AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Mme G… D… et M. A… C…, agissant en leur nom propre et en celui de leurs trois enfants mineurs, ont demandé au tribunal administratif de Lyon de condamner l’Etat à leur verser une indemnité de 111 226 euros en réparation des préjudices subis du fait du défaut de scolarisation de leur fils, E… C…, de septembre 2011 à janvier 2013. Par un jugement n° 1306250 du 13 juillet 2016, le tribunal administratif a rejeté leur demande.
Par un arrêt n° 16LY04217 du 8 novembre 2018, la cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel formé par Mme D… et M. C… contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 21 février et 21 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme D… et M. C… demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros à verser au cabinet Rousseau, Tapie, leur avocat, au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de l’action sociale et des familles ;
– le code de l’éducation ;
– le code de la santé publique ;
– le code de la sécurité sociale ;
– la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d’Etat en service extraordinaire,
– les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Rousseau, Tapie, avocat de Mme D… et de M. C… ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme D… et M. C…, parents de E… C…, atteint de troubles cognitifs et psychomoteurs et dont le handicap avait été évalué par la maison départementale des personnes handicapées du Rhône à 80 %, ont saisi le tribunal administratif de Lyon, en leur nom et au nom de leurs trois enfants mineurs – E…, B… et F… -, d’une demande tendant à ce que l’Etat soit condamné à les indemniser tant de leurs préjudices propres que des préjudices subis par leurs enfants à raison du défaut de scolarisation de E… C… de la rentrée scolaire 2011 à janvier 2013, en demandant que soit allouée la somme de 60 000 euros à E… C…, la somme de 45 226 euros à eux-mêmes et la somme de 3 000 euros à chacune des sœurs de E…. Par un jugement du 13 juillet 2016, le tribunal administratif a rejeté leur demande. La cour administrative d’appel de Lyon, par un arrêt du 8 novembre 2018, a rejeté l’appel formé contre ce jugement par Mme D… et M. C…, qui se pourvoient en cassation contre cet arrêt.
Sur le cadre juridique du litige :
2. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 111-1 du code de l’éducation, dans sa rédaction applicable à l’espèce : » (…) Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté. (…) « . Aux termes de l’article L. 111-2 du même code dans sa rédaction alors applicable : » Tout enfant a droit à une formation scolaire qui, complétant l’action de sa famille, concourt à son éducation. / (…) / Pour favoriser l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes et de ses besoins particuliers, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire. / (…) « .
3. Aux termes de l’article L. 112-1 de ce code, dans sa rédaction applicable à l’espèce : » Pour satisfaire aux obligations qui lui incombent en application des articles L. 111-1 et L. 111-2, le service public de l’éducation assure une formation scolaire (…) aux enfants (…) présentant un handicap ou un trouble de la santé invalidant. Dans ses domaines de compétence, l’Etat met en place les moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation en milieu ordinaire des enfants, adolescents (…) handicapés. / (…) « . Aux termes de l’article L. 112-2 du code de l’éducation, dans sa rédaction applicable au litige : » Afin que lui soit assuré un parcours de formation adapté, chaque enfant (…) handicapé a droit à une évaluation de ses compétences, de ses besoins et des mesures mises en œuvre (…). Cette évaluation est réalisée par l’équipe pluridisciplinaire mentionnée à l’article L. 146-8 du code de l’action sociale et des familles. (…) / En fonction des résultats de l’évaluation, il est proposé à chaque enfant (…) handicapé, ainsi qu’à sa famille, un parcours de formation qui fait l’objet d’un projet personnalisé de scolarisation assorti des ajustements nécessaires en favorisant, chaque fois que possible, la formation en milieu scolaire ordinaire. Le projet personnalisé de scolarisation constitue un élément du plan de compensation visé à l’article L. 146-8 du code de l’action sociale et des familles. Il propose des modalités de déroulement de la scolarité coordonnées avec les mesures permettant l’accompagnement de celle-ci figurant dans le plan de compensation « . Aux termes de l’article L. 351-1 du code de l’éducation, dans sa rédaction alors applicable : » Les enfants et adolescents présentant un handicap ou un trouble de santé invalidant sont scolarisés dans les écoles maternelles et élémentaires et les établissements visés aux articles L. 213-2 [collèges], L. 214-6 [lycées, établissements d’éducation spéciale et lycées professionnels maritimes], L. 422-1 [collèges et lycées ne constituant pas des établissements publics locaux], L. 422-2 [établissements du second degré ou d’éducation spéciale municipaux ou départementaux] et L. 442-1 [établissements privés sous contrat] du présent code et aux articles L. 811-8 [établissements publics locaux d’enseignement et de formation professionnelle agricole] et L. 813-1 [établissements d’enseignement agricole privés sous contrat] du code rural et de la pêche maritime, si nécessaire au sein de dispositifs adaptés, lorsque ce mode de scolarisation répond aux besoins des élèves. Les parents sont étroitement associés à la décision d’orientation et peuvent se faire aider par une personne de leur choix. La décision est prise par la commission mentionnée à l’article L. 146-9 du code de l’action sociale et des familles [commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées], en accord avec les parents ou le représentant légal. A défaut, les procédures de conciliation et de recours prévues aux articles L. 146-10 et L. 241-9 du même code s’appliquent (…) « . Aux termes de l’article L. 351-2 du même code, dans sa rédaction alors applicable : » La commission mentionnée à l’article L. 146-9 du code de l’action sociale et des familles désigne les établissements ou les services ou à titre exceptionnel l’établissement ou le service correspondant aux besoins de l’enfant ou de l’adolescent en mesure de l’accueillir. / La décision de la commission s’impose aux établissements scolaires ordinaires et aux établissements ou services mentionnés au 2° et au 12° du I de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles [respectivement les établissements ou services d’enseignement qui assurent, à titre principal, une éducation adaptée et un accompagnement social et médico-social aux mineurs et les centres d’action médico-sociale précoce] dans la limite de la spécialité au titre de laquelle ils ont été autorisés ou agréés. / (…) « .
4. Il résulte de l’ensemble de ces dispositions, d’une part, que le droit à l’éducation étant garanti à chacun quelles que soient les différences de situation et, d’autre part, que l’obligation scolaire s’appliquant à tous, les difficultés particulières que rencontrent les enfants en situation de handicap ne sauraient avoir pour effet ni de les priver de ce droit, ni de faire obstacle au respect de cette obligation. Ainsi, il incombe à l’Etat, au titre de sa mission d’organisation générale du service public de l’éducation, et, le cas échéant, de ses responsabilités à l’égard des établissements sociaux et médico-sociaux, de prendre l’ensemble des mesures et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que ce droit et cette obligation aient, pour les enfants en situation de handicap, un caractère effectif.
5. Il s’ensuit que la carence de l’Etat à assurer effectivement le droit à l’éducation des enfants soumis à l’obligation scolaire est constitutive d’une faute de nature à engager sa responsabilité. La responsabilité de l’Etat doit toutefois être appréciée en tenant compte, s’il y a lieu, du comportement des responsables légaux de l’enfant, lequel est susceptible de l’exonérer, en tout ou partie, de sa responsabilité. En outre, lorsque sa responsabilité est engagée à ce titre, l’Etat dispose, le cas échéant, d’une action récursoire contre un établissement social et médico-social auquel serait imputable une faute de nature à engager sa responsabilité à raison du refus d’accueillir un enfant orienté par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées.
Sur l’arrêt attaqué :
6. Il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel de Lyon a jugé que les dommages dont Mme D… et M. C… demandent réparation à raison du défaut de scolarisation de leur fils trouvent leur cause dans le fait que, alors que des décisions de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) du Rhône en date des 9 septembre 2011, 21 décembre 2011 et 2 janvier 2012 et 25 avril 2012 avaient orienté E… C… vers plusieurs établissements sociaux et médico-sociaux, ils n’avaient pris contact qu’avec certains d’entre eux. En en déduisant que les dommages invoqués trouvaient leur cause exclusive dans le comportement des parents de cet enfant, la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce qui lui étaient soumis.
7. Il résulte de ce qui précède que, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi, Mme D… et M. C… sont fondés à demander l’annulation de l’arrêt attaqué.
8. Il y a lieu dans les circonstances de l’espèce de régler l’affaire au fond en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.
Sur la responsabilité de l’Etat :
9. Il résulte de l’instruction que, par différentes décisions, s’échelonnant du 29 mars 2007 au 25 avril 2012, la CDAPH dépendant de la maison départementale des personnes handicapées du Rhône a décidé de l’orientation de E… C… tantôt en milieu scolaire ordinaire, tantôt en centres d’éducation motrice. E… C… a été scolarisé, à compter de la rentrée scolaire 2005-2006, d’abord en institut médico-pédagogique (IMP), puis en milieu scolaire ordinaire, avec auxiliaire de vie scolaire, puis en classes pour l’inclusion scolaire (CLIS), enfin en unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS). Compte tenu de l’inadaptation de ces orientations à la situation de l’enfant, la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées a décidé, par une décision du 9 septembre 2011, de l’orienter vers deux établissements pour déficients moteurs, le centre d’éducation motrice (CEM) Jean-Marie Arnion à Dommartin ou celui de la Fondation Richard à Lyon, en fonction des places disponibles. Le CEM de la Fondation Richard a refusé d’accueillir l’enfant, le 2 avril 2012 et le CEM Jean-Marie Arnion n’a accueilli E… C… qu’à compter du 8 janvier 2013, après avoir refusé une première fois de l’accueillir en juin 2012. Par ailleurs, à neuf reprises Mme D… et M. C… ont signalé, par des courriers adressés à l’inspection de l’académie de Lyon, à la maison départementale des personnes handicapées du Rhône, à l’agence régionale de santé de Rhône-Alpes, l’urgence que revêtait la scolarisation de leur fils, alors enfin que le centre médico-chirurgical de réadaptation des Massues à Lyon où E… C… avait été hospitalisé avait signalé en juillet 2012 à l’agence régionale de santé les conséquences de sa déscolarisation sur son état de santé tant physique que mental.
10. Il résulte ainsi de l’instruction qu’Hocine C… n’a bénéficié d’aucun mode de scolarisation entre le 9 septembre 2011 et le 8 janvier 2013, alors que la CDAPH avait prescrit son orientation vers plusieurs établissements sociaux et médico-sociaux, parmi ceux mentionnés au 2° du I de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles, permettant une scolarisation adaptée, ou à titre subsidiaire, à compter de sa décision des 21 décembre 2011 et 2 janvier 2012, en unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS). Un tel défaut de scolarisation est constitutif d’une carence fautive de l’Etat, de nature à engager sa responsabilité.
11. Il résulte en outre de l’instruction que si Mme D… et M. C… n’ont pas immédiatement contacté, après chacune des décisions de la CDAPH, l’ensemble des structures vers lesquelles celle-ci avait orienté leur enfant, d’une part, ils ont saisi, les uns après les autres, les établissements désignés par la commission à titre préférentiel, d’autre part, ils ont signalé, dans l’attente d’une réponse favorable de l’un de ces établissements, à de multiples reprises à l’agence régionale de santé du Rhône et à la maison départementale des personnes handicapées du Rhône l’urgence que revêtait la scolarisation de leur fils, enfin ils ont pris l’attache des services de l’académie du Rhône pour solliciter l’admission, que la commission avait décidé à titre temporaire, de leur fils en ULIS. Dans ces conditions, leur comportement n’est pas de nature à exonérer l’Etat de sa responsabilité.
12. Il résulte de ce qui précède que Mme D… et M. C…, agissant en leur nom propre et au nom de E… C… et de leurs autres enfants, sont fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon a rejeté leur demande de réparation des préjudices subis du fait de l’absence de scolarisation de leur fils du 9 septembre2011 au 8 janvier 2013. Il appartient au Conseil d’Etat, saisi par l’effet dévolutif de l’appel de statuer sur l’étendue de la réparation.
Sur les préjudices :
13. En premier lieu, il résulte de l’instruction que l’absence de scolarisation de l’enfant E… C… pendant la période mentionnée courant du 9 septembre 2011 au 8 janvier 2013 a causé à cet enfant un préjudice moral et des troubles dans ses conditions d’existence, dont il sera fait une juste appréciation en évaluant l’indemnité à verser à E… C… à ce titre à la somme de 12 000 euros. Mme D… et M. C… et leurs filles peuvent prétendre, au titre de la même période et pour les mêmes préjudices, au versement, pour Mme D… et M. C…, de la somme de 5 000 euros chacun et pour leurs filles, de la somme de 2 500 euros chacune.
14. En second lieu, il ne résulte pas de l’instruction que le préjudice patrimonial allégué s’agissant de E… C…, tiré de ce qu’il a été privé de la possibilité d’élever son niveau de formation pendant la période en cause, soit établi, pas davantage que les préjudices professionnels allégués par Mme D… et M. C… pour ce qui les concerne, invoqués au motif qu’ils n’ont pu, durant la période en litige, exercer une activité professionnelle ou s’engager dans une formation professionnelle, alors qu’il est soutenu en défense, sans être contesté, que le complément d’allocation d’éducation de l’enfant handicapé qui leur a été versé en application de l’article R. 541-2 du code de la sécurité sociale prenait en compte les conséquences de la situation de leur enfant sur leur activité professionnelle.
15. Il résulte de tout ce qui précède que Mme D… et M. C… sont fondés à demander l’annulation du jugement du tribunal administratif de Lyon ayant rejeté leur demande et qu’il y a lieu de condamner l’Etat à leur verser la somme globale de 27 000 euros – se décomposant en les sommes de 12 000 euros pour E… C…, 5 000 euros pour Mme D…, 5 000 euros pour M. C…, 2 500 euros pour B… C… et 2 500 euros pour F… Chenaf-, assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 avril 2013. La capitalisation des intérêts a été demandée pour prendre effet le 22 avril 2014, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière. Il y a lieu, dès lors, de faire droit à cette demande de capitalisation tant à cette date qu’à chaque échéance annuelle ultérieure.
16. Mme D… et M. C… ont obtenu le bénéfice de l’aide juridictionnelle. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce et sous réserve que le cabinet Rousseau, Tapie renonce à percevoir la somme correspondant à la part de l’Etat, de mettre à la charge de l’Etat, le versement à cette société de la somme de 3 000 euros.
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt du 8 novembre 2018 de la cour administrative d’appel de Lyon et le jugement du 13 juillet 2016 du tribunal administratif de Lyon sont annulés.
Article 2 : L’Etat est condamné à verser à Mme D… et M. C…, d’une part, en leur qualité de représentants légaux d’Hocine C…, la somme de 12 000 euros, d’Aliya C… la somme de 2 500 euros et de F… C… la somme de 2 500 euros et, d’autre part, en réparation de leur propre préjudice, la somme de 5 000 euros chacun. Ces sommes seront assorties des intérêts au taux légal à compter du 22 avril 2013 et des intérêts capitalisés à compter du 22 avril 2014, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Article 3 : L’Etat versera au cabinet Rousseau, Tapie une somme de 3 000 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l’article L. 761-1 du code de justice administrative, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme G… D…, à M. A… C…, au ministre de la santé et de la prévention et au ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse.
Délibéré à l’issue de la séance du 27 juin 2022 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; Mme Carine Soulay, M. Jean-Luc Nevache, Mme Sophie-Justine Lieber, M. Damien Botteghi, Mme Carine Chevrier, conseillers d’Etat et Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d’Etat en service extraordinaire-rapporteure.
Rendu le 19 juillet 2022.