RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
1° Sous le numéro 449215, par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 31 janvier, 30 août 2021 et 31 août 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, l’Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et M. H… E… demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 2 décembre 2020 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France » ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
2° Sous le numéro 449287, par une requête enregistrée le 1er février 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme C… D… et les autres requérants dont le nom figure dans le mémoire introductif d’instance demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 2 décembre 2020 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France » ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
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3° Sous le numéro 449335, par une requête enregistrée le 2 février 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. A… B… et les autres requérants dont le nom figure dans la pièce n° 37 jointe au mémoire introductif d’instance demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir le décret du 2 décembre 2020 ayant prononcé la dissolution du groupement de fait » Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France » ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
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Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
– la Constitution ;
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code de la sécurité intérieure ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. I… J…, maître des requêtes,
– les conclusions de M. K… L…, rapporteur public ;
Vu les notes en délibéré, enregistrées le 8 septembre 2021, présentées par le ministre de l’intérieur ;
Vu les notes en délibéré, enregistrées les 16 et 17 septembre 2021, présentées par l’association CCIF et M. E… ;
1. Aux termes de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction applicable à la date du décret attaqué : » Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : (…) 6° qui soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7° qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger « .
2. Les requêtes de l’Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et autre, de Mme D… et autres, et de M. B… et autres tendent à l’annulation du même décret du 2 décembre 2020 ayant prononcé, sur le fondement de ces dispositions, la dissolution du groupement de fait » Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France » (CCIF). Ces requêtes présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
Sur les interventions des associations » Conseil représentatif des associations noires de France « , » Union juive française pour la paix » et » Club des avocats au Maroc » :
3. L’association » Conseil représentatif des associations noires de France » justifie d’un intérêt suffisant à l’annulation du décret attaqué. Ainsi, son intervention au soutien de la requête n°449215 est recevable.
4. L’association » Union juive française pour la paix » justifie d’un intérêt suffisant à l’annulation du décret attaqué. Ainsi, ses interventions au soutien des requêtes n°s 449215 et 449287 sont recevables.
5. En revanche, si le » Club des avocats au Maroc » se présente comme une association de défense des droits de l’homme partenaire du CCIF, les termes de ses statuts sont très généraux, son implantation est limitée au Maroc et il ne justifie pas d’un partenariat formalisé avec le groupement dissous. Par suite, il ne justifie pas d’un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête n°449215. Son intervention n’est, dès lors, pas recevable.
Sur la légalité du décret attaqué :
6. En premier lieu, le décret attaqué comporte l’énoncé des considérations de fait et de droit sur lesquelles il est fondé. Le moyen tiré de ce qu’il serait entaché d’une insuffisance de motivation doit, par suite, être écarté.
7. En deuxième lieu, une mesure de dissolution peut être prononcée, sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, à l’égard d’une association ou d’un groupement de fait dont les organes statutaires ou les dirigeants auraient prononcé la dissolution lorsque l’activité de l’entité volontairement dissoute s’est maintenue, le cas échéant dans le cadre d’un groupement de fait, consécutivement à cette dissolution et que, par suite, cette dissolution n’a eu d’autre objet que d’éviter l’application des incriminations pénales prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal à laquelle renvoie le dernier alinéa de l’article L. 212-1.
8. En se bornant à soutenir qu’à la date du décret attaqué, le CCIF était une » association en cours de liquidation » et non un groupement de fait, les requérants ne soulèvent aucun moyen de nature à remettre en cause la légalité de cette décision. En tout état de cause, il ressort des pièces du dossier que la dissolution volontaire, antérieure au décret de dissolution, du CCIF, n’a pas immédiatement mis un terme à son activité. En outre, eu égard au contexte dans lequel est intervenue cette dissolution volontaire et à la date à laquelle elle a été décidée, elle doit être regardée comme n’ayant eu d’autre objet que d’éviter l’application des sanctions pénales. Dès lors, le décret attaqué a pu légalement regarder le CCIF comme un groupement de fait susceptible de faire l’objet d’une mesure de dissolution sur le fondement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.
9. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier que le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans. Le CCIF entretenait toujours, à la date du décret attaqué, des liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République. En particulier, M. F…, qui a été le porte-parole de l’association de 2010 à 2014, puis son directeur exécutif de 2016 à 2018, et qui en était toujours, avant la dissolution de l’association, membre d’honneur, a tenu publiquement des propos tendant à relativiser, voire à légitimer, les attentats contre le musée juif de Bruxelles en 2014 et contre le journal Charlie Hebdo en 2015, et promu l’idée d’une suprématie de la communauté musulmane. Le CCIF a fait, encore en 2020, la promotion des thèses de M. G…, ancien trésorier de l’association djihadiste Anâ-Muslim auto-dissoute en 2014 après le gel de ses avoirs, qui a légitimé à plusieurs reprises le recours au terrorisme. Le CCIF suscite régulièrement, par les messages qu’il délivre sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, des commentaires antisémites et hostiles aux autres croyances auxquels il n’apporte aucune modération.
10. Si les requérants relèvent que l’authenticité des copies d’écran produites par le ministre de l’intérieur n’a pas été attestée par constat d’huissier, aucune disposition ne subordonne la prise en compte des documents produits à ce mode de constatation. Pour le surplus, par leurs écritures devant le Conseil d’Etat, les requérants ne contestent pas réellement la matérialité des faits relevés au point 9. Sont, par ailleurs, inapplicables en l’espèce les dispositions législatives relatives à la responsabilité pénale des directeurs de publication.
11. Les agissements relevés au point 9 étaient de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager. Ils sont ainsi de nature à justifier la dissolution de l’association CCIF sur le fondement du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sans que puissent y faire obstacle les circonstances qu’aucun de ces agissements n’avait fait l’objet, à la date du décret attaqué, de condamnations ou de poursuites pénales et que l’association aurait jusqu’alors entretenu de bonnes relations avec les autorités publiques.
12. En quatrième lieu, cependant, il ne ressort pas des pièces du dossier que l’association CCIF ou ses membres se seraient livrés à des agissements en vue de provoquer à des actes de terrorisme. Si l’association n’a pas expressément condamné les attentats perpétrés à la préfecture de police de Paris en 2019 et à Conflans-Sainte-Honorine en 2020, elle a adressé un message de deuil sans les cautionner et avait, contrairement à ce que soutient le ministre de l’intérieur, expressément condamné les attentats précédents. La circonstance que le CCIF entretient des liens avec la mouvance islamiste radicale n’établit pas par elle-même qu’il encouragerait ou légitimerait des actes de terrorisme. De même, ni la publication d’articles de M. G…, ni la circonstance que le CCIF a contesté les modalités d’interpellation du président de l’association Barakacity, dissoute par décret du 28 octobre 2020, ne peuvent être regardées, en elles-mêmes et dans les circonstances de l’espèce, comme des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. Enfin, il ne ressort pas des pièces du dossier que les commentaires antisémites ou haineux que l’association a laissé proliférer sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, quelque condamnables qu’ils soient, aient comporté des incitations à la commission d’actes de terrorisme. Il s’ensuit que les requérants sont fondés à soutenir que le décret attaqué a fait une inexacte application des dispositions du 7° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure en prononçant la dissolution de l’association CCIF sur le fondement de ces dispositions.
13. Il résulte toutefois de l’instruction que l’auteur du décret attaqué aurait pris la même décision en se fondant uniquement sur le 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.
14. Eu égard aux agissements en cause, les moyens tirés de l’atteinte disproportionnée que porte la mesure de dissolution à la liberté d’expression et à la liberté d’association garanties par la Constitution et les stipulations des articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales doivent être écartés. Il en va de même, en tout état de cause, du moyen tiré de l’atteinte au principe de fraternité.
15. Enfin, il ne ressort pas des pièces du dossier que la mesure de dissolution contestée aurait été prise pour des considérations étrangères à l’intérêt général. Par suite, le moyen tiré de ce qu’elle serait entachée de détournement de pouvoir doit être écarté.
16. Il résulte de tout de ce qui précède que les conclusions du CCIF et autre, de Mme D… et autres et de M. B… et autres tendant à l’annulation pour excès de pouvoir du décret de dissolution du 2 décembre 2020 doivent être rejetées. Il en va de même, en conséquence, de leurs conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L’intervention de l’association » Conseil représentatif des associations noires de France » dans l’instance 449215 et les interventions de l’association » Union juive française pour la paix » sont admises.
Article 2 : L’intervention de l’association » Club des avocats au Maroc » n’est pas admise.
Article 3 : Les requêtes du CCIF et autre, de Mme D… et autres et de M. B… et autres sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l’Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), à Mme C… D… et à M. A… B…, premiers requérants dénommés, pour l’ensemble des requérants, à l’association » Conseil représentatif des associations noires en France « , à l’association » Union juive française pour la paix « , à l’association » Club des avocats au Maroc » et au ministre de l’intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre.