Le Conseil d’Etat, saisi le 14 juin 2022 par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique d’une demande d’avis relative aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision, comportant les questions suivantes :
1° Les dispositions des articles R. 2194-5 et R. 3135-5, R. 2194-7 et R. 3135-7 ainsi que R. 2194-8 et R. 3135-8 du code de la commande publique permettent-elles de procéder à une modification d’un contrat de la commande publique portant uniquement sur le prix ou les tarifs sans aucune modification des caractéristiques et des conditions d’exécution des prestations (dite modification « sèche » du prix ou des tarifs) dans le but de compenser les surcoûts que le cocontractant allègue subir ? Cette compensation peut-elle, alternativement, prendre la forme d’une prolongation de la durée du contrat ?
2° Dans l’affirmative, cette modification est-elle possible dès le premier euro de perte subi par le cocontractant ou seulement à partir d’un seuil caractérisant une dégradation significative de l’équilibre économique initial du contrat, voire son bouleversement ? Cette modification des prix ou des tarifs ou de la durée est-elle librement négociable et peut-elle notamment comprendre, au profit du titulaire du contrat, une marge bénéficiaire telle qu’envisagée par les parties lors de la conclusion du contrat, ou bien doit elle se limiter à couvrir les dépenses utiles, voire être fixée à un niveau encore inférieur ? La circonstance que la dégradation des conditions économiques soit temporaire ou que, au contraire, elle soit appelée à durer pendant toute l’exécution du contrat appelle-t-elle une réponse différente ?
3° Comment cette éventuelle modification « sèche » du prix, des tarifs ou de la durée s’articulerait-elle avec la théorie de l’imprévision ? Dans l’hypothèse où l’indemnisation du titulaire sur le fondement de la théorie de l’imprévision s’assimilerait à une modification du contrat autorisée par l’article R. 2194-5 ou l’article R. 3135-5 du code de la commande publique, son montant serait-il limité à 50 % du montant initial du contrat ? Dans l’hypothèse où l’indemnisation du titulaire dans le cadre de la théorie de l’imprévision ne s’inscrirait pas dans le champ d’application des articles R. 2194-5 et R. 3135-5, quels seraient les critères alternatifs d’application de chacun de ces dispositifs ?
4° S’agissant de la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision, les modalités d’appréciation d’un bouleversement de l’économie du contrat diffèrent-elles selon qu’il s’agit d’un marché public ou d’un contrat de concession, dès lors que ce dernier transfère un risque d’exploitation au cocontractant et, pour les marchés publics ou les concessions dont la contrepartie onéreuse comporte un prix, selon que ce prix est unitaire ou forfaitaire ou qu’il résulte d’un prix public régi par les articles L. 112-1 et suivants du code de la consommation ?
5° Quels sont les supports juridiques susceptibles de prévoir le versement des indemnités d’imprévision ? Peut-il s’agir d’un avenant au contrat ou d’un contrat ad hoc non qualifiable de transaction au sens et pour l’application du code civil et du code des relations entre le public et l’administration ? Pour les marchés de travaux et de maîtrise d’œuvre, les indemnités d’imprévision doivent-elles figurer au sein du décompte général définitif ?
Vu la Constitution ;
Vu la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, notamment son article 43 ;
Vu la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, notamment son article 72 ;
Vu la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE, notamment son article 89 ;
Vu le code de la commande publique, notamment ses articles L. 6, L. 2112-6, L. 2194-1, L. 3135-1, R. 2112 4, R. 2112 7 et suivants, R. 2194-1 et suivants et R. 3135-1 et suivants ;
EST D’AVIS
qu’il y a lieu, sous réserve de l’appréciation souveraine des juridictions compétentes, de répondre aux questions posées dans le sens des observations suivantes :
Sur le principe de la modification des clauses financières ou de la durée d’un marché ou d’un contrat de concession :
En ce qui concerne le cadre juridique applicable :
1. En premier lieu, selon les articles L. 2194-1 et L. 3135-1 du code de la commande publique, un marché ou un contrat de concession peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence lorsque, notamment, les modifications ont été prévues dans les documents contractuels initiaux (1°) ou sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues (3°) ou ne sont pas substantielles (5°) ou encore sont de faible montant (6°). Qu’elles soient apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, par l’acheteur ou l’autorité concédante unilatéralement, de telles modifications ne peuvent changer la nature globale du marché ou du contrat de concession (dernier alinéa).
En vertu des articles L. 2194 2 et L. 3135 2 du même code, lorsque l’autorité contractante apporte unilatéralement une modification à un contrat administratif, son cocontractant a droit au maintien de l’équilibre financier du contrat, conformément aux dispositions du 4° de l’article L. 6 de ce code.
2. Les articles R. 2194-1 et suivants et R. 3135-1 et suivants du code de la commande publique précisent les conditions et limites des modifications ainsi permises.
Il en résulte que les « circonstances imprévues » qui rendent nécessaires une modification sont celles qu’une autorité diligente ne pouvait pas prévoir (articles R. 2194 5 et R. 3135 5) et que, en pareil cas, s’agissant des contrats conclus par un pouvoir adjudicateur, chaque modification ne peut excéder 50 % du montant du contrat initial, des modifications successives ne devant pas avoir pour objet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence (articles R. 2194 3 et R. 3135 3).
Les modifications qui ne sont « pas substantielles » sont celles, quel que soit leur montant, qui n’introduisent pas des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage d’opérateurs économiques ou permis l’admission d’autres opérateurs économiques ou le choix d’une offre autre que celle retenue, qui ne modifient pas l’équilibre économique du marché ou du contrat de concession en faveur du titulaire ou du concessionnaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le contrat initial et qui ne modifient pas non plus considérablement l’objet du marché ou n’étendent pas considérablement le champ d’application du contrat de concession (articles R. 2194 7 et R. 3135 7).
Les modifications « de faible montant » sont celles dont le montant est inférieur aux seuils européens et à 10 % du montant du contrat initial pour les marchés de services et de fournitures et les contrats de concession ou à 15 % du montant du marché initial pour les marchés de travaux, sans qu’il soit nécessaire de vérifier si elles répondent à la définition d’une modification non substantielle (articles R. 2194-8 et R. 3135-8). Lorsque plusieurs modifications de faible montant successives sont effectuées, l’autorité contractante prend en compte leur montant cumulé (articles R. 2194 9 et R. 3135 9).
3. En second lieu, il résulte de l’article L. 2112 6 du code de la commande publique que les prix ou leurs modalités de fixation et, le cas échéant, leurs modalités d’évolution doivent être définis par le marché. Précisant ces dispositions, les articles R. 2112 7 et suivants de ce code prévoient qu’un marché est, en principe, conclu à prix définitif, ce prix prenant la forme soit d’un prix ferme, invariable pendant la durée du marché sous réserve de son actualisation, lorsque cette forme de prix n’est pas de nature à exposer les parties à des aléas majeurs, soit d’un prix révisable qui peut être modifié pour tenir compte des variations économiques.
Par ailleurs, selon le premier alinéa de l’article R. 2112 4 du même code, un marché peut prévoir une ou plusieurs reconductions à condition que ses caractéristiques restent inchangées et que la mise en concurrence ait été réalisée en prenant en compte sa durée totale.
En ce qui concerne la possibilité d’une modification des seules clauses financières ou de la durée des contrats :
4. Le Conseil d’Etat relève qu’il ne résulte pas des dispositions du code de la commande publique citées aux points 1 et 2 que les modifications des marchés et des concessions qu’elles autorisent et encadrent ne peuvent porter que sur les caractéristiques ou les conditions d’exécution des prestations initialement convenues, et non sur les clauses financières, ni qu’elles doivent nécessairement porter sur ces caractéristiques et conditions, de sorte que serait prohibée une modification des seules clauses financières (modification « sèche » du prix).
De telles restrictions ne figurent pas non plus dans les directives du 26 février 2014 susvisées que ces dispositions transposent (article 43 de la directive 2014/23/UE, article 72 de la directive 2014/24/UE et article 89 de la directive 2014/25/UE), et ne s’en déduisent pas plus.
Quant à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui prohibe par principe les modifications substantielles apportées à un marché ou un contrat de concession en cours dont les stipulations n’en prévoient pas la possibilité (19 juin 2008, Pressetext Nachrichtenagentur GmbH, aff. C-454/06, s’agissant d’un marché de services ; 13 avril 2010, Wall AG, aff. C-91/08, s’agissant d’une concession de services), elle a été dégagée antérieurement aux directives du 26 février 2014 et ne saurait être regardée comme faisant obstacle aux modifications, y compris du prix ou de la durée, que celles-ci permettent désormais, notamment lorsque les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices se trouvent confrontés à des circonstances imprévisibles.
5. Les dispositions réglementaires du code de la commande publique citées au premier alinéa du point 3, dont il résulte que le prix convenu est en principe définitif, n’ont pas pour portée de restreindre les possibilités de modification d’un marché ainsi expressément prévues depuis les directives de 2014. Ces dispositions, qui d’ailleurs ne sont pas prises pour la transposition des directives européennes, dans lesquelles elles n’ont pas d’équivalent, sont relatives au contenu du marché ainsi qu’à la forme et à l’évolution des prix stipulés, qu’ils soient ceux du marché initial ou qu’ils résultent d’un avenant ou d’une modification unilatérale. Le Conseil d’Etat note en outre que les aléas pris en compte par ces mêmes dispositions pour distinguer, au sein des prix définitifs, le prix ferme du prix révisable, correspondent aux aléas majeurs « du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des prestations » (articles R. 2112-9 et R. 2112-13), non aux aléas résultant de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat.
Au demeurant, s’il ressort de la jurisprudence administrative qu’en principe les prix prévus et les autres clauses financières lient les parties, ce dont il se déduit que le cocontractant de l’administration n’a pas de droit à leur modification, des décisions du Conseil d’Etat statuant au contentieux, rendues sur le fondement des dispositions antérieures à l’entrée en vigueur des directives de 2014, ont admis, dans des circonstances particulières, que le caractère définitif des prix stipulés ne s’oppose pas de manière absolue à leur modification. Il a notamment été jugé que les dispositions relatives au caractère définitif des prix d’un marché public n’ont ni pour objet ni pour effet de faire par principe obstacle à ce que les parties à un marché conclu à prix définitif puissent convenir par avenant, en particulier lorsque l’exécution du marché approche de son terme, de modifier le mécanisme d’évolution du prix définitif pour passer d’un prix révisable à un prix ferme (CE, 20 décembre 2017, Société Area Impianti, n° 408562). En outre, sur le fondement des dispositions de l’article R. 2194 5 du code de la commande publique, le juge administratif admet que des stipulations divisibles d’un avenant puissent procéder à l’augmentation de la prime prévue dans un marché d’assurance (CE, 16 mai 2022, Société hospitalière d’assurances mutuelles (SHAM), n° 459408).
6. Le Conseil d’Etat estime, en conséquence de ce qui précède, que le caractère en principe définitif des prix des marchés ne fait pas obstacle à leur modification en application et dans le respect des dispositions citées aux points 1 et 2, dès lors que les prix ainsi modifiés respectent les dispositions citées au premier alinéa du point 3, ce dont il se déduit qu’en principe ils restent définitifs pendant toute la période d’exécution des prestations et constituent le prix de règlement, sous réserve de leur actualisation ou de leur révision prévue par le marché. Il considère également que rien n’empêche que les modifications des marchés et contrats de concession portent uniquement, en vue de compenser les surcoûts que le titulaire ou le concessionnaire subit du fait de circonstances imprévisibles, sur les prix ou les tarifs prévus au contrat ainsi que sur les modalités de leur détermination ou de leur évolution.
7. Les dispositions du code de la commande publique, notamment celles de son article R. 2112 4 citées au second alinéa du point 3, ne font pas non plus obstacle à la modification de la seule durée du marché ou du contrat de concession. Ainsi, des prolongations du contrat, sans nouvelle procédure de mise en concurrence, sont possibles si elles peuvent être regardées, au sens des dispositions citées aux points 1 et 2, comme des modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles ou des modifications non substantielles ou de faible montant. Le Conseil d’Etat relève néanmoins la difficulté pratique qui tient à la nécessité d’évaluer une durée en proportion du montant initial du contrat afin de s’assurer, le cas échéant, du respect des plafonds imposés par ces dernières dispositions.
8. Il convient enfin de souligner que si de telles modifications contractuelles sont possibles, dès lors qu’elles correspondent aux hypothèses et respectent les conditions et limites fixées par les dispositions qui leur sont applicables, l’autorité contractante, qui doit veiller au respect de l’exigence constitutionnelle de bon emploi des deniers publics, qui découle de l’article 14 de la Déclaration de 1789, et qui est reprise à l’article L. 3 du code de la commande publique, n’est en aucun cas contrainte d’en prendre l’initiative ou de les accepter.
Sur les différentes hypothèses de modification des seules clauses financières ou de la durée du marché ou du contrat de concession :
En ce qui concerne les modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles :
9. En premier lieu, il résulte des dispositions précitées des articles R. 2194 5 et R. 3135-5 du code de la commande publique que les modifications qu’elles permettent ne sauraient être justifiées par des événements ainsi que leurs conséquences financières qui pouvaient raisonnablement être prévus par les parties au moment de contracter : ces dispositions n’ont pas pour objet et ne peuvent avoir pour effet d’assurer au cocontractant la couverture des risques dont il a tenu compte ou aurait dû tenir compte dans ses prévisions initiales et qu’il doit en conséquence supporter. Par suite, la modification du contrat sur le fondement de ces dispositions n’est possible que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes imputables à ces circonstances nouvelles ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat.
10. En second lieu, lorsque les parties mettent en œuvre ces mêmes dispositions, leur liberté contractuelle n’est pas sans limite. Les modifications apportées au contrat sur leur fondement doivent être directement imputables aux circonstances imprévisibles et ne peuvent excéder ce qui est nécessaire pour y répondre ni, en tout état de cause, le plafond, apprécié pour chaque modification, de 50 % du montant du contrat initial lorsqu’il est passé par un pouvoir adjudicateur. Elles ne peuvent pas non plus changer la nature globale du contrat.
11. Le Conseil d’Etat souligne en outre que, lors de la négociation de modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, l’autorité contractante doit s’attacher au respect des principes généraux d’égalité devant les charges publiques, de bon usage des deniers publics et d’interdiction des libéralités.
En ce qui concerne les modifications de faible montant :
12. Dans le respect des limites en montant fixées par les dispositions précitées (articles R. 2194 8, R. 2194 9, R. 3135 8 et R. 3135 9), les parties sont libres de procéder, si elles le souhaitent d’un commun accord, à la compensation de toute perte subie par le cocontractant même si cette perte ne suffit pas à caractériser une dégradation significative de l’équilibre économique du contrat initial.
Le Conseil d’Etat estime cependant qu’il incombe à l’autorité contractante de s’assurer, compte tenu de ses besoins propres, de la nécessité de telles modifications et d’éviter que, malgré leur faible montant, elles aient pour effet de compenser, même partiellement, la part de l’aggravation des charges qui n’excède pas celle que les parties avaient prévu ou auraient dû raisonnablement prévoir en contractant et qui devrait en conséquence rester à la charge de l’opérateur économique, en particulier du concessionnaire.
13. Les parties ayant procédé à des modifications de faible montant de leur marché ou contrat de concession peuvent, par la suite, le modifier de nouveau sur le fondement, si les conditions en sont remplies, des dispositions relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles.
14. Lorsque les parties mettent en œuvre les dispositions du code de la commande publique relatives aux modifications de faible montant, l’autorité contractante doit prendre en considération les mêmes principes que ceux rappelées au point 11.
En ce qui concerne les modifications non substantielles :
15. Les modifications non substantielles du contrat mises en œuvre sur le fondement des dispositions des articles R. 2194-7 et R. 3135-7 du code de la commande publique ne comportent pas de limite en montant, mais ne sauraient permettre aux parties de modifier l’objet du contrat ou de faire évoluer en faveur de l’entrepreneur, d’une manière qui n’était pas prévue dans le contrat initial, son équilibre économique tel qu’il résulte de ses éléments essentiels, comme la durée, le volume des prestations, les prix ou les tarifs.
Le Conseil d’Etat estime en outre que les modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, même lorsqu’elles ne sont pas substantielles, sont régies par les dispositions des articles R. 2194-5 et R. 3135 5 du code, qui soumettent, lorsque le contrat est conclu par un pouvoir adjudicateur, le montant de chaque modification à un plafond de 50 % du montant du marché initial.
Sur l’articulation de la jurisprudence sur l’imprévision et des dispositions régissant la modification des marchés ou des contrats de concession :
En ce qui concerne le cadre juridique applicable à l’indemnisation de l’imprévision :
16. Aux termes du 3° de l’article L. 6 du code de la commande publique, applicable aux contrats entrant dans le champ de la commande publique qui ont le caractère de contrats administratifs : « Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ». Le Conseil d’Etat relève que ces dispositions, à la différence de celles des 1°, 4° et 5° du même article relatives respectivement aux pouvoirs de l’autorité contractante de contrôle sur l’exécution du contrat, de modification unilatérale et de résiliation unilatérale, ne précisent pas que l’indemnisation de l’imprévision est octroyée dans les conditions prévues par le code, qui ne peut en conséquence être regardé comme la régissant.
17. Le législateur ayant entendu codifier la jurisprudence du Conseil d’Etat sur l’imprévision (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n° 59928 ; CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, n° 419155), sans y déroger ni en préciser les conditions d’application, les principes que cette jurisprudence a dégagés demeurent.
Parmi ces principes figure celui selon lequel l’indemnisation de l’imprévision a pour objet de permettre d’assurer la continuité du service public, ce qui implique que seul le cocontractant qui continue à remplir ses obligations contractuelles et subit, de ce fait, un déficit d’exploitation, a droit à une indemnité. Il est aussi jugé que l’indemnité d’imprévision doit rester provisoire et que, si les événements ayant justifié son octroi perdurent, le caractère permanent du bouleversement de l’équilibre économique du contrat fait obstacle à la poursuite de son exécution, de sorte que l’imprévision devient un cas de force majeure justifiant la résiliation de ce contrat.
18. Ainsi, il y a lieu de considérer que le droit à indemnité que détient l’entrepreneur au titre de l’imprévision, en vue d’assurer la poursuite de l’exécution du contrat et ainsi la continuité du service public, n’est pas remis en cause par les dispositions issues des directives du 26 février 2014 permettant et encadrant la modification des marchés ou des contrats de concession en cours, qui ne créent qu’une faculté pour le titulaire d’un marché ou le concessionnaire de demander la modification de son contrat, notamment lorsqu’elle est rendue nécessaire par des circonstances imprévisibles. Inversement, ce droit à indemnisation extracontractuel ne fait pas obstacle à la mise en œuvre de ces mêmes dispositions.
En ce qui concerne l’articulation des différents remèdes à la situation résultant de circonstances imprévisibles :
S’agissant de la modification du contrat :
19. Afin de remédier à une situation résultant de circonstances imprévisibles, il est possible, en premier lieu, de modifier les marchés et contrats de concession (CE, 14 janvier 1955, Société La Fusion des gaz, n° 75236). Ainsi qu’il a été dit aux points 4 à 8, ces modifications peuvent concerner, sur le fondement des dispositions du code de la commande publique, sous réserve qu’elles ne changent pas la nature globale du contrat, tant les caractéristiques et conditions d’exécution des prestations que le prix ou les tarifs, leur montant ou les modalités de leur détermination, ou encore la durée initialement convenus. Les contrats peuvent aussi être modifiés afin d’y introduire une clause de variation des prix ou de réexamen si le contrat n’en contient pas, ou de faire évoluer une clause existante qui se serait révélée insuffisante.
20. De telles modifications des marchés et contrats de concession doivent respecter le cadre juridique posé par les dispositions citées aux points 1 et 2 relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, dans les conditions précisées aux points 9 à 11.
Le Conseil d’Etat estime qu’un même marché ou contrat de concession, passé par un pouvoir adjudicateur, peut faire l’objet d’autant de modifications d’un montant maximal, chacune, de 50 % du montant du contrat initial qu’il y a d’événements imprévisibles distincts dont le déficit d’exploitation est la conséquence directe. Les modifications successives ne doivent cependant pas avoir pour objet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence, ce dont il se déduit que les modifications envisagées doivent être strictement limitées, tant dans leur champ d’application que dans leur durée, à ce qui est rendu nécessaire par les circonstances imprévisibles pour assurer la continuité du service public et la satisfaction des besoins de la personne publique.
21. Le Conseil d’Etat rappelle enfin que l’autorité contractante n’a aucune obligation de conclure avec son cocontractant un nouveau contrat comportant notamment des prix plus élevés que ceux du contrat initial (CE, Sect. 5 novembre 1982, Société Propétrol, n° 19413). Ainsi, s’il est toujours loisible à l’entrepreneur, en cas de circonstances imprévisibles bouleversant l’économie du contrat, de présenter à l’autorité contractante une demande de modification des clauses financières du contrat, il n’a pas de droit à obtenir la révision de ces clauses, mais uniquement une indemnité pour charges extracontractuelles qui, en cas de désaccord de l’autorité contractante, lui sera octroyée, le cas échéant, par le juge.
S’agissant de la conclusion d’une convention dont le seul objet est l’indemnisation des charges extracontractuelles :
22. En second lieu, le Conseil d’Etat considère que les parties peuvent conclure, sur le fondement de la théorie de l’imprévision, une convention d’indemnisation dont le seul objet est de compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire ou le concessionnaire en lui attribuant une indemnité (CE, 17 janvier 1951, Hospices de Montpellier, n° 97613), afin qu’il puisse poursuivre l’exécution du contrat pendant la période envisagée. Celle-ci ne peut être que temporaire et la convention doit précisément la fixer. La convention d’indemnisation, qui permet de maintenir un certain équilibre contractuel en indemnisant l’opérateur économique qui, malgré la situation tout à fait exceptionnelle à laquelle il est confronté, poursuit la prestation initialement prévue, n’a ni pour objet ni pour effet de modifier les clauses du marché ou du contrat de concession ni les obligations contractuelles réciproques des parties, ni d’affecter la satisfaction des besoins de l’autorité contractante, qu’elle vise précisément à préserver.
Dès lors, cette convention d’indemnisation, de même d’ailleurs qu’une décision unilatérale de l’autorité administrative fournissant une aide financière pour pourvoir aux dépenses extracontractuelles afférentes à la période d’imprévision (CE Ass. 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, n° 89655), ne peut être regardée comme une modification d’un marché ou d’un contrat de concession au sens des dispositions du 3° des articles L. 2194 1 et L. 3135 1 et de celles des articles R. 2194-5 et R. 3135-5 du code de la commande publique. Par suite, elle n’est pas soumise aux conditions et limites posées par ces dispositions, mais uniquement à celles prévues par les dispositions du 3° de l’article L. 6 du même code qui codifie la jurisprudence administrative sur l’imprévision.
S’agissant de l’octroi par le juge d’une indemnité d’imprévision :
23. En troisième et dernier lieu, pour compenser les charges extracontractuelles causées par des circonstances imprévisibles, extérieures aux parties et bouleversant l’économie du contrat, le juge administratif peut octroyer une indemnité d’imprévision.
Si la situation d’imprévision est constatée, et en cas de désaccord des parties sur les conditions spéciales dans lesquelles le cocontractant pourra continuer le service ou la prestation ou lorsque l’accord des parties est insuffisant à éviter le bouleversement de l’économie du contrat, ou encore, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, en cas de refus de l’autorité contractante de le modifier unilatéralement, le juge du contrat ne peut, le cas échéant, qu’accorder une indemnité dont le seul objet est de compenser la charge extracontractuelle qui résulte de la situation d’imprévision, mais il ne peut en aucun cas modifier lui-même les stipulations du contrat et les obligations réciproques des parties (CE, 2 novembre 1927, Ville de Saint Omer, n° 84340 ; CE Sect., 21 janvier 1944, Société d’entreprises et de construction en béton armé, n° 60975) ni se substituer à l’autorité administrative pour réviser les tarifs et, éventuellement, en fixer de nouveaux (CE, 14 janvier 1955, Société La Fusion des gaz, préc.).
Par suite, l’octroi par le juge administratif d’une indemnité d’imprévision n’entre pas dans le champ d’application des dispositions précitées du code de la commande publique et des directives qu’elles transposent relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, qui ne concernent que la modification des marchés ou contrats de concession apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, par l’autorité contractante unilatéralement. Il s’en déduit notamment que le plafond, prévu par ces dispositions, de 50 % par modification, du montant du contrat initial, lorsqu’il est conclu pas un pouvoir adjudicateur, ne s’applique pas au calcul de l’indemnité d’imprévision lorsqu’elle est accordée par le juge.
24. Le Conseil d’Etat rappelle, par ailleurs, que les clauses de variations des prix s’appliquent sans préjudice de l’indemnisation de l’imprévision si les conditions en sont réunies. Ainsi, lorsqu’il apparaît que la clause de variation n’a pas joué en fait dans des conditions normales conformément aux prévisions des parties, le juge administratif admet que, pour suppléer à la clause insuffisante, le cocontractant puisse invoquer la théorie de l’imprévision. A cet égard, une jurisprudence constante distingue les clauses de variation des prix ou les avenants qui permettent d’éviter le bouleversement de l’économie du contrat et qui, à ce titre, excluent le droit à indemnité d’imprévision (CE, 13 mai 1987, Société Citra-France et autres, n° 35374), de celles qui, en raison de leur insuffisance à y remédier entièrement, justifient un tel droit (CE, 19 février 1992, S.A. Dragages et Travaux Publics et autres, n° 47265).
Sur la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision selon la catégorie de contrats et la forme des prix :
En ce qui concerne l’appréciation du bouleversement de l’économie du contrat selon qu’il s’agit d’une concession ou d’un marché :
25. Il résulte de la définition qu’en donne l’article L. 1121 1 du code de la commande publique, qui transpose les dispositions du paragraphe 1 de l’article 5 de la directive 2014/23/UE susvisée, qu’un contrat de concession implique qu’un risque d’exploitation pèse pour une partie non négligeable sur le concessionnaire et que les éventuelles pertes qu’il pourrait subir du fait de l’exploitation du service ou de l’ouvrage dont il a la charge ne soient pas entièrement couvertes, notamment par le concédant en vertu des stipulations du contrat (CE, 25 mai 2018, Société Philippe Védiaud Publicité et Commune de Saint-Thibault-des-Vignes, n° 416825 ; CE, 9 juin 2021, Ville de Paris, n° 448948).
Il s’en déduit que, pour apprécier si la situation est de nature à ouvrir droit à une indemnité d’imprévision au bénéfice du concessionnaire, il y a lieu de prendre en considération la part non négligeable de risque de pertes qu’il accepte nécessairement de courir en contractant et que l’interprétation raisonnable du contrat de concession conduit à laisser, en tout état de cause, à sa charge. Le concessionnaire peut être réputé avoir accepté, par principe, un dépassement du prix limite de revient plus élevé que le titulaire d’un marché public, sous réserve des clauses du contrat et de la part de risque qu’elles laissent effectivement à sa charge.
En ce qui concerne l’appréciation du bouleversement de l’économie du contrat selon la forme des prix stipulés :
26. Le Conseil d’Etat rappelle que la théorie de l’imprévision, comme celle des sujétions imprévues, s’applique au marché à forfait (CE, 19 février 1992, S.A. Dragages et Travaux Publics et autres, n° 47265). Dans le cadre de l’indemnisation de l’imprévision, comme de celle des sujétions imprévues résultant de difficultés matérielles rencontrées essentiellement dans l’exécution d’un marché de travaux, il peut être tenu compte de l’importance du marché à forfait pour estimer que des dépenses supplémentaires, eu égard à la faiblesse relative de leur montant, ne sont pas de nature à bouleverser l’économie du contrat (CE, 19 février 1975, Ministre d’Etat chargé de la Défense nationale c/ Société Entreprise Campenon Bernard et autres, n° 80470).
L’indemnisation de l’entrepreneur au titre de l’imprévision est toujours soumise à l’exigence du bouleversement de l’économie du marché, qu’il soit conclu à prix global et forfaitaire ou à prix unitaire. Ainsi, le caractère forfaitaire des clauses financières d’une concession ne peut, à raison du bouleversement de l’économie du contrat, faire obstacle à l’allocation d’une indemnité pour les nouvelles charges extracontractuelles que le concessionnaire a été obligé de supporter (CE, 8 février 1924, Société l’Omnium français d’électricité, n° 73906). Il n’en va autrement que s’il résulte clairement de la commune intention des parties, notamment du caractère général et absolu du forfait et de la renonciation du cocontractant à toute nouvelle indemnité, qu’elles ont entendu, en signant un avenant au cours de la situation d’imprévision, renoncer à toute compensation supplémentaire (CE, 2 février 1923, Compagnie française d’éclairage et de chauffage par le gaz, n° 72521).
Il n’y a pas lieu d’apporter une réponse différente dans le cas où le prix stipulé fait référence à un prix public régi par les articles L. 112 1 et suivants du code de la consommation.
Sur l’inscription de l’indemnité d’imprévision dans le décompte général et définitif :
27. Lorsque les parties prévoient l’établissement d’un décompte général et définitif, en vertu du principe de l’unité de ce décompte, l’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché, notamment de travaux publics, est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l’établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties (CE, 2 avril 2004, Société Imhoff, n° 257392).
28. L’indemnité d’imprévision visant, ainsi qu’il a été dit, à compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire, elle ne peut être regardée comme une conséquence financière de l’exécution du marché. Dès lors, qu’elle soit allouée par décision unilatérale de l’autorité administrative, négociée dans le cadre d’une convention d’indemnisation ou octroyée par le juge administratif, elle n’a pas à être inscrite dans le décompte général et définitif, à la différence des indemnités allouées à l’entrepreneur au titre des sujétions imprévues (CE, 31 juillet 2009, Société Campenon Bernard et autres, n° 300729).
Au demeurant, la fin du contrat, notamment sa fin anticipée par résiliation, ne faisant pas, à elle seule, obstacle à l’octroi d’une indemnité d’imprévision (CE, 10 février 2010, Société Prest’Action, n° 301116), il ne peut être exclu que le bouleversement de l’économie du contrat par suite de circonstances imprévisibles ne puisse être établi qu’après complète exécution du marché et que l’indemnité due éventuellement aux entrepreneurs à raison des charges extracontractuelles qu’ils ont eu à supporter ne puisse être utilement réclamée par eux qu’après notification du décompte général et définitif.