REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le recours, enregistré le 9 septembre 2013, présenté par le préfet d’Ille-et-Vilaine ; le préfet d’Ille-et-Vilaine demande à la cour :
1°) à titre principal, d’annuler le jugement nos 1001990-1201047 du 26 juin 2013 par lequel le tribunal administratif de Rennes a condamné l’Etat à verser les sommes de 210 155,46 euros à la société Carrefour Hypermarchés, 29 627,57 euros aux sociétés Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance, Ace European Group Limited et celle de 2 400 euros à la société Carrefour Insurance Limited assorties des intérêts au taux légal à compter du 12 mai 2010 et de la capitalisation des intérêts, au titre du préjudice subi du fait du blocage d’une plateforme de distribution du 7 au 12 juin 2009 ;
2°) à titre subsidiaire, de désigner un expert afin de déterminer l’existence et le montant des chefs de préjudice invoqués ;
il soutient que :
– c’est à tort que les premiers juges ont retenu la responsabilité de l’Etat sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-10 du code de sécurité intérieure, la condition tenant à l’absence de préméditation n’étant pas remplie ; la notion d’attroupement spontané ne peut être retenue, les dégradations commises révélant une action préméditée eu égard au caractère national de la manifestation et aux moyens utilisés consistant en des remorques, bottes de foin, tas de terre, camions et herses ;
– les sociétés ont produit des rapports d’expertise pour justifier de leurs préjudices ; compte tenu des enjeux financiers et de la technicité du dossier, il est demandé la désignation d’un expert afin de vérifier l’exactitude et le montant des préjudices allégués ;
Vu le jugement attaqué ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 16 juin 2014, présenté pour la société Carrefour Hypermarchés, la société Logidis Comptoirs Modernes, la société Carrefour Insurance Limited, la société Generali Iard, la société Allianz Global, la société Tokio Marine Insurance, la société Ace European Group Limited par MeC… ; elles demandent à la cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) par la voie de l’appel incident, de réformer le jugement en ce qu’il n’a que partiellement fait droit à leurs conclusions indemnitaires et de condamner l’Etat à verser la somme de 88 764 euros aux sociétés Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited, la somme de 210 155,46 euros à la société Carrefour Hypermarchés et la somme de 2 870,40 euros à la société Carrefour Insurance Limited, augmentées des intérêts à compter de l’enregistrement de la requête et de la capitalisation des intérêts ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
elles font valoir que :
– les dégradations commises résultent d’agissements d’un attroupement au sens des dispositions de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ; cette qualification s’entend pour des dommages causés par des manifestants faisant entendre leur revendication avec des actions de blocage ;
– ces agissements ont été perpétrés par des individus constituant un groupe s’inscrivant dans le cadre d’un mouvement de protestation collectif à la suite d’une baisse des prix d’achats de produits agricoles par la grande distribution, ce qui n’est pas contesté par le préfet ;
– ayant duré plus de cinq jours, ils ne peuvent être assimilés à une » opération commando » ; ainsi que l’a indiqué le préfet en première instance, l’inaction des forces de police ne s’explique que par le caractère politiquement sensible de cette action protestataire ;
– la préméditation ne peut être retenue pour ne pas engager la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ; le préfet ne la démontre pas par la production d’un tract du 18 mai 2009 d’un syndicat agricole invitant à des actions de blocage, ce tract étant d’ordre général et la plateforme logistique de Bain-de-Bretagne n’y étant pas mentionnée ; le second tract du 24 mai 2009 ne mentionne pas davantage cette plateforme ; les deux tracts ne mentionnent pas la période du 7 au 12 juin 2009 ;
– elles justifient des préjudices subis par la production d’un rapport d’expert auquel sont annexés les pièces et éléments comptables sur lesquels il s’est fondé ; le préfet ayant été invité à participer aux opérations d’expertise, ce rapport lui est opposable ; il n’a pas contesté la pertinence des prétentions indemnitaires en première instance ;
– la responsabilité pour faute de l’Etat peut être engagée pour faute simple ; la carence des forces de l’ordre est de nature à faire présumer l’existence d’une telle faute ; le préfet ne conteste pas l’inaction des forces de police et ne justifie pas de contraintes insurmontables ayant conduit les forces de police à laisser les manifestants bloquer le site pendant six jours ;
– la responsabilité de l’Etat peut également être engagée pour rupture d’égalité devant les charges publiques ; compte tenu de la durée du blocage, le préfet n’était pas fondé à soutenir en première instance que les forces de police se sont trouvées matériellement dans l’impossibilité d’intervenir ; cette abstention est à l’origine d’un préjudice anormal et spécial ;
– elles justifient d’un préjudice anormal du fait de sa durée et de sa gravité, la plateforme logistique bloquée ayant vocation à réceptionner, stocker et livrer des produits alimentaires périssables qui n’ont pu être livrés ;
– le préjudice est spécial les manifestations n’ayant frappé que le secteur de la grande distribution alimentaire ; le caractère national du mouvement n’y fait pas obstacle ;
– elles ont justifié de l’existence et de l’étendue des chefs de préjudice qui n’ont pas été indemnisés par les premiers juges ;
– les quittances justifiant de la subrogation des assureurs de la société Carrefour Hypermarchés dans ses droits à indemnisation à hauteur de 88 764,59 euros ont été produites ;
– la société Carrefour Insurance Limited a supporté des frais d’expertise d’un montant de 2 870,40 euros ;
Vu le courrier du 4 décembre 2014 adressé aux parties en application de l’article R. 611-11-1 du code de justice administrative ;
Vu le mémoire en défense complémentaire, enregistré le 31 décembre 2014, présenté pour les sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited qui concluent aux mêmes fins que précédemment et soutiennent en outre que :
– la requête est irrecevable, le signataire du mémoire introductif ne justifiant pas disposer d’une délégation pour relever appel du jugement attaqué ;
– la requête enregistrée le 11 septembre 2013 est tardive, le jugement attaqué ayant été notifié le 9 juillet 2013 ; le délai de recours expirait le 10 septembre 2013 ;
Vu l’ordonnance du 5 janvier 2015 portant clôture immédiate de l’instruction en application de l’article R. 613-1 du code de justice administrative ;
Vu l’ordonnance du 9 janvier 2014 prise en application de l’article R. 613-1 du code de justice administrative reportant la clôture de l’instruction au 23 janvier 2014 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code général des collectivités territoriales ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 10 février 2015 :
– le rapport de M. Auger, premier conseiller ;
– les conclusions de M. Gauthier, rapporteur public ;
– et les observations de Me B…pour les sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 20 février 2015, présentée pour les sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited ;
1. Considérant que le préfet d’Ille-et-Vilaine relève appel du jugement du 26 juin 2013 par lequel le tribunal administratif de Rennes a condamné l’Etat à verser la somme de 210 155,46 euros à la société Carrefour Hypermarchés, la somme de 29 627,57 euros aux sociétés Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance, Ace European Group Limited et la somme de 2 400 euros à la société Carrefour Insurance Limited, assorties des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts, en réparation de préjudices subis du 7 au 12 juin 2009 du fait d’une action de blocage d’une plateforme logistique par des producteurs de lait ; que, par la voie de l’appel incident, les sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited demandent à la cour de réformer ce jugement en tant qu’il n’a que partiellement fait droit à leurs conclusions indemnitaires ;
Sur la recevabilité :
2. Considérant que le recours a été signé par M. Claude Fleutiaux, secrétaire général de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, qui bénéficiait d’une délégation de signature du préfet d’Ille-et-Vilaine en vertu d’un arrêté du 2 septembre 2013, régulièrement publié au recueil des actes administratifs de la préfecture d’Ille-et-Vilaine du 9 septembre 2013, à l’effet de signer tous arrêtés, décisions, circulaires, rapports, correspondances et documents à l’exception de certains actes au nombre desquels ne figurent pas les observations et mémoires produits au nom de l’Etat devant la cour administrative d’appel ; que, dès lors, la fin de non-recevoir tirée de la signature du recours par une autorité incompétente doit être écartée comme manquant en fait ;
3. Considérant que le recours a été adressé au greffe de la cour de céans par télécopie le 9 septembre 2013, et non le 11 septembre 2013, ainsi que le soutiennent les sociétés en défense, puis régularisé par courrier le 11 septembre 2013 ; qu’il a ainsi été introduit dans le délai de deux mois à compter de la notification du jugement attaqué au préfet d’Ille-et-Vilaine le 9 juillet 2013 ; que la fin de non-recevoir tirée de son caractère tardif doit, dès lors, être écartée ;
Sur la responsabilité de l’Etat :
En ce qui concerne la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales :
4. Considérant qu’aux termes de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités
territoriales dans sa rédaction alors en vigueur : » L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens (…) » ; que l’application de ces dispositions est subordonnée à la condition que les dommages dont l’indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis par des rassemblements ou des attroupements précisément identifiés ;
5. Considérant qu’une action de blocage d’une plateforme logistique située sur le territoire de la commune de Bain-de-Bretagne a été organisée du 7 au 12 juin 2009 par des producteurs de lait ; qu’il résulte de l’instruction, notamment du procès-verbal de constat établi par un huissier le 8 juin 2009, que l’accès à la plateforme était bloqué par plusieurs dizaines de caddies assemblés en rangées et calés à l’aide de grosses pierres ; que l’huissier a constaté la présence d’une trentaine d’agriculteurs et d’une cellule comportant des tables et des chaises ; qu’en outre, deux tas de terre importants avaient été édifiés devant le portail d’entrée de la plateforme, empêchant ainsi l’accès des véhicules ; que l’ensemble de ces éléments caractérisent l’existence d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré ; que la circonstance que les faits se sont déroulés dans un contexte de revendication nationale des producteurs de lait ne suffit pas à établir que les agissements à l’origine du blocage ont été commis par un attroupement ou un rassemblement au sens des dispositions précitées ; que le préfet d’Ille-et-Vilaine est dès lors fondé à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif s’est fondé sur ce motif pour engager la responsabilité de l’Etat ;
6. Considérant toutefois qu’il appartient à la cour, saisie de l’ensemble du litige par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les autres moyens soulevés par les sociétés tant en première instance qu’en appel à l’appui de leurs conclusions indemnitaires ;
En ce qui concerne la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques :
7. Considérant que, compte tenu du caractère général des manifestations et actions de cette nature déclenchées par des producteurs laitiers en mai et juin 2009 sur l’ensemble du territoire, un nombre important de commerces de la grande distribution a été affecté par ces incidents ; que, dans ces conditions, les sociétés ne peuvent soutenir qu’elles auraient subi un préjudice anormal et spécial susceptible en tant que tel d’être indemnisé sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques ;
En ce qui concerne la responsabilité pour faute :
8. Considérant que les sociétés n’apportent aucun élément de nature à établir que l’absence alléguée d’intervention des forces de l’ordre en vue de mettre un terme à la situation de blocage de la plateforme, eu égard au risque de trouble à l’ordre public plus important que celui résultant de cette situation qu’une telle intervention était susceptible de comporter, constitue une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat ;
9. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le préfet d’Ille-et-Vilaine est fondé à demander, par la voie de l’appel principal, l’annulation du jugement attaqué ; que la responsabilité de l’Etat n’étant pas engagée, les sociétés ne sont pas fondées à demander, par la voie de l’appel incident, la réformation de ce jugement en tant qu’il a limité le montant des indemnités qui leur avaient été accordées ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mis à la charge de l’Etat, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement aux sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited de la somme qu’elles demandent au titre des frais exposés par elles et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Rennes du 26 juin 2013 est annulé.
Article 2 : Les demandes présentées par les sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited devant le tribunal administratif de Rennes sont rejetées.
Article 3 : Les conclusions des sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l’intérieur et aux sociétés Carrefour Hypermarchés, Logidis Comptoirs Modernes, Carrefour Insurance Limited, Generali Iard, Allianz Global, Tokio Marine Insurance et Ace European Group Limited.
Copie en sera adressée pour information au préfet d’Ille-et-Vilaine.
Délibéré après l’audience du 10 février 2015, à laquelle siégeaient :
– Mme Aubert, président de chambre,
– M. D…, faisant fonction de premier conseiller,
– M. Auger, premier conseiller.
Lu en audience publique le 27 février 2015.
Le rapporteur,
P. AUGER
Le président,
S. AUBERT
Le greffier,
M. A…
La République mande et ordonne au ministre l’intérieur et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
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N° 13NT02622