le juge devait être saisi de « conclusions dans ce sens ». Cette condition a été supprimée par cette loi. Désormais, le juge peut prescrire d’office les mesures qu’appelle nécessairement l’exécution de sa décision. Mais dans ce cas, conformément à l’article R. 611-7-3 du Code de justice administrative, la juridiction doit informer au préalable les parties afin de leur permettre de présenter leurs observations.
Si le juge peut donc accompagner ses décisions d’une injonction et éventuellement d’une astreinte, il n’a en revanche pas la possibilité de prononcer des injonctions à titre principal dans le cadre d’une procédure juridictionnelle ordinaire. Cette possibilité lui est toutefois ouverte dans le cadre de la procédure de référé liberté visée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative et dans le cadre de ses pouvoirs d’instruction. Cette règle connaît cependant des exceptions récentes. C’est le cas en particulier du recours ouvert au cocontractant de l’administration, en cas de résiliation unilatérale du contrat administratif par cette dernière, qui permet d’ordonner au juge une action en reprise des relations contractuelles (CE Sect., 21 mars 2011, requête numéro 304806, Commune de Béziers : Rec., p. 117 ; AJDA 2011, p. 670, note Lallet ; Dr. adm. 2011, comm. 46, note Brenet et Melleray ; RD imm. 2010, p. 270, obs. Braconnier ; RFDA 2011, p. 507, concl. Cortot-Boucher et p. 518, note Pouyaud). C’est le cas également lorque le juge statue sur une demande tendant à la démolition d’un ouvrage public (CE, 29 novembre 2019, requête numéro 410689, Pinault préc.). Mais en dehors de cette hypothèse le principe demeure que le juge administratif n’a pas la possibilité de prononcer des injonctions au principal.
Exemple :
– CAA Nancy, 22 avril 2004, requête numéro 99NC02146, Mme. Nicole X. : l’annulation de la notation d’un agent administratif pour l’année 1998 implique nécessairement que la commune procède à une nouvelle notation de l’intéressée pour cette même année. En revanche, les conclusions présentées par la requérante demandant aux juges d’enjoindre à la commune de réviser à la hausse sa fiche de notation, de revaloriser sa qualification, de conformer son échelon de rémunération à son ancienneté et de récupérer ses heures de travail cumulées sous forme de congés, tendent au prononcé d’une injonction à titre principal et sont donc irrecevables.
§IV – Obligation de se conformer à la chose jugée
831.- Conséquences des jugements.- Les décisions du juge administratif entraînent un certain nombre d’effets. Toutefois, la portée de ces décisions est parfois difficile à appréhender, et il sera nécessaire, dans certains cas, que le juge incite, voire contraigne, l’administration à s’exécuter.
I – Effets des décisions du juge administratif
832.- Caractère exécutoire des décisions.- Les décisions du juge administratif sont rendues au nom du peuple français et elles sont directement exécutoires. Elles constituent un titre qui permettra éventuellement de recourir à l’exécution forcée et elles sont revêtues de l’autorité de la chose jugée, ce qui fait qu’elles ne pourront plus être contestées que dans le cadre des voies de recours.
833.- Validations législatives.- Il pourra cependant être fait échec à l’obligation d’exécuter la chose jugée dans les cas où le législateur exerce le pouvoir de validation qui lui appartient. L’exercice de ce pouvoir va permettre d’éviter les difficultés inextricables que peut poser l’exécution de certaines décisions de justice. Par exemple, l’annulation des opérations d’un concours de recrutement de la fonction publique devrait conduire à considérer que les fonctionnaires recrutés, qui ont parfois débuté leur carrière depuis plusieurs années, ne l’ont jamais été. Dans un tel cas, une loi de validation pourra intervenir pour valider, non pas le concours lui-même, mais les nominations qui ont été prononcées à son issue (CC, 22 juillet 1980, numéro 80-119 DC, Loi portant validation d’actes administratifs, préc). Notons toutefois que depuis l’arrêt de Section Lugan du 10 octobre 1997, les décisions de nomination de fonctionnaires prises à l’issue d’un concours administratif entaché d’illégalités subsistent, dès lors que le délai de recours contentieux et le délai de quatre mois pour les retirer est expiré (requête numéro 170341 : Rec., p. 346, concl. Pécresse ; AJDA 1997, p. 952, chron. Girardot et Raynaud ; Dr. adm. 1997, comm. 390 ; LPA, 20 février 1998, p. 6, note Pélissier). Ce mécanisme présente néanmoins toujours un intérêt pour les actes de nomination qui font l’objet d’un recours pendant devant les juridictions administratives : à partir du moment où l’acte est validé, ce recours devient sans objet.
Ce pouvoir de validation législative est strictement encadré par la jurisprudence. D’une part, la validation ne saurait avoir pour effet de valider des actes définitivement annulés, ce qui ferait obstacle à la fois au respect dû à la chose jugée et au principe de séparation des pouvoirs (CC, 29 décembre 2005, numéro 2005-531 DC, Loi de finances pour 2006 : Droit adm. 2006, comm. 32 ; LPA, 13 janvier 2006, p. 4, note Mathieu et 16 janvier 2006, p.7, note Schoettl). Elle doit également respecter le principe de non-rétroactivité des sanctions pénales et administratives. L’acte validé ne doit méconnaître aucun principe de valeur constitutionnelle, réserve faite de cas où « le but d’intérêt général visé par la validation serait lui-même de valeur constitutionnelle ». Enfin, conformément aux exigences du procès équitable visées par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, la validation législative doit être justifiée par « (d’)impérieux motifs d’intérêt général ». (CEDH, 28 octobre 1999, affaire numéro 24846/94, 34165/96, 34173/96, Zielinski et Pradal, Gonzalez et a. c/ France : AJDA 2000, p. 533, obs. Flauss ; D. 2000, p. 184, obs. Fricero ; RFDA 2000, p. 1254, étude Bolle ; RTD civ. 2000, p. 436, obs. Marguénaud et p. 629, obs. Perrot). Cette solution a été reprise par la Cour de cassation (Cass. Ass. plén., 24 janvier 2003, pourvoi numéro 01-41.757SCI le Bas Noyer c. Castorama : Bull. ass. plén., n°2 ; D. 2003, p. 1648, note Paricard-Pioux ; JCP G 2003, comm. 10030, note Billiau ; RFDA 2003, p. 470, note Mathieu ; RDSS 2003, p. 306, note Boulmiere ; RTD comm. 2004, p. 74, note Moneger) par le Conseil d’Etat (CE, 23 juin 2004, requête numéro 257797, Société des Laboratoires Genevrier : Rec., p. 256 ; RDSS 2004, p. 916, note Peigné.- V. toutefois admettant la possibilité d’un contrôle d’intensité variable selon la nature du droit en cause, CE Ass., 27 mai 2005, requête numéro 277975, Provin : AJDA 2005, p. 1455, chron. Landais et Lenica ; RFDA 2005, p. 893) puis par le Tribunal des conflits (TC, 13 décembre 2010, Société Green Yellow c/ Electricité de France, préc.). De son côté, le Conseil constitutionnel a longtemps exigé que la loi de validation poursuive un « but d’intérêt général suffisant », ce qui paraît constituer une exigence moindre (CC, 21 décembre 1999, numéro 99-422 DC, Loi de financement pour la sécurité sociale pour 2000 : Rec. CC, p. 143). Mais finalement, à l’occasion d’une décision du 14 février 2014, le Conseil constitutionnel s’est également aligné sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (décision numéro 2013-366 QPC : AJDA 2014, p. 377, note Roux ; RFDA 2014, p. 589, chron. Roblot-Troizier et Tusseau ; RTD civ. 2014, p. 604, obs. Deumier.- V. également CC, 24 juillet 2014, numéro 2014-695 DC : AJCT 2014, p. 400, note Lasserre Capdeville ; Constitutions 2014, p. 360, note de Baecke ; RTD com. 2014, p. 669, obs. Legeais.- V. aussi dernièrement CC, 19 avril 2019, numéro 2019-776 QPC).
834.- Autorité absolue de la chose jugée.- Si l’on met de côté la question des validations législatives, les jugements contre lesquels les délais de recours sont expirés sont normalement revêtus de l’autorité absolue de chose jugée et leur respect est d’ordre public (CE, 22 mars 1961, requête numéro 51333, Simonet, Rec., p. 211). De la même façon, les jugements et décisions statuant sur la légalité d’actes sont reconnus par les deux ordres de juridictions comme ayant une autorité absolue de chose jugée dont le respect est d’ordre public. Cette solution est de longue date admise par la Cour de cassation (Cass. crim., 4 décembre 1930, Abbé Gautrand, rapport Bourdon et obs. Appleton D. 1931.I.33.- V. également Cass. 1ère civ., 19 juin 1985, pourvoi numéro 84-11.528, Office national de la chasse, D. 1985, p. 426, rapport Sargos). En revanche, le Conseil d’Etat considérait à l’origine que les jugements rendus sur recours préjudiciels n’étaient soumis qu’à une autorité relative de la chose jugée (CE, 5 juin 1981, requête numéro 23721, Layani : RDP 1982 p. 528.- CE Sect., 2 mars 1990, requête numéro 84590, Commune de Boulazac : Rec., p. 57 ; CE, 3 juillet 1997, requête numéro 112171, Ministre de l’Equipement : Rec., p. 259). Cependant, le Conseil d’Etat a finalement procédé à un revirement de sa jurisprudence et a aligné sa position sur celle de la Cour de Cassation (CE, 28 décembre 2001, requête numéro 205369, Syndicat CNT des PTE de Paris et a. : Rec., p. 673 ; AJDA 2002, p. 547, obs. Seiller).
835.- Conséquences de l’illégalité d’un acte réglementaire fixant les tarifs d’un service public.- Dans un arrêt de Section Anschling du 28 avril 2014 (requête numéro 357090 : Rec., p. 96, concl. de Barmon ; AJDA 2014, p. 1274, chron. Bretonneau et Lessi ; Dr. adm. 2014, comm. 53, note Eveillard ; JCP A 2014, comm. 2293, note Traoré ; RFDA 2014, p. 512, concl. de Barmon et p. 721, étude Seiller ; RJEP août-sept. 2014, comm. 13, concl. de Barmon), le Conseil d’Etat a précisé quelles sont les conséquences qu’un organisme public doit tirer d’une décision du juge administratif déclarant l’illégalité d’un acte réglementaire.
En l’espèce, cette déclaration d’illégalité concernait des délibérations fixant les tarifs des services de distribution d’eau. Le Conseil d’Etat rappelle que cette déclaration n’a eu pour effet ni de faire disparaître rétroactivement ces délibérations de l’ordonnancement juridique (V. dans ce sens, CE, 27 mai 2002, requête numéro 227338, SA Transolver Service), ni de faire revivre la délibération précédemment applicable (V. dans ce sens, CE Ass., 18 janvier 1980, requête numéro 14397, Bargain : Rec., p. 29). Les juges considèrent ensuite « qu’eu égard à la nature et à l’objet des redevances pour service rendu, qui constituent la rémunération des prestations fournies aux usagers », la déclaration d’illégalité ne les déchargeait pas « de toute obligation de payer une redevance en contrepartie du service dont ils ont effectivement bénéficié » (V également CE, 28 mai 2014, requête numéro 359738, Compagnie des Bateaux Mouches). Ainsi, le Conseil d’Etat admet que l’autorité administrative compétente avait pu « légalement, pour régulariser les situations nées de ces litiges, adopter une délibération fixant de manière rétroactive, dans le respect des motifs constituant le support nécessaire du jugement du tribunal administratif (…) le tarif de l’eau devant être appliqué, (…) aux usagers ayant bénéficié du service et contesté, par la voie contentieuse, les montants de redevance mis à leur charge ». Cette solution constitue une exception au principe de non-rétroactivité des actes administratifs qui avait déjà été reconnue dans le cas d’annulation par le juge de l’acte réglementaire fixant des tarifs (CE, 19 mars 2010, requête numéro 305047, requête numéro 305049, requête numéro 312221, requête numéro 312883, requête numéro 313595, Syndicat des compagnies aériennes autonomes).
Cette solution, qui s’applique en matière de redevances de service public ne s’applique toutefois pas en matière fiscale, la déclaration d’illégalité ne faisant pas obstacle à l’application du mécanisme légal de substitution de taux expressément prévu au III de l’article 1639 A du Code général des impôts (CE, 1er juillet 2019, requête numéro 427067, Ministre de l’action et des comptes publics c/Société Auchan : Dr. fisc. 2019, comm. 475, concl. Victor).
Une difficulté supplémentaire se pose lorsque l’illégalité du tarif, relevée par le juge judiciaire, tient précisément à la rétroactivité de ce tarif. En effet, la jurisprudence Anschling n’a vocation à s’appliquer comme on l’a vu que « dans le respect des motifs constituant le support nécessaire » de la déclaration d’illégalité. Dans une telle hypothèse, les délibérations sont « illégales en tant qu’elles prévoient que les modifications qu’elles adoptent s’appliquent à des périodes antérieures à la date de leur entrée en vigueur ». En revanche et surtout « ces délibérations sont (…) en l’absence d’autre critique de légalité fondée, légales en ce qu’elles ont pour effet, pour la période courant du 1er janvier de chaque année à la date de leur entrée en vigueur, de réitérer le tarif de la redevance applicable l’année précédente, dont les usagers doivent s’acquitter en contrepartie du service dont ils ont bénéficié ». En d’autres termes, l’illégalité résultant de la rétroactivité ne vaut que pour la modification du tarif et non pas pour une simple réitération des tarifs antérieurs (CE, 11 juillet 2019, requête numéro 422577, EARL Plaine de Vaucouleurs : Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 316, note Eckert ; Dr. adm. 2019, comm. 55, note Eveillard ; JCP A 2019, act. 502, obs. Erstein).
II – Problèmes de détermination de la portée de la chose jugée
836.- Difficulté à déterminer la portée de l’annulation d’un acte administratif.- Dans de nombreuses hypothèses, l’administration n’éprouvera aucune difficulté à déterminer la portée de la décision la condamnant. Tel est le cas, notamment, dans le cadre du plein contentieux, lorsqu’elle est condamnée au versement de dommages intérêts où lorsque le juge de l’élection rectifie les résultats d’un scrutin.
837.- Exception à l’effet rétroactif du jugement.- En revanche, la portée de l’annulation d’un acte administratif est parfois difficile à apprécier. En principe, l’acte disparaît rétroactivement. Toutefois, le Conseil d’Etat a admis, de façon exceptionnelle – mais qui n’est pas si exceptionnelle sur une période récente – que dans les cas où l’annulation rétroactive aurait des conséquences manifestement excessives pour les intérêts publics ou privés en présence, le juge a la possibilité de moduler dans le temps l’effet de ses décisions. Ainsi, il peut estimer que tout ou partie des effets antérieurs de l’acte doivent être considérés comme définitifs, ou encore que la décision d’annulation ne prendra effet qu’à compter d’une date ultérieure à la décision (CE Ass., 11 mai 2004, requête numéro 255886, Association AC ! et a. : Rec., p. 97, concl. Devys ; AJDA 2004, p. 1183, chron. Landais et Lenica et p. 1049, tribune Bonichot ; D. 2004, p. 1603, chron. Mathieu ; Droit adm. 2004, comm. 115, note Lombard ; JCPA 2004, comm. 1828, note Bigot ; LPA 2004, n°208, chron. Melleray et n°230, note Monford ; LPA 2005, n°25, note Crouzatier-Duran ; RFDA 2004, p. 438 et 454 note préparatoire Stahl et Courrèges et concl. Devys ; RDP 2005, p. 536, obs. Guettier.- CE Sect., 25 février 2005, requête numéro 247866, France télécom : Rec., p. 86 ; AJDA 2005, p. 997, chron. Landais et Lenica ; JCPA 2005, comm. 1162, note Saunier-Cassia et comm. 1263, note Breen ; RDP 2005, p. 1643, note Idoux ; RFDA 2005, p. 802, concl. Prada-Bordenave. – CE, 19 décembre 2008, requête numéro 312553, Kierzkowski-Chatal et a. : JCP G 2009, II, comm. 10042, note Dupic et Tifine.- CE, 10 février 2010, requête numéro 329100, Perez : Dr. adm. 2004, comm. 54, note Melleray.- CE Sect., 30 décembre 2010, requête numéro 329513, Robert : Dr adm. 2011, comm. 25, note Melleray.- CE, 17 juin 2011, requête numéro 324816, Société canal plus distribution : D. 2011, p. 1678 ; RLDI 2011, n°73, actualités, obs. L. C.- CE Ass., 23 décembre 2011, requête numéro 335033, Danthony, préc. – CE, 28 mars 2012, requête numéro 341067, Confédération générale des petites et moyennes entreprises.- CE Ass., 11 avril 2012, requête numéro 322326, GISTI.- CE, 1er juin 2012, requête numéro 341775, requête numéro 343288, requête numéro 343336, requête numéro 343362, Fédération des syndicats généraux de l’éducation nationale et de la recherche publique : JCP A 2012, comm. 2254, note Touzeil-Divina .- CE Ass., 23 décembre 2013, requête numéro 363702, requête numéro 363719, Société Métropole Télévision, Société Télévision Française : Dr. adm. 2014, comm. 29, note Bazex ; RJEP 2014, 33, note Idoux.- CE, 14 mai 2014, requête numéro 355924, Fédération UNSA spectacle et communication.- CE, 9 juillet 2015, requête numéro 375542, Football Club des Girondins de Bordeaux.– CE, 5 octobre 2015, requête numéro 383956, requête numéro 383957, requête numéro 383958, Association France nature environnement.- CE, 28 septembre 2016, requête numéro 377190 , Dumas : Rec. tables, p. 894.- CE, 15 mars 2017, requête numéro 395326, requête numéro 396025, Association de défense des agriculteurs de La Réunion.- CE, 31 juillet 2019, requête numéro 428530, CIMADE et a. ; RTDE 2018, obs. Muller, p. 397.- CE, 8 juillet 2021, requête numéro 452731, Association PAS LAS 21.- CE, 7 avril 2022, requête numéro 448296, Gisti.- CE, 5 juillet 2022, requête numéro 450066, Syndicat Alliance Plasturgie et Composites du futur : JCP S 2022, comm. 1227, note Dauxerre.- CE, 22 septembre 2022, requête numéro 436939, Conseil national des barreaux et a.- CE, 31 octobre 2022, requête numéro 443683, Syndicat France hydro-électricité.- CE, 8 décembre 2022, requête numéro 464397, Fédération des distributeurs alimentaires spécialisés.- CE, 19 décembre 2022, requête numéro 455319, Syndicat interprofessionnel du reconditionnement et de la régénération des matériels informatiques, électroniques et télécoms).
Cette logique a été récemment transposée à l’office du juge d’appel. Désormais, lorsque ce juge est saisi d’un jugement ayant annulé un acte administratif et qu’il rejette l’appel formé contre ce jugement en ayant lui-même jugé illégal cet acte, le Conseil d’Etat considère qu’il peut déroger à l’effet rétroactif de l’annulation, lorsque celui-ci est « de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur, que de l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effet ». Il se placera alors à la date à laquelle il statue et il pourra réformer sur ce point le jugement de première instance (CE, 17 décembre 2020, requête numéro 430592, Ministre de la Transition écologique et solidaire c/ Société Smurfit Kappa Papier Recycle France): JCP A 2021, act. 22, obs. Friedrich ; Procédures 2021, comm. 88, obs. Chifflot).
La jurisprudence Association AC ! s’applique également à l’hypothèse d’un refus d’annulation d’un acte dont la suspension avait été auparavant obtenue dans le cadre d’une procédure de référé (CE, 27 octobre 2006, Société Techna SA et a., requête numéro 260791, requête numéro 260792 : Rec., p. 451 ; RFDA 2007, p. 265, concl. Séners ; JCP A 2006, II, comm. 10208, note Damarey ; RFDA 2007, p. 265, concl. Séners.- V. également CE, 29 janvier 2014, requête numéro 360791, Conseil national des professions de l’automobile).
Il faut noter que dans l’hypothèse où la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie d’une question préjudicielle, et qu’elle a refusé de faire usage du pouvoir de modulation dans le temps de ses arrêts qui lui appartient également, le juge national ne pourra ensuite contredire la délimitation par la Cour du champ d’application dans le temps de sa décision en recourant à la jurisprudence AC ! (CE, 28 mai 2014, requête numéro 324852, Association Vent de colère : AJDA 2014, p. 1784, note Mamoudy ; Dr. adm. 2014, comm. 54, note Bazex ; Dr. fisc. 2014, comm. 450, concl. Legras, note Maitrot de la Motte et Dubout ; JCP A 2014, act. 465, obs. Touzeil-Divina ; Procédures 2014, comm. 254, note Deygas ; RFDA 2014, p. 783, concl. Legras). Une telle modulation opérée par le juge national constituerait en effet une atteinte à l’autorité de la chose jugée. En revanche, la Cour de justice estime que lorsqu’une illégalité est établie au regard du droit de l’Union européenne, la modulation n’est possible qu’à titre exceptionnel, en raison d’une nécessité impérieuse et compte tenu des circonstances spécifiques de chaque affaire. Il est également exigé « qu’aucun doute raisonnable n’existe quant à l’interprétation et l’application des conditions posées par (la jurisprudence de la Cour) à une telle limitation » (CJUE 28 février 2012, affaire numéro C-41/11, Inter-environnement Wallonie ASBL : AJDA 2012, p. 995, chron. Aubert, Broussy et Donnat. – CJUE 28 juillet 2016, affaire numéro C-379/15, Association France nature environnement c/ Premier ministre et ministre de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie : AJDA, p. 2209, chron. Broussy, Cassagnabère et Gänser, et note Mamoudy). C’est cette solution qui a été admise par le Conseil d’Etat dans une affaire où, après avoir annulé un décret réglementant les prix du gaz au regard du droit de l’Union européenne, il a estimé que les effets antérieurs de ce décret devaient être maintenus en raison des « incertitudes graves qu’une annulation rétroactive ferait naître sur la situation contractuelle passée de plusieurs millions de consommateurs et de la nécessité impérieuse de prévenir l’atteinte à la sécurité juridique qui en résulterait» (CE Ass., 19 juillet 2017, requête numéro 370321, Association nationale des opérateurs détaillants en énergie : Rec., p. 255 ; AJDA 2017, p. 1879, chron. Odinet et Roussel ; Energie-Env.-Infrastr. 2017, comm. 59, note Le Bihan-Graf et Creux ; RFDA 2017, p. 1099, note de la Rosa ; RTD comm. 2017, p. 853, note Lombard).
Le Conseil d’Etat a également été amené à préciser l’hypothèse où après avoir, par une précédente décision, annulé pour excès de pouvoir un acte et sursis à statuer sur la date d’effet de cette annulation, il décide de limiter, par une décision postérieure, les effets de cette annulation. Dans ce cas, les actions contentieuses contre les actes pris sur le fondement de l’acte annulé qu’il est tenu de réserver, sont celles engagées à la date de la décision ayant prononcé l’annulation de cet acte, et non à la date de la décision par laquelle il en a limité les effets dans le temps (CE, 15 mai 2013, requête numéro 337698, Fédération nationale des transports routiers : Rec. tables, p. 797 ; AJDA 2013, p. 1876, note Connil).
Dans la lignée de la jurisprudence AC ! le Conseil d’Etat a également admis la possibilité de maintenir certains effets de l’acte annulé, dans des circonstances encore plus exceptionnelles (CE, 23 juillet 2014, requête numéro 349717, Société Octapharma France : Rec., p. 243 ; AJDA 2014, p. 2315, note Mamoudy ; RDSS 2014, p. 1110, obs. Peigné). Les difficultés qui peuvent résulter de l’annulation d’une décision peuvent ainsi conduire le juge non pas à différer dans le temps les effets de celle-ci mais à définir le droit applicable pour une période transitoire.
838.- Régularisation de l’acte administratif.- Toujours dans le but de limiter les effets brutaux d’une annulation contentieuse, le Conseil d’Etat a reconnu, à l’occasion de l’arrêt de Section Commune d’Emerainville et Syndicat d’agglomération nouvelle de Marne-la-Vallée- Val Maubué du 1er juillet 2016 (requête numéro 363047 : Rec., p. 291, concl. Daumas ; AJCT 2016, p. 46, note Didriche ; AJDA 2016, p. 1859, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet ; JCP A 2016, comm. 2281, concl. Daumas, note Kernéis-Cardinet ; RFDA 2017, p. 289, concl. Daumas) la possibilité pour l’administration, dans certains cas, de régulariser l’acte administratif entaché d’une irrégularité de forme ou de procédure. Dans cette hypothèse, il s’agira, pour l’administration compétente, d’adopter, lorsque cela est possible, un nouvel acte administratif reprenant le dispositif d’un précédent acte tout en corrigeant rétroactivement le vice comporté par cet acte. Ce régime est identique quel que soit le moment de la régularisation, avant ou après l’annulation juridictionnelle de l’acte régularisé. En l’espèce, les juges estiment que « la juridiction, saisie de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration de recouvrer la subvention attribuée sur le fondement d’une décision annulée pour un motif d’irrégularité de forme ou de procédure, doit alors subordonner la restitution de la somme réclamée à l’absence d’adoption par l’administration, dans le délai déterminé par sa décision, d’une nouvelle décision attribuant la subvention ».
Par la suite, toujours pour des raisons de sécurité juridique, le législateur a prévu plusieurs hypothèses dans lesquelles le juge, saisi d’un recours contre certains actes, a la possibilité de sursoir à statuer dans l’attente d’une régularisation, après avoir constaté cette possibilité et invité les parties à y procéder. Tel est le cas en droit de l’urbanisme, concernant les documents d’urbanisme (Code de l’urbanisme, art. L. 600-9) ou les autorisations d’urbanisme (Code de l’urbanisme, art. L. 600-5-1). C’est aussi le cas en droit de l’environnement concernant le contentieux des autorisations environnementales (Code de l’environnement, art. L. 181-18).
Si ces textes ne s’appliquent pas aux déclarations d’utilité publique, le Conseil d’Etat a créé de toutes pièces une procédure de sursis à statuer dans l’attente d’une régularisation dans le cas où cet acte emporte la mise en compatibilité d’un document d’urbanisme ce qui s’applique à l’hypothèse d’illégalité de l’avis environnemental (CE, 9 juillet 2021, requête numéro 437634, Commune de Grabels : Constr.-Urb. 2021, comm. 106, note Santoni ; JCP A 2021, act. 476, obs. Erstein ; JCP A 2021, comm. 2304, note Polizzi ; RDI 2021, p. 537, obs. Hostiou ; RFDA 2021, p. 932, concl. Roussel).
839.- Subjectivisation de l’office du juge de l’excès de pouvoir.- Ces jurisprudences dénotent une évolution de l’office du juge de l’excès de pouvoir dans le sens d’une subjectivisation. En d’autres termes, ce juge ne se borne plus à annuler mécaniquement les actes illégaux sans tenir compte des effets de son annulation.
Relève également de cette approche la possiblité que se reconnaît de longue date le juge administratif de neutraliser le motif illégal d’une décision comportant plusieurs motifs (CE Ass., 12 janvier 1968, requête numéro 70951 : Rec., p. 39 ; AJDA 1968, p. 179, concl. Kahn). Plus récemment le Conseil d’Etat a reconnu au juge de l’excès de pouvoir la possibilité de procéder à des rectifications d’erreurs matérielles (CE, 25 mars 2002, requête numéro 224055, Caisse d’assurance-accidents agricole du Bas-Rhin : Rec., p. 110), à des substitutions de base légale (CE Sect., 3 décembre 2003, requête numéro 240267, Préfet de la Seine-Maritime, préc. ) et à des substitutions de motifs (CE Sect., 6 février 2004, requête numéro 240560, Hallal, préc.).
De même, si dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, la légalité d’un acte réglementaire est normalement appréciée à la date où il a été édicté, il en va autrement dans l’hypothèse où est en cause un décret pris en anticipation, pour l’application d’une loi qui sera applicable à la date de l’entrée en vigueur du décret. Dans ce cas, la légalité du décret est appréciée en fonction du droit applicable à sa date d’entrée en vigueur (CE, 29 mars 2010, requête numéro 319043, Section française de l’Observatoire international des prisons et requête numéro 319580, Korber : Rec., p. 84).
Cette solution a été transposée récemment en matière d’exception d’illégalité, dans le cas où le texte servant de base légale à l’acte attaqué n’avait pas encore été modifié à la date d’adoption de cet acte (CE, 4 octobre 2021, requête numéro 448651, Ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance c/ SA Ceetrus France.- CE, 4 octobre 2021, requête numéro 448820, requête numéro 448822, requête numéro 448850, Ministre de l’Economie, des Finances et de Relance c/ SAS Etablissements Darty et Fils, SA Mercialys et SAS L’Immobilière Groupe Casino France : Dr. adm. 2022, comm. 1, note Charité ; Dr. fiscal 2022, comm. 175, note Kiavaldini).
Exemple :
Dans cette affaire est en cause l’article 1520 du Code général des impôts qui définit les dépenses que la taxe d’enlèvement des ordures ménagères est destinée à financer. Entre la date de l’adoption de la délibération contestée et le 1er janvier 2016, date du fait générateur de la taxe en litige, cet article 1520 a été modifié par la loi de finances rectificative pour 2015, à compter du 1er janvier 2016, pour permettre que la taxe finance les dépenses du service de collecte et de traitement non seulement des déchets ménagers, mais aussi des autres déchets mentionnés à l’article L. 2224-14 du Code général des collectivités territoriales, couramment appelés déchets non ménagers. En se bornant à constater qu’à la date du 16 décembre 2015, à laquelle l’assemblée délibérante de la communauté d’agglomération a fixé le taux de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères pour l’année 2016, les dispositions alors applicables de l’article 1520 du Code général des impôts ne permettaient de couvrir que la collecte et le traitement des seules ordures ménagères, pour en déduire que le taux ainsi fixé était entaché d’illégalité, alors qu’il lui appartenait de rechercher si cette illégalité subsistait à la date du fait générateur de l’imposition, eu égard au périmètre des dépenses pouvant être couvertes par le produit de cette taxe à compter du 1er janvier 2016, le tribunal administratif a commis une erreur de droit.
Toujours en vue d’assurer un effet utile aux décisions du juge de l’excès de pouvoir, le Conseil d’Etat autorise désormais ce juge, dans certains cas, contrairement à la règle et comme dans le cadre du plein contentieux, à apprécier la légalité de l’acte administratif contesté en se plaçant non pas à la date de sa décision, mais à la date où il statue. Tel est le cas dans des affaires où si c’est bien l’annulation d’une décision que demande le requérant, c’est en réalité le prononcé d’une injonction qu’il recherche. C’est particulièrement le cas dans l’hypothèse où le juge est saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision de refus d’abrogation d’un acte administratif illégal. A l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Association des américains accidentels du 19 juillet 2019, le Conseil d’Etat a considéré que « dans l’hypothèse où un changement de circonstances a fait cesser l’illégalité de l’acte réglementaire litigieux à la date à laquelle il statue, le juge de l’excès de pouvoir ne saurait annuler le refus de l’abroger. A l’inverse, si, à la date à laquelle il statue, l’acte réglementaire est devenu illégal en raison d’un changement de circonstances, il appartient au juge d’annuler ce refus d’abroger pour contraindre l’autorité compétente de procéder à son abrogation » (requête numéro 424216 : Rec., p. 296, concl. Lallet ; AJDA 2019, p. 1986, chron. Malverti et Beaufils ; JCP G 2019, comm. 1193, note Defoort ; Procédures 2019, comm. 338, note Chifflot ; RFDA 2019, p. 891, concl. Lallet.- V. aussi transposant cette solution à l’hypothèse d’une décision d’abrogation d’une circulaire CE, 19 décembre 2002, requête numéro 461923 : JCP A 2023, comm. 2102, note Le Brun).
Cette dernière solution a été rapidement étendue à d’autres types de décisions de refus à caractère non réglementaire : refus d’ordonner un déréférencement d’un moteur de recherche (CE, 6 décembre 2019, requête numéro 391000 : Rec., p. 427), d’abroger un décret d’extradition (CE, 10 juin 2020, requête numéro 435348 : Rec., p. 171, concl. Roussel ; AJDA 2020, p. 2038, concl. Roussel), d’autoriser l’accès à des archives publiques (CE Ass., 12 juin 2020, requête numéro 422327 : Rec., p. 213 ; AJDA 2020, p. 1416, chron. Malverti et Beaufils ; JCP G 2020, comm. 994, note Noual ; JCP A 2020, comm. 2236, note Monnier), de fixer un rendez-vous (CE, avis, 1er juillet 2020, requête numéro 436288 : Rec., p. 271 ; Dr. adm. 2020, comm. 47, note Eveillard), de communiquer un document administratif (CE, 1er mars 2021, requête numéro 436654, CA c/ Eurométropole de Strasbourg : Contrats-marchés publ. 2021, comm. 151, note Zimmer ; Energie – Env. – Infrastr. 2021, comm. 45, obs. Muller-Curzydlo), refus de supprimer une mention d’une publication en ligne (CE, 10 juin 2021, requête numéro 431875 : Dr. adm. 2021, comm. 40, note. Eveillard), refus de transposer une directive européenne (CE Ass., 17 décembre 2021, requête numéro 437125, Bourgeois, préc.).
Le Conseil d’Etat a également eu recours à cetre nouvelle approche du recours pour excès de pouvoir concernant une décision positive, et plus précisément une décision de la directrice de l’Agence française de lutte contre le dopage ordonnant la suspension provisoire d’un sportif : CE, 28 février 2020, requête numéro 433886, Stassen : Rec., p. 63, concl. Odinet ; Dr. adm. 2020, comm. 43, note Odinet ; RFDA 2020, p. 469, concl. Odinet).
A l’occasion de l’arrêt de Section du 19 novembre 2021, Association des avocats ELENA France et a. (requête numéro 437141 : AJDA 2021, p. 2582, note Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2022, comm. 7, note Eveillard ; JCP A 2021, act. 710, obs. Erstein; JCP A 2022, comm. 2034, note Pauliat ; JCP G 2022, doctr. 405, obs. Eveillard ; JCP G 2022, comm. 105, note Defoort ; Procédures 2022, comm. 27, note Chifflot; RFDA 2022, p. 51, concl. Roussel) le Conseil d’Etat est allé plus loin dans ce sens en reconnaissant que le juge de l’excès de l’excès de pouvoir pouvait désormais être saisi, dans le cadre d’un recours contre un acte réglementaire, de conclusions à fin d’abrogation dirigées contre les dispositions de ce dernier devenues illégales suite à un changement de circonstances. Dans ce cas, toutefois, les conclusions à fin d’abrogation ont un caractère subsidiaire. Sur les conclusions tendant à l’annulation de l’acte réglementaire, le juge apprécie la légalité de cet acte à la date de son édiction et il en prononce l’annulation le cas échéant. En revanche, s’il est amené à se prononcer sur les conclusions tendant à ce qu’il prononce l’abrogation du même acte au motif qu’il serait devenu illégal, il devra se placer à la date où il rend sa décision.
Enfin, le Conseil d’Etat a récemment décidé que « l’objet du recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision refusant d’abroger un acte réglementaire au motif de son illégalité, dont l’effet utile réside dans l’obligation pour l’autorité compétente de procéder à l’abrogation de cet acte afin que cessent les atteintes illégales que son maintien en vigueur porte à l’ordre juridique, est différent de l’objet du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l’acte réglementaire lui-même, qui vise à obtenir son annulation rétroactive ». Il en résulte que l’autorité de chose jugée qui s’attache à la décision rejetant le recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte réglementaire ne fait pas obstacle à ce qu’il soit statué sur le recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation du refus d’abroger ce même acte. Le recours dirigé contre le refus d’abroger cet acte présente en effet un objet distinct du recours en annulation contre l’acte lui-même. C’est cette différence d’objet qui permet de contester un acte réglementaire qui a pourtant fait fait l’objet d’une décision définitive (CE, 17 mars 2021, requête 440208, Lailler : Dr. adm. 2021, comm. 32, note Eveillard ; JCP A 2021, act. 202, obs. Friedrich ; JCP A 2021, comm. 2312, note Vila ; Procédures 2021, comm. 154, note Chifflot).
840.- Equilibre entre principe de légalité et stabilité des relations juridiques.- Dans certains cas, l’annulation d’un acte administratif implique l’obligation pour l’administration de réexaminer le dossier et de prendre une nouvelle décision. On devrait également considérer que les effets de droit produits par l’acte annulé devraient être réduits à néant. Cependant, une position trop stricte sur ce point peut présenter de graves inconvénients. Elle pourrait en effet aboutir à la remise en cause de situations qui paraissaient acquises. Pour éviter que le principe de légalité ne l’emporte systématiquement sur la stabilité des relations juridiques, des aménagements ont ainsi été prévus par la jurisprudence.
Ainsi, l’annulation d’un acte règlementaire est sans incidence sur les décisions individuelles prises sur son fondement dès lors qu’elles sont créatrices de droits (CE Section, 1er avril 1960, requête numéro 45570, Quériaud : Rec., p. 245, concl. Henry). En particulier, l’exécution du jugement par lequel un acte réglementaire a été annulé n’implique pas que le juge, saisi sur le fondement des dispositions de l’article L. 911-1 du Code de justice administrative, enjoigne à l’administration de revenir sur les mesures individuelles prises en application de cet acte (CE, avis, Sect., 13 mars 1998, requête numéro 190751, Vindevogel : Rec., p. 78 ; AJDA 1998, p. 408, chron. Raynaud et Fombeur).
Il arrive cependant que des solutions plus nuancées s’appliquent dans certains domaines et notamment en matière d’urbanisme.
Exemple :
– CE, 28 janvier 1987, requête numéro 39146, Comité de défense des espaces verts c. SA Le Lama (Rec., p. 20 ; AJDA 1987, p. 281, concl. Vigouroux) : si un permis de construire ne peut être délivré que pour un projet de construction respectant la règlementation d’urbanisme applicable, il ne constitue pas un acte d’application de cette règlementation. Par conséquent, l’annulation d’un document de planification n’entraîne pas de plein droit celle d’un permis de construire délivré sous l’empire de ce document. Ce principe trouve toutefois exception dans le cas où cette annulation aurait été prononcée en raison de l’illégalité d’une disposition ayant pour objet de rendre possible l’octroi du permis litigieux. En dehors de ce cas, il appartient au juge, s’il est saisi de moyens en ce sens par la partie qui critique le permis, de rechercher si le projet de construction autorisé est ou non compatible avec les dispositions d’urbanisme redevenues applicables à la suite de l’annulation de ce document.
Pour ce qui concerne les actes individuels, l’administration est tenue de prendre toute mesure nécessaire au rétablissement de la situation préexistant à l’acte qui a été annulé.
Exemple :
– CE, 26 décembre 1925, requête numéro 88369, Rodière (Rec., p. 1065 ; S. 1925, III, p. 49 note Hauriou) : l’annulation d’un tableau d’avancement de fonctionnaires oblige le ministre compétent à reconstituer la carrière des fonctionnaires irrégulièrement nommés.
La jurisprudence est toutefois extrêmement nuancée, le juge faisant parfois prévaloir un certain pragmatisme sur la logique juridique.
Exemple :
– CE Sect., 10 octobre 1997, requête numéro 134766, Société Strasbourg FM (Rec., p. 355, concl. Pécresse ; Dr. adm. 1998, comm. 27 ; JCP G 1997, IV, p. 398) : l’annulation d’une décision de refus d’attribution de fréquence par le Conseil supérieur de l’audiovisuel n’entraîne pas l’obligation de retirer les fréquences octroyées simultanément au refus et devenues définitives.
III – Mécanismes visant à inciter ou à contraindre l’administration à respecter la chose jugée
841.- Droit à l’exécution du jugement.- Conformément à l’article 16 de la Constitution, le Conseil constitutionnel considère que constitue le corollaire du droit au juge le fait que toute décision de justice a force exécutoire (CC, 29 juillet 1998, décision numéro 98-403 DC). Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à l’exécution effective des décisions de justice est également une composante du droit au procès équitable et au droit au recours effectif (CEDH, 19 mars 1997, affaire numéro 18357/91, Hornsby c. Grèce: Rec. CEDH 1997-II ; GACEDH, n°28 ; AJDA 1997, p. 977, obs. Flauss ; JCP G 1997, II, comm. 22949, obs. Dugrip et Sudre), ce qui impose à l’administration de prendre toutes les mesures qu’implique l’annulation de la décision contestée. Pour autant, la condamnation de l’administration n’est pas toujours suivie des effets qu’implique le respect de la chose jugée. Comme on l’a déjà évoqué, l’administration peut éprouver des difficultés à appréhender la portée de la décision qui la condamne. Elle peut également, mais c’est beaucoup plus rare, refuser délibérément de respecter cette décision. Pour éviter que les décisions de justice ne restent lettre morte il existe différents mécanismes auxquels il peut être recouru pour inciter ou contraindre l’administration à respecter la chose jugée.
A – Incitation à l’exécution
842.- Origine des procédures.- Alors que cette question était jusqu’alors totalement ignorée par le pouvoir réglementaire, le décret n°63-766 du 30 juillet 1963 a institué des procédures non juridictionnelles destinées à faciliter l’exécution des jugements condamnant l’administration. En particulier ce texte a institué la procédure de demande d’éclaircissement qui permet à l’administration condamnée d’obtenir des précisions sur les modalités d’exécution du jugement. La commission du rapport et des études du Conseil d’Etat – devenue la section du rapport et des études en 1985 – était à l’origine seul compétente en la matière, jusqu’à ce que le décret n°2015-1145 du 15 septembre 2015 déconcentre ce pouvoir au profit des cours administratives d’appel et des tribunaux administratifs pour leurs propres décisions. Le président du tribunal administratif ou de la cour administrative d’appel concerné peut toutefois, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, renvoyer la demande d’éclaircissements au Conseil d’Etat (Code de justice administrative art. R. 921-1 et R. 931-1). Il faut aussi préciser que depuis l’entrée en vigueur du décret du 30 juillet 1963 le rapport annuel du Conseil d’Etat signale les difficultés rencontrées dans l’exécution des décisions des juridictions administratives.
843.- Renouvellement des procédures.- Le décret n°2017-493 du 6 avril 2012 a supprimé la procédure non juridictionnelle d’aide à l’exécution de l’article R. 931-2 du Code de justice administrative qui permettait aux parties – en fait au bénéficiaire du jugement condamnant l’administration – de « signaler » les difficultés qu’elles peuvent rencontrer pour obtenir l’exécution d’une décision à la section du rapport et des études. Désormais les parties peuvent demander au Conseil d’Etat de « prescrire les mesures nécessaires ». La nouvelle procédure, qui calque pour l’essentiel celle qui existait déjà au niveau des juridictions du fond (Code de justice administrative, art. R. 921-5 s.), distingue deux phases : une phase non juridictionnelle puis éventuellement une phase juridictionnelle. Dans un premier temps, toutes les demandes adressées au Conseil d’Etat sont enregistrées par la section du rapport et des études, qui effectue des diligences en vue de parvenir à l’exécution de la décision. Ensuite, en cas d’échec de ces diligences, le président de la section du contentieux ouvre une procédure juridictionnelle qui peut conduire au prononcé d’injonction et d’astreintes (V. infra). Le décret permet aussi au président de la section du rapport et des études du Conseil d’Etat, de sa propre initiative, de demander à l’administration de justifier de l’exécution de certaines décisions rendues par la section du contentieux (Code de justice administrative, art. R. 931-6).
844.- Indications du juge dans la motivation de la décision.- Il faut également relever que les juges ont de plus en plus tendance à faire œuvre de pédagogie, allant même jusqu’à rédiger un véritable « guide de l’exécution » lorsqu’ils pressentent que l’exécution de leur décision risque de poser des difficultés d’interprétation pour l’administration condamnée.
Plus précisément, les juges vont préciser, dans les motifs de la décision, quelles sont les obligations que comporte l’annulation prononcée pour l’auteur de cette décision (prise de mesures dans un délai raisonnable, obligation de statuer dans tel ou tel sens sur les demandes individuelles présentées dans l’intervalle, etc.).
Cette tendance est d’ailleurs ancienne. On en trouve une trace dans l’arrêt Rodière du 26 décembre 1925 (requête numéro 88369: préc.) dans lequel le Conseil d’Etat estime que c’est à bon droit qu’un ministre, suite à l’annulation d’un tableau d’avancement dans un corps de fonctionnaires, avait reconstitué rétroactivement la carrière des intéressés comme si le tableau annulé n’avait jamais existé.
845.- Annulation en tant que ne pas.- Sous une forme plus moderne, cette tendance s’observe notamment lorsque le juge prononce une « annulation en tant que ne pas », c’est-à-dire lorsqu’il censure non pas des dispositions que contient un texte, mais l’absence de dispositions qui devraient y figurer.
Exemple :
– CE Ass., 29 juin 2001, requête numéro 213229, Vassilikiotis (Rec., p. 300, concl. Lamy ; AJDA 2001, p. 1046, chron. Guyomar et Collin ; LPA octobre 2001, n°212, note Damarey ; Europe 2001, comm. 265, note Cassia ; RDP 2002, p. 748, note Guettier .- V. aussi CE Ass., 27 juillet 2001, requête numéro 222509, Titran : Rec., p. 411 ; AJDA 2001, p. 1046, chron. Guyomar et Colin) : le Conseil d’Etat définit très précisément les obligations de l’administration consécutives à l’annulation d’un arrêté qui avait pour effet d’empêcher les ressortissants de la Communauté européenne d’être guides de musée, leur cas n’étant pas prévu. Notamment, en attendant la rédaction d’un nouveau texte, l’autorité compétente est tenue de mettre en place un régime transitoire pour statuer sur les demandes de cartes professionnelles présentées par les demandeurs concernés.
Mais cette tendance ne se retrouve pas seulement dans ce type d’hypothèses.
Exemple :
– CE Ass., 25 juin 2001, requête numéro 234363, SAOS Toulouse football club (LPA, 28 septembre 2001, p. 4, concl. de Silva ; AJDA 2001, p. 887, note Simon) : en refusant de prononcer la sanction du match perdu à l’encontre de l’Association sportive de Saint-Etienne et en décidant d’homologuer les résultats de la rencontre jouée avec le Toulouse football club, alors qu’elle avait relevé que deux joueurs de ce club avaient usé de passeports établis dans des conditions frauduleuses, la commission fédérale d’appel de la Fédération française de football a commis une illégalité. Il résulte de ce qui précède que la requérante est fondée à demander l’annulation de la décision de la commission d’organisation des compétitions de la Ligue nationale de football en date du 22 mai 2001 homologuant le classement final du championnat de France professionnel de première division pour la saison 2000-2001. Les juges précisent ensuite que cette décision a nécessairement pour conséquence qu’appelée à se prononcer de nouveau sur l’homologation du classement final du championnat, la commission d’organisation des compétitions de la Ligue nationale de football applique pour la rencontre du 2 décembre 2000 la sanction prévue à l’article 187 des règlements généraux en retirant trois points à l’Association sportive de Saint-Etienne et en les attribuant au Toulouse Football club. Il lui appartient également, le cas échéant, d’infliger la même sanction pour tout autre match qui présenterait une irrégularité de même nature et dont les résultats n’auraient pas encore été définitivement homologués.
B – Contrainte à l’exécution
846.- Action en responsabilité.- Il résulte de la jurisprudence que toute décision non conforme à la chose jugée sera annulée en cas de recours et donnera lieu au versement de dommages intérêts.
847.- Médiateur de la République et Défenseur des droits.- Par ailleurs, la loi n°73-6 du 3 novembre 1973, telle qu’elle avait été modifiée par la loi n°76-1211 du 24 novembre 1976, avait attribué compétence au Médiateur de la république pour adresser des injonctions pour contraindre l’administration à exécuter les décisions passées en force de chose jugée. Ce mécanisme était toutefois inefficace, la seule sanction prévue par le texte consistant en la publication au journal officiel d’un rapport spécial constatant l’inexécution. La nouvelle institution du Défenseur des droits, créée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, en remplacement notamment du Médiateur de la République, ne dispose plus de pouvoirs dans ce domaine.
848.- Création de véritables mécanismes de contrainte.- En revanche, les lois n°80-539 du 16 juillet 1980 et n°95-125 du 16 juillet 1995 ont mis en place des mécanismes de contrainte beaucoup plus efficaces.
849.- Exécution des décisions condamnant l’administration au paiement d’une somme d’argent.- L’article 1er de la loi du 16 juillet 1980 prévoit tout d’abord que lorsqu’une décision juridictionnelle passée en force de chose jugée a condamné l’administration au paiement d’une somme d’argent dont le montant est fixé par la décision elle-même, cette somme doit être ordonnancée dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision de justice. A défaut d’ordonnancement dans ce délai, le comptable assignataire de la dépense doit, à la demande du créancier et sur présentation de la décision de justice, procéder au paiement. Dans le cas d’une condamnation à l’encontre d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public passée en force de chose jugée, le préfet ou l’autorité de tutelle, à l’expiration d’un délai de deux mois, procède au mandatement d’office.
2850.- Apparition de mécanismes d’injonction et d’astreinte.- Par ailleurs, la loi du 16 juillet 1980 avait mis en place un système d’injonctions éventuellement assorties d’astreintes en vue de contraindre l’administration à prendre des mesures concrètes visant à assurer le respect de la chose jugée. Toutefois, à l’époque, seul le Conseil d’Etat était compétent pour prononcer ces mesures. En outre, la section du rapport et des études ne pouvait être saisie qu’a posteriori, c’est-à-dire après que l’inexécution du jugement a été constatée. La loi du 16 juillet 1995 a permis une évolution sur ces deux points. D’une part, elle a déconcentré le pouvoir de prononcer des injonctions et des astreintes au niveau des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel pour les jugements rendus par eux. D’autre part, elle a introduit un mécanisme d’injonctions a priori, c’est-à-dire accompagnant le jugement condamnant l’administration. Ces solutions s’appliquent à la fois dans le contentieux de l’excès de pouvoir et dans le contentieux de pleine juridiction. Elles ont pour effet de réduire le nombre de recours en exécution.
Une dernière évolution a été concrétisée par la loi n°2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Désormais, comme on l’a vu, alors que le Conseil d’Etat s’est toujours refusé de se reconnaître, sans texte, compétent pour adresser à l’administration des injonctions et des astreintes, ce pouvoir peut être exercé d’office par le juge, c’est-à-dire sans qu’il soit « saisi de conclusions en ce sens » (Code de justice administrative, art. 911-1 s.). Dans l’état antérieur de la législation, seul le Conseil d’Etat était compétent pour prononcer « même d’office une astreinte » (Code de justice administrative, art. L. 911-5).
Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de préciser que lorsque le juge prononce d’office une injonction, il n’a pas l’obligation de mettre les parties à même de présenter leurs observations (CE, 7 mai 2019, requête numéro 413040, Fédération française du transport de personnes sur réservation).
Il faut aussi préciser que l’astreinte n’est pas assimilable à des dommages intérêts. Ainsi, le juge peut décider qu’une partie de la somme ne sera pas versée au requérant mais qu’elle sera affectée au budget de l’Etat (Code de justice administrative, art. L. 911-8). Cette solution n’est toutefois pas applicable lorsque c’est l’Etat lui-même qui est le débiteur de l’astreinte (CE, 28 février 2001, requête numéro 205476, requête numéro 209474, Fédération française des masseurs-kinésithérapeutes). Le Conseil d’Etat a récemment précisé que le juge pouvait décider que la fraction du montant de l’astreinte qui n’est pas affectée au requérant le soit « à une personne morale de droit public disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’Etat et dont les missions sont en rapport avec l’objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d’intérêt général également en lien avec cet objet » (CE Ass., 10 juillet 2020, requête numéro 428409 , Association Les Amis de la Terre France et a. : AJDA 2020, p. 1776, chron. Malverti et Beaufils ; JCP A 2020, act. 438 ; JCP G 2020, comm. 902 ; Procédures 2020, comm. 187, note Chifflot ; RFDA 2020, p. 818, concl. Hoynck).
La liberté du juge dans le choix des mesures qu’il peut prendre est donc considérable et elle doit permettre de mieux assurer l’effectivité des décisions condamnant l’administration.
851.- Injonctions et astreintes accompagnant la décision condamnant l’administration.- Le Code de justice administrative permet donc aux juridictions à compétence générale, d’ordonner dans la décision elle-même les mesures d’exécution que celle-ci implique, assorties, le cas échéant, d’une astreinte (CJA, art. L. 911-3).
852.- Injonction de prendre une décision dans un sens déterminé.- Ce mécanisme permet tout d’abord à la juridiction, lorsque sa décision implique nécessairement que soit prise « une mesure d’exécution dans un sens déterminé », de prescrire, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution (Code de justice administrative, art. L. 911-1). Le juge de l’exécution devra alors prendre en compte la situation de droit et de fait existant à la date de sa décision (CE, 4 juillet 1997, requête numéro 156298, Bouzerak : Rec., p. 278 ; AJDA 1997, p. 584, chron. Chauvaux et Girardot ; RFDA 1997, p. 815, concl. Abraham ; RDP 1998, p. 271, note Waschmann), alors qu’il se place en principe à la date de la décision contestée lorsqu’il statue sur un recours pour excès de pouvoir.
Exemples :
– CE, 28 juillet 2000, requête numéro 204024, Association France nature environnement (Rec., p. 322 ; Collectivités-Intercommunalité 2000, comm. 307) : le Conseil d’Etat enjoint au Premier ministre de prendre dans un délai de six mois un décret fixant la liste des communes soumises à la loi littoral dans les estuaires.
– CAA Paris, 24 octobre 2006, requête numéro 04PA00716, Mme. Gisèle X. : après avoir annulé le jugement du tribunal administratif rejetant une demande d’annulation d’une décision de refus de délivrance d’un titre de séjour, la cour enjoint à l’autorité compétente la délivrance à Mlle X, dans le délai de deux mois à compter de la notification de l’arrêt, une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale ».
– CAA Nancy, 24 mars 2005, requête numéro 03NC00869, requête numéro 04NC00925, Commune de Clouange c. Schutz (AJDA 2005, p. 1684, note Janicot ; LPA 2006, n°152, note Tifine): les juges annulent la décision du maire de la commune qui avait refusé de faire publier un article de l’opposition dans le bulletin municipal d’information et enjoignent à la commune de publier l’article rédigé par les conseillers de l’opposition si, le bulletin d’information devant être à nouveau édité, elle est saisie d’une demande en ce sens.
853.- Injonction de prendre une décision.- De même, lorsque la décision juridictionnelle implique que l’autorité administrative prenne une mesure, parmi plusieurs solutions, le juge a la possibilité de lui enjoindre de prendre cette mesure dans un délai déterminé. Ainsi, le pouvoir de l’administration de choisir entre plusieurs solutions légales est respecté, mais il lui est imposé de décider rapidement (Code de justice administrative, art. L. 911-2).
Exemple :
– CE, 31 janvier 2005, requête numéro 267600, Charkaoui c. Préfet de la Seine-saint-Denis: il appartient au juge administratif, lorsqu’il prononce l’annulation d’un arrêté de reconduite à la frontière et qu’il est saisi de conclusions en ce sens, d’user des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 911-2 du Code de justice administrative, pour fixer le délai dans lequel la situation de l’intéressé doit être réexaminée, au vu de l’ensemble de la situation de droit et de fait existant à la date de ce réexamen.
854.- Conciliation entre pouvoir d’injonction et principe d’économie des moyens.- A l’occasion de l’arrêt de Section Société Eden du 21 décembre 2018 (CE Sect., 21 décembre 2018, requête numéro 409678 : Rec., p. 468, note Roussel : AJDA 2019, p. 271, chron. Faure et Malverti ; Dr. adm. 2019, comm. 22, note Eveillard ; JCP A 2019, act. 31, obs. Touzeil-Divina ; Procédures 2019, comm. 59, note Deygas ; RFDA 2019, p. 281, concl. Roussel ; RFDA 2019, p. 293, concl. Sagnier), le Conseil d’Etat a été amené à concilier exercice du pouvoir d’injonction et principe d’économie des moyens. En vertu de ce principe, rappelle le Conseil d’Etat « le motif par lequel le juge de l’excès de pouvoir juge fondé l’un quelconque des moyens de légalité soulevés devant lui ou des moyens d’ordre public qu’il relève d’office suffit à justifier l’annulation de la décision administrative contestée ». Il en résulte que « sauf dispositions législatives contraires, le juge de l’excès de pouvoir n’est en principe pas tenu, pour faire droit aux conclusions à fin d’annulation dont il est saisi, de se prononcer sur d’autres moyens que celui qu’il retient explicitement comme étant fondé ». Ce principe de l’économie des moyens est toutefois susceptible de poser des difficultés au regard du pouvoir d’injonction reconnu par les articles L. 911-1 ou L. 911-2 du Code de justice administrative. Comme l’a suggéré Frédéric Dieu en pratiquant la règle de l’économie des moyens, le juge administratif risque de faire également « l’économie de ses compétences » de juge de l’exécution (la règle de l’économie de moyens doit-elle paralyser le pouvoir d’injonction du juge administratif?, AJDA 2009, p. 1082).
Pour résoudre cette difficulté – et c’est là l’apport de l’arrêt Société Eden – le Conseil d’Etat précise que si, en principe, le juge de l’excès de pouvoir « peut choisir de fonder l’annulation sur le moyen qui lui paraît le mieux à même de régler le litige » il va devoir prioritairement examiner ceux des moyens de légalité qui peuvent donner lieu à injonction si celle-ci est demandée par le requérant. Cela permet au requérant de hiérarchiser ses moyens, avant l’expiration des délais de recours dont on rappellera qu’elle a pour effet de cristalliser le recours contentieux (CE Sect., 20 février 1953, requête numéro 9772, Intercopie, préc.). Dans cette hypothèse, le juge de l’excès de pouvoir devra statuer « en respectant cette hiérarchisation, c’est-à-dire en examinant prioritairement les moyens qui se rattachent à la cause juridique correspondant à la demande principale du requérant ». Cette solution s’applique également dans le domaine du plein contentieux objectif, pour la contestation des titres exécutoires (CE, 5 avril 2019, requête numéro 413712, Société Mandataires judiciaires associés, mandataire liquidateur de la société Centre d’exportation du livre français : Rec., p. 116 ; JCPA 2019, act. 279, obs. Erstein).
855.- Injonctions et astreintes postérieures à la décision condamnant l’administration.- Par ailleurs, lorsque le juge administratif a déjà rendu une décision sans prononcer d’injonction, le bénéficiaire de cette décision peut le saisir une nouvelle fois en vue qu’il assure l’exécution de cette décision en prononçant une injonction éventuellement assortie d’astreintes (Code de justice administrative, art. L. 911-4 et L. 911-5).
Cette procédure est toutefois exclue concernant la mise en œuvre du droit au logement opposable, laquelle fait l’objet d’une procédure spécifique d’astreinte prévue par l’article L. 441-2-3-1 du Code de la construction et de l’habitation (CE, 27 juillet 2009, requête numéro 302110, Giard).
Dans le cadre de la procédure décrite par l’article L. 911-4 du Code de justice administrative, il est également possible de saisir le juge après que des injonctions a priori ont été prononcées à l’occasion du jugement condamnant l’administration. Si des mesures d’exécution ont déjà été prescrites, « dans l’hypothèse où elles seraient entachées d’une obscurité ou d’une ambigüité », le juge de l’exécution peut en préciser la portée (CE, 23 mars 2015, requête numéro 366813, Veysset). Surtout, le juge peut édicter de nouvelles mesures en se plaçant à la date de sa décision, mais à condition de ne pas remettre en cause les mesures d’exécution déjà prescrites, « ni méconnaître l’autorité qui s’attache aux motifs qui sont le soutien nécessaire du dispositif de la décision juridictionnelle dont l’exécution lui est demandée ». En d’autres termes, il ne saurait rectifier des erreurs de droit ou de fait dont serait entaché le jugement, ces questions devant nécessairement être tranchées dans le cadre des voies de recours.
856.- Pouvoir d’injonction reconnu par la jurisprudence.- Enfin, si le pouvoir d’injonction est étroitement encadré par les textes, il existe deux hypothèses, en dehors de l’application des articles L. 911-1 et suivants du Code de justice administrative, du référé liberté et des injonctions d’instruction, dans lesquelles le Conseil d’Etat utilise ce pouvoir.
Tout d’abord, dans son arrêt du 21 mars 2011, Ville de Béziers, dit « Béziers II » (requête numéro 304806, préc.) le Conseil d’Etat a admis la possibilité pour le cocontractant de l’administration de contester une décision de résiliation devant le juge du contrat, lequel pourra décider la reprise des relations contractuelles, à compter d’une date qu’il fixe, le cas échéant en ajoutant une indemnité.
Ensuite, le Conseil d’Etat a récemment admis que la victime d’une carence fautive de l’administration peut, dans le cadre d’un recours indemnitaire, demander au juge administratif non seulement la réparation des préjudices qu’elle a subis en raison de cette carence mais également d’enjoindre à l’administration de prendre les mesures pour y mettre fin (CE, 27 juillet 2015, requête numéro 367484, Baey : Rec., p. 285 ; AJCT 2016, p. 48, obs. Defix ; AJDA 2015, p. 2277, note Perrin ; JCP A 2015, act. 723, obs. Langelier). D’un point de vue pragmatique, l’intérêt de cette solution est évident. En effet, la victime ne se retrouve plus contrainte d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre la décision à l’origine de ce comportement ou le refus d’y mettre fin, en assortissant ce recours d’une demande d’injonction. Lorsque le juge statue dans le cadre d’un régime de responsabilité sans faute, en revanche, il ne peut en principe user de ce pouvoir d’injonction à l’encontre de l’administration. Il en va toutefois autrement an matière de dommages de travaux publics, dans le cas où le requérant, qui obtient réparation sur le terrain de la responsabilité sans faute, fait état, à l’appui de ses conclusions à fin d’injonction, « de ce que la poursuite (du) préjudice (…) trouve sa cause au moins pour partie dans une faute du propriétaire de l’ouvrage ». Le juge peut alors enjoindre à la personne publique, dans cette seule mesure, de mettre fin à ce comportement fautif ou d’en pallier les effets (CE, 18 mars 2019, requête numéro 411462, Commune de Chambéry: AJDA 2019, p. 2002, note Ferreira ; JCP A 2019, act. 216, obs. Friedrich ; JCPA 2019, comm. 2317, note Reneau.- CE Sect., 6 décembre 2019, requête numéro 417167, Syndicat des copropriétaires du Monte Carlo Hill : Dr. adm. 2020, comm. 16). Dans cette affaire, après avoir engagé la responsabilité sans faute de la collectivité gardienne de l’ouvrage public, le juge complète sa décision en exerçant son pouvoir d’injonction afin de faire cesser les désordres engendrés dès lors que le maître de l’ouvrage commet une faute dans sa fonction de gardien.
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