REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés les 28 mars et 5 juin 1991 au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour l’Office des migrations internationales (OMI), dont le siège est … (75732 Paris cédex 15) ; l’Office des migrations internationales demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt en date du 20 décembre 1990 par lequel la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement du 25 octobre 1988 par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté la demande de M. Ardouin tendant à l’annulation de l’état exécutoire émis à son encontre le 1er octobre 1986 pour un montant de 82 320 F par l’Office national d’immigration ensemble ledit état exécutoire ;
2°) de dire qu’il n’y a pas lieu à renvoi ;
3°) de rejeter la requête présentée par M. Ardouin devant la cour administrative d’appel de Bordeaux tendant à l’annulation du jugement précité du 25 octobre 1988 du tribunal administratif de Bordeaux ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code du travail ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
– le rapport de Mme Boissard, Auditeur,
– les observations de la SCP Defrénois, Lévis, avocat de l’Office des migrations internationales,
– les conclusions de Mme Maugüé, Commissaire du gouvernement ;
Sur la légalité de l’arrêt de la cour administrative d’appel :
Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 341-6 du code du travail, dans sa rédaction en vigueur à la date des faits litigieux : « Il est interdit à toute personne d’engager ou de conserver à son service un étranger non muni d’un titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France, lorsque la possession de ce titre est exigée en vertu, soit des dispositions législatives ou réglementaires, soit des traités ou accords internationaux », et qu’aux termes de l’article L. 341-7 du même code : « Sans préjudice des poursuites judiciaires qui pourront être intentées à son encontre, l’employeur qui aura occupé un travailleur en violation des dispositions de l’article L. 341-6, premier alinéa, sera tenu d’acquitter une contribution spéciale au bénéfice de l’Office national d’immigration … » ;
Considérant qu’il résulte des pièces du dossier soumis aux juges du fond que trois travailleurs étrangers qui n’étaient détenteurs d’aucun titre de travail étaient occupés le 20 février 1986 à la taille des vignes sur l’exploitation de M. Ardouin ; qu’ils avaient été recrutés par M. X…, qui avait reçu de M. Ardouin un salaire forfaitaire pour l’exécution de ce travail ; qu’en constatant que M. Ardouin n’avait versé aucune rémunération à ces trois travailleurs en échange du travail accompli par les trois personnes en cause et que, par suite, ils ne pouvaient être regardés comme engagés au service de ce dernier, alors que le prix forfaitaire versé à M. X… incluait nécessairement la rémunération des travaux fournis par les travailleurs en situation irrégulière, la Cour a entaché son appréciation d’une dénaturation des faits ; que l’arrêt attaqué doit, par suite, être annulé ;
Considérant qu’aux termes du 2ème alinéa de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987, le Conseil d’Etat peut « régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie » ;
Au fond :
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que les trois personnes employées sans autorisation par M. Ardouin étaient des ressortissants portugais ;
Considérant que, sur le fondement des dispositions combinées des articles 56 et 216 du traité d’adhésion du Portugal aux Communautés européennes publié par le décret du 11 mars 1986, des articles 1 à 6 du règlement n° 1612/68 du 15 octobre 1968 du Conseil des communautés européennes et du règlement n° 2194/91 du Conseil en date du 25 juin 1991 relatif à la période transitoire applicable à la libre circulation des travailleurs entre, d’une part, l’Espagne et le Portugal, et, d’autre part, les Etats membres, pouvait continuer de recevoir légalement application jusqu’au 31 décembre 1991, l’obligation faite aux ressortissants portugais, en vertu de l’article L. 341-4 du code du travail, d’obtenir au préalable l’autorisation de travail ; qu’est donc également demeurée en vigueur jusqu’au 31 décembre 1991, l’obligation pour les employeurs de ressortissants portugais de se conformer aux exigences découlant de l’article L. 341-6 du même code, sous peine des sanctions prévues notamment à l’article L. 341-7 ;
Considérant toutefois qu’en vertu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » ; que découle de ce principe, la règle selon laquelle la loi pénale nouvelle doit, lorsqu’elle abroge une incrimination ou prévoit des peines moins sévères que la loi ancienne, s’appliquer aux auteurs d’infractions commises avant son entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à des condamnations passées en force de chose jugée ; que cette règle s’applique non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi aux sanctions administratives, au nombre desquelles figure la contribution spéciale que doit acquitter, en vertu de l’article L. 341-7 précité du code du travail, l’employeur qui occupe des étrangers non munis du titre les autorisant à exercer une activité salariée en France ;
Considérant dès lors qu’il n’est plus légalement possible, depuis le 1er janvier 1992, d’infliger une sanction aux employeurs qui avaient commis avant cette date, en employant des travailleurs portugais dépourvus d’autorisation, l’infraction prévue à l’article L. 341-7 du code du travail ; qu’il y a lieu pour le Conseil d’Etat statuant, en qualité de juge de plein contentieux, sur un appel dirigé contre un jugement qui n’est pas passé en force de chose jugée, de constater d’office l’impossibilité de confirmer le prononcé d’une sanction sur le fondement de l’article L. 341-7 précité ; que, par suite, M. Ardouin est fondé à demander l’annulation du jugement en date du 25 octobre 1988, par lequel le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté son opposition contre l’état exécutoire émis par l’Office national d’immigration à son encontre le 1er octobre 1986 pour le paiement de la somme de 82 320 F ;
Sur l’application de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 :
Considérant que les dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce que M. Ardouin, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, soit condamné à verser à l’Office des migrations internationales la somme de 5 000 F au titre des frais exposés par cet établissement public et non compris dans les dépens ; que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu d’allouer à M. Ardouin la somme qu’il réclame au titre des frais qu’il a lui-même exposés ;
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, en date du 20 décembre 1990, est annulé.
Article 2 : Sont annulés le jugement du tribunal administratif de Bordeaux en date du 25 octobre 1988 ainsi que l’état exécutoire émis le 1er octobre 1986 par l’Office national d’immigration à l’encontre de M. Ardouin pour un montant de 82 320 F.
Article 3 : Les conclusions de l’Office des migrations internationales ainsi que celles de M. Ardouin, tendant à l’application de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l’Office des migrations internationales, à M. Jean Ardouin et au ministre du travail et des affaires sociales.