Section II – Lien de causalité
1574.- Etablissement et rupture du lien de causalité.- Pour que l’administration soit déclarée responsable il est nécessaire que le préjudice se rattache à un fait qui lui est imputable, ce qui pose la question de l’appréhension du lien de causalité et celui de la rupture de ce lien.
§I – Appréhension du lien de causalité
1575.- Le choix de la théorie de la causalité adéquate.- Il existe deux principales approches du lien de causalité : la théorie de l’équivalence des conditions selon laquelle un événement est réputé causal lorsque le dommage n’aurait pu survenir sans lui, même si cette cause est lointaine ; la théorie de la causalité adéquate selon laquelle on ne peut mettre à la charge d’une personne que les conséquences normales et directes de ses actes.
La jurisprudence administrative privilégie la seconde approche (CE Sect., 14 octobre 1966, requête numéro 60783, Marais : Rec., p. 548 ; D. 1966, p. 636, concl. Galmot), qui présente toutefois l’inconvénient d’être très subjective.
Exemples :
– CE, 10 mai 1985, requête numéro 48517, Ramade (Rec., p. 147 ; AJDA 1985, p. 568, note L.R ; JCP G 1986, II, comm. 20603, note Crozafon) : il n’existe pas de lien de causalité entre la faute à l’origine de l’évasion d’un détenu et les meurtres commis par celui-ci 48 jours après.
– CE Sect., 29 avril 1987, requête numéro 61015, Banque populaire de la région économique de Strasbourg (Rec., p. 58 ; AJDA 1987, p.454, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1988, somm. comm. p. 60, obs. Moderne et Bon ; RFDA 1987, p. 831, concl. Vigouroux) : sont ici en cause des braquages réalisés deux mois après l’obtention par trois détenus respectivement d’une permission de sortie, d’un régime de semi-liberté et d’une libération conditionnelle. Mais en l’espèce, le Conseil d’Etat relève que c’est seulement quelques jours après leur défection que les individus concernés ont repris leurs activités criminelles. Le lien de causalité est donc établi entre le fait générateur – l’obtention des mesures de libération conditionnelle, de semi-liberté et de permission de sortie – et les dommages subis.
1576.- Hypothèses d’application de la théorie de l’équivalence des conditions.- L’application de la théorie de l’équivalence des conditions n’est toutefois pas totalement écartée, notamment dans des cas où il y a pluralité d’auteurs.
Par ailleurs, sur certaines questions, la jurisprudence a pu évoluer. C’est le cas notamment concernant l’imputabilité au service d’un suicide d’un agent public survenu sur son lieu de travail. A l’origine, le Conseil d’Etat considérait qu’en raison de son caractère volontaire, cet acte se détachait du service, sauf circonstances particulières l’y rattachant (CE, 28 juillet 1993, requête numéro 121702, Ministre de la Défense c/ Stéfani : AJDA 1993, p. 685, chron. Maugüé et Touvet et p. 746, note Moreau ; D. 1994, p. 364, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 575, note Bon). La jurisprudence a toutefois fini par évoluer en sens inverse, en calquant la solution retenue par les juges de l’ordre judiciaire. Désormais, le suicide ou la tentative de suicide d’un fonctionnaire intervenant sur le lieu et dans le temps de travail est imputable au service, sauf circonstance particulière l’en détachant (CE Sect., 16 juillet 2014, requête numéro 361820, Commune de Floirac : AJDA 2014, p. 1706, chron. Bretonneau et Lessi ; Cah. fonct. publ. 2014, n° 349, p. 98, concl. Daumas ; RDSS 2014, p. 945, note Lerouge).
Exemple :
–CE, 24 octobre 2014, requête numéro 362723, Paour : la pathologie dépressive de l’’intéressée, a l’origine d’une tentative de suicide, si elle a pu être favorisée par certaines conditions de son activité professionnelle, s’était déjà manifestée précédemment et trouvait son origine dans sa personnalité. En conséquence, la responsabilité de l’administration est écartée.
1577.- Preuve du lien de causalité.- En principe c’est à la victime qu’il appartient d’établir l’existence d’un lien de causalité avec le fait générateur. Toutefois, particulièrement en matière de responsabilité médicale, en présente d’incertitudes scientifiques, les juges admettent l’existence d’une présomption de causalité.
Cette présomption a été établie pour la première fois dans une affaire qui interrogeait le lien entre la vaccination contre l’hépatite B et le développement de la sclérose en plaques (CE, 9 mars 2007, requête numéro 267635, Schwartz : Rec., p. 118 ; AJDA 2007, p. 861, concl. Olson ; JCP G 2007, II, comm. 10142, note Laude ; JCP A 2007, comm. 2108, note Jean-Pierre ; JCP A 2007, comm. 2277, note Carpi-Petit.- V. aussi CE, 29 septembre 2021, requête numéro 435323 : JCP G 2021, act. 1058, obs. Touzeil-Divina ; JCP A 2021, act. 598, obs. Touzeil-Divina ; JCP A 2021, comm. 2372, note Paillard ; Procédures 2021, comm. 338, note Chifflot ; RDSS 2021, p. 1047, concl. Barrois de Sarigny ; Resp. civ. et assur. 2021, comm. 240, note Bloch). Dans cette affaire les juges affirment que « dès lors que les rapports d’expertise, s’ils ne l’ont pas affirmé, n’ont pas exclu l’existence d’un tel lien de causalité, l’imputabilité au service de la sclérose en plaques (…) doit, dans les circonstances particulières de l’espèce, être regardée comme établie, eu égard, d’une part, au bref délai ayant séparé l’injection (…) de l’apparition du premier symptôme cliniquement constaté de la sclérose en plaques ultérieurement diagnostiquée et, d’autre part, à la bonne santé de l’intéressée et à l’absence, chez elle, de tous antécédents à cette pathologie, antérieurement à sa vaccination ». Le même raisonnement a été étendu ensuite étendu au lien entre ce même vaccin et la myofasciite à macrophages (CE, 21 novembre 2012, requête numéro 344561, requête numéro 356462, Ville de Paris et Landry : Rec., p. 386 ; AJDA 2013, p. 185, note Leleu ; Dr. adm. 2013, comm. 16, note Eveillard ; JCP A 2013, comm. 2042, note Jean-Pierre ; RDSS 2013, p. 160, note Peigné). Dans ces deux affaires, les juges prennent en compte « l’état des connaissances scientifiques » qui ne permet pas de renverser la présomption de causalité.
En revanche, dans une affaire qui posait la question du lien entre la présence d’adjuvants aluminiques dans les vaccins et diverses pathologies, dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir, le Conseil d’Etat a jugé que « en l’état des connaissances scientifiques (ces vaccins) ne peuvent être qualifiés de spécialités nocives ou de spécialités pour lesquelles le rapport entre les bénéfices et les risques ne serait pas favorable » (CE, 6 mai 2019, requête numéro 415694, Baudelet de Livois : Rec., p. 163 ; JCP G 2019, act. 541, obs. Véron).
1578.- Appréciation souveraine des juges du fond.- Il faut enfin relever que si le contrôle même de l’existence du lien de causalité relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (CE, 28 juillet 1993, requête numéro 117449, Consorts Dubouloz : Rec. p. 250 ; AJDA 1993, p. 685, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1995, p. 237, obs. Farge et 1994, p. 364, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 35, concl. Bonichot) l’appréciation de son caractère direct est une question de qualification juridique des faits qui est contrôlée par le juge de cassation (CE, 26 novembre 1993, requête numéro 108851, SCI « Les jardins de Bibémus », : Rec. p. 327 ; D. 1994, p. 366, obs. Terneyre et Bon ; RFDA 1994, p. 575, obs. Bon.- CE, 12 janvier 2009, requête numéro 308454, SIED et SAUR). Sur cette question, la jurisprudence est particulièrement casuistique.
Exemple :
– CE, 9 décembre 1974, Matherey, dit Philippe Clay (Rec., p. 830) : un artiste, illégalement évincé du secteur de l’audiovisuel public, a subi un préjudice direct du fait de la perte des cachets qu’il n’a pas perçus. En revanche, son préjudice est indirect s’agissant de la diminution de ses ventes de disques.
§II – Rupture du lien de causalité
1579.- Faute de la victime et cause étrangère.- Dans certains cas, le préjudice est lié non pas exclusivement à la personne que la victime estime être responsable, mais à une faute de la victime elle-même, ou à une cause étrangère.
I – Faute de la victime
1580.- Limitation ou exclusion de la responsabilité de l’administration.- La faute de la victime peut constituer la cause totale ou partielle du dommage dont il est demandé réparation, ce qui va permettre de limiter ou d’exclure l’engagement de la responsabilité de l’administration.
Exemples :
– CE, 23 août 2006, requête numéro 273902, A. : en maintenant pendant trois ans la requérante dans une situation marquée par une insuffisance caractérisée de ses horaires de cours, le président de l’université qui l’emploie a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’université. Il résulte toutefois de l’instruction que Mme A. a, en faisant preuve d’une attitude difficile à l’égard de ses collègues, contribué à cette situation et commis ainsi une faute de nature à exonérer l’université de la moitié de sa responsabilité.
– CAA Bordeaux, 23 février 2007, requête numéro 03BX00837, Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions : l’insuffisance d’une signalisation qui interdit la baignade sur une plage réservée à l’accès des engins de sport nautique est constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de la commune. Toutefois, il résulte de l’instruction que la victime connaissait les lieux pour y pratiquer habituellement la planche à voile et la pêche, ainsi que l’interdiction de s’y baigner. Ainsi, l’intéressé, qui était mineur au moment de l’accident, a commis une grave imprudence en allant pratiquer la plongée en apnée dans cette zone. En outre, sa famille, sous la responsabilité de laquelle il se trouvait, a commis une faute en le laissant aller se baigner, et en ne faisant pas en sorte qu’il quitte la zone où il se baignait pour rejoindre la plage. Ces fautes sont de nature à exonérer totalement la commune de sa responsabilité.
– CAA Lyon, 10 juin 2008, requête numéro 05LY01218, Ijjou : les dommages subis par un nouveau-né sont exclusivement imputables aux fautes commises par le père de la victime, lequel, invoquant ses convictions religieuses, s’est physiquement opposé à toute présence masculine dans la salle d’accouchement, notamment des médecins obstétriciens et anesthésistes et de l’interne de garde, malgré les demandes insistantes de ces derniers.
1581.- Cas particulier du harcèlement moral.- En revanche, le Conseil d’Etat, rompant avec sa jurisprudence antérieure, a considéré que le comportement de la victime n’est pas une cause exonératoire du harcèlement moral dans la fonction publique (CE Sect., 11 juillet 2011, requête numéro 321225, Montaut : Rec., p. 349, concl. Guyomar ; AJDA 2011, p. 1072, concl. Guyomar ; Dr. adm. 2011, comm. 88, note Melleray ; JCP A 2011, comm. 2377, note Jean-Pierre.- V. également CE, 14 mars 2016, requête numéro 390731, Chambre de commerce et d’industrie de Vaucluse).
1582.- Prise en compte de la faute de la victime dans les régimes de responsabilité sans faute.- Le caractère exonératoire de la faute commise par la victime joue également dans les hypothèses de responsabilité sans faute.
Exemples :
– CE, 21 mai 2008, requête numéro 276357, Valois : un praticien contaminé par le virus de l’hépatite C, en n’écartant pas lui-même les instruments tranchants ou piquants souillés dans un réceptacle à aiguilles au fur et à mesure de leur utilisation au cours de ses interventions, ou en ne veillant pas à ce que l’infirmière de salle le fasse, a commis une imprudence de nature à atténuer de moitié la responsabilité du centre hospitalier.
– CE, 30 avril 2003, requête numéro 212113, Compagnie Préservatrice foncière assurances (JCP A 2003, comm. 1572, obs. Moreau) : la requérante peut rechercher la responsabilité d’un centre hospitalier spécialisé sur le fondement du risque spécial créé par la sortie d’essai que cet établissement avait accordée à un usager. Il résulte de l’instruction que le fait pour l’usager d’avoir allumé l’incendie dommageable est constitutif d’une faute qui est de nature, dans les circonstances de l’espèce, à exonérer totalement le centre hospitalier spécialisé de sa responsabilité à l’égard de la compagnie requérante.
– CE, 19 juillet 2022, requête 428311 (JCP A 2022, comm. 2355, note Pauliat ; AJDA 2022, p. 2489, note Youhnovski Sagon ; RDSS 2022, p. 1139, note Lohéac-Derboulle) : la carence de l’Etat à assurer effectivement le droit à l’éducation des enfants soumis à l’obligation scolaire est constitutive d’une faute de nature à engager sa responsabilité. La responsabilité de l’Etat doit toutefois être appréciée en tenant compte, s’il y a lieu, du comportement des responsables légaux de l’enfant, lequel est susceptible de l’exonérer, en tout ou partie, de sa responsabilité. En outre, lorsque sa responsabilité est engagée à ce titre, l’Etat dispose, le cas échéant, d’une action récursoire contre un établissement social et médico-social auquel serait imputable une faute de nature à engager sa responsabilité à raison du refus d’accueillir un enfant orienté par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées.
1583.- Contrôle du juge de cassation.- Le juge de cassation exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur la faute de l’administré de nature à exonérer l’administration de sa responsabilité (CE, 20 juin 2007, requête 256974, Boutin : Rec. tables, p. 1047).
1584.- Cas où la victime a accepté d’être soumise à un risque.- Une hypothèse proche de la faute de la victime est celle où celle-ci a accepté d’être soumise au risque à l’origine du dommage dont elle demande réparation. Dans ce cas, la responsabilité de l’administration est écartée.
Exemple :
–CE, 10 juillet 1996, requête numéro 143487, Meunier (Rec., p. 289 ; RDP 1996, p. 246, concl. Stahl) : le requérant exploitait depuis 1970 un commerce installé dans une cave creusée dans le rocher. Il a dû interrompre son activité pendant plusieurs mois en exécution d’arrêtés municipaux fondés sur l’existence de risques d’éboulements souterrains. Les juges du fond ont rejeté la demande d’indemnité après avoir relevé, d’une part, que le requérant en installant son commerce dans des caves dont « la solidité dépend nécessairement de la stabilité du terrain environnant, doit être considéré comme ayant pris en compte l’éventualité d’une mesure d’interdiction pour des motifs de sécurité publique » et, d’autre part, que l’intéressé « ne pouvait ignorer les risques que comportait l’aménagement d’un établissement recevant du public dans un tel site alors que, par lettre du 20 juin 1981, le maire avait attiré son attention sur l’existence de mouvements de terrain susceptibles d’affecter la stabilité de ses caves ». Après avoir souverainement estimé qu’il résultait de ces constatations que la victime avait accepté en connaissance de cause les risques d’instabilité auxquels était exposé son établissement, la cour n’a pas méconnu les règles qui régissent la responsabilité des personnes publiques en décidant que le préjudice résultant d’une situation à laquelle celle-ci s’était sciemment exposée ne lui ouvrait pas droit à réparation.
II – Cause étrangère
1585.- Hypothèses.- La cause étrangère peut résulter du fait d’un tiers, d’un cas de force majeure, ou d’un cas fortuit.
A – Fait du tiers
1586.- Une influence variable sur la causalité.- Le fait du tiers a une influence variable sur l’établissement de la causalité, selon que le régime applicable est un régime de responsabilité pour faute ou de responsabilité sans faute.
1° Responsabilité pour faute
1587.- Limitation ou exclusion de la responsabilité de l’administration.- Le fait d’un tiers – ou plus précisément d’une personne publique ou privée distincte de la victime – peut permettre de limiter ou d’exclure la responsabilité de l’administration.
Cette solution est clairement admise dans le cadre des régimes de responsabilité pour faute.
Exemple :
– CAA Paris, 3 juin 1996, requête numéro 94PA00325, Compagnie Préservatrice Foncière Assurances (Rec., p. 586) : un accident survenu dans le petit bassin d’une piscine municipale a été rendu possible par les carences des agents municipaux dans l’organisation et l’exécution de la surveillance de ce bassin. Toutefois, l’exercice sans agrément d’une activité de garderie, l’insuffisance du nombre et de la vigilance du personnel chargé de l’encadrement des enfants à la piscine, la participation à la baignade de la victime, inscrite seulement pour la pratique du tennis, constituent, de la part des responsables de la garderie et de leurs préposés, des fautes de nature à exonérer la commune de la moitié de sa responsabilité.
Toutefois, il est nécessaire que le fait du tiers ait directement influé sur la production du dommage ce qui donne lieu, ici également, à une jurisprudence casuistique.
Exemple :
– CE, 20 juin 2007, requête numéro 282574, Puig (Rec. tables, p. 1071) : absence de lien direct de causalité entre la faute de l’administration qui a favorisé un démarchage commercial effectué dans les enceintes militaires pour des placements financiers, et le préjudice impliqué par la faillite frauduleuse de la société concernée à laquelle les victimes avaient confié leur épargne.
1588.- Cas des tiers coauteurs du dommage.- Il faut relever que traditionnellement lorsque l’administration et un tiers sont reconnus coauteurs du dommage, le Conseil d’Etat considérait qu’ils étaient tenus, non pas solidairement comme c’est la règle en droit civil, mais seulement pour leur part respective dans la réalisation de ce dommage (CE Sect., 11 mai 1951, Pierret, Pintal et a. : Rec., p. 259. – CE Sect., 29 février 1952, Servel : Rec. p. 147. – CE Sect., 29 juillet 1953, Epoux Glasner : Rec., p. 427).
Ainsi, comme l’a exposé Raymond Odent « lorsqu’un préjudice a plusieurs auteurs et que la responsabilité est engagée sur le fondement de la faute, la victime de ce dommage ne peut demander à chaque coauteur que la réparation de la fraction du dommage correspondant à la part de responsabilité personnellement encourue par chacun d’eux » (Contentieux administratif, t. 2 : réimpression Dalloz, 2007, p. 210-211).
Cette solution était généralement justifiée par des raisons d’ordre pratique. Il s’agissait de faire en sorte que les victimes ne mettent en cause systématiquement les personnes publiques pour des raisons tenant au fait qu’elles sont toujours solvables. Le souci de l’économie des deniers publics s’opposerait à une telle solution, l’administration risquant, quant à elle, dans le cadre d’une action récursoire, de se retourner contre un coresponsable insolvable.
Ce principe connaissait toutefois plusieurs exceptions. Il ne s’appliquait pas, tout d’abord, en matière de responsabilité contractuelle (CE Sect., 8 novembre 1968, Compagnie d’assurances générales contre l’incendie et les explosions : Rec., p. 558), en matière de responsabilité sans faute (CE Sect., 1er février 2006, requête numéro 268147, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ MAIF : Rec., p. 42, concl. Guyomar ; AJDA 2006, p.586, chron. Landais et Lenica ; RFDA 2006, p. 602, concl. Guyomar et p. 614, note Bon) et en matière de responsabilité du fait des travaux publics (CE Sect., 29 janvier 1971, Association « Jeunesse et Reconstruction » : Rec.; p. 81).
Dans le cadre de la responsabilité pour faute, une autre exception concernait le cas où le dommage résulte du fait de plusieurs collectivités publiques qui collaborent à l’occasion de l’exécution d’une même mission de service public. Dans cette hypothèse, la victime peut agir, pour la réparation de la totalité du préjudice subi, contre l’une de ces collectivités, ou contre toutes en demandant leur condamnation in solidum.
Exemple :
– CE Ass., 9 avril 1993, requête numéro 138652, requête numéro 138653, requête numéro 138663 (Rec. p. 110, concl. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1993, p.312, concl. Legal ; JCP G 1993, I, comm. 3700, chron. Picard ; JCP G 1993, comm. 21110, Debouy ; RFDA 1993, p. 583, concl. Legal) : la responsabilité de l’Etat peut être engagée par toute faute commise dans l’exercice des attributions relatives à l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, au contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et à l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain. En outre, dans le cas où cette responsabilité serait engagée, l’Etat ne pourrait s’en exonérer en invoquant des fautes commises par les établissements de transfusion sanguine.
Le Tribunal des conflits avait également décidé, à l’occasion d’un arrêt Ratinet du 14 février 2000 rendu à propos d’un déni de justice que « chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité entre les coauteurs, lequel n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de leur obligation à l’égard de la victime du dommage » (requête numéro 2929, préc.). En l’espèce, un centre hospitalier régional est reconnu responsable des trois quarts du dommage consécutif à l’accident survenu à un patient et l’anesthésiste de la clinique responsable de ce dommage à hauteur du quart, le centre hospitalier et le praticien étant condamnés in solidum à indemniser la victime. Cette décision, rendue dans le cadre de la procédure très atypique de jugement au fond organisée initialement par la loi du 20 avril 1932, pouvait toutefois s’expliquer par la volonté du Tribunal de mettre un terme définitif au litige.
Finalement, la jurisprudence a franchi un pas décisif dans l’admission d’une responsabilité in solidum à l’occasion de l’arrêt Madranges du 2 juillet 2010 (requête numéro 323890 : Rec., p. 236 ; AJDA 2011, p. 116, note Belrhali-Bernard ; Dr. adm. 2010, comm. 135, note Melleray.- V. également CAA Bordeaux, 30 novembre 2010, requête numéro 10BX00135, Centre hospitalier universitaire de Bordeaux.- CE, 24 avril 2012, requête numéro 34210, Massioui : Rec., p. 175 ; AJDA 2012, p. 1665, étude Belrhali-Bernard.- CAA Lyon, 25 février 2021, requête numéro 19LY02722), le Conseil d’Etat admettant que « lorsqu’un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l’une de ces personnes ou de celles-ci conjointement, sans préjudice des actions récursoires que les coauteurs du dommage pourraient former entre eux ».
La portée de cette décision n’est toutefois pas évidente à appréhender. Le considérant susvisé mentionne en effet « des personnes différentes » sans qualifier leur nature. Il n’est donc pas certain que la reconnaissance d’une obligation in solidum s’étende au cas où les coauteurs ne sont pas que des personnes publiques – comme c’est le cas dans l’affaire Madranges – mais des personnes publiques et privées. C’est bien dans ce sens que paraît s’orienter le Conseil d’Etat qui a récemment refusé de reconnaître le principe d’une responsabilité in solidum dans l’affaire du médiator entre l’Etat, défaillant dans sa mission de contrôle, et le laboratoire qui a élaboré ce médicament (CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393108, requête numéro 393904, Bindjouli, préc.- CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393926, Faure, préc.- CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393904, Georgel, préc.- V. dans le même sens CE, 19 juillet 2017, requête numéro 393288 : JCP A 2017, act. 540, obs. Friedrich).
Quoi qu’il en soit, la solution retenue par l’arrêt Madranges a vocation, par exemple, à s’appliquer en cas de suicide d’un détenu, les défaillances dans la surveillance du détenu pouvant coexister avec une faute commise par les services d’un établissement de santé qui a mal évalué son état psychologique (CE, 24 avril 2012, requête numéro 342104, Missaoui : JCPA 2012, comm. 2034, note Arbousset.- CE, 4 juin 2014, requête numéro 359244, Bendjebel). Dans cette hypothèse, lorsque les ayants droit du détenu recherchent la responsabilité de l’Etat du fait des services pénitentiaires, « ils peuvent utilement invoquer à l’appui de cette action en responsabilité, indépendamment du cas où une faute serait exclusivement imputable à l’établissement public de santé où a été soigné le détenu, une faute du personnel de santé de l’unité de consultations et de soins ambulatoires de l’établissement public de santé auquel est rattaché l’établissement pénitentiaire s’il s’avère que cette faute a contribué à la faute du service public pénitentiaire ».
2° Responsabilité sans faute et dommages de travaux publics
1589.- Absence d’effet exonératoire du fait du tiers.- Le fait du tiers ne présente pas, en principe, de caractère exonératoire dans le cadre des régimes de responsabilité sans faute, comme pour la réparation des dommages de travaux publics. Cette solution s’explique par le fait que le risque, qui est l’élément déclencheur de nombrreux régimes de responsabilité sans faute, est toujours considéré comme la cause déterminante du dommage.
Exemple :
– CE, 31 juillet 1996, requête numéro 129158, Fonds de garantie automobile (Rec., p. 337 ; CJEG 1997, p. 149, concl. Stahl) : un véhicule a heurté un autre véhicule, après avoir fait un écart pour éviter une tranchée creusée dans la chaussée par Gaz de France. A la suite de cet accident, le tribunal correctionnel a condamné le conducteur à l’origine de l’accident à verser une indemnité à l’autre conducteur. Le fonds de garantie automobile s’est substitué au conducteur condamné, insolvable, puis a intenté devant la juridiction administrative une action contre Gaz de France afin d’obtenir le remboursement de la somme versée à la victime. Celle-ci étant usager de la voie publique, la responsabilité de Gaz de France est engagée à son égard pour défaut d’entretien normal, sans que celle-ci puisse invoquer le fait d’un tiers pour s’exonérer de tout ou partie de cette responsabilité.
D’une façon générale, seule la faute de la victime ou un cas de force majeure peut atténuer la responsabilité de l’administration. Il a ainsi été jugé que « dans le cas d’un dommage causé à un immeuble, la fragilité ou la vulnérabilité de celui-ci ne peuvent être prises en compte pour atténuer la responsabilité du maître de l’ouvrage, sauf lorsqu’elles sont elles-mêmes imputables à une faute de la victime » (CE, 10 février 2014, requête numéro 361280, Chavent : Rec. p. 28 ; AJCT 2014, p. 391, obs. Josselin ; AJDA 2014, p. 1221, note Foulquier).
1590.- Exception.- Par exception, le fait du tiers présente un caractère exonératoire lorsque, en application de textes spécifiques, l’administration n’a pas la possibilité d’exercer une action récursoire contre le tiers auteur ou coauteur du préjudice. Il ne serait pas normal, en effet, que l’administration supporte seule la charge du dommage dans un tel cas. Cette situation se présente notamment dans l’hypothèse où le tiers, qui est coauteur d’un dommage dont la réparation relève de la législation des accidents du travail, se trouve exonéré de toute responsabilité du fait de l’application de cette législation (Code de la sécurité sociale, art. L. 451-1.- V. CE Sect., 2 juillet 1971, requête numéro 76533, Société Le piver : Rec., p. 504 ; Dr. Soc. 1972, p. 50, note Moderne).
B – Force majeure
1591.- Eléments constitutifs de la force majeure.- La force majeure est caractérisée par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité. Lorsque ces conditions sont réunies, les personnes publiques sont exonérées de leur responsabilité, que l’on se situe dans le cadre d’un régime de responsabilité pour faute ou dans celui d’un régime de responsabilité sans faute.
S’il est relativement aisé d’apprécier la condition d’extériorité, il est en revanche plus difficile d’apprécier celles d’imprévisibilité et d’irresistibilité. Comme l’expose René Chapus, il est nécessaire, pour que ces conditions soient réunies « que l’événement ait été raisonnablement absolument inattendu et absolument imparable » (Droit administratif général, t.1, ouv. précité, p. 1249).
D’une façon générale, ces conditions sont appréciées strictement par les juges.
Exemples :
– CE, 15 novembre 2017, requête numéro 403367, Société Swisslife de biens et a. (Rec. tables, p. 840) : les précipitations qui ont touché le quart sud-est de la France en décembre 2003 ont été d’une ampleur exceptionnelle et ont provoqué la saturation des sols et des ouvrages hydrauliques. Cet évènement pluviométrique a constitué l’un des trois évènements les plus importants des deux derniers siècles. A ce premier phénomène exceptionnel s’était ajoutée une tempête marine qui avait freiné le déversement des eaux du Rhône. Enfin, d’une part, la crue du Rhône a conduit à un débit qui, même s’il est resté inférieur à ce qui a été observé en 1840 et 1856, a été estimé à 11 500 m3 par seconde à Beaucaire, ce qui correspond à une période de retour légèrement supérieure à cent ans et, d’autre part, la hauteur de la crue avait été, notamment au droit des ouvrages en cause, nettement supérieure à celle qui avait été observée en 1856. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, une conjonction exceptionnelle de phénomènes de grande intensité s’est produite qui présente un caractère imprévisible et irrésistible et qui caractérise un cas de force majeure.
– CAA Lyon, 13 mai 1997, requête numéro 94LY00923, requête numéro 94LY01204, Balusson et mutuelles du Mans (Rec., p. 1072 ; D. 1998, jurispr. p. 11, note Schaegis ; Dr. adm. 1997, comm. 14, concl. Erstein) : cette affaire concernait la catastrophe du Grand-Bornand qui avait résulté du débordement d’un torrent qui avait déjà eu lieu plusieurs fois au XIX° siècle et une fois en 1936. L’évènement n’était donc pas imprévisible et par conséquent la force majeure n’a pas été retenue.
– TA Nice, 22 janvier 2002, requête numéro requête numéro 96-2073, Basset et SARL Pierre Basset c. Commune de Salernes : des pluies diluviennes à l’origine d’une inondation ne constituent pas un cas de force majeure. Les juges relèvent en effet que si les débits du cours d’eau étaient, en janvier et novembre 1994, élevés par rapport à ceux enregistrés de 1970 à 1994, ce même cours d’eau avait connu un débit supérieur en janvier 1978 et en février 1974.
– CE, 31 mai 2021, requête numéro 434733, Association syndicale autorisée de La Vallée du Lay et a. (AJDA 2021, p. 2473 ; JCP A 2021, comm. 2250, concl. Hoynck ; Resp. civ. et assur. 2021, alerte 19, Bloch) : malgré le caractère exceptionnel de la conjonction des phénomènes de grande intensité ayant caractérisé la tempête Xynthia, celle-ci n’était ni imprévisible en l’état des connaissances scientifiques de l’époque, ni irrésistible compte tenu de l’existence de mesures de protection susceptibles d’être prises pour réduire le risque d’inondation et ses conséquences.
1592.- Contrôle du juge de cassation.- Le juge de cassation exerce un contrôle de la qualification juridique des faits sur la notion de force majeure. Le Conseil d’Etat exige que les faits qui conduisent les juges du fond à retenir cette qualification soient précisément définis.
Exemple :
–CE, 16 octobre 1995, requête numéro 150319, Epoux Mériadec (Rec., p. 355) : pour statuer sur l’imputabilité des dommages causés par l’inondation de la propriété des requérants du fait des pluies d’orage, les juges du fond se sont bornés à relever « qu’il résulte de l’instruction que ces précipitations ont présenté, en raison de leur violence et de leur intensité exceptionnelles et imprévisibles, le caractère d’un évènement de force majeure ». En se bornant à faire ainsi référence aux résultats de l’instruction et en s’abstenant de préciser les faits sur lesquels a porté son appréciation, la cour administrative d’appel ne met pas le juge de cassation en mesure d’exercer son contrôle sur la qualification juridique qu’elle a donnée à ces faits en jugeant qu’ils étaient constitutifs d’un cas de force majeure.
1593.- Force majeure et cas fortuit.- Il faut enfin distinguer la force majeure du cas fortuit, lequel est un événement irrésistible, imprévisible, mais qui n’est pas extérieur aux parties.
Comme l’expose Maurice Hauriou dans sa note sur l’arrêt Ambrosini du 10 mai 1912 « le cas fortuit échappe aux prévisions humaines, mais se rattache au fonctionnement même de l’entreprise ou du service; par exemple, dans une usine, c’est l’explosion d’une chaudière, dans une mine, c’est l’inflammation du grisou ; la force majeure, c’est encore un phénomène imprévu; mais, de plus, il est extérieur à l’entreprise ou au service; par exemple, c’est un tremblement de terre, une inondation, un cyclone, une guerre civile, une invasion étrangère » (requête numéro 33336 : S. 1912, III, p.161).
Exemple :
– Dans l’arrêt Ambrosini le Conseil d’Etat reconnaît que l’explosion d’un navire est liée à une cause interne à celui-ci, mais demeurée inconnue.
Puisqu’il ne s’agit pas d’une cause étrangère, le cas fortuit n’a aucun effet sur l’établissement de la causalité. Toutefois, le cas fortuit a une incidence sur l’engagement de la responsabilité de l’auteur du dommage puisqu’il concerne, non pas la causalité, mais le fait générateur. En effet, si l’on se trouve dans le domaine de la responsabilité pour faute, la faute ne sera pas retenue dans l’hypothèse d’un cas fortuit. En revanche, le cas fortuit n’est pas exonératoire dans les régimes de responsabilité sans faute (CE Ass., 9 juillet 1948, Capot et Denis : Rec., p. 326).
Pour aller plus loin :
– Bénoit (F.-P), Essai sur les conditions de la responsabilité en droit public et privé (problèmes de causalité et d’imputabilité) : JCP G 1957, I, comm. 1351.
– Bénoit (F.-P), Le cas fortuit dans la jurisprudence administrative : JCP G 1956, I, comm. 1328.
– Brard (Y.), propos de la notion de fait du tiers : JCP G 1980, I, comm. 297.
– Couzinet (J.-F), Cas de force majeure et cas fortuit : causes d’exonération de la responsabilité administrative : RDP 1993, p. 1385.
– Esmein (P.), Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité : D. 1964, chron. p. 205.
– Lemaire (F.), La force majeure : un événement irrésistible : RDP 1999, p. 1723.
– Moderne (F.), Recherches sur l’obligation in solidum dans la jurisprudence administrative : EDCE 1973, p. 15
– Ségur (P.), Le cas fortuit en droit administratif ou l’échec d’une construction doctrinale : AJDA 1994, p. 185.
– Sousse (M.), La notion de « force majeure non exonératoire » : RRJ 1995, p. 129.
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