Conseil d’État
N° 287217
ECLI:FR:CEORD:2005:287217.20051121
Publié au recueil Lebon
lecture du lundi 21 novembre 2005
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la requête, enregistrée le 18 novembre 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par M. B…A…, demeurant … ; M. A…demande au juge des référés du Conseil d’Etat :
1°) d’ordonner la suspension, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :
– du décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
– du décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif à l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat la paiement de la somme de 1 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
il soutient que les moyens invoqués dans son recours en annulation font apparaître un doute sérieux quant à la légalité des décrets contestés ; qu’en effet, l’état d’urgence qui, à la différence de l’état de siège, n’est pas prévu par la Constitution de 1958, a été implicitement abrogé par cette dernière ; que le décret n° 2005-1387 est illégal en tant qu’il prévoit que les mesures prévues à l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 sont applicables à l’ensemble du territoire métropolitain ; que le décret n° 2005-1386 méconnaît l’article 1er de la loi du 3 avril 1955 en ce qu’il déclare l’état d’urgence sur le territoire de départements non visés par le décret du Premier ministre n° 2005-1387 ; que le Président de la République était incompétent pour prendre le décret n° 2005-1386 en raison de l’illégalité des dispositions de l’article 1er de l’ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 qui a substitué la compétence du chef de l’Etat à celle du Parlement pour déclarer l’état d’urgence ; que ce dernier texte est illégal en ce qu’il serait applicable au-delà des événements d’Algérie des années 1960-1962, eu égard aux termes de la loi d’habilitation n° 60-101 du 4 février 1960 ; que l’urgence exigée par l’article L. 521-1 du code de justice administrative résulte de l’applicabilité actuelle de décrets permettant au ministre de l’intérieur et aux préfets de prendre des mesures portant atteinte à des libertés publiques ;
Vu les décrets dont la suspension est demandée ;
Vu la Constitution du 27 octobre 1946 modifiée par la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 ;
Vu la Constitution du 4 octobre 1958, notamment ses articles 5, 13, 34 et 36 ;
Vu la loi n° 73-1227 du 31 décembre 1973 autorisant la ratification de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble le décret n° 74-360 du 3 mai 1974 portant publication de cette convention et des déclarations et réserves ;
Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence modifiée par la loi n° 55-1080 du 7 août 1955 et l’ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 ;
Vu la loi n° 2005-1425 du 18 novembre 2005 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
Vu la décision du Conseil d’Etat statuant au contentieux n° 36-478 du 16 décembre 1955 ;
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 85-187 DC du 25 janvier 1985 ;
Vu le code de justice administrative, notamment ses articles L. 511-2, L. 521-1, L. 522-3 et L. 761-1 ;
Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative : » Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » ;
– Sur les conclusions tendant à ce que soit ordonnée la suspension du décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 :
Considérant que les pouvoirs conférés par l’article L. 521-1 du code précité au juge des référés ne sont susceptibles d’être mis en oeuvre que dans la mesure où ils ont un objet ; que le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 a déclaré l’état d’urgence à compter du 9 novembre à zéro heure et prévu l’application du 1° de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 ; que la loi n° 2005-1425 du 18 novembre 2005, publiée au Journal officiel du 19 novembre, a prorogé la déclaration d’état d’urgence, pour une période fixée en principe à trois mois, à compter du 21 novembre 2005 ; que la loi a spécifié qu’est applicable pour cette même période le 1° de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 ; que l’intervention de cette loi prive de son objet, à compter du 21 novembre 2005, la demande de suspension du décret n° 2005-1386, lequel, à cette dernière date, a épuisé ses effets ; que, dans ces conditions, il n’y a lieu de statuer sur les conclusions tendant à ce que soit ordonnée la suspension de ce décret ;
– Sur les conclusions tendant à ce que soit ordonnée la suspension du décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 :
En ce qui concerne le moyen principal :
Considérant que le deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955 dispose que dans la limite des circonscriptions territoriales ayant fait l’objet de la déclaration d’état d’urgence, les zones où ce dernier » recevra application » sont fixées par décret ; que l’intervention de ce décret a pour effet de permettre l’adoption de mesures venant compléter celles découlant de la déclaration d’état d’urgence ;
Considérant que pour demander la suspension de l’exécution du décret du Premier ministre qui, au vu de la déclaration de l’état d’urgence, en a fixé certaines modalités de mise en oeuvre sur le fondement du deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955, M. A…soutient, à titre principal, que ce texte législatif a cessé de produire effet en raison de l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 laquelle traite du régime de l’état de siège et non de celui de l’état d’urgence ;
Considérant que s’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier la conformité d’une loi aux dispositions constitutionnelles en vigueur à la date de sa promulgation, il lui revient de constater l’abrogation, fût-elle implicite, d’un texte de loi qui découle de ce que son contenu est inconciliable avec un texte qui lui est postérieur, que celui-ci ait valeur législative ou constitutionnelle ;
Considérant que la consécration du régime de l’état de siège sur le plan constitutionnel aussi bien par le second alinéa ajouté à l’article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946 par la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 que par l’article 36 de la Constitution du 4 octobre 1958 ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce que le législateur, institue, dans le cadre des compétences qui lui sont constitutionnellement dévolues, un régime de pouvoirs exceptionnels distinct du précédent reposant, non comme c’est le cas pour l’état de siège sur un accroissement des pouvoirs de l’autorité militaire, mais, ainsi que le prévoit le régime de l’état d’urgence, sur une extension limitée dans le temps et dans l’espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle ; qu’au regard de ces exigences, il n’y a pas entre le régime de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 et la Constitution du 4 octobre 1958 une incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée par le texte constitutionnel ;
Constituant, en outre, que la loi du 3 avril 1955 a été étendue par le législateur à des territoires ou collectivités d’outre-mer postérieurement à l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution ; que la loi a également prorogé les effets de déclarations d’état d’urgence décidées par l’autorité administrative sur son fondement ; que, dans ces conditions et dès lors qu’il n’est pas établi que cette législation serait contraire à des traités régulièrement introduits dans l’ordre interne, le juge administratif ne saurait, en tout état de cause, contester le maintien en vigueur de la loi du 3 avril 1955 ;
Considérant qu’il suit de là que le moyen principal du pourvoi n’est pas propre à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret n° 2005-1387 ;
En ce qui concerne l’autre moyen invoqué :
Considérant qu’il résulte du premier alinéa de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955 que l’acte par lequel est déclaré l’état d’urgence » détermine la ou les circonscriptions territoriales à l’intérieur desquelles il entre en vigueur » ; que du seul fait de sa déclaration, l’état d’urgence entraîne l’application de plein droit de plusieurs dispositions de la loi, au nombre desquelles figurent celles de son article 5 ; qu’il suit de là que ne peut être regardé comme étant propre à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret n° 2005-1387 le fait pour ce dernier d’avoir rappelé que les dispositions de l’article 5 de la loi recevraient application sur la totalité du territoire faisant l’objet de la déclaration d’état d’urgence ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les conclusions de la requête tendant à ce que soit ordonnée la suspension du décret n° 2005-1387 sont manifestement mal fondées ; qu’elles doivent par suite être rejetées selon la procédure définie à l’article L. 522-3 du code de justice administrative ;
– Sur les conclusions relatives à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de rejeter les conclusions de la requête tendant à ce que soit mis à la charge de l’Etat le paiement de la somme de 1 000 euros que le requérant réclame au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
O R D O N N E :
——————
Article 1er : Il n’y a lieu de statuer sur les conclusions de la requête de M. B…A…aux fins de suspension du décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005.
Article 2 : Les autres conclusions de la requête sont rejetées.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B…A…, au ministre d’Etat, ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire et au Premier ministre.
Analyse
Abstrats : 01-09-02 ACTES LÉGISLATIFS ET ADMINISTRATIFS. DISPARITION DE L’ACTE. ABROGATION. – ENTRÉE EN VIGUEUR DE LA CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 – ABROGATION DE LA LOI DU 3 AVRIL 1955 INSTITUANT UN ÉTAT D’URGENCE – ABSENCE [RJ1].
49-06-01 POLICE. AGGRAVATION EXCEPTIONNELLE DES POUVOIRS DE POLICE. ÉTAT D’URGENCE. – LOI DU 5 AVRIL 1955 – ABROGATION DU FAIT DE L’ENTRÉE EN VIGUEUR DE LA CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 – ABSENCE [RJ1].
Résumé : 01-09-02 La consécration du régime de l’état de siège sur le plan constitutionnel aussi bien par le second alinéa ajouté à l’article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946 par la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 que par l’article 36 de la Constitution du 4 octobre 1958 ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce que le législateur, institue, dans le cadre des compétences qui lui sont constitutionnellement dévolues, un régime de pouvoirs exceptionnels distinct du précédent reposant, non comme c’est le cas pour l’état de siège sur un accroissement des pouvoirs de l’autorité militaire, mais, ainsi que le prévoit le régime de l’état d’urgence, sur une extension limitée dans le temps et dans l’espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle. Au regard de ces exigences, il n’y a pas entre le régime de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 et la Constitution du 4 octobre 1958 une incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée par le texte constitutionnel. La loi du 3 avril 1955 a en outre été étendue par le législateur à des territoires ou collectivités d’outre-mer postérieurement à l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution. La loi a également prorogé les effets de déclarations d’état d’urgence décidées par l’autorité administrative sur son fondement. Dans ces conditions et dès lors qu’il n’est pas établi que cette législation serait contraire à des traités régulièrement introduits dans l’ordre interne, le juge administratif ne saurait, en tout état de cause, contester le maintien en vigueur de la loi du 3 avril 1955.
49-06-01 La consécration du régime de l’état de siège sur le plan constitutionnel aussi bien par le second alinéa ajouté à l’article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946 par la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 que par l’article 36 de la Constitution du 4 octobre 1958 ne fait pas, par elle-même, obstacle à ce que le législateur, institue, dans le cadre des compétences qui lui sont constitutionnellement dévolues, un régime de pouvoirs exceptionnels distinct du précédent reposant, non comme c’est le cas pour l’état de siège sur un accroissement des pouvoirs de l’autorité militaire, mais, ainsi que le prévoit le régime de l’état d’urgence, sur une extension limitée dans le temps et dans l’espace des pouvoirs des autorités civiles, sans que leur exercice se trouve affranchi de tout contrôle. Au regard de ces exigences, il n’y a pas entre le régime de l’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955 et la Constitution du 4 octobre 1958 une incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée par le texte constitutionnel. La loi du 3 avril 1955 a en outre été étendue par le législateur à des territoires ou collectivités d’outre-mer postérieurement à l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution. La loi a également prorogé les effets de déclarations d’état d’urgence décidées par l’autorité administrative sur son fondement. Dans ces conditions et dès lors qu’il n’est pas établi que cette législation serait contraire à des traités régulièrement introduits dans l’ordre interne, le juge administratif ne saurait, en tout état de cause, contester le maintien en vigueur de la loi du 3 avril 1955.
[RJ1] Cf. Cons. constit. 25 janvier 1985, n°85-187 DC, Rec. p. 43 ; Rappr. Avis du Conseil d’Etat du 4 nivôse an VIII (D. 1999. 705) ; Comp. Cass. crim., 28 juin 1832, Geoffroy.