Dans le cadre d’un mouvement de protestation ayant donné lieu à des actions similaires en divers points du territoire national, des producteurs de lait ont, entre le 7 et le 12 juin 2009, bloqué l’accès à une plateforme d’approvisionnement des magasins de grande distribution du groupe Carrefour située à Bain-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine).
La société Carrefour et ses assureurs ont alors demandé au Tribunal administratif de Rennes de condamner l’État à leur verser diverses sommes en réparation des préjudices résultant de ce blocage. Par un jugement du 26 juin 2013, le Tribunal administratif de Rennes a jugé l’État responsable des dégâts et dommages causés et l’a condamné à indemniser les requérants (TA Rennes, 26 juin 2013, n° 1001990). Par un arrêt du 27 février 2015, la Cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement et rejeté les demandes présentées devant le Tribunal administratif de Rennes (CAA Nantes, 27 février 2015, Préfet d’Ille-et-Vilaine, n° 13NT02622). Les sociétés d’assurances se sont alors pourvues en cassation. Elles demandent au Conseil d’État d’annuler l’arrêt d’appel et de renvoyer l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Nantes.
La présente affaire invite à se demander sur quel(s) fondements(s) la responsabilité de l’État peut être engagée en vue d’obtenir réparation des préjudices causés par le blocage de l’accès à une plateforme d’approvisionnement. Trois fondements étaient susceptibles d’être retenus : la responsabilité sans faute du fait des attroupements et rassemblements (I) ; la responsabilité pour faute lourde du fait de l’inaction des forces de l’ordre pour empêcher ou mettre fin au blocage (II) ; la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques (III).
C’est à ces trois fondements que le Conseil d’État s’intéresse successivement (à chacun de ces fondements est en effet consacré un considérant). Nous ne nous y prendrons pas autrement dans notre analyse. Le Conseil d’État considère que, en l’espèce, faute d’en remplir les conditions, la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée sur aucun de ces trois fondements. Il en conclut que les sociétés requérantes ne sont pas fondées à demander l’annulation de l’arrêt qu’elles attaquent.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut noter que la même affaire a donné lieu à deux autres arrêts du même jour, qui statuent tous deux dans le même sens que le présent arrêt et en en reprenant exactement les mêmes motifs (CE, 30 décembre 2016, Sociétés Carrefour Hypermarchés, Generali IARD, Allianz Global, Tokio Marine Insurance, ACE European Group Limited, n° 389837, inédit ; CE, 30 décembre 2016, Société Logidis comptoirs modernes, CSF France, Generali IARD, Allianz Global, Tokio Marine Insurance, ACE European Group Limited, n° 389838, inédit). En revanche, un autre arrêt du même jour, qu’on aura l’occasion d’évoquer en passant, fait au contraire une application positive de la responsabilité sans faute du fait des attroupements et rassemblements (CE, 30 décembre 2016, Société Covea risks, n° 386536, sera mentionné aux tables du Recueil Lebon ; JCP A 2017, act. 50). Les faits étaient toutefois sensiblement différents : étaient en cause les dommages causés par une foule à la suite du décès de deux adolescents ayant péri dans une collision avec un véhicule de police.
I. La responsabilité sans faute du fait des attroupements et rassemblements
Le régime de responsabilité de l’État pour les dommages résultant des attroupements et rassemblements trouve son fondement dans l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure. Cet article dispose que « l’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes soit contre les biens ». Auparavant, cette même disposition figurait à l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales, lui-même issu de l’article 92 de la loi du 7 janvier 1983. Sa codification au sein du Code de la sécurité intérieure résulte de l’ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012.
Ce régime de responsabilité a des origines très anciennes, qu’il est possible de faire remontrer à l’Ancien Régime. Il fut par la suite consacré par le législateur révolutionnaire, avant d’être modifié par l’importante loi du 5 avril 1884. Cette loi a mis en place un régime de présomption de faute de la commune, qui pouvait se dégager de toute responsabilité en apportant la preuve qu’elle avait accompli toutes les diligences possibles pour prévenir les troubles. Le régime issu de la loi de 1884 relevait cependant – comme ses prédécesseurs du reste – de la compétence du juge judiciaire. Ce régime issu de la loi de 1884 a connu une évolution qui s’est échelonnée sur un peu moins d’un siècle. D’abord, la loi du 16 avril 1914 a abandonné le régime de la présomption de faute au profit d’une responsabilité sans faute. Ensuite, la loi du 7 janvier 1983, dans son article 92, a mis ce régime de responsabilité à la charge de l’État et non plus des communes. Enfin, la loi du 9 janvier 1986 a transféré la compétence pour connaître de ce contentieux au juge administratif. À cette date, était ainsi acquise la physionomie que garde encore actuellement le régime de responsabilité du fait des rassemblements et attroupements : régime de responsabilité sans faute (et non plus de faute présumée), qui engage la responsabilité de l’État (et non plus celle de la commune), et dont le contentieux relève de la compétence du juge administratif (et non plus du juge judiciaire).
Néanmoins, deux conditions doivent être remplies pour que ce régime de responsabilité trouve à s’appliquer.
Il faut, en premier lieu, que les dommages résultent de « crimes » ou de « délits ». Le lien avec les crimes ou délits doit être « direct et certain » (CE, 7 février 2005, Société GEFCO, n° 228952, Recueil, tables, p. 1091). L’absence de caractère intentionnel fait obstacle à l’application de ce régime de responsabilité. Ainsi, la circonstance que les manifestants n’aient pas eu l’intention de « détruire, abattre, mutiler ou dégrader » les enceintes et grilles de la préfecture de la Vendée à La Roche-sur-Yon, au sens de l’article 257 du Code pénal, conduit à ne pas faire application du régime de responsabilité au titre des rassemblements ou attroupements (CE, 26 mars 2004, Société mutuelle d’assurances « La Mutuelle du Mans Assurances I.A.R.D. », n° 243493, inédit). Il a également été jugé que ne commet pas d’erreur de qualification juridique, une Cour administrative d’appel qui ne qualifie pas de délit la tentative de lycéens de pénétrer par la force à l’intérieur d’un établissement à l’occasion d’une manifestation lycéenne, dès lors qu’aucun délit n’a été relevé dans le procès-verbal de la police dressé le jour même et qu’aucune plainte n’a été déposée par la direction du lycée auprès des autorités judiciaires (CE, 19 mai 2000, Région Languedoc-Roussillon, n° 203546, Rec. p. 284).
Est fréquemment invoqué, comme c’est le cas en l’espèce, le délit d’entrave ou de gêne à la circulation, prévu à l’article L. 412-1 du Code de la route. Par exemple, il a été jugé qu’un barrage opposant un obstacle physique au passage des automobiles ou camions est bien constitutif d’un délit d’entrave (CE, 16 mai 2007, Ministre de l’Intérieur c. Société SANEF, n° 292384, inédit ; CE 25 juillet 2007, SNC Logidis, n° 286767, inédit). En revanche, il a été jugé, de manière peut-être plus surprenante, que, en estimant que des manifestants empêchant la perception du péage dû par les automobilistes sur une autoroute n’ont ni entravé ni gêné la circulation, dès lors que le passage des péages entraîne par lui-même un ralentissement voire un arrêt des véhicules et qu’ainsi les agissements des manifestants, ayant seulement mis à profit cette circonstance pour exposer leurs doléances, n’étaient pas constitutifs de délit d’entrave ou de gêne à la circulation, une Cour administrative d’appel n’a pas donné aux faits une qualification juridique inexacte (CE 10 mai 1996, Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône, n° 146927, Rec. p. 172).
Il faut, en second lieu – et c’est là que le bât blesse en l’espèce –, que les dommages soient causés par un « attroupement » ou un « rassemblement ». La difficulté tient à ce que le législateur n’a pas précisé lui-même les notions de rassemblement ou d’attroupement. Il ressort de la jurisprudence que la qualification d’attroupement ou rassemblement suppose que deux conditions soient remplies. D’une part, il doit s’agir, non pas d’individus violents se détachant d’un groupe non violent, mais d’un groupe agissant de manière collective. D’autre part, ce groupe doit avoir agi dans des conditions peu organisées et relativement spontanées.
Plus précisément, la jurisprudence fait du caractère prémédité des exactions et violences ayant conduit à la survenance des dommages un indice conduisant à écarter l’application de ce régime de responsabilité (CE, 26 mars 2004, Société BV Exportslachterij Apeldoorn ESA, n° 248623, Rec. p. 142). C’est ce critère qui conduit à exclure du champ d’application de ce régime de responsabilité les violences commises par des casseurs « institutionnels » de type hooligans (Civ. 1ère, 15 novembre 1983, Bull. civ. I, n° 268). Cette exclusion est justifiée par le fait que les exactions des hooligans, lors de rencontres sportives notamment, sont le fait d’individus ou de groupuscules qui ne sont venus que dans le but de casser et d’en découdre. Pour la même raison, le régime spécial de responsabilité ne joue pas lorsque les dégradations résultent d’un attentat commis par un groupe organisé en commando (CE, 12 novembre 1997, Compagnie d’assurances générales de France et autre, n° 150224, Recueil, tables, p. 743).
En l’espèce, le Conseil d’État relève que « les moyens matériels mis en œuvre pour réaliser le blocage de la plate-forme d’approvisionnement révélaient une action préméditée, organisée par un groupe structuré ». Il en tire la conséquence que, « en jugeant qu’un groupe qui s’était constitué et organisé à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par l’article L. 412-1 du code de la route ne pouvait être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens [de l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales, applicable au litige porté devant les juges du fond et désormais repris à l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure], la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique » (cons. 3).
Au contraire, dans un arrêt du même jour, le Conseil d’État a admis que le régime spécial de responsabilité pouvait jouer dans le cas de dégradations, certes organisées par des moyens sophistiqués, mais découlant directement d’un rassemblement spontané (CE, 30 décembre 2016, Société Covea Risks, n° 383536, sera mentionné aux tables du Recueil Lebon). Il constate que, « si la cour administrative d’appel a pu relever, par une appréciation souveraine des faits qui lui étaient soumis, d’une part, que les auteurs des dégradations avaient utilisé des moyens de communication ainsi que des cocktails Molotov et des battes de base-ball et qu’ils avaient formé des groupes mobiles, d’autre part, qu’un restaurant de la même commune avait fait l’objet d’une attaque une heure avant le décès des deux adolescents, elle a commis une erreur de qualification juridique en déduisant de ces éléments que l’incendie n’était pas le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens des dispositions précitées de l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales, dès lors qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que cet incendie avait été provoqué par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s’étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents et que, par ailleurs, l’attaque du restaurant était sans rapport avec cette manifestation ».
Le même raisonnement que celui suivi dans la présente affaire, conduisant à écarter le régime spécial de responsabilité en cas d’action préméditée, a été tenu par le Conseil d’État, dans un arrêt très récent, au sujet de dégradations commises par des militants de la Confédération paysanne. La préméditation tenait au fait que ces militants étaient venus, « munis de sacs de couchage, de sacs à dos et de provisions, pour faire entendre leur revendication tendant à l’attribution de deux sièges au collège des producteurs de l’interprofessionnelle laitière ». Le Conseil d’État en déduit que, « eu égard au caractère prémédité de cette action », la responsabilité de l’État du fait des attroupements et rassemblements ne pouvait pas être engagée (CE, 22 février 2017, Société Allianz IARD, n° 392276, inédit).
II. La responsabilité pour faute lourde du fait de l’absence d’intervention des forces de l’ordre
Une deuxième possibilité pour les requérants consistait à tenter d’engager la responsabilité de l’État en raison de sa faute consistant dans l’inaction des forces de l’ordre.
Il faut, pour bien comprendre, en revenir à quelques généralités sur l’histoire de la responsabilité du fait de la police administrative. Cette responsabilité a été considérablement élargie depuis son admission par l’arrêt Tomaso Greco (CE, 10 février 1905, Tomaso Greco, Rec. p. 139, concl. Romieu). Pour ce qui nous concerne, limitée à l’origine aux hypothèses d’interventions dommageables de la police, elle a été par la suite admise pour les dommages causés aussi bien par les actions positives que par les inactions des services de police (CE Sect., 14 décembre 1962, Doublet, Rec. p. 680 ; D. 1963, jurispr., p. 117 ; S. 1963, p. 92, concl. Gourbamons ; AJDA 1963, II, p. 101).
Toutefois, la responsabilité pour inaction de la police ne peut être engagée qu’en cas de faute lourde. La jurisprudence en livre quelques illustrations. Ainsi, en l’absence d’un risque sérieux de troubles graves à l’ordre public et alors que le mouvement revendicatif des marins-pêcheurs était prévisible plusieurs jours avant qu’il ne se produise et que les autorités de police en avaient été dûment informées, commettent une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État, les autorités de police qui s’abstiennent de prendre des dispositions pour s’opposer à la formation de barrages à l’entrée du port du Havre (CE, 15 juin 1987, Société navale des chargeurs, Rec. p. 216 ; D. 1987, inf. rap., p. 177 ; JCP G 1987, IV, p. 353). Dans le même sens, compte tenu tant de l’importance des infractions commises que de leur persistance pendant plusieurs années, la défaillance des autorités de police à protéger l’officine du requérant est constitutive d’une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’État (CAA Paris, 22 janvier 2003, Vigouroux c. Ministre de l’Intérieur, n° 99PA00298). En revanche, en s’abstenant d’utiliser la force publique à la suite du blocage d’un port par des dockers et compte tenu des risques de troubles sérieux qu’aurait pu entraîner cette décision, l’autorité de police n’a commis aucune faute lourde (CE, 10 juillet 1987, Société Sud Cargos, n° 57506).
Ces illustrations montrent que, dans l’appréciation de cette faute lourde, le juge administratif accorde la plus grande importance au risque d’aggravation des troubles qu’aurait pu entraîner l’intervention des forces de police. Ce sont ces principes dont fait application ici le Conseil d’État. Il considère ainsi, « qu’en jugeant que les sociétés requérantes n’établissaient pas que l’absence d’intervention des forces de l’ordre lors du blocage de la plateforme constituait une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État, la cour n’a pas inversé la charge de la preuve ni, eu égard au risque d’aggravation des troubles à l’ordre public qui aurait pu résulter d’une telle intervention, entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique » (cons. 4).
III. La responsabilité sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques
Comme on vient de le voir, le refus de faire intervenir les forces de l’ordre, s’il est motivé par un risque d’aggravation des troubles à l’ordre public, n’est pas fautif et n’est donc pas susceptible d’engager la responsabilité de l’administration sur le fondement de la faute. Toutefois, la victime de cette inaction peut prétendre à une indemnisation, en dehors de toute idée de faute, sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques. Ce système de responsabilité sans faute joue principalement dans deux hypothèses.
En premier lieu, il joue en cas de refus de prêter main-forte à l’exécution d’une décision judiciaire. Dans cette hypothèse, le justiciable, nanti d’une décision judiciaire qui ne peut être exécutée sans l’appui de la force publique, peut obtenir une indemnité compensatrice du dommage qu’il subit sur le fondement de la responsabilité sans faute. On reconnaît ici la célèbre jurisprudence Couitéas (CE, 30 novembre 1923, Couitéas, Rec. p. 789 ; S. 1923, 3, p. 57, concl. Rivet, note Hauriou ; DP 1923, 3, p. 59, concl. Rivet). Cette responsabilité sans faute est fondée sur l’idée que le justiciable nanti d’une décision judiciaire a « un droit absolu à l’appui de la force publique » ; de ce fait, « si des circonstances exceptionnelles peuvent faire méconnaître ce droit, c’est la collectivité qui doit supporter le poids de cette méconnaissance par le jeu de l’indemnisation ».
En second lieu, ce système de responsabilité sans faute joue en cas de refus du concours de la force publique même en dehors de toute décision judiciaire. Ainsi, à propos du refus d’utiliser la force publique pour rompre des barrages établis sur un canal, refus non constitutif de faute lourde, le Conseil d’État a décidé que « le dommage résultant de l’abstention des autorités administratives compétentes ne saurait être regardé, s’il excède une certaine durée, comme une charge incombant normalement aux usagers des voies navigables ; qu’en l’espèce, ces autorités, qui ont laissé subsister pendant un mois le barrage, ont imposé aux usagers du canal de l’Est un préjudice anormal et spécial dont ceux-ci sont fondés à demander la réparation » (CE, 27 mai 1977, SA Victor Delforge, Rec. p. 253 ; Rev. adm. 1977, p. 488).
Cependant, le non-recours légal à la force publique n’engage la responsabilité sans faute de l’État que si la victime peut se prévaloir d’un préjudice anormal et spécial.
Il faut, d’abord – bien que le Conseil d’État ne distingue pas formellement dans le présent arrêt les deux caractères que doit présenter le préjudice – que le préjudice subi puisse être considéré comme spécial, autrement dit qu’il concerne soit une seule personne, soit une catégorie suffisamment spécifique de personnes. Au contraire, en l’espèce, le Conseil d’État constate que « le blocage de la plate-forme d’approvisionnement en cause s’inscrivait dans un ensemble de manifestations et actions de même nature déclenchées par les producteurs laitiers en mai et juin 2009 sur tout le territoire métropolitain et visant de nombreuses entreprises de la grande distribution, qui ont conduit au blocage d’une quarantaine de plateformes similaires et empêché l’approvisionnement d’un grand nombre de commerces de la grande distribution ». Il retient que « les sociétés requérantes ne produisaient devant les juges du fond aucun élément de nature à établir qu’elles auraient subi, du fait de la non-intervention des forces de l’ordre, un préjudice différent de celui qu’ont subi les autres entreprises de la grande distribution et d’une gravité significativement plus élevée » (cons. 5).
Au demeurant, quand bien même le préjudice aurait-il était considéré comme spécial, encore aurait-il fallu que lui soit reconnu également un caractère anormal. Ce caractère anormal s’apprécie en fonction de la gravité du préjudice et de sa durée. De ce dernier point de vue de vue, le préjudice n’est considéré comme anormal que si l’abstention des forces de l’ordre excède une certaine durée (CE, 16 novembre 1979, Société ALB Murg, Rec. p. 415 ; Dr. adm. 1979, comm. 406). Ainsi, le Conseil d’État a jugé que l’immobilisation d’un navire pendant cinq jours devant le port du Havre, puis son déroutement sur un autre port, n’ouvrait pas droit à indemnisation (CE, 25 juillet 1986, Groupement d’intérêt économique « Carline », n° 61033 inédit). Il en va de même pour une immobilisation de quatre jours (CE, 11 mai 1987, Secrétaire d’État auprès du ministre de l’urbanisme, du logement et du transport chargé de la mer c. SA Auguste Bolten, n° 75577, inédit). Dans le même sens, en laissant se maintenir les barrages établis par les transporteurs routiers du 20 février en fin d’après-midi au 24 février à midi, les autorités administratives n’ont pas imposé à un transporteur frigorifique de viandes dont le véhicule se trouvait, pour cette raison, bloqué dans l’enceinte du port du Havre, un préjudice de caractère anormal (TA Rouen, 22 octobre 1991, Société Collins). En l’espèce, la durée du blocage ne s’étendant que du 7 au 12 juin, on pouvait raisonnablement douter, au vu de ces jurisprudences, du caractère anormal du préjudice subi.
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