PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 8675/15 et 8697/15) dirigées contre le Royaume d’Espagne, dont un ressortissant malien, N.D., le requérant de la requête no 8675/15 (« le premier requérant »), et un ressortissant ivoirien, N.T., le requérant de la requête no 8697/15 (« le second requérant »), ont saisi la Cour le 12 février 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes C. Gericke et G. Boye, avocats exerçant respectivement à Hambourg et à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.‑A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. Dans leurs requêtes, les requérants alléguaient en particulier une violation de l’article 3 et de l’article 13 de la Convention, de ces deux articles combinés, de l’article 4 du Protocole no 4 et, enfin, de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention. Ils se plaignaient d’un renvoi immédiat vers le Maroc, qui constituait selon eux une expulsion collective, d’une absence de recours effectif à cet égard, ainsi que du risque de mauvais traitements auquel ils se disaient exposés au Maroc. Ils précisaient qu’ils n’avaient eu aucune possibilité d’être identifiés, d’exposer leurs circonstances individuelles et de contester leur refoulement au moyen d’un recours à effet suspensif.
4. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Par une décision du 7 juillet 2015, les griefs fondés sur l’article 4 du Protocole no 4 et sur l’article 13 de la Convention, ainsi que sur ces deux articles combinés ont été communiqués au Gouvernement. La Cour a décidé de joindre les requêtes et de les déclarer irrecevables pour le surplus, en application de l’article 54 § 3 du règlement.
5. M. Nils Muižnieks, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
6. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), le Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) et la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR), ainsi que, conjointement, par le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (« le Centre AIRE »), Amnesty International, l’European Council on Refugees and Exiles (ECRE) et la Commission internationale de juristes. Le président les avait autorisés à intervenir en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement.
7. Les parties ont répondu à ces observations. Elles ont également présenté des observations à la suite du prononcé par la Cour, le 15 décembre 2016, de l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie [GC] (no 16483/12).
8. Par un arrêt rendu le 3 octobre 2017, une chambre de la troisième section a déclaré recevable, à l’unanimité, le restant des requêtes et a conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 et de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. La chambre était composée de Branko Lubarda, président, Luis López Guerra, Helen Keller, Dmitry Dedov, Pere Pastor Vilanova, Alena Poláčková, Georgios A. Serghides, juges, ainsi que de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section. Le juge Dedov a exprimé une opinion partiellement dissidente concernant l’octroi de la satisfaction équitable.
9. Le 14 décembre 2017, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 29 janvier 2018, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
10. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
11. Tant les requérants que le Gouvernement ont présenté des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
12. Les gouvernements belge, français et italien, qui avaient été autorisés à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), ont soumis des observations en qualité de tierces parties. Des observations ont également été reçues du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ainsi que du HCR, de la CEAR et, conjointement, du Centre AIRE, d’Amnesty International, de l’ECRE et de la Commission internationale de juristes, auxquels s’est joint le Dutch Council for Refugees. Les observations écrites présentées par le HCDH devant la chambre ont également été versées au dossier. Les parties ont répliqué à ces observations dans leurs plaidoiries à l’audience (article 44 § 6 du règlement).
13. Mme Dunja Mijatović, la Commissaire aux droits de l’homme en exercice depuis le 1er avril 2018, est intervenue à l’audience, conformément à l’article 36 § 3 de la Convention. Le HCR, que le Président avait autorisé à intervenir dans la procédure orale devant la Grande Chambre, conformément à l’article 36 § 2 de la Convention, a aussi participé à l’audience.
14. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 septembre 2018.
Ont comparu :
– pour les requérants
Mes C. Gericke,
G. Boye, conseils,
Mes I. Elbal,
H. Hakiki,
M. W. Kaleck
Mme R. Moreno,conseillers;
– pour le Gouvernement
M.M. R.-A. León Cavero,agent,
F. de A., Sanz Gandasegui,
A. Brezmes martínez de Villareal, co-agents,
M. Montobbio, représentant permanent de l’Espagne auprès du Conseil de l’Europe
F. Coria Rico,
J. Rueda Jiménez,
L. Tarín Martín,
J. Valterra de Simón,conseillers ;
– pour la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
Mmes D. Mijatović,Commissaire,
F. Kempf,
A. Weber,conseillères ;
– pour le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les refugiés
Mmes G. O’Hara, Directrice, division de la protection internationale
M. García,
M. R. Wanigasekara,conseillers.
La Cour a entendu MM. León Cavero, Gericke et Boye et Mmes Mijatović et O’Hara en leurs déclarations, ainsi que MM. León Cavero, Gericke et Boye et Mme O’Hara en leurs réponses aux questions posées par des juges.
EN FAIT
I. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE
15. La ville autonome de Melilla est une enclave espagnole de 12 km2 située sur la côte nord-africaine et entourée par le territoire marocain. Elle se trouve sur la route migratoire des personnes venant d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ainsi que sur celle des migrants syriens. La frontière entre Melilla et le Maroc est une frontière extérieure de l’espace Schengen et offre donc accès à l’Union européenne. Elle subit de ce fait une pression migratoire particulièrement intense.
16. Les autorités espagnoles ont construit le long des treize kilomètres de frontière qui séparent Melilla du Maroc une enceinte qui, depuis 2014, est formée de trois clôtures parallèles. Cette enceinte vise à empêcher les migrants en situation irrégulière de pénétrer en territoire espagnol. Elle se compose d’une clôture de 6 mètres de haut, légèrement concave (« la clôture extérieure »), d’un grillage tridimensionnel suivi d’une deuxième clôture de 3 mètres de haut et, de l’autre côté d’une route de patrouille et d’une troisième clôture, de 6 mètres de haut (« la clôture intérieure »). À intervalles réguliers, des portes aménagées dans les clôtures permettent le passage d’une clôture à l’autre. Un système de vidéosurveillance sophistiqué (avec des caméras infrarouges) combiné à des détecteurs de mouvements y a été installé. La majeure partie des clôtures est également équipée de grilles anti-escalade.
17. Quatre postes-frontières terrestres entre le Maroc et l’Espagne sont aménagés dans la triple clôture. Entre ces postes-frontières, du côté espagnol, la Guardia Civil effectue des patrouilles terrestres et côtières pour empêcher les entrées clandestines. Les clôtures frontalières sont fréquemment prises d’assaut. Des groupes comptant généralement plusieurs centaines d’étrangers, souvent en provenance d’Afrique subsaharienne, tentent de pénétrer en territoire espagnol en escaladant les clôtures décrites ci-dessus dans le cadre d’assauts collectifs. Ils opèrent souvent la nuit, afin de provoquer un effet de surprise et d’augmenter leurs chances de réussite.
18. Les migrants qui ne réussissent pas à échapper à la Guardia Civil et que les agents parviennent à faire redescendre volontairement au moyen d’échelles sont, sauf s’ils ont besoin d’un traitement médical, reconduits immédiatement au Maroc et remis aux autorités marocaines (paragraphe 58 ci-dessous).
19. À l’époque des faits, ce mode opératoire n’était prévu que par le Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014 et par l’ordre de service 6/2014 du 11 avril 2014 (paragraphe 37 ci-dessous).
20. Le 1er avril 2015 entra en vigueur la dixième disposition additionnelle de la loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des ressortissants étrangers en Espagne et à leur intégration sociale (« LOEX »), insérée par la loi organique 4/2015 du 30 mars 2015, qui prévoyait un régime spécial d’interception et d’éloignement des migrants à Ceuta et à Melilla (paragraphes 32 et 33 ci-dessous).
II. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La genèse de l’affaire
21. Le premier requérant et le second requérant sont nés respectivement en 1986 et en 1985.
22. Le premier requérant quitta son village au Mali en raison du conflit armé de 2012. Après avoir passé quelques mois dans un camp de réfugiés en Mauritanie puis en Algérie, il arriva en mars 2013 au Maroc, où il aurait séjourné dans le camp « non officiel » de migrants du mont Gourougou, près de la frontière de Melilla. Il affirme avoir fait l’objet de plusieurs descentes des forces de l’ordre marocaines et s’être fracturé la jambe en les fuyant pendant l’été 2014.
23. Après avoir traversé le Mali, le second requérant arriva au Maroc à la fin de 2012. Il séjourna également dans le camp de migrants du mont Gourougou.
B. Les événements du 13 août 2014
24. Le 13 août 2014, deux opérations d’entrée organisées par des réseaux de passeurs eurent lieu : l’une à 4 h 42 (600 personnes) et l’autre à 6 h 25 (30 personnes). Les requérants affirment avoir participé à la première. Ce jour-là, ils auraient quitté le camp du mont Gourougou et tenté d’entrer en Espagne avec leur groupe. Les requérants et d’autres migrants auraient escaladé la clôture extérieure. Selon le Gouvernement, la police marocaine empêcha environ 500 migrants d’escalader la clôture extérieure mais une centaine de migrants y parvinrent tout de même. Quelque soixante-quinze migrants réussirent à atteindre le sommet de la clôture intérieure mais seulement quelques-uns en redescendirent et posèrent le pied sur le sol espagnol, où ils furent réceptionnés par les membres de la Guardia Civil. Les autres restèrent assis au sommet de la clôture intérieure. Les agents de la Guardia Civil les aidèrent à en redescendre au moyen d’échelles pour, ensuite, les reconduire en territoire marocain, de l’autre côté de la frontière, par les portes inter-clôtures.
25. Le premier requérant dit être parvenu à atteindre le sommet de la clôture intérieure et à y rester jusqu’à l’après-midi. Le second requérant, pour sa part, dit avoir été touché par une pierre alors qu’il escaladait la clôture extérieure et être tombé, mais il aurait ensuite réussi à atteindre le sommet de la clôture intérieure, où il serait resté pendant 8 heures. Vers 15 heures et vers 14 heures respectivement, les deux requérants seraient redescendus de la clôture avec l’aide des forces de l’ordre espagnoles qui leur auraient fourni des échelles. Dès qu’ils eurent posé le pied sur le sol, ils auraient été appréhendés par des agents de la Guardia Civil qui les auraient menottés, ramenés au Maroc et remis aux autorités marocaines. Les requérants n’auraient fait l’objet d’aucune procédure d’identification par les agents. Ils n’auraient eu la possibilité ni de s’exprimer sur leur situation personnelle ni d’être assistés par des avocats ou des interprètes.
26. Les requérants auraient alors été transférés au commissariat de Nador, où ils auraient demandé une assistance médicale qui leur aurait été refusée. Ils auraient ensuite été conduits, avec d’autres migrants renvoyés dans des circonstances similaires, à Fez, à environ 300 kilomètres de Nador, où ils auraient été abandonnés à leur sort. Les requérants affirment que soixante-quinze à quatre-vingts migrants provenant d’Afrique subsaharienne ont aussi été renvoyés vers le Maroc le 13 août 2014.
27. Des journalistes et d’autres témoins se trouvaient sur place au moment de l’assaut qui a été donné aux clôtures et des faits qui ont suivi. Ils ont fourni des vidéos qui ont été présentées par les requérants devant la Cour.
C. L’entrée des requérants en Espagne à une date ultérieure
28. Le 2 décembre 2014 et le 23 octobre 2014 respectivement, dans le cadre d’autres assauts, le premier requérant et le second requérant réussirent à franchir les clôtures et à pénétrer dans Melilla. Deux procédures furent engagées contre eux. Depuis, les requérants ont fait l’objet d’arrêtés d’expulsion.
29. Le premier requérant fit l’objet d’un arrêté d’expulsion le 26 janvier 2015. Il séjourna au centre de rétention temporaire pour les étrangers (CETI) de Melilla puis fut transféré en mars 2015 dans celui de Barcelone.
Il intenta un recours administratif (recurso de alzada) contre l’arrêté d’expulsion le concernant.
Le 17 mars 2015, alors que ce recours était encore pendant, le premier requérant présenta une demande de protection internationale. Cette demande fut rejetée le 23 mars 2015 pour défaut de fondement et absence de risque pour le requérant, le bureau du HCR ayant, le 20 mars 2015, rendu un avis dans lequel il estimait qu’au vu de la situation du premier requérant, la protection internationale ne se justifiait pas. À la suite d’un nouvel avis négatif émis par le HCR le 26 mars 2015, le Bureau de l’asile et des réfugiés du ministère de l’Intérieur rejeta le même jour la demande de réexamen présentée par le requérant.
La suspension de la procédure administrative d’expulsion fut alors levée et le premier requérant fut renvoyé vers le Mali par avion le 31 mars 2015.
La veille, un recours en contentieux administratif contre le rejet de la demande de protection internationale avait été présenté, mais le représentant du requérant s’en désista le 15 septembre 2015.
Le recours administratif qui avait été introduit contre l’arrêté d’expulsion visant le premier requérant fut déclaré irrecevable par une décision du 19 mai 2015. Non portée devant la juridiction contentieuse-administrative, la décision d’expulsion devint définitive le 26 septembre 2015.
Depuis son retour au Mali, le premier requérant prétend qu’il y vit dans une situation très précaire et sans adresse fixe.
30. Le second requérant, quant à lui, fit l’objet d’un arrêté d’expulsion le 7 novembre 2014, confirmé le 23 février 2015 à la suite du rejet de son recours administratif (de alzada). Il séjourna au CETI de Melilla puis, en novembre 2014, il fut transféré vers la péninsule. L’arrêté d’expulsion le concernant devint définitif le 11 juillet 2015. Le second requérant ne présenta pas de demande de protection internationale. À l’échéance du délai maximal de soixante jours de rétention administrative, il fut libéré. Depuis, il serait resté irrégulièrement en Espagne, probablement en Andalousie, et sans domicile fixe, selon les dires de ses avocats à l’audience devant la Cour.
31. Les deux requérants ont été représentés par des avocats dans le cadre de ces procédures.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
A. La loi organique no 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale (LOEX)
32. Les dispositions pertinentes de la LOEX en vigueur au moment des faits se lisent comme suit :
Article 25 – Conditions pour l’entrée en territoire espagnol
« 1. L’étranger souhaitant entrer en Espagne doit le faire aux postes autorisés à cet effet, être muni d’un passeport ou d’un document de voyage attestant son identité qui soit considéré comme valable à cet effet en vertu des conventions internationales auxquelles l’Espagne est partie et ne pas être frappé d’une interdiction expresse d’entrée. Il doit également présenter les documents qui sont requis par le règlement d’application [de la présente loi] et qui renseignent sur l’objet et les conditions de son séjour, et il doit prouver qu’il dispose des moyens d’existence suffisants pour la durée du séjour prévu en Espagne ou qu’il est à même de les obtenir légalement.
(…)
3. Les paragraphes précédents ne s’appliquent pas aux étrangers qui demandent à bénéficier du droit d’asile lors de leur entrée en Espagne. Cette demande est traitée selon la législation régissant spécifiquement l’asile. »
Article 27 – Délivrance du visa
« 1. Le visa sera demandé et délivré dans les missions diplomatiques et les consulats d’Espagne, sauf dans les cas exceptionnels indiqués dans les règlements ou dans les cas où l’État espagnol, conformément à la législation communautaire en la matière, a conclu un accord de représentation avec un autre État membre de l’Union européenne en matière de visas de transit ou de séjour.
(…) »
Article 58 – Effets de l’expulsion et de l’éloignement (devolución)
« (…)
3. La constitution d’un dossier d’expulsion n’est pas nécessaire pour l’éloignement des étrangers :
(…)
b) qui tentent d’entrer illégalement dans le pays.
(…) ».
Article 65 – Possibilité de recours contre des décisions portant sur les étrangers
« (…)
2. Dans tous les cas, lorsque l’étranger n’est pas en Espagne, il pourra présenter les recours pertinents, par la voie administrative ou juridictionnelle, par le biais des représentations diplomatiques ou consulaires, qui les adresseront aux organes compétents. »
33. La loi organique 4/2015 du 30 mars 2015 relative à la protection de la sécurité des citoyens a introduit la dixième disposition additionnelle dans la LOEX. Cette disposition est en vigueur depuis le 1er avril 2015 (postérieurement aux faits de l’espèce). Elle établit un régime spécial d’interception et d’éloignement des migrants à Ceuta et à Melilla. La disposition citée se lit comme suit :
« 1. Les étrangers qui tentent de franchir les dispositifs de contention frontaliers pour traverser la frontière de façon irrégulière et dont la présence a été détectée à l’intérieur des lignes de démarcation territoriale de Ceuta ou de Melilla pourront être refoulés de sorte qu’ils soient empêchés d’entrer illégalement en Espagne.
2. Dans tous les cas, le refoulement aura lieu dans le respect de la réglementation internationale reconnue par l’Espagne en matière de droits de l’homme et de protection internationale.
3. Les demandes de protection internationale seront présentées dans les lieux prévus à cet effet aux postes-frontières ; la procédure sera conforme aux normes établies en matière de protection internationale. »
B. La loi 12/2009 du 30 octobre 2009 portant sur le droit à l’asile et à la protection subsidiaire
34. Les dispositions pertinentes de la loi sur l’asile énoncent ce qui suit :
Article 21 – Demandes présentées aux postes-frontières
« 1. Lorsqu’une personne ne réunissant pas les conditions nécessaires pour entrer sur le territoire espagnol présente une demande de protection internationale à un poste-frontière, le ministre de l’Intérieur peut déclarer sa demande irrecevable par décision motivée lorsque cette demande correspond à l’un des cas prévus par l’article 20.1. En tout état de cause, la décision sera notifiée à la personne intéressée dans un délai maximal de quatre jours à compter de la présentation de la demande.
(…) »
Article 38 – Demandes de protection internationale dans les ambassades et les consulats
« Aux fins de l’examen des demandes présentées hors le territoire national, à la condition que le demandeur ne soit pas ressortissant de l’État dans lequel se trouve la représentation diplomatique et que son intégrité physique courre un risque, les ambassadeurs d’Espagne peuvent faciliter son transfert en Espagne afin de lui permettre de déposer une demande d’asile conformément à la procédure prévue par cette loi.
Le règlement d’application de la présente loi fixera expressément les conditions d’accès aux ambassades et aux consulats des personnes entendant solliciter une protection internationale, ainsi que la procédure d’appréciation de la nécessité de transférer ces demandeurs en Espagne. »
C. Le décret royal 203/1995 du 10 février 1995 (règlement d’application de la loi sur l’asile)
35. Les dispositions pertinentes du décret royal 203/1995 se lisent ainsi :
Article 4 – Lieu du dépôt de la demande.
« L’étranger qui souhaite obtenir l’asile en Espagne doit déposer sa demande auprès de l’une des entités suivantes :
a) le Bureau de l’asile et des réfugiés ;
b) les postes-frontières à l’entrée sur le territoire espagnol ;
c) les bureaux des étrangers ;
d) les commissariats de police de province ou de district désignés par arrêté ministériel ;
e) les missions diplomatiques ou les consulats espagnols à l’étranger.
2. Lorsque le représentant du HCR en Espagne demande au gouvernement espagnol l’admission d’urgence d’un ou de plusieurs réfugiés relevant de son mandat et se trouvant dans une situation à haut risque dans un pays tiers, le ministère des Affaires étrangères, par l’intermédiaire de la mission diplomatique ou du consulat espagnol ou d’un autre pays (…), délivre les visas (…) en vue de faciliter le transfert des personnes concernées en Espagne dans les conditions prévues aux articles 16 et 29 § 4 du présent décret. »
Article 16 – Transfert du demandeur d’asile en Espagne.
« Lorsque l’intéressé est en danger et qu’il a introduit sa demande depuis un pays tiers par l’intermédiaire d’une mission diplomatique ou d’un consulat, ou dans les circonstances prévues au paragraphe 2 de l’article 4, le Bureau de l’asile et des réfugiés peut soumettre son cas à la commission interministérielle de l’asile et des réfugiés aux fins d’obtenir l’autorisation de transférer l’intéressé en Espagne pendant l’instruction de son dossier, après la délivrance du visa, du laissez-passer ou de l’autorisation d’entrée correspondants, qui est traitée en urgence.
2. Le Bureau de l’asile et des réfugiés communique l’accord de la commission interministérielle au ministère des Affaires étrangères et à la Direction générale de la police, qui informent de cet accord le poste-frontière concerné.
3. Le demandeur d’asile dont le transfert vers l’Espagne a été autorisé à raison du risque auquel il est exposé est informé de ses droits conformément à la section 2 du chapitre I du présent décret. Il dispose d’un délai maximum d’un mois à compter de son entrée sur le territoire espagnol pour exercer lesdits droits.
4. L’organe compétent du ministère des Affaires sociales prend les mesures appropriées pour l’accueil du demandeur d’asile par l’institution publique ou privée désignée à cet effet. »
Article 24 – Règles générales de traitement
« 1. À tout moment pendant l’instruction de son dossier par le Bureau de l’asile et des réfugiés, l’intéressé est en droit de produire tout document et toute information supplémentaire qu’il juge utiles et de formuler les allégations qui lui paraissent de nature à étayer sa demande. Ces pièces doivent être vérifiées préalablement à l’audience qui précède l’envoi du dossier à la commission interministérielle de l’asile et des réfugiés, conformément aux dispositions de l’article 6 de la loi 5/1984, qui régit le droit d’asile et le statut de réfugié.
2. Le Bureau de l’asile et des réfugiés est en droit de solliciter tout rapport qu’il juge approprié auprès des organes de l’administration de l’État ou de toute autre entité publique.
3. De même, les rapports émanant du HCR ainsi que des associations légalement reconnues qui prodiguent conseils et assistance aux réfugiés doivent être inclus dans le dossier, le cas échéant.
4. La durée d’instruction des dossiers ne doit pas excéder six mois. Si, à l’expiration de ce délai de six mois, une décision relative à la demande d’asile n’a pas été rendue, cette demande peut être réputée rejetée, sans préjudice de l’obligation incombant aux autorités administratives de rendre une décision expresse. Lorsque la demande passe par une mission diplomatique ou un bureau consulaire, le délai de six mois commence à courir à partir de la date de réception de la demande par le Bureau de l’asile et des réfugiés.
5. Lorsque la procédure est interrompue pour des raisons imputables au demandeur d’asile, le Bureau de l’asile et des réfugiés doit faire savoir à l’intéressé que la procédure expirera au terme d’une période de trois mois. Si ce délai expire sans que l’individu en question ait pris les mesures nécessaires pour relancer la procédure, la procédure est classée et une notification est envoyée à la dernière adresse connue de l’intéressé. »
Article 29 – Effets de l’octroi de l’asile
« (…)
4. Lorsque le demandeur a présenté sa demande auprès d’une mission diplomatique ou d’un consulat espagnol, ces entités lui délivrent le visa ou l’autorisation d’entrée requis pour lui permettre de se rendre en Espagne, ainsi qu’un document de voyage si nécessaire, dans les conditions prévues à l’article 16. »
D. Le décret royal 557/2011 du 20 avril 2011 (règlement d’application de la LOEX)
36. Les dispositions pertinentes du décret royal 557/2011 se lisent ainsi :
Article 1 – Entrée par les postes autorisés
« 1. Sans préjudice des dispositions des conventions internationales auxquelles l’Espagne est partie, l’étranger souhaitant pénétrer sur le territoire espagnol doit le faire par les postes autorisés à cet effet, être muni d’un passeport ou d’un document de voyage valide qui atteste son identité et qui soit considéré comme valable à cet effet, être muni d’un visa valable lorsque celui-ci est exigé et ne pas être frappé d’une interdiction expresse d’entrée. Il doit également présenter les documents qui sont requis par ce règlement et qui renseignent sur l’objet et les conditions d’entrée et de séjour, et il doit prouver qu’il dispose des moyens financiers suffisants pour la durée du séjour prévu en Espagne ou, le cas échéant, qu’il est à même de les obtenir légalement.
(…) »
Article 4 – Conditions
« 1. Pour un ressortissant étranger, l’entrée en territoire espagnol est subordonnée au respect des conditions suivantes :
a) Être titulaire du passeport ou des documents de voyage visés à l’article suivant.
b) Être titulaire du visa requis conformément aux termes établis à l’article 7.
c) [Présenter des] justificatifs relatifs à l’objet et aux conditions de l’entrée et du séjour conformément aux termes établis à l’article 8.
d) [Fournir] la garantie, le cas échéant, qu’il dispose des moyens économiques suffisants pour sa subsistance pendant la durée envisagée de son séjour en Espagne, ou qu’il est à même d’obtenir pareils moyens, ainsi que des moyens suffisants pour son déplacement vers un autre pays ou son retour vers le pays de provenance conformément aux termes établis à l’article 9.
e) Présenter, le cas échéant, les certificats sanitaires visés à l’article 10.
f) Ne pas être frappé d’une interdiction d’entrée, conformément aux termes établis à l’article 11.
g) Ne pas constituer un danger pour la santé publique, l’ordre public, la sécurité nationale ou les relations internationales de l’Espagne ou d’autres États avec lesquels l’Espagne est liée par une convention en ce sens.
2. Le Commissariat général des étrangers et des frontières (Comisaría General de Extranjería y Fronteras) pourra autoriser l’entrée en Espagne des étrangers ne remplissant pas les conditions établies au paragraphe précédent lorsque des motifs exceptionnels de nature humanitaire, d’intérêt public ou de respect des engagements conclus par l’Espagne le justifieront. »
Article 23 – Éloignements
« 1. Conformément à l’article 58 § 3 de la LOEX, la constitution d’un dossier d’expulsion n’est pas nécessaire (…) pour l’éloignement des étrangers qui se trouvent dans un des cas suivants :
(…)
b) Les étrangers qui tentent d’entrer illégalement dans le pays. Sont considérés comme inclus dans cette catégorie les étrangers interceptés à la frontière ou aux alentours.
2. Dans le cas visé au paragraphe b) ci-dessus, les forces et corps de sécurité des côtes et des frontières qui ont appréhendé un étranger qui tentait d’entrer irrégulièrement en Espagne doivent le conduire au commissariat de la Police nationale dans les plus brefs délais en vue de son identification et, le cas échéant, de son éloignement.
3. Dans tous les cas visés au paragraphe 1, l’étranger contre lequel sont menées les démarches tendant à l’adoption d’une décision d’éloignement a droit à l’assistance judiciaire et à l’assistance d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas les langues officielles utilisées. Ces assistances sont gratuites si l’intéressé ne dispose pas de ressources financières (…) »
E. Le Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014 (applicable au moment des faits) ayant introduit l’expression « frontière opérationnelle »
37. Les parties pertinentes en l’espèce du Protocole opératoire de surveillance des frontières se lisent comme suit :
« Avec ce système de clôtures, il existe un besoin objectif de déterminer quand l’entrée illégale a échoué ou quand elle a eu lieu. Cela nécessite de définir la ligne qui délimite, aux seuls effets du régime portant sur les étrangers, le territoire national : cette ligne est matérialisée par la clôture en question. Ainsi, lorsque les tentatives des migrants de franchir illégalement cette ligne sont contenues et repoussées par les forces de l’ordre chargées de la surveillance de la frontière, il est considéré qu’aucune entrée illégale effective n’a eu lieu. L’entrée n’est considérée comme ayant eu lieu que lorsqu’un migrant a dépassé la clôture interne citée, qu’il a de la sorte pénétré sur le territoire national et qu’il relève dès lors du régime relatif aux étrangers (…) »
F. Circulaire à tous les ambassadeurs d’Espagne
38. Les parties pertinentes de cette circulaire se lisent comme suit :
« Loi 12/2009 du 30 octobre 2009 portant sur le droit à l’asile et à la protection subsidiaire, publiée au Journal officiel de l’État le samedi 31 octobre 2009 (…)
[L’article 38 de ladite loi porte sur les « personnes effectuant une demande de protection internationale dans une ambassade ou un consulat ».]
(…)
Les principales dispositions de cet article peuvent se résumer ainsi :
1) Cet article ne s’applique pas si le demandeur est un ressortissant du pays où se trouve la représentation diplomatique.
2) En outre, il faut que l’intégrité physique du demandeur soit mise en danger par des causes relevant du champ d’application de la loi (asile ou protection subsidiaire).
3) Seuls les ambassadeurs d’Espagne, et en aucun cas les consuls, sont compétents pour « faciliter (le cas échéant) le transfert du ou des demandeurs d’asile vers l’Espagne » aux seules fins de « rendre possible l’introduction de la demande conformément à la procédure prévue dans cette loi », c’est-à-dire en Espagne. Les ambassadeurs sont les seuls à y être habilités.
En tout état de cause, la loi n’autorise ni les ambassadeurs ni les consuls à donner suite à une demande d’asile ou de protection et encore moins à la communiquer à l’Espagne. Ce point est capital. S’il était donné suite à pareille demande, l’État espagnol serait contraint d’octroyer [au demandeur d’asile] une assistance juridique, de le protéger [y compris contre le refoulement hors du pays] et de garantir la satisfaction de ses besoins (nourriture et logement), y compris dans le domaine de la santé, ce que ledit article 38 ne prévoit pas.
Par conséquent, le fait qu’une personne ait l’intention d’introduire une demande d’asile auprès d’une ambassade ou d’un consulat n’implique en aucun cas l’ouverture d’une procédure d’admission éventuelle.
Cela n’exclut pas que si, dans un cas donné, l’ambassadeur détermine que les conditions susmentionnées sont réunies, il confirme la nationalité effective [du demandeur] et vérifie si la sécurité physique de celui-ci est menacée de la manière décrite ci-dessus. Il sera fait tout ce qui est possible pour recueillir le maximum d’informations disponibles ainsi qu’un dossier complet sur l’affaire et les allégations de l’éventuel demandeur d’asile ou de protection, qui seront communiqués au Secrétariat général aux affaires consulaires et migratoires pour que l’autorité supérieure en prenne connaissance, procède à une appréciation et statue.
En somme, si dans le cadre de ses fonctions l’ambassadeur estime que « l’intégrité physique [du demandeur d’asile] est en danger », il a la possibilité de faire transférer l’intéressé vers le territoire national (ce qui implique, le cas échéant, l’octroi d’un visa et d’un billet d’avion aller pour l’Espagne, sur autorisation préalable du ministère).
Le 2e alinéa de l’article 38 de la loi prévoit l’adoption d’un règlement portant application de la loi qui devra être élaboré en concertation entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères et dans lequel sera fixée la procédure d’appréciation par l’ambassadeur de l’opportunité d’un éventuel transfert vers l’Espagne.
Pour les procédures actuellement en cours, la disposition transitoire 1ère prévoit, le cas échéant, l’application de la règlementation qui était en vigueur avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi (qui s’applique à partir d’aujourd’hui, 20 novembre 2009).
Pour les nouvelles affaires et pour autant que le règlement portant application de la loi mentionnée à l’article 38, 2e alinéa, n’entre pas en vigueur, vous devrez suivre les instructions contenues dans cette circulaire.
(…)
Madrid, le 20 novembre 2009. »
G. Le défenseur du peuple espagnol
39. Dans son rapport annuel de 2005, le défenseur du peuple espagnol s’exprimait comme suit :
« Sur la question de savoir si le périmètre frontalier doit être considéré comme territoire espagnol et, par conséquent, quelles normes doivent lui être appliquées, [il peut être affirmé, à] la lumière des diverses conventions signées au cours du XIXe siècle entre l’Espagne et le Maroc et fixant les limites juridictionnelles de la ville autonome de Melilla, que le périmètre est construit (…) sur le territoire espagnol ; que l’Espagne est pleinement le titulaire [de l’espace en question] et que ce sont les forces de l’ordre espagnoles qui en assurent le contrôle ; il ne revient donc pas à l’administration espagnole de déterminer où doit commencer à s’appliquer la législation de notre pays. Cette application territoriale est régie par les traités internationaux ou, le cas échéant, par la coutume internationale, qui fixent les limites avec les États voisins. »
40. Lors de la présentation de son rapport annuel de 2013 au Sénat, le 9 avril 2014, la défenseure du peuple espagnole a « déploré les images déchirantes de personnes ayant grimpé jusqu’en haut des clôtures [et a souligné] que, à partir du moment où une personne se trouve sur le territoire espagnol – et nous estimons qu’elle s’y trouve [lorsqu’elle est sur les clôtures de la frontière de Melilla] –, elle doit être traitée conformément aux dispositions légales en vigueur ». La défenseure du peuple a dès lors condamné les éloignements immédiats (devoluciones en caliente) qui, a‑t‑elle rappelé, ne sont pas prévus dans la LOEX.
II. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
A. Le Traité sur l’Union européenne (tel que modifié par le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1erdécembre 2009)
41. Les articles pertinents du Traité sur l’Union européenne sont les suivants :
Article 2
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités (…) »
Article 6
« 1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.
(…)
3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »
B. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
42. Les dispositions pertinentes de la Charte sont ainsi libellées :
Article 4 – Interdiction de la torture et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants
« Nul ne peut être soumis à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 18 – Droit d’asile
« Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité instituant la Communauté européenne. »
Article 19 – Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition
« 1. Les expulsions collectives sont interdites.
2. Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 47 – Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. »
C. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (tel que modifié par le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009)
43. Les dispositions pertinentes du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) sont les suivantes :
L’ESPACE DE LIBERTÉ, DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE
CHAPITRE 1
Disposition générales
Article 67
« 1. L’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres.
2. Elle (…) développe une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures qui est fondée sur la solidarité entre États membres et qui est équitable à l’égard des ressortissants des pays tiers (…) »
Article 72
« Le présent titre ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure. »
CHAPITRE 2
Politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration
Article 77
« 1. L’Union développe une politique visant :
a) à assurer l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures ;
b) à assurer le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures ;
c) à mettre en place progressivement un système intégré de gestion des frontières extérieures.
2. Aux fins du paragraphe 1, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures portant sur :
a) la politique commune de visas et d’autres titres de séjour de courte durée ;
b) les contrôles auxquels sont soumises les personnes franchissant les frontières extérieures ;
c) les conditions dans lesquelles les ressortissants des pays tiers peuvent circuler librement dans l’Union pendant une courte durée ;
d) toute mesure nécessaire pour l’établissement progressif d’un système intégré de gestion des frontières extérieures ;
e) l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures.
3. Si une action de l’Union apparaît nécessaire pour faciliter l’exercice du droit, visé à l’article 20, paragraphe 2, point a), et sauf si les traités ont prévu des pouvoirs d’action à cet effet, le Conseil, statuant conformément à une procédure législative spéciale, peut arrêter des dispositions concernant les passeports, les cartes d’identité, les titres de séjour ou tout autre document assimilé. Le Conseil statue à l’unanimité, après consultation du Parlement européen.
4. Le présent article n’affecte pas la compétence des États membres concernant la délimitation géographique de leurs frontières, conformément au droit international. »
Article 78 § 1
« L’Union développe une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et au protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés, ainsi qu’aux autres traités pertinents. »
Article 79
« 1. L’Union développe une politique commune de l’immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires, un traitement équitable des ressortissants de pays tiers en séjour régulier dans les États membres, ainsi qu’une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains et une lutte renforcée contre celles-ci.
2. Aux fins du paragraphe 1, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures dans les domaines suivants :
a) les conditions d’entrée et de séjour, ainsi que les normes concernant la délivrance par les États membres de visas et de titres de séjour de longue durée, y compris aux fins du regroupement familial ;
(…)
c) l’immigration clandestine et le séjour irrégulier, y compris l’éloignement et le rapatriement des personnes en séjour irrégulier ;
(…) »
D. L’Accord d’adhésion du Royaume d’Espagne à la Convention d’application de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les Gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen le 19 juin 1990
44. Les parties pertinentes de cet accord se lisent ainsi :
« (…)
III. Les Parties Contractantes prennent acte des déclarations suivantes du Royaume d’Espagne :
Déclaration relative aux villes de Ceuta et Melilla ;
a) Les contrôles actuellement existants des marchandises et des voyageurs en provenance des villes de Ceuta ou de Melilla lors de leur entrée sur le territoire douanier de la Communauté économique européenne continueront à être exercés selon les dispositions du Protocole no 2 de l’Acte d’adhésion de l’Espagne aux Communautés européennes.
b) Le régime spécifique d’exemption de visa en matière de petit trafic frontalier entre Ceuta et Melilla et les provinces marocaines de Tétouan et Nador continuera à être appliqué.
c) Les ressortissants marocains ne résidant pas dans les provinces de Tétouan ou Nador et qui désirent entrer exclusivement sur le territoire des villes de Ceuta et Melilla continueront à être soumis à un régime d’exigence de visa. La validité de ces visas sera limitée à ces deux villes et ils pourront permettre plusieurs entrées et sorties [« visado limitado múltiple »], conformément aux dispositions des articles 10, paragraphe 3, et 11, paragraphe 1 a) de la Convention de 1990.
d) Il sera tenu compte, dans l’application de ce régime, des intérêts des autres Parties Contractantes.
e) En application de sa législation nationale et afin de vérifier si les passagers remplissent toujours les conditions énumérées à l’article 5 de la Convention de 1990, en vertu desquelles ils ont été autorisés à entrer sur le territoire national lors du contrôle des passeports à la frontière extérieure, l’Espagne maintiendra des contrôles (contrôles d’identité et des documents) sur les liaisons maritimes et aériennes en provenance de Ceuta et Melilla, qui ont pour unique destination un autre point du territoire espagnol.
À cette même fin, l’Espagne maintiendra des contrôles sur les vols intérieurs et sur les liaisons régulières par transbordeur qui partent des villes de Ceuta et Melilla à destination d’un autre État partie à la Convention. »
E. Le règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen)
45. Les dispositions pertinentes du code frontières Schengen en vigueur au moment des faits sont ainsi libellées :
« LE PARLEMENT EUROPÉEN ET LE CONSEIL DE L’UNION EUROPÉENNE,
(…)
considérant ce qui suit :
(…)
(6) Le contrôle aux frontières n’existe pas seulement dans l’intérêt de l’État membre aux frontières extérieures duquel il s’exerce, mais dans l’intérêt de l’ensemble des États membres ayant aboli le contrôle aux frontières à leurs frontières intérieures. Le contrôle aux frontières devrait contribuer à la lutte contre l’immigration illégale et la traite des êtres humains, ainsi qu’à la prévention de toute menace sur la sécurité intérieure, l’ordre public, la santé publique et les relations internationales des États membres.
(…) »
Article 1 – Objet et principes
« Le présent règlement prévoit l’absence de contrôle aux frontières des personnes franchissant les frontières intérieures entre les États membres de l’Union européenne.
Il établit les règles applicables au contrôle aux frontières des personnes franchissant les frontières extérieures des États membres de l’Union européenne. »
Article 4 – Franchissement des frontières extérieures
« 1. Les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées. Les heures d’ouverture sont indiquées clairement aux points de passage frontaliers qui ne sont pas ouverts 24 heures sur 24.
(…)
3. Sans préjudice des exceptions prévues au paragraphe 2 et de leurs obligations en matière de protection internationale, les États membres instaurent des sanctions, conformément à leur droit national, en cas de franchissement non autorisé des frontières extérieures en dehors des points de passage frontaliers ou des heures d’ouverture fixées. Ces sanctions sont effectives, proportionnées et dissuasives. »
Article 6 – Traitement des vérifications aux frontières
« 1. Les gardes-frontières respectent pleinement la dignité humaine dans l’exercice de leurs fonctions, notamment dans les cas qui impliquent des personnes vulnérables.
Toutes les mesures prises dans l’exercice de leurs fonctions sont proportionnées aux objectifs poursuivis.
2. Lors des vérifications aux frontières, les gardes-frontières n’exercent envers les personnes aucune discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
Article 7 – Vérifications aux frontières portant sur les personnes
« 1. Les mouvements transfrontaliers aux frontières extérieures font l’objet de vérifications de la part des gardes-frontières. Les vérifications sont effectuées conformément au présent chapitre.
(…)
2. Toutes les personnes font l’objet d’une vérification minimale visant à établir leur identité sur production ou sur présentation de leurs documents de voyage. Cette vérification minimale consiste en un examen simple et rapide de la validité du document autorisant son titulaire légitime à franchir la frontière et de la présence d’indices de falsification ou de contrefaçon, le cas échéant en recourant à des dispositifs techniques et en consultant, dans les bases de données pertinentes, les informations relatives, exclusivement, aux documents volés, détournés, égarés et invalidés (…)
3. À l’entrée et à la sortie, les ressortissants des pays tiers sont soumis à une vérification approfondie (…) »
Article 12 – Surveillance des frontières
« 1. La surveillance des frontières a pour objet principal d’empêcher le franchissement non autorisé de la frontière, de lutter contre la criminalité transfrontalière et de prendre des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement la frontière.
(…) »
Article 13 – Refus d’entrée
« 1. L’entrée sur le territoire des États membres est refusée au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas l’ensemble des conditions d’entrée, telles qu’énoncées à l’article 5, paragraphe 1, et qui n’appartient pas à l’une des catégories de personnes visées à l’article 5, paragraphe 4. Cette disposition est sans préjudice de l’application des dispositions particulières relatives au droit d’asile et à la protection internationale ou à la délivrance de visas de long séjour.
(…) »
Article 14 – Effectifs et moyens affectés au contrôle aux frontières
« Les États membres mettent en place les effectifs et les moyens appropriés et suffisants pour exercer le contrôle aux frontières extérieures conformément aux articles 6 à 13, de manière à assurer un contrôle efficace, de haut niveau et uniforme à leurs frontières extérieures. »
F. Le Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (texte codifié)
46. La version codifiée des articles 14 et 15 du code frontières Schengen correspond aux anciens articles 13 et 14.
G. La directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (dite directive « retour »)
1. Le texte de la directive
47. Les articles pertinents de la directive « retour » se lisent ainsi :
Article 1 – Objet
« La présente directive fixe les normes et procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme. »
Article 2 – Champ d’application
« 1. La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre.
2. Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers :
a) faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du code frontières Schengen, ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ;
(…) »
Article 4 – Dispositions plus favorables
« (…)
3. La présente directive s’applique sans préjudice du droit des États membres d’adopter ou de maintenir des dispositions plus favorables pour les personnes auxquelles la présente directive s’applique, à condition que ces dispositions soient compatibles avec la présente directive.
4. En ce qui concerne les ressortissants de pays tiers exclus du champ d’application de la présente directive conformément à l’article 2, paragraphe 2, point a), les États membres:
a) veillent à ce que le traitement et le niveau de protection qui leur sont accordés ne soient pas moins favorables que ceux prévus à l’article 8, paragraphes 4 et 5 (limitations du recours aux mesures coercitives), à l’article 9, paragraphe 2, point a) (report de l’éloignement), à l’article 14, paragraphe 1, points b) et d) (soins médicaux d’urgence et prise en considération des besoins des personnes vulnérables), ainsi qu’aux articles 16 et 17 (conditions de rétention), et
b) respectent le principe de non-refoulement. »
Article 5 – Non-refoulement, intérêt supérieur de l’enfant, vie familiale et état de santé
« Lorsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, les États membres tiennent dûment compte :
a) de l’intérêt supérieur de l’enfant,
b) de la vie familiale,
c) de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers,
et respectent le principe de non-refoulement. »
Article 8 – Éloignement
« 1. Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7.
(…) »
Article 12 – Forme
« 1. Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles.
Les informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées lorsque le droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique, ou à des fins de prévention et de détection des infractions pénales et d’enquêtes et de poursuites en la matière.
(…) »
Article 13 – Voies de recours
« 1. Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.
2. L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.
3. Le ressortissant concerné d’un pays tiers a la possibilité d’obtenir un conseil juridique, une représentation juridique et, en cas de besoin, une assistance linguistique.
4. Les États membres veillent à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation nécessaires soient accordées sur demande gratuitement conformément à la législation ou à la réglementation nationale applicable en matière d’assistance juridique et peuvent prévoir que cette assistance juridique et/ou cette représentation gratuite sont soumises aux conditions énoncées à l’article 15, paragraphes 3 à 6, de la directive 2005/85/CE. »
2. La jurisprudence pertinente de la CJUE relative à cette directive
48. Les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la CJUE sur le respect du droit d’être entendu qui se trouve énoncé dans la directive « retour » sont exposés en détail aux paragraphes 42 à 45 de l’arrêt Khlaifia et autres (précité).
Dans sa jurisprudence récente (arrêt du 7 juin 2016, C‑47/15, Affum), la CJUE a précisé l’interprétation à donner à l’article 2 § 2 a) de cette directive : la disposition citée viserait des ressortissants de pays tiers qui ont été arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes au moment même du franchissement irrégulier de la frontière extérieure ou après ce franchissement dans la proximité de cette frontière.
Les paragraphes pertinents de cet arrêt disposent ce qui suit :
« 72. Enfin, s’agissant toujours de cette seconde situation, l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/115 précise que l’arrestation ou l’interception de ressortissants de pays tiers concernés doit avoir lieu à « l’occasion du franchissement irrégulier » d’une frontière extérieure, ce qui implique, ainsi que le font valoir en substance Mme Affum, le gouvernement grec et la Commission, et ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 41 de ses conclusions, un lien temporel et spatial direct avec ce franchissement de la frontière. Sont ainsi visés des ressortissants de pays tiers qui ont été arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes au moment même du franchissement irrégulier de la frontière extérieure ou après ce franchissement dans la proximité de cette frontière.
73. En second lieu, il importe de relever que l’exception prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/115 est, contrairement à celle prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous b), de celle-ci, assortie de certaines obligations qui sont énoncées à l’article 4, paragraphe 4, de cette directive.
74. Le fait que l’article 4, paragraphe 4, de la directive 2008/115 encadre ainsi de manière détaillée l’exercice par les États membres de la faculté prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de celle-ci s’explique, comme l’a exposé la Commission lors de l’audience, par la finalité de cette dernière disposition, telle qu’elle résulte de la genèse de cette directive, consistant à permettre aux États membres de continuer à appliquer à leurs frontières extérieures des procédures de retour nationales simplifiées, sans devoir suivre toutes les étapes de procédures prévues par ladite directive, afin de pouvoir éloigner plus rapidement les ressortissants de pays tiers interceptés lors du franchissement de ces frontières. Ledit article 4, paragraphe 4, vise dans ce contexte à assurer que ces procédures nationales simplifiées respectent les garanties minimales prévues par la directive 2008/115, parmi lesquelles figurent, notamment, les conditions de rétention établies aux articles 16 et 17 de cette directive. »
La CJUE définit en outre ce qu’il faut entendre par « franchissement irrégulier d’une frontière », qui est selon elle le franchissement qui ne respecte pas « les conditions exigées par la réglementation applicable dans l’État membre concerné » et qui sera nécessairement considéré comme « irrégulier », au sens de l’article 13, paragraphe 1, du règlement Dublin III (arrêt du 26 juillet 2017, C-646/16, Jafari, points 74 et suiv.). L’arrêt du 19 mars 2019 (C-444/17, Arib) est également intéressant à cet égard en ce qu’il rappelle que, selon la jurisprudence de la CJUE, les deux situations visées à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/115 se rapportent exclusivement au franchissement d’une frontière extérieure d’un État membre, telle que définie à l’article 2 du code frontières Schengen, et ne concernent pas le franchissement d’une frontière commune à des États membres faisant partie de l’espace Schengen (arrêt Affum, susmentionné, point 69).
H. La directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres [version postérieure : directive 2013/32/UE du 26 juin 2013]
49. Les dispositions pertinentes de la directive 2005/85/CE se lisent comme suit :
Article 6 – Accès à la procédure
« 1. Les États membres peuvent exiger que les demandes d’asile soient déposées par le demandeur en personne et/ou en un lieu désigné.
2. Les États membres font en sorte que toute personne majeure jouissant de la capacité juridique ait le droit de déposer une demande d’asile en son nom.
3. Les États membres peuvent prévoir qu’une demande puisse être déposée par un demandeur pour le compte des personnes à sa charge. Dans ce cas, les États membres veillent à ce que les personnes majeures qui sont à la charge du demandeur consentent à ce que la demande soit déposée en leur nom; à défaut, ces personnes ont la possibilité d’introduire une demande en leur propre nom.
Le consentement est requis au moment où la demande est introduite ou, au plus tard, au moment de l’entretien personnel avec la personne majeure à charge.
(…)
5. Les États membres veillent à ce que les autorités auxquelles est susceptible de s’adresser une personne souhaitant présenter une demande d’asile soient en mesure de lui indiquer où et comment elle peut présenter une telle demande et/ou exiger de ces autorités qu’elles transmettent la demande à l’autorité compétente. »
Article 7 – Droit de rester dans l’État membre pendant l’examen de la demande
« 1. Les demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination ne s’est pas prononcée conformément aux procédures en premier ressort prévues au chapitre III. Ce droit de rester dans l’État membre ne constitue pas un droit à un titre de séjour.
(…) »
Article 8 – Conditions auxquelles est soumis l’examen des demandes
« 1. Sans préjudice de l’article 23, paragraphe 4, point i), les États membres veillent à ce que l’examen d’une demande d’asile ne soit pas refusé ni exclu au seul motif que la demande n’a pas été introduite dans les plus brefs délais.
2. Les États membres font en sorte que les décisions sur les demandes d’asile soient prises par l’autorité responsable de la détermination à l’issue d’un examen approprié. À cet effet, ils veillent à ce que :
a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement ;
b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que le haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs d’asile et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs d’asile ont transité, et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces informations ;
c) le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait une connaissance appropriée des normes applicables en matière d’asile et de droit des réfugiés.
3. Les autorités visées au chapitre V ont accès, par le biais de l’autorité responsable de la détermination, du demandeur ou autrement, aux informations générales visées au paragraphe 2, point b), nécessaires à l’accomplissement de leur mission.
4. Les États membres peuvent prévoir des règles relatives à la traduction des documents présentant un intérêt pour l’examen des demandes. »
Article 9 – Conditions auxquelles sont soumises les décisions de l’autorité responsable de la détermination
« 1. Les États membres veillent à ce que les décisions portant sur les demandes de protection internationale soient communiquées par écrit.
2. Les États membres veillent en outre à ce que, lorsqu’une demande est rejetée, la décision soit motivée en fait et en droit et que les possibilités de recours contre une décision négative soient communiquées par écrit.
Les États membres ne sont pas tenus de motiver le refus d’accorder le statut de réfugié lorsque le demandeur se voit accorder un statut offrant les mêmes droits et avantages au regard du droit national et du droit communautaire que le statut de réfugié en vertu de la directive 2004/83/CE. Dans ce cas, les États membres veillent à ce que le refus d’accorder le statut de réfugié soit motivé dans le dossier du demandeur et que celui-ci puisse avoir accès à son dossier à sa demande.
En outre, les États membres ne sont pas tenus de communiquer par écrit, en liaison avec une décision, les possibilités de recours contre une décision négative lorsque le demandeur a été informé à un stade antérieur de ces possibilités par écrit ou par un moyen électronique auquel il a accès.
3. Aux fins de l’article 6, paragraphe 3, et lorsque la demande est fondée sur les mêmes motifs, les États membres peuvent adopter une décision unique concernant toutes les personnes à charge. »
Article 10 – Garanties accordées aux demandeurs d’asile
« 1. En ce qui concerne les procédures prévues au chapitre III, les États membres veillent à ce que tous les demandeurs d’asile bénéficient des garanties suivantes :
a) ils so nt informés, dans une langue dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent, de la procédure à suivre et de leurs droits et obligations au cours de la procédure ainsi que des conséquences que pourrait avoir le non-respect de leurs obligations ou le refus de coopérer avec les autorités. Ils sont informés du calendrier, ainsi que des moyens dont ils disposent pour remplir leur obligation de présenter les éléments visés à l’article 4 de la directive 2004/83/CE. Ces informations leur sont communiquées à temps pour leur permettre d’exercer les droits garantis par la présente directive et de se conformer aux obligations décrites à l’article 11 ;
b) ils bénéficient, en tant que de besoin, des services d’un interprète pour présenter leurs arguments aux autorités compétentes. Les États membres considèrent qu’il est nécessaire de fournir les services d’un interprète, au moins lorsque l’autorité responsable de la détermination invite le demandeur à un entretien selon les modalités visées aux articles 12 et 13 et lorsqu’il n’est pas possible de garantir une communication adéquate sans ces services. Dans ce cas, ainsi que dans les autres cas où les autorités compétentes souhaitent entendre le demandeur, ces services sont payés sur des fonds publics ;
c) la possibilité de communiquer avec le HCR ou toute autre organisation agissant au nom du HCR sur le territoire de l’État membre en vertu d’un accord conclu avec ce dernier ne leur est pas refusée ;
d) ils sont avertis dans un délai raisonnable de la décision prise sur leur demande d’asile par l’autorité responsable de la détermination. Si un conseil juridique ou un autre conseiller représente légalement le demandeur, les États membres peuvent choisir de l’avertir de la décision plutôt que le demandeur d’asile ;
e) ils sont informés du résultat de la décision prise par l’autorité responsable de la détermination dans une langue dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent lorsqu’ils ne sont pas assistés ni représentés par un conseil juridique ou un autre conseiller et lorsqu’une assistance juridique gratuite n’est pas possible. Les informations communiquées indiquent les possibilités de recours contre une décision négative, conformément aux dispositions de l’article 9, paragraphe 2.
2. En ce qui concerne les procédures prévues au chapitre V, les États membres veillent à ce que tous les demandeurs d’asile bénéficient de garanties équivalentes à celles visées au paragraphe 1, points b), c) et d), du présent article. »
I. La directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte)
50. Les dispositions pertinentes de la directive 2011/95/UE se lisent ainsi :
Article 14 – Révocation, fin du statut de réfugié ou refus de le renouveler
« (…)
4. Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler,
a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ;
b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre.
5. Dans les situations décrites au paragraphe 4, les États membres peuvent décider de ne pas octroyer le statut de réfugié, lorsqu’une telle décision n’a pas encore été prise (…) »
51. Dans son arrêt du 14 mai 2019 (C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, M. c. Ministerstvo vnitra et autres), la CJUE a précisé l’interprétation à donner au terme « réfugié » visé à l’article 2, sous d) et au terme « statut de réfugié » visé à l’article 2, sous e) de cette directive et a aussi, entre autres, précisé les conditions matérielles requises pour qu’un ressortissant d’un pays tiers ou puisse être considéré comme réfugié.
Les paragraphes pertinents de cet arrêt disposent ce qui suit :
« 84. (…) il convient de relever que, s’agissant du terme « réfugié », l’article 2, sous d), de cette directive reprend, en substance, la définition figurant à l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève. À cet égard, les dispositions du chapitre III de la directive 2011/95, intitulé « Conditions pour être considéré comme réfugié », apportent des précisions sur les conditions matérielles requises pour qu’un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride puisse être considéré comme étant un réfugié, au sens de l’article 2, sous d), de cette directive.
85. L’article 2, sous e), de la directive 2011/95 définit, pour sa part, le « statut de réfugié » comme « la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride ». Cette reconnaissance a, ainsi qu’il ressort du considérant 21 de cette directive, un caractère déclaratif et non pas constitutif de la qualité de réfugié.
(…)
90. Le fait que la qualité de « réfugié », au sens de l’article 2, sous d), de la directive 2011/95 et de l’article 1er, section A, de la convention de Genève, ne dépend pas de la reconnaissance formelle de cette qualité par l’octroi du « statut de réfugié », au sens de l’article 2, sous e), de cette directive, est, du reste, corroboré par les termes de l’article 21, paragraphe 2, de ladite directive, selon lesquels un « réfugié » peut, dans le respect de la condition énoncée à cette disposition, être refoulé, « qu’il soit ou ne soit pas formellement reconnu comme tel. »
(…)
95. Ainsi, lorsque le refoulement d’un réfugié relevant de l’une des hypothèses visées à l’article 14, paragraphes 4 et 5, ainsi qu’à l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2011/95 ferait courir à celui-ci le risque que soient violés ses droits fondamentaux consacrés à l’article 4 et à l’article 19, paragraphe 2, de la Charte, l’État membre concerné ne saurait déroger au principe de non-refoulement au titre de l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève.
(…)
105. Il convient donc de considérer que les États membres, lorsqu’ils mettent en œuvre l’article 14, paragraphe 4 ou 5, de cette directive, ne sont, en principe, tenus d’accorder aux réfugiés qui se trouvent sur leur territoire respectif que les droits expressément visés à l’article 14, paragraphe 6, de ladite directive ainsi que ceux des droits énoncés dans la convention de Genève qui sont garantis à tout réfugié se trouvant sur le territoire d’un État contractant et dont la jouissance n’exige pas une résidence régulière. »
J. La Résolution du Parlement européen du 12 avril 2016 sur la situation en Méditerranée et sur la nécessité d’une approche globale des migrations de la part de l’Union européenne (2015/2095(INI))
52. En ses parties pertinentes, cette résolution dispose ce qui suit :
« Le Parlement européen,
(…)
73. rappelle que, depuis la création de l’espace Schengen, l’Union est un espace sans frontières intérieures, que les États membres de l’espace Schengen ont développé une politique commune par étapes en ce qui concerne les frontières extérieures de l’espace Schengen et que la logique inhérente à ce système a toujours été que la suppression des contrôles aux frontières intérieures devait s’accompagner de mesures compensatoires renforçant les frontières extérieures de l’espace Schengen et d’un échange d’informations par l’intermédiaire du système d’informations Schengen (SIS) ;
74. est conscient que l’intégrité de l’espace Schengen et la suppression des contrôles aux frontières intérieures sont tributaires d’une gestion efficace des frontières extérieures, de l’application de normes communes élevées par tous les États membres aux frontières extérieures et d’un échange efficace d’informations entre eux ;
75. admet que l’Union a besoin de renforcer la protection de ses frontières extérieures et de développer davantage le RAEC[1] et que des mesures s’imposent pour que l’espace Schengen soit mieux à même de relever les nouveaux défis auxquels l’Europe fait face et de préserver les principes fondamentaux que sont la sécurité et la libre circulation des personnes ;
76. souligne que l’accès au territoire de l’espace Schengen est généralement contrôlé aux frontières extérieures, conformément au code frontières Schengen, et que, de surcroît, les citoyens de nombre de pays tiers doivent obtenir un visa pour y pénétrer ;
77. réitère la déclaration du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés selon laquelle le respect des droits fondamentaux et des engagements internationaux ne saurait être garanti si les procédures et plans de fonctionnement ne transposent pas ces engagements en instructions pratiques et claires à l’intention du personnel affecté aux frontières, qu’elles soient terrestres, maritimes ou aériennes; souligne la nécessité de renforcer le mécanisme de protection civile de l’Union afin de faire face aux événements ayant un impact de grande portée qui affectent un nombre important d’États membres ;
78. souligne une nouvelle fois que, comme c’est le cas pour la législation spécifique à l’asile et aux migrations, la législation sur les frontières intérieures et extérieures ne peut être efficace si les États membres n’appliquent pas correctement les mesures décidées au niveau de l’Union ; souligne qu’il est essentiel, compte tenu de la pression croissante, que les États membres appliquent avec plus d’efficacité les mesures aux frontières extérieures, ce qui contribuera en partie à dissiper les craintes que les citoyens éprouvent en matière de sécurité ;
(…)
80. estime que l’espace Schengen est l’une des réalisations majeures de l’intégration européenne ; souligne que le conflit qui sévit en Syrie et les autres conflits dans la région ont provoqué l’arrivée d’un nombre sans précédent de réfugiés et de migrants dans l’Union un nombre, ce qui, à son tour, a mis en évidente des défaillances sur certains tronçons des frontières extérieures de l’Union ; s’inquiète du fait qu’en réaction à cela, certains États membres ont éprouvé le besoin de fermer leurs frontières intérieures ou d’introduire des contrôles temporaires aux frontières, ce qui remet en question le bon fonctionnement de l’espace Schengen ;
(…) »
III. LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
A. Les vingt principes directeurs sur le retour forcé énoncés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et adoptés le 4 mai 2005 lors de la 925e réunion des Délégués des Ministres
53. Les parties pertinentes de ces principes disposent ce qui suit :
Préambule
« (…) les États membres ont le droit, en vertu du droit international établi et sous réserve de leurs obligations conventionnelles, d’exercer un contrôle sur l’entrée et la résidence des étrangers sur leur territoire ;
(…) dans l’exercice de ce droit, les États membres peuvent juger nécessaire d’éloigner de force les étrangers séjournant irrégulièrement sur leur territoire ; (…) »
Principe 2. Adoption de la décision d’éloignement
« Les décisions d’éloignement ne doivent être prises qu’en application d’une décision conforme à la loi.
1. Une décision d’éloignement ne doit être prise que si les autorités de l’État d’accueil ont pris en considération toutes les informations pertinentes dont elles disposent et qu’elles sont convaincues, dans la mesure du raisonnable, que le respect ou la mise en œuvre de cette décision n’exposera pas la personne devant être éloignée :
a. à un risque réel d’être exécutée ou soumise à la torture ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants ;
b. à un risque réel d’être tuée ou soumise à des traitements inhumains ou dégradants par des agents non étatiques, si les autorités de l’État de retour, les partis ou les organisations qui contrôlent l’État ou une portion substantielle de son territoire, y compris les organisations internationales, n’ont pas la possibilité ou la volonté de fournir une protection adéquate et efficace ; ou
c. à d’autres situations qui, conformément au droit international ou à la législation nationale, justifieraient qu’une protection internationale soit accordée.
(…) »
54. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a pris note des commentaires portant sur ces principes préparés par le Comité Ad hoc d’Experts sur les aspects juridiques de l’asile territorial, des réfugiés et des apatrides (CAHAR), dont les parties pertinentes relatives au champ d’application des principes directeurs sont rédigées comme suit :
« (…) Les principes directeurs s’appliquent aux procédures d’éloignement des étrangers dont la présence sur le territoire d’un des États membres du Conseil de l’Europe est irrégulière. Le refoulement aux frontières n’entre pas dans leur champ d’application, mais certaines normes qu’ils contiennent sont applicables à ce type de décisions (…) »
B. Le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe (CPT)
55. Du 14 au 18 juillet 2014, une délégation du CPT a effectué une visite en Espagne. Cette délégation avait notamment pour objectif d’examiner certains aspects du traitement des migrants en situation irrégulière interceptés, le long de la frontière avec le Maroc, dans l’enclave de Melilla.
56. Dans son rapport, rendu public le 9 avril 2015, le CPT indiquait ce qui suit (traduction effectuée par le greffe) :
« (…)
38. Le CPT reconnaît qu’un certain nombre d’États européens sont fréquemment confrontés à l’afflux de migrants en situation irrégulière. C’est notamment le cas des pays situés aux frontières extérieures de l’Union européenne, qui sont une porte d’entrée vers le reste de l’Europe. L’Espagne est l’un des pays soumis à ces pressions.
39. La ville autonome de Melilla est une enclave espagnole de 12 km² située sur la côte nord de l’Afrique et entourée par le territoire marocain. Elle se trouve sur la route migratoire des personnes venant d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne et allant en Europe ; elle est également empruntée par des migrants syriens. La délégation a appris que le nombre d’étrangers tentant de franchir la frontière illégalement à Melilla s’était considérablement accru au cours des dix-huit derniers mois.
La Guardia Civil est chargée de faire des patrouilles à la frontière terrestre et le long de la côte pour empêcher les entrées clandestines. La délégation a appris à Melilla que la Guardia Civil avait institutionnalisé la coopération avec la gendarmerie marocaine mais qu’aucune coopération formelle n’avait été mise en place avec les Forces auxiliaires marocaines (« les FAM »), auxquelles incombe la responsabilité première de la surveillance des frontières.
40. Les autorités espagnoles ont construit une enceinte composée de clôtures parallèles le long des treize kilomètres de la frontière terrestre qui sépare Melilla du Maroc, afin d’empêcher les migrants en situation irrégulière de pénétrer sur le territoire espagnol. Le CPT note que cette enceinte a été édifiée en territoire espagnol et qu’elle relève donc pleinement, des deux côtés, de la juridiction de l’Espagne.
Cette enceinte est composée d’une clôture de 6 mètres de haut, légèrement inclinée du côté du Maroc, d’un cordage tridimensionnel suivi d’une deuxième clôture de 3 mètres de haut et, de l’autre côté d’une route de patrouille, d’une autre clôture de 6 mètres de haut. À intervalles réguliers, des portes sont intégrées dans les clôtures pour permettre le passage d’un côté à l’autre. En outre, un système de vidéosurveillance sophistiqué (avec des caméras infrarouges) combiné à des détecteurs de mouvement a été installé. La plupart des clôtures sont également équipées de grilles anti-escalade.
41. Le 13 février 1992, l’Espagne a conclu avec le Royaume du Maroc un accord bilatéral sur la circulation des personnes, le transit et la réadmission des étrangers entrés illégalement (« l’accord de réadmission »). En vertu de cet accord, « à la suite d’une demande formelle déposée par les autorités chargées du contrôle aux frontières de l’État requérant, les autorités chargées du contrôle aux frontières de l’État requis réadmettent sur leur territoire les ressortissants de pays tiers qui sont entrés illégalement sur le territoire de l’État requérant depuis le territoire de l’État requis ». La demande de réadmission doit être soumise dans un délai de dix jours après l’entrée illégale sur le territoire de l’État requérant.
(…)
48. Des groupes plus ou moins importants d’étrangers – allant de quelques individus à un millier de personnes – tentent à intervalles réguliers de pénétrer sur le territoire espagnol. En ce qui concerne les tentatives d’accéder au territoire espagnol par la mer, le CPT a été informé d’un incident qui s’est déroulé le 6 février 2014 et dont les médias se sont largement fait l’écho. Des membres de la Guardia Civilont tiré des balles en caoutchouc depuis la plage sur des personnes qui tentaient de gagner Melilla à la nage depuis le Maroc et les ont forcées à retourner au Maroc. Cependant, toutes n’ont pas pu rentrer à la nage et 15 étrangers se seraient noyés.
En ce qui concerne les tentatives d’entrer en territoire espagnol par l’escalade des clôtures frontalières, la délégation a recueilli des allégations concordantes, confirmées par des images vidéo, selon lesquelles des migrants en situation irrégulière ont été interceptés par des membres de la Guardia Civil à l’intérieur de l’enceinte frontalière ou au-delà de celle-ci, parfois menottés, et immédiatement renvoyés de force au Maroc sans avoir été identifiés. Plusieurs ressortissants étrangers ont également dit à la délégation avoir été renvoyés au Maroc après avoir été appréhendés par la Guardia Civil plusieurs centaines de mètres au-delà de la frontière. Il semble que la Guardia Civil ait compris ses attributions comme englobant également l’appréhension de migrants en situation irrégulière en route vers le CETI de Melilla et leur renvoi forcé au Maroc. De plus, des ressortissants étrangers auraient parfois été renvoyés au Maroc alors qu’ils étaient blessés ou pouvaient à peine marcher (voir également le paragraphe 51).
Le CPT considère que ces pratiques de renvoi immédiat et forcé de migrants en situation irrégulière, sans identification préalable ni évaluation de leurs besoins, constitueraient une violation flagrante des principes et standards mentionnés ci-dessus.
(…)
50. Le CPT recommande que :
– des instructions claires soient données aux forces de l’ordre espagnoles afin que les migrants entrés irrégulièrement sur le territoire espagnol ne soient pas renvoyés de force au Maroc avant qu’il ait été procédé à un examen individualisé destiné à repérer les personnes qui ont besoin de protection, que ces besoins aient été évalués et que des mesures appropriées aient été prises ;
– des garanties adéquates à cet égard soient inscrites dans la législation nationale. »
C. Le rapport annuel d’activité 2015 de Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme »), du 14 mars 2016
57. Les parties du rapport pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« 1.2 Visites
Visite en Espagne
Le Commissaire s’est rendu à Melilla et à Madrid du 13 au 16 janvier 2015 pour y évoquer les questions relatives aux droits de l’homme des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile à Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord.
À Melilla, le Commissaire a eu des réunions avec le délégué du gouvernement, M. Abdelmalik El Barkani, et le président de la ville, M. Juan José Imbroda Ortiz. Il a également rencontré le chef de la Garde civile de Melilla, le colonel Ambrosio Martín Villaseñor, le chef de la police nationale, M. José Angel González Jiménez, et des représentants d’organisations de la société civile. Il a en outre visité le point de contrôle de Beni-Enzar, où un bureau d’enregistrement des demandes d’asile a été ouvert en novembre 2014, s’est rendu à la triple clôture érigée autour de Melilla et a visité le centre d’hébergement temporaire pour migrants (CETI), où il a rencontré le directeur de l’établissement, M. Carlos Montero Díaz, d’autres membres du personnel et des migrants.
À Madrid, le Commissaire a rencontré le secrétaire d’État à la sécurité, M. Francisco Martínez Vázquez, ainsi que la Défenseure du peuple, Mme Soledad Becerril Bustamante, la représentante du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) des Nations Unies en Espagne, et des représentants de la société civile. Le 27 janvier 2015, il a également tenu un échange de vues avec des membres de la délégation espagnole auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les thèmes abordés pendant sa visite.
Celle-ci a essentiellement porté sur le projet d’amendement à la loi sur les étrangers, qui vise à établir un régime spécial pour Ceuta et Melilla et à permettre le renvoi immédiat des migrants entrés à Ceuta ou Melilla sans passer par un poste‑frontière autorisé. Tout en reconnaissant que l’Espagne a le droit d’établir ses propres politiques d’immigration et de contrôle des frontières, le Commissaire a souligné qu’elle doit aussi respecter ses obligations en matière de droits de l’homme. Par conséquent, il a instamment invité les autorités espagnoles à veiller à ce que tout futur texte législatif soit entièrement conforme à ces obligations, qui consistent notamment à garantir le plein accès à une procédure d’asile effective, à apporter une protection contre le refoulement et à ne pas procéder à des expulsions collectives. Il a en outre souligné que l’Espagne avait l’obligation de faire en sorte que, dans la pratique, il ne soit procédé à aucun refoulement de migrant, et de mener des enquêtes approfondies sur toutes les allégations de recours excessif à la force contre des migrants par des agents des forces de l’ordre à la frontière.
Tout en se félicitant de l’ouverture d’un bureau chargé des questions d’asile à l’un des postes-frontières de Melilla et de la bonne coopération de la police avec le HCR, le Commissaire a insisté sur la nécessité de renforcer le système d’asile à Melilla, de manière à ce que toutes les personnes ayant besoin de protection, quel que soit leur pays d’origine, puissent entrer sur le territoire en toute sécurité, bénéficier d’un examen individuel de leur situation et déposer une demande de protection internationale. En outre, il a instamment prié les autorités de prendre des mesures d’urgence pour améliorer les dispositions existantes concernant l’accueil des migrants à Melilla, et de clarifier les règles régissant les transferts vers le continent.
Le communiqué de presse publié à l’issue de la visite du Commissaire (le 16 janvier) est consultable sur son site web. Cette visite a également servi de base aux observations écrites que le Commissaire a soumises à la Cour en tant que tierce partie dans deux affaires contre l’Espagne (N.D. et N.T., requêtes no 8675/15 et no 8697/15) portant sur le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc (voir plus bas, Cour européenne des droits de l’homme).
(…)
2. Activités thématiques
(…)
2.3. Droits de l’homme des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile
Les droits de l’homme des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile figurent en bonne place parmi les activités menées par le Commissaire en 2015. Il a activement pris part à divers débats sur ces questions en rappelant aux États membres du Conseil de l’Europe leurs obligations en matière de droits de l’homme vis-à-vis des immigrés, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Il a en outre abordé des questions relatives aux migrations (…) lors de ses visites ad hoc (…) en Espagne, ainsi que dans le cadre d’interventions en qualité de tierce partie devant la Cour de Strasbourg.
(…)
6. Cour européenne des droits de l’homme
En 2015, le Commissaire a largement fait usage de son droit de présenter des observations écrites dans des affaires portées devant la Cour européenne des droits de l’homme, conformément à l’article 36, paragraphe 3, de la CEDH. Il en a fait usage dans (…) deux affaires contre l’Espagne concernant le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc.
(…) Le 12 novembre 2015, le Commissaire a rendu publiques des observations écrites présentées à la Cour européenne des droits de l’homme dans deux affaires contre l’Espagne (N.D. et N.T., requêtes no 8675/15 et no 8697/15), qui portent sur le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc. Dans ses observations, qui se fondent notamment sur la visite qu’il a effectuée à Melilla et à Madrid du 13 au 16 janvier 2015 (…), le Commissaire attire l’attention sur une pratique selon laquelle les migrants qui tentent d’entrer à Melilla en groupe, en escaladant la clôture qui entoure la ville, sont renvoyés de manière expéditive au Maroc par les gardes-frontières espagnols. Le Commissaire souligne que ces retours ont lieu hors de toute procédure officielle et sans identification des personnes concernées ni évaluation de leur situation individuelle, ce qui empêche les migrants d’exercer leur droit de demander une protection internationale en Espagne. Il ajoute que les migrants ainsi renvoyés de Melilla sont privés de tout recours effectif qui leur permettrait de contester leur refoulement ou de demander réparation pour les mauvais traitements qu’ils pourraient avoir subis lors des opérations de refoulement. »
D. Le Rapport du 3 septembre 2018 de la mission d’information effectuée par l’Ambassadeur Tomáš Boček, Représentant spécial du Secrétaire Général sur les migrations et les réfugiés, en Espagne du 18 au 24 mars 2018 (SG/Inf(2018)25)
58. Les parties pertinentes du rapport se lisent comme suit :
« 3. LA SITUATION À MELILLA ET CEUTA
3.1. Empêcher l’accès au territoire
Les demandeurs d’asile et les migrants en situation irrégulière pénètrent dans les villes autonomes de Melilla et de Ceuta en franchissant les frontières terrestres et maritimes. La frontière terrestre de Melilla est constituée par une triple clôture de douze kilomètres de long ; les clôtures externe et interne ont une hauteur de six mètres et la clôture du milieu est de forme tridimensionnelle qui est une structure plus basse de câbles d’acier attachés aux bâtons. L’ensemble de la clôture est équipé de capteurs de détection des mouvements du côté extérieur. En cas de détection de mouvements, la Guardia Civil notifie les autorités marocaines qui, de leur côté, empêchent fréquemment des personnes en territoire marocain de franchir les clôtures. (…)
J’ai attiré précédemment l’attention sur les pratiques impliquant l’échange d’informations entre la police des frontières et les autorités compétentes d’un pays voisin lorsque des personnes sont soupçonnées de chercher à franchir illégalement une frontière, et sur les mesures prises ultérieurement par les autorités du pays voisin pour intercepter des migrants et des réfugiés avant le passage de la frontière. J’ai souligné les questions que soulèvent ces pratiques au regard du droit de demander l’asile et du respect du principe de non‑refoulement. Il est légitime que, dans l’exercice de leur droit d’empêcher le franchissement illégal des frontières et de prévenir et combattre les activités criminelles transfrontières, les États membres du Conseil de l’Europe coopèrent avec les pays voisins, y compris par l’échange d’informations pertinentes. Toutefois, les États membres sont tenus en principe d’exercer une vigilance adéquate au regard des droits de l’homme dans le cadre de cette coopération. Ils doivent tenir compte de la situation dans les pays voisins et s’abstenir de partager des informations avec eux ou de leur demander d’intercepter des individus avant le passage de la frontière lorsqu’ils savent, ou devraient savoir, que les personnes interceptées seront exposées en conséquence à un risque réel de torture ou d’être traitées d’une manière inhumaine ou dégradante, et ne pourront obtenir une protection dans les pays voisins (…)
3.2. Expulsions sommaires
Aux termes de la loi espagnole 4/2000 sur les droits et les libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale (la loi relative aux étrangers), les ressortissants de pays tiers qui tentent de franchir illégalement, y compris les personnes interceptées à la frontière ou à proximité de celle-ci, peuvent se voir refuser l’accès ou être refoulées afin d’empêcher leur entrée illégale en Espagne. La Guardia Civilnous a expliqué que des étrangers tentent quotidiennement de franchir les clôtures marquant la frontière, mais qu’ils ne le font plus en groupes nombreux comme cela se produisait fréquemment en 2016 et 2017. Aussi bien à Melilla qu’à Ceuta, lorsque des étrangers tentent d’escalader les clôtures, la Guardia Civil n’intervient que s’ils réussissent à passer la clôture intérieure. Le plus souvent, les étrangers se blessent en franchissant les clôtures. C’est la raison pour laquelle les autorités ont signé avec la Croix‑Rouge un protocole de coopération prévoyant la fourniture d’une aide médicale immédiate aux étrangers interceptés.
La Guardia Civil nous a indiqué que les étrangers qui franchissent les clôtures sont généralement violents et ne cherchent pas à entrer en communication avec les autorités mais à leur échapper. La Guardia Civil ne cherche pas non plus à communiquer avec les étrangers. Par conséquent, aucune demande de protection internationale n’est exprimée par les étrangers pendant ou après qu’ils franchissent les clôtures. Peu après avoir reçu l’aide de la Croix-Rouge, ils sont renvoyés au Maroc à travers des portes spéciales réparties le long de la frontière mais distinctes des postes-frontières. Les étrangers ne peuvent avoir accès à un interprète, à un avocat ou aux bureaux de demande d’asile situés aux postes-frontières. En outre, ils sont renvoyés au Maroc sans avoir été identifiés, ni enregistrés.
Dans un arrêt de Chambre, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté que le renvoi immédiat au Maroc de migrants originaires de pays d’Afrique sub‑saharienne qui tentaient d’entrer à Melilla en escaladant les clôtures entourant la ville a constitué une expulsion collective et a conclu qui il y avait eu une violation de l’article 4, Protocole no 4 et de l’article 13 de la CEDH combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. Cette affaire a été envoyée devant la Grande Chambre de la Cour.
En vertu des articles 2 et 3 de la CEDH, les États membres du Conseil de l’Europe doivent s’abstenir de renvoyer une personne dans son pays d’origine ou dans un autre pays vers lequel le renvoi doit être effectué ou dans tout autre pays vers lequel la personne serait ultérieurement envoyée lorsqu’il existe de solides raisons de penser que cette personne serait ainsi exposée à un risque véritable pour sa vie ou au risque réel d’être soumise à la torture et à d’autres formes de mauvais traitement. Conformément au principe de non-refoulement consacré par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi que de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme, les États sont tenus d’examiner les migrants interceptés afin d’identifier les personnes ayant besoin d’une protection, d’évaluer ce besoin et de permettre aux personnes concernées d’avoir accès aux procédures d’asile.
Bien que la loi espagnole relative aux étrangers contienne une disposition exigeant de manière générale que les renvois décrits ci-dessus soient effectués conformément aux normes internationales des droits de l’homme, en pratique la Guardia Civil ne s’est pas encore dotée d’un règlement sur l’examen des étrangers franchissant illégalement la frontière à Melilla et à Ceuta de manière à fournir à ses agents des directives sur l’identification des personnes qui requièrent une protection internationale et sur les mesures nécessaires pour assurer leur accès à une procédure d’asile équitable et efficace. Divers organes – parmi lesquels le Commissaire aux droits de l’homme, le CPT et le HCR – ayant appelé depuis plusieurs années à l’émission de telles directives, il est aujourd’hui nécessaire que l’Espagne prenne des mesures en ce sens. Le Conseil de l’Europe pourrait apporter son expertise spécifique dans le domaine des droits de l’homme pour assurer que les directives pertinentes interdisent les expulsions sommaires, le refoulement et les expulsions collectives, et prévoient les garanties procédurales requises pour l’accès à une procédure d’asile équitable et efficace.
4. ACCÈS À LA PROCÉDURE D’ASILE
Toute personne cherchant à obtenir une protection internationale en Espagne doit déposer une demande formelle auprès des autorités compétentes. Si la personne qui demande l’asile se trouve à un aéroport, à un port de mer ou à une frontière terrestre, elle doit déposer une demande formelle auprès de l’autorité chargée du contrôle des frontières. Si elle se trouve déjà sur le territoire espagnol, elle doit déposer une demande formelle auprès de l’OAR, dans un Centre de rétention des étrangers (Centro de Internamiento de Extranjeros, CIE) ou dans un commissariat de police. La recevabilité et le bien-fondé des demandes déposées aux frontières et dans les CIE sont évalués en un délai plus court que les demandes déposées à l’intérieur du territoire espagnol, qui sont examinées conformément à la procédure régulière. Cependant, les garanties procédurales concernant la présence d’un interprète et l’aide juridique qui s’appliquent aux demandes déposées aux frontières ou dans les CIE sont identiques à celles prévues dans la procédure régulière.
4.1. À la frontière
Au poste-frontière de Beni Enzar à Melilla, nous avons été informés que les personnes qui franchissent légalement la frontière pour demander l’asile sont principalement des Syriens, des Palestiniens, des Algériens ou des ressortissants d’autres pays d’Afrique du Nord. Rendez-vous leur est donné pour un entretien préliminaire avec des agents du ministère de l’Intérieur dans un délai de deux ou trois jours, et pas plus tard que neuf jours, à compter du moment où ils expriment l’intention de demander l’asile. L’enregistrement des demandes d’asile et les entretiens préliminaires ont lieu dans des locaux réservés à cet usage à côté du poste-frontière de Beni Enzar. Au moment de notre visite, environ 700 demandes d’asile avaient été enregistrées en 2018. L’OAR à Madrid se prononce généralement sur la recevabilité d’une demande dans les 48 heures qui suivent son enregistrement. Le taux de recevabilité est élevé puisqu’il atteint 90 %. Une fois reconnue sa recevabilité, le bien-fondé d’une demande d’asile est examiné de manière prioritaire dans un délai de trois mois, aux termes de la procédure d’asile régulière (voir plus loin section 4.3). Au poste-frontière d’El Tarajal à Ceuta, les autorités espagnoles nous ont indiqué qu’aucune demande d’asile n’avait été déposée depuis 1993.
Un certain nombre de rapports signalent que les personnes provenant d’Afrique subsaharienne sont en fait empêchées de se présenter aux postes-frontières ordinaires, notamment à Melilla (voir plus haut section 3.1). Elles ne peuvent par conséquent avoir accès à la procédure d’asile. Selon les autorités espagnoles, si les personnes originaires d’Afrique sub-saharienne ne peuvent atteindre la frontière, cela serait dû notamment au flux important de personnes pratiquant des formes de « commerce atypique » qui traversent tous les jours la frontière pour entrer à Melilla et en sortir. Tout en comprenant la difficulté des autorités espagnoles à gérer de tels flux, je ne suis pas convaincu que cela explique pourquoi les personnes provenant d’Afrique sub-saharienne ne peuvent atteindre la frontière espagnole. Dans l’incapacité d’accéder légalement et en toute sécurité au territoire espagnol, ces personnes, femmes et jeunes enfants y compris, se tournent vers des réseaux criminels organisés, se cachent dans des voitures ou embarquent sur des radeaux pour pénétrer dans les villes autonomes de Melilla et de Ceuta, s’exposant ainsi au risque d’être victimes de la traite des êtres humains, de violences ou d’abus sexuels. Il est ainsi important que les autorités espagnoles donnent aux personnes ayant besoin d’une protection internationale la possibilité d’accéder au territoire espagnol en toute sécurité afin de pouvoir déposer une demande d’asile (…) »
E. La Résolution 2299 (2019) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : Politiques et pratiques en matière de renvoi dans les États membres du Conseil de l’Europe
59. Les parties pertinentes de la résolution se lisent comme suit :
« 1. En matière de contrôle et de gestion des flux migratoires, les États membres du Conseil de l’Europe déploient beaucoup d’efforts pour protéger leurs frontières. Dans ce contexte, les refus d’entrée sur le territoire et les expulsions sans examen individuel du besoin de protection sont devenus un phénomène attesté aux frontières de l’Europe ainsi que sur le territoire des États membres situés plus à l’intérieur des terres. Étant donné la fréquence de ces pratiques et leur usage systématique dans certains pays, ces «renvois» peuvent être considérés comme partie intégrante des politiques nationales, et non pas comme des actions isolées. Le plus grand risque lié aux mesures de renvoi est celui du refoulement, impliquant le retour d’une personne vers un endroit où elle pourrait être persécutée (selon les termes de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés – « Convention sur les réfugiés ») ou traitée de manière inhumaine ou dégradante, selon la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, « la Convention »).
2. C’est pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme, par exemple dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie (Requête no27765/09), mais aussi N.D. et N.T. c. Espagne (Requêtes nos 8675/15 et 8697/15), demande une évaluation individuelle du besoin de protection et du caractère sûr d’un retour, afin d’éviter la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, et l’interdiction des expulsions collectives telle que prévue par l’article 4 du Protocole no 4 de la Convention (STE no 46). Les renvois interviennent notamment aux frontières de l’Union européenne; ils sont la conséquence, au moins en partie, des défaillances de l’actuel Règlement de Dublin et de l’échec des tentatives visant à instaurer un partage équitable des responsabilités en Europe.
3. Ces mesures de renvoi surviennent bien souvent lorsque les migrants cherchent à pénétrer en grand nombre sur le territoire d’un État membre, parce que le passage est, ou semble être, plus « perméable » à cet endroit qu’ailleurs, ou parce qu’il est géographiquement proche des pays d’origine des demandeurs d’asile. Cependant, les preuves récentes de renvois montrent qu’ils se produisent également à des endroits où les migrants arrivent en faible nombre, mais où les politiques nationales sont hostiles à l’égard des migrations en général. Il existe également des cas de «renvois multiples» où les migrants sont renvoyés par plusieurs pays successivement.
4. L’Assemblée parlementaire est préoccupée par les pratiques et les politiques persistantes et croissantes de renvois, qui constituent une violation flagrante des droits des demandeurs d’asile et des réfugiés, y compris le droit d’asile et le droit à la protection contre le refoulement, qui sont au cœur du droit international relatif aux réfugiés et du droit international des droits de l’homme. Face à la gravité des violations des droits de l’homme en cause, l’Assemblée demande instamment aux États membres d’assurer une protection adéquate aux demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux migrants qui arrivent à leurs frontières, et à s’abstenir de tout renvoi, afin de permettre une surveillance indépendante et de mener une enquête de manière approfondie sur toutes les allégations de renvoi.
5. L’Assemblée est extrêmement préoccupée par les rapports persistants et les preuves de traitements inhumains et dégradants infligés aux migrants par des États membres et leurs agences dans le cadre de ces renvois: intimidation, prise ou destruction de biens, et même recours à la violence et à la privation de nourriture et de services de base. Du fait que le recours à de tels renvois est nié, les traitements inhumains et dégradants (parfois systématiques) sont également niés et ne sont donc pas examinés de manière adéquate ou même pas examinés du tout.
6. Par conséquent, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe à respecter pleinement leurs obligations internationales à cet égard, en particulier celles énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme concernant l’interdiction des expulsions collectives et des traitements inhumains ou dégradants, ainsi que le droit d’accès à une procédure de demande d’asile, et l’interdiction du refoulement établie par la Convention des Nations Unies sur les réfugiés. (…) »
IV. AUTRES TEXTES INTERNATIONAUX
A. La Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945
60. La disposition pertinente de cet instrument international est ainsi libellée :
Article 51
« Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »
B. La Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969
61. Les dispositions pertinentes de la Convention de Vienne énoncent ce qui suit :
Article 27. Droit interne et respect des traités
« Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46.»
Article 31. Règle générale d’interprétation
« 1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :
a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;
b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.
3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :
a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;
b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;
c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.
4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »
Article 32. Moyens complémentaires d’interprétation
« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :
a) laisse le sens ambigu ou obscur ; ou
b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »
C. La Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés
62. Les dispositions pertinentes de la Convention de Genève de 1951 énoncent ce qui suit :
Article 1 – Définition du terme « réfugié »
« A. Aux fins de la présente convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne :
(1) Qui a été considérée comme réfugiée en application des arrangements du 12 mai 1926 et du 30 juin 1928, ou en application des conventions du 28 octobre 1933 et du 10 février 1938 et du protocole du 14 septembre 1939, ou encore en application de la Constitution de l’Organisation internationale pour les réfugiés ;
(…)
(2) Qui, par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner.
(…) »
Article 3 – Non-discrimination
« Les États contractants appliqueront les dispositions de cette Convention aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine. »
Article 4 – Religion
« Les États contractants accorderont aux réfugiés sur leur territoire un traitement au moins aussi favorable que celui accordé aux nationaux en ce qui concerne la liberté de pratiquer leur religion et en ce qui concerne la liberté d’instruction religieuse de leurs enfants. »
Article 16 – Droit d’ester en justice
« 1. Tout réfugié aura, sur le territoire des États contractants, libre et facile accès devant les tribunaux.
2. Dans l’État contractant où il a sa résidence habituelle, tout réfugié jouira du même traitement qu’un ressortissant en ce qui concerne l’accès aux tribunaux, y compris l’assistance judiciaire et l’exemption de la caution judicatum solvi.
3. Dans les États contractants autres que celui où il a sa résidence habituelle, et en ce qui concerne les questions visées au paragraphe 2, tout réfugié jouira du même traitement qu’un national du pays dans lequel il a sa résidence habituelle. »
Article 22 – Éducation publique
« 1. Les États contractants accorderont aux réfugiés le même traitement qu’aux nationaux en ce qui concerne l’enseignement primaire.
2. Les États contractants accorderont aux réfugiés un traitement aussi favorable que possible, et en tout cas non moins favorable que celui qui est accordé aux étrangers en général dans les mêmes circonstances quant aux catégories d’enseignement autre que l’enseignement primaire et notamment en ce qui concerne l’accès aux études, la reconnaissance de certificats d’études, de diplômes et de titres universitaires délivrés à l’étranger, la remise des droits et taxes et l’attribution de bourses d’études. »
Article 31 – Réfugiés en situation irrégulière dans le pays d’accueil
« 1. Les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières.
2. Les États contractants n’appliqueront aux déplacements de ces réfugiés d’autres restrictions que celles qui sont nécessaires ; ces restrictions seront appliquées seulement en attendant que le statut de ces réfugiés dans le pays d’accueil ait été régularisé ou qu’ils aient réussi à se faire admettre dans un autre pays. En vue de cette dernière admission, les États contractants accorderont à ces réfugiés un délai raisonnable ainsi que toutes facilités nécessaires. »
Article 32 – Expulsion
« 1. Les États contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
2. L’expulsion de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à la procédure par la loi. Le réfugié devra, sauf si des raisons impérieuses de sécurité nationale s’y opposent, être admis à fournir des preuves tendant à le disculper, à présenter un recours et à se faire représenter à cet effet devant une autorité compétente ou devant une ou plusieurs personnes spécialement désignées par l’autorité compétente.
3. Les États contractants accorderont à un tel réfugié un délai raisonnable pour lui permettre de chercher à se faire admettre régulièrement dans un autre pays. Les États contractants peuvent appliquer, pendant ce délai, telle mesure d’ordre interne qu’ils jugeront opportune. »
Article 33 – Défense d’expulsion et de refoulement
« 1. Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
D. La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (CCTNU)
63. La disposition pertinente de cet instrument international est ainsi libellée :
Article 3
« 1. Aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.
2. Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’État intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. »
E. La déclaration sur l’asile territorial adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1967 (résolution 2312 (XXII))
64. Les parties pertinentes de la déclaration disposent ce qui suit :
Article premier
« 1. L’asile accordé par un État, dans l’exercice de sa souveraineté, à des personnes fondées à invoquer l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (…) doit être respecté par tous les autres États.
(…) »
Article 3
« 1. Aucune personne visée au paragraphe 1 de l’article premier ne sera soumise à des mesures telles que le refus d’admission à la frontière ou, si elle est déjà entrée dans le territoire où elle cherchait asile, l’expulsion ou le refoulement vers tout État où elle risque d’être victime de persécutions.
(…) »
F. Le « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers » adopté par la Commission du droit international
65. Lors de sa soixante-sixième session, en 2014, la Commission du droit international a adopté un « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers ». Ce texte, dont l’Assemblée générale des Nations Unies a pris note (résolution A/RES/69/119 du 10 décembre 2014), comprend notamment les dispositions suivantes :
Article 1 – Champ d’application
« 1. Le présent projet d’articles s’applique à l’expulsion, par un État, d’un étranger se trouvant sur son territoire.
(…) »
Commentaire
« (…)
2) En énonçant que le projet d’articles s’applique à l’expulsion, par un État, de l’étranger se trouvant sur son territoire, le paragraphe 1 définit à la fois le champ d’application ratione materiae et le champ d’application ratione personae. S’agissant du premier aspect, qui concerne les mesures couvertes par le projet d’articles, il est fait tout simplement référence à l’« expulsion par un État », ce qui englobe indistinctement toute mesure d’expulsion. Aucune indication supplémentaire n’est fournie à cet égard, dès lors que la notion d’« expulsion » est définie au projet d’article 2 a) ci-dessous. Quant au champ d’application ratione personae, à savoir les personnes couvertes par le projet d’articles, il résulte du paragraphe 1 que le projet d’articles s’applique généralement à l’expulsion de tout étranger se trouvant sur le territoire de l’État expulsant, sans qu’il ne soit fait de distinction entre les différentes catégories de personnes visées, notamment les étrangers légalement présents sur le territoire de l’État expulsant, les étrangers en situation irrégulière, les réfugiés, les personnes déplacées, les demandeurs et bénéficiaires d’asile ou les apatrides. Le terme « étranger » est défini au projet d’article 2 b).
3) Le projet d’articles couvre aussi bien l’expulsion d’un étranger légalement présent que celle de l’étranger illégalement présent sur le territoire de l’État expulsant. C’est le sens du paragraphe 1 du projet d’article 1. La catégorie des étrangers illégalement présents sur le territoire de l’État expulsant recouvre aussi bien des étrangers entrés illégalement sur ce territoire que des étrangers dont la présence sur ce territoire est devenue illégale par la suite, du fait notamment d’une violation de la législation de l’État expulsant relative aux conditions de séjour. Bien que le projet d’articles s’applique généralement à l’expulsion des étrangers présents légalement ou illégalement sur le territoire de l’État expulsant, il convient de noter d’emblée que certaines de ses dispositions opèrent néanmoins des distinctions nécessaires entre ces deux catégories d’étrangers, en ce qui concerne notamment les droits qui leur sont reconnus. Il sied de relever également que l’inclusion, dans le champ d’application du projet d’articles, de l’étranger dont la présence sur le territoire de l’État expulsant est illégale doit se comprendre en ayant toutefois à l’esprit la clause, figurant au projet d’article 2 a) in fine, qui exclut du champ du projet d’articles les questions concernant la non-admission d’un étranger sur le territoire d’un État. »
Article 2 – Définitions
« Aux fins du présent projet d’articles :
a) « Expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État ; elle n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni le transfert à une juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un État ;
b) « Étranger » s’entend d’un individu qui n’a pas la nationalité de l’État sur le territoire duquel il se trouve. »
Commentaire
« 1) Le projet d’article 2 définit, pour les fins du présent projet d’articles, deux termes-clefs, à savoir « expulsion » et « étranger ».
(…)
4) Le comportement − autre que l’adoption d’une décision formelle − qui pourrait donner lieu à une expulsion peut prendre la forme aussi bien d’une action que d’une omission de la part de l’État. L’omission peut notamment consister dans une attitude de tolérance vis-à-vis de comportements adoptés à l’encontre de l’étranger par des individus ou des entités à titre privé, par exemple lorsque l’État s’abstient de protéger convenablement un étranger d’actes hostiles émanant d’acteurs non étatiques. Ce qui apparaît déterminant, aux fins de la définition de l’expulsion, c’est qu’en raison d’un acte juridique ou d’un comportement − actif ou passif − attribuable à l’État, l’étranger en question se trouve contraint de quitter le territoire de cet État. En outre, pour que l’on soit en présence d’une expulsion en vertu d’un comportement (c’est-à-dire sans l’adoption d’une décision formelle), il est essentiel que soit établie l’intention de l’État en question de provoquer, par ce comportement, le départ de l’étranger de son territoire.
5) Par souci de clarté, la Commission a jugé utile de préciser, dans la seconde phrase de la lettre a), que la notion d’expulsion au sens du projet d’articles ne couvre pas l’extradition d’un étranger vers un autre État, ni le transfert à une juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un État. S’agissant de la non-admission, il sied de préciser que, dans le cadre de certains régimes juridiques, il est parfois recouru au terme « refoulement » plutôt qu’à celui de « non‑admission ». Par souci de cohérence, le présent projet d’articles utilise ce dernier terme pour désigner le cas où l’entrée est refusée à un étranger. Cette exclusion vise le refus par les autorités d’un État − généralement les autorités chargées du contrôle de l’immigration et de la surveillance des frontières − d’admettre un étranger sur le territoire de cet État. En revanche, les mesures adoptées par un État afin de contraindre un étranger déjà présent, bien qu’illégalement, sur son territoire à quitter celui-ci sont couvertes par la notion d’« expulsion » telle qu’elle est définie à la lettre a) du projet d’article 2. Cette distinction doit être comprise à la lumière de la définition du champ d’application ratione personae du projet d’articles qui inclut aussi bien les étrangers légalement présents sur le territoire de l’État expulsant que ceux dont la présence sur ledit territoire est illégale. En outre, l’exclusion du champ du projet d’articles des questions liées à la non-admission est sans préjudice des règles du droit international relatives aux réfugiés. Cette réserve s’explique en raison de la lettre b) du projet d’article 6 qui, dès lors qu’il renvoie à l’interdiction du refoulement au sens de l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, touche inévitablement aux questions d’admission.
(…) »
Article 3 – Droit d’expulsion
« Un État a le droit d’expulser un étranger de son territoire. L’expulsion doit se faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux droits de l’homme. »
Article 6 – Règles relatives à l’expulsion des réfugiés
« Le présent projet d’articles est sans préjudice des règles du droit international relatives aux réfugiés, ainsi que de toutes autres règles ou pratiques plus favorables relatives à la protection des réfugiés, et en particulier des règles suivantes :
a) Un État ne peut expulser un réfugié se trouvant régulièrement sur son territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
b) Un État ne peut expulser ou refouler, de quelque manière que ce soit, un réfugié vers un État ou sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, sauf s’il y a des raisons sérieuses de le considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve, ou si l’intéressé, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
Commentaire
« 1) Le projet d’article 6 vise l’expulsion des réfugiés, qui est soumise à des conditions restrictives en vertu des règles pertinentes du droit international. Il énonce une clause « sans préjudice » visant à préserver l’application aux réfugiés des règles concernant leur expulsion, ainsi que de toutes autres règles ou pratiques plus favorables relatives à leur protection. En particulier, les lettres a) et b) du projet d’article 6 rappellent deux règles relatives à l’expulsion ou au refoulement des réfugiés d’une importance particulière.
(…)
5) La lettre a) du projet d’article 6 reproduit la teneur de l’article 32, paragraphe 1, de la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951. La règle énoncée dans ce paragraphe, qui s’applique uniquement aux réfugiés se trouvant régulièrement sur le territoire de l’État expulsant, limite les motifs d’expulsion de ces réfugiés à ceux qui ont trait à des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
6) La prohibition de l’expulsion d’un réfugié se trouvant régulièrement sur le territoire de l’État expulsant pour des raisons autres que la sécurité nationale ou l’ordre public a également été étendue à tout réfugié qui, se trouvant irrégulièrement sur le territoire de l’État, a demandé qu’on lui reconnaisse le statut de réfugié, pendant que cette demande est à l’examen. Une telle protection n’est toutefois envisageable qu’aussi longtemps que cette demande est à l’examen. Cette protection, qui reflète une tendance doctrinale et trouve appui dans la pratique de certains États et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), constituerait une dérogation au principe selon lequel le caractère illégal de la présence d’un étranger sur le territoire d’un État peut justifier par lui-même l’expulsion de cet étranger. Celle-ci ne saurait être écartée dans le cas où la demande visant à l’obtention du statut de réfugié aurait pour objectif manifeste de priver d’effet une décision d’expulsion susceptible d’être prononcée à l’égard de l’intéressé. Elle ne vise que des individus qui, tout en ne bénéficiant pas du statut de réfugié dans l’État en question, répondent à la définition de « réfugié » au sens de la Convention de 1951 ou, le cas échéant, d’autres instruments pertinents comme la Convention de l’OUA de 1969 régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique, et doivent donc être reconnus comme tels au regard du droit international. Toute personne qui ne répond pas à la définition de réfugié au sens des instruments juridiques pertinents échappe à la protection reconnue au projet d’article 6 et peut être expulsée pour des motifs autres que ceux qui sont prévus à la lettre a), notamment du seul fait du caractère illégal de sa présence sur le territoire de l’État expulsant. En tout état de cause, l’article 6 est sans préjudice du droit de l’État d’expulser, pour des raisons autres que celles indiquées à la lettre a), un étranger ayant présenté une demande manifestement abusive en vue de l’obtention du statut de réfugié.
7) La lettre b) du projet d’article 6, qui a trait à l’obligation de non-refoulement, combine les paragraphes 1 et 2 de l’article 33 de la Convention de 1951. Contrairement aux autres dispositions du présent projet d’articles, qui ne visent pas l’hypothèse de la non-admission d’un étranger sur le territoire d’un État, la lettre b) du projet d’article 6 prévoit que le projet d’articles est sans préjudice de cette hypothèse également, comme en témoigne le membre de phrase introductif : « Un État ne peut expulser ou refouler… ». En outre, à la différence de la protection énoncée à la lettre a), celle que consacre la lettre b) s’applique à tous les réfugiés, indépendamment du caractère régulier ou non de leur présence dans l’État d’accueil. Il sied également de souligner que l’énonciation de cette obligation spécifique de non-refoulement au bénéfice des réfugiés est sans préjudice de l’application à ceux‑ci des règles générales interdisant l’expulsion vers certains États qui sont énoncées aux projets d’articles 23 et 24. »
Article 9 – Interdiction de l’expulsion collective
« 1. Aux fins du présent projet d’article, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe.
2. L’expulsion collective des étrangers est interdite.
3. Un État peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles.
4. Le présent projet d’article est sans préjudice des règles de droit international applicables à l’expulsion des étrangers en cas de conflit armé impliquant l’État expulsant. »
Commentaire
« 1) Le projet d’article 9 inclut, en son paragraphe 1, une définition de l’expulsion collective aux fins du projet d’articles. Selon cette définition, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers ‘en tant que groupe’. Cette formulation est inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur les droits des non‑ressortissants, M. David Weissbrodt, l’a également fait sienne dans son rapport final de 2003. Seul l’élément ‘collectif’ est abordé dans cette définition, qui doit être comprise à la lumière de la définition générale de l’expulsion qui figure au projet d’article 2 a).
(…)
4) L’interdiction de l’expulsion collective des étrangers, qui est énoncée au paragraphe 2 du projet d’article 9, doit se lire à la lumière du paragraphe 3, qui l’éclaire en précisant les conditions auxquelles les membres d’un groupe d’étrangers peuvent être expulsés concomitamment sans pour autant qu’une telle mesure soit à considérer comme une expulsion collective au sens du projet d’articles. Le paragraphe 3 indique qu’une telle expulsion est admissible à condition qu’elle soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation individuelle de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles. (…) »
Article 13 – Obligation de respecter la dignité humaine et les droits de l’homme de l’étranger objet de l’expulsion
« 1. Tout étranger objet d’une expulsion est traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine tout au long de la procédure d’expulsion.
2. Il a droit au respect de ses droits de l’homme, notamment ceux énoncés dans le présent projet d’articles. »
Article 17 – Prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
« L’État expulsant ne peut soumettre l’étranger objet de l’expulsion à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
66. Dans son deuxième rapport sur l’expulsion des étrangers, daté du 20 juillet 2006 (Document A/CN.4/573) et examiné dans le cadre de la procédure de rédaction du projet d’articles, M. Maurice Kamto, Rapporteur spécial, indiquait ce qui suit :
40. (…) selon la conception traditionnelle, l’expulsion concerne les étrangers dont l’entrée ou le séjour sont réguliers alors que la non-admission vise ceux dont l’État combat l’entrée ou le séjour sur son territoire ; l’éloignement de l’immigré illégal se trouvant à la frontière ou qui vient de franchir celle-ci relève donc, à strictement parler, de la non-admission et non de l’expulsion. C’est en vertu de cette distinction judicieuse que la non-admission n’entre pas, de l’avis du Rapporteur spécial, dans le champ du présent sujet ».
(…)
170. Comme on le voit, entre les expressions « expulsion », « reconduite à la frontière » et « refoulement », il n’est pas en fait de distinction terminologique ; les trois termes sont utilisés de manière interchangeable, sans aucune rigueur sémantique particulière. Le mot « expulsion » » sera par conséquent employé dans le cadre du présent sujet comme un terme générique pour signifier toutes les situations auxquelles renvoient toutes ces expressions et bien d’autres, comme le « renvoi d’un étranger vers un pays » ou l’« exclusion d’un étranger », sans du reste que l’énumération soit exhaustive ».
G. Les conclusions sur la protection internationale adoptées par le comité exécutif du programme du HCR 1975 – 2017
67. Les conclusions pertinentes disposent ce qui suit :
No 6 (XXVIII), Non‑refoulement (1977) – 28e Session du Comité exécutif
« Le Comité exécutif,
(…)
c) A réaffirmé l’importance fondamentale de l’observation du principe du non‑refoulement – tant à la frontière qu’à partir du territoire d’un État – dans le cas de personnes qui risquent d’être en butte à des persécutions si elles sont renvoyées dans leur pays d’origine, qu’elles aient ou non été officiellement reconnues comme réfugiés. »
No 22 (XXXII), Protection des personnes en quête d’asile en cas d’arrivées massives (1981) – 32e Session du Comité exécutif
« (…)
II. Mesures de protection
A. Admission et non‑refoulement
1. En cas d’arrivées nombreuses, les personnes en quête d’asile doivent être admises dans les États où elles cherchent refuge d’abord et si l’État concerné n’est pas en mesure de les admettre à titre durable, il doit toujours les admettre au moins à titre temporaire et leur offrir sa protection conformément aux principes énoncés ci‑après. (…)
2. Dans tous les cas, le principe fondamental du non‑refoulement – y compris le non‑refus d’admission à la frontière – doit être scrupuleusement respecté.
(…) »
No 82 (XLVIII), Sauvegarde de l’asile (1997) – 48e Session du Comité exécutif
« Le Comité exécutif,
(…)
d) Réitère (…) la nécessité de respecter scrupuleusement l’institution de l’asile en général ; et juge opportun d’attirer l’attention sur les aspects spécifiques suivants :
i) Le principe du non‑refoulement qui interdit l’expulsion et le retour des réfugiés, de quelque façon que ce soit, aux frontières des territoires où leur vie ou leur liberté serait menacée du fait de leur race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social particulier ou opinion politique, qu’ils aient ou non obtenu officiellement le statut de réfugié, ou de personnes dont on a de sérieuses raisons de penser qu’elles risquent d’être soumises à la torture, comme le prévoit la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
(…)
iii) La nécessité d’admettre les réfugiés sur le territoire des États, impliquant le non‑rejet aux frontières, en l’absence de procédures justes et efficaces de détermination de statut et des besoins de protection ;
(…) »
No 99 (LV) Conclusion générale (2004)1 – 55e Session du Comité exécutif
« Le Comité exécutif,
(…)
l) Exprime sa préoccupation concernant la persécution, la violence généralisée et les violations des droits de l’homme qui continuent à causer et perpétuer le déplacement à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales et à aggraver les problèmes auxquels les États sont confrontés dans la recherche de solutions durables ; et invite les États à relever ces défis tout en assurant le strict respect du principe fondamental du non-refoulement, y compris le non-refoulement aux frontières sans avoir accès à des procédures justes et effectives de détermination de statut et d’identification des besoins de protection ;
(…) »
H. L’avis du Comité des droits de l’enfant adopté le 12 février 2019 selon le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant dans le cadre d’une procédure de communication concernant la Communication no 4/2016
68. Les parties pertinentes de cet avis se lisent comme suit (traduction effectuée par le greffe) :
« (…) Les faits selon le requérant
(…)
2.4. Le 2 décembre 2014, l’auteur et un groupe de personnes d’origine subsaharienne quittèrent le mont Gourougou avec l’intention de se rendre à Melilla. L’auteur atteignit le sommet de la troisième clôture et vit d’autres individus en descendre et être sommairement refoulés par la Guardia Civil espagnole puis remis aux forces marocaines. De peur d’être expulsé et soumis à d’éventuels mauvais traitements et violences de la part des forces marocaines, l’auteur attendit alors pendant plusieurs heures au sommet de la clôture. Pendant ce laps de temps, aucune forme d’assistance ne lui fut offerte. Il n’eut accès ni à de l’eau ni à de la nourriture. L’auteur ne put pas non plus communiquer avec la Guardia Civil, car il ne parlait pas espagnol et aucun interprète n’était présent. Finalement, il descendit de la clôture à l’aide d’une échelle fournie par la Guardia Civil. Dès qu’il posa les pieds par terre, l’auteur fut arrêté et menotté par la Guardia Civil, remis aux forces marocaines et expulsé sommairement vers le Maroc. À aucun moment il ne fit l’objet d’une procédure d’identification. Il n’eut pas non plus la possibilité d’expliquer sa situation personnelle, d’indiquer son âge, de s’opposer à son expulsion imminente ou de demander une protection en tant que mineur non accompagné. Il ne bénéficia pas de l’assistance d’un avocat, d’un interprète ou d’un médecin (…)
2.5. L’auteur argue qu’il n’existait aucune voie de recours interne effective qu’il aurait pu utiliser pour faire suspendre son expulsion de l’Espagne vers le Maroc le 2 décembre 2014. Il ajoute que cette expulsion a été exécutée sommairement sans qu’une décision officielle d’expulsion qu’il aurait pu contester devant les autorités compétentes lui fût notifiée.
2.6. Le 30 décembre 2014 ou aux alentours de cette date, l’auteur entra en Espagne par Melilla et séjourna au centre de rétention temporaire pour les étrangers (CETI). En février 2015, il fut transféré de l’enclave de Melilla vers l’Espagne continentale. À la fin du mois de juillet 2015, grâce à l’assistance de l’ONG Fundación Raíces et à la carte d’enregistrement consulaire qui lui avait été délivrée par le consulat du Mali à Madrid et qui indiquait qu’il était né le 10 mars 1999, l’auteur obtint une protection en qualité de mineur non accompagné et fut placé dans un centre d’hébergement pour mineurs, sous la responsabilité des autorités espagnoles.
2.7. L’auteur note que le 30 mars 2015, l’Espagne a adopté la loi organique 4/2015 relative à la protection de la sécurité des citoyens, qui est entrée en vigueur le 1er avril 2015. Il expose que cette loi, en particulier sa dixième disposition additionnelle relative au régime spécial applicable à Ceuta et Melilla, légalise la pratique espagnole des expulsions sommaires indifférenciées à la frontière, n’inclut aucune référence aux mineurs non accompagnés et ne définit aucune procédure pour l’identification et la protection de ceux-ci.
(…)
Questions et délibérations devant le Comité
Considérations relatives à la recevabilité
13.3. En ce qui concerne l’absence de correspondance entre les caractéristiques de la personne enregistrée par les autorités espagnoles et celles de l’auteur, le Comité note que le dossier ne contient pas d’élément concluant qui montrerait que l’auteur n’est pas la personne qui a tenté d’accéder à Melilla le 2 décembre 2014 dans les conditions décrites. Le Comité considère que la charge de la preuve ne saurait incomber exclusivement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie ne disposent pas toujours du même accès aux preuves et que l’État partie est souvent le seul à posséder les informations pertinentes. En l’espèce, le Comité considère que l’auteur a livré un exposé crédible et cohérent des faits, étayé par des éléments de preuve. Le Comité note également les allégations de l’auteur selon lesquelles l’État partie aurait pu comparer les empreintes digitales de la personne enregistrée comme étant Y.D. à celles de l’auteur. Le Comité considère donc que la présente communication est recevable ratione personae.
13.4. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les actes des autorités marocaines ne sont pas attribuables à l’Espagne et la communication est donc irrecevable ratione loci. Le Comité observe toutefois que le champ d’application de la présente communication est limité aux actes accomplis par les autorités espagnoles le 2 décembre 2014 et ne couvre pas ceux des autorités marocaines. À cet égard, le Comité relève que l’auteur affirme avoir été arrêté par les forces de sécurité espagnoles à la troisième clôture de la frontière de Melilla, menotté et renvoyé au Maroc. Dans ces circonstances, et que l’on considère ou non que l’auteur est entré sur le territoire espagnol, celui-ci se trouvait sous l’autorité ou le contrôle effectif de l’État partie. Le Comité estime par conséquent que la présente communication est recevable ratione loci.
13.5. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication de l’auteur renvoie au droit de celui-ci à l’asile, qui n’est pas couvert par la Convention, et est donc irrecevable rationae materiae. Le Comité relève toutefois que la présente communication porte sur des allégations de violation des droits de l’auteur au regard des articles 3, 20 et 37 de la Convention et non de son droit à l’asile. Le Comité considère donc que la présente communication est recevable ratione materiae.
13.6. Enfin, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les voies de recours internes disponibles (…). Le Comité observe également qu’il ressort du dossier que le 2 décembre 2014, l’auteur n’a pas fait l’objet d’une décision officielle d’expulsion. Le Comité considère donc que, dans le contexte de l’expulsion imminente de l’auteur le 2 décembre 2014 et en l’absence d’un arrêté d’expulsion formel qui aurait pu être contesté par l’auteur, les recours judiciaires mentionnés dans l’argument d) de l’État partie auraient été dénués de sens, car ils n’étaient ni disponibles ni effectifs (…)
13.7. (…) En conséquence, le Comité déclare la requête recevable
(…)
Examen au fond
(…)
14.2. La question dont est saisi le Comité est celle de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, le renvoi de l’auteur au Maroc par la Guardia Civil espagnole le 2 décembre 2014 a emporté violation des droits de l’intéressé tels que garantis par la Convention. En particulier, l’auteur affirme qu’en l’expulsant sommairement vers le Maroc le 2 décembre 2014 sans chercher à l’identifier ou à apprécier sa situation, l’État partie : a) ne lui a pas accordé la protection et l’assistance spéciales qui lui étaient dues en sa qualité de mineur non accompagné (art. 20) ; b) n’a pas respecté le principe de non-refoulement et l’a exposé au risque de subir des violences et un traitement cruel, inhumain et dégradant au Maroc (art. 37) et c) n’a pas pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3).
14.3. Le Comité considère que les obligations faites à l’État de procurer une protection et une assistance spéciales aux mineurs non accompagnés, conformément à l’article 20 de la Convention, s’appliquent « même aux mineurs qui relèvent de la juridiction de l’État lorsqu’ils tentent d’entrer sur le territoire national ». De même, le Comité considère que « l’aspect positif de ce devoir de protection inclut également l’obligation pour les États de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’identifier dès que possible les mineurs non accompagnés ou séparés de leurs proches, y compris à la frontière ». Il est donc impératif et nécessaire que, pour s’acquitter des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 20 de la Convention et pour respecter l’intérêt supérieur de l’enfant, l’État procède avant tout transfert ou renvoi à une première évaluation qui comprenne les étapes suivantes : a) la détermination, à titre prioritaire, de l’éventuel statut de mineur non accompagné de la personne en question ; en cas d’incertitude, l’État devra accorder le bénéfice du doute à l’individu, de sorte que, s’il s’agissait d’un enfant, il serait traité comme tel ; b) la vérification de l’identité de l’enfant lors d’un premier entretien, et c) l’appréciation de la situation spécifique de l’enfant et de ses éventuelles vulnérabilités particulières.
14.4. Le Comité considère également que, conformément aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 37 de la Convention, afin de veiller à ce qu’aucun enfant ne soit soumis à la torture ou à d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, l’État ne doit pas renvoyer un enfant « vers un pays où il y a des motifs raisonnables de croire à un risque réel de préjudice irréparable pour cet enfant ». Le Comité considère donc que, conformément à l’article 37 de la Convention et à la lumière du principe de non-refoulement, l’État partie a l’obligation de procéder à une évaluation préalable de l’existence d’un risque de préjudice irréparable pour l’enfant et de violations graves de ses droits dans le pays vers lequel il sera transféré ou renvoyé, et doit pour ce faire tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, et notamment des « conséquences particulièrement graves pour les enfants d’une alimentation ou de services sanitaires inadaptés ». En particulier, le Comité rappelle que « dans le cadre de l’évaluation de leur intérêt supérieur et des procédures visant à le déterminer, les enfants doivent se voir garantir le droit : a) d’avoir accès au territoire, quels que soient les documents en leur possession ou non, et d’être déférés aux autorités chargées d’évaluer la nécessité de protéger leurs droits, sans qu’il soit porté préjudice aux garanties procédurales ».
(…)
14.6. Le Comité prend également note de l’allégation de l’État partie selon laquelle le principe de non-refoulement ne s’applique que lorsque l’intéressé vient d’un territoire où il existe un risque de persécution, et donc ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Toutefois, le Comité rappelle que l’État partie est tenu de ne pas renvoyer un enfant « vers un pays où il y a des motifs raisonnables de croire à un risque réel de préjudice irréparable pour cet enfant ». Le Comité note également qu’avant de renvoyer l’auteur au Maroc, l’État partie n’a pas cherché à vérifier l’identité de celui-ci, ne s’est pas enquis de sa situation personnelle et n’a pas procédé à une évaluation préalable de l’existence d’un risque éventuel de persécution et/ou de préjudice irréparable dans le pays où il devait être renvoyé. Le Comité considère que, compte tenu de la situation de violence que connaissent les migrants dans la zone frontalière marocaine et des mauvais traitements subis par l’auteur, l’absence d’évaluation du risque possible de préjudice irréparable pour celui-ci avant son expulsion et le défaut de prise en compte de son intérêt supérieur emportent violation des articles 3 et 37 de la Convention.
14.7. Le Comité estime que, compte tenu des circonstances de l’espèce, le fait que l’auteur, en tant que mineur non accompagné, n’ait pas fait l’objet d’un processus d’identification ni d’une évaluation de sa situation avant son expulsion et qu’on ne lui ait pas donné la possibilité de s’opposer à cette expulsion constitue une violation dans son chef des droits consacrés aux articles 3 et 20 de la Convention.
14.8. Enfin, le Comité pense que la manière dont l’auteur a été expulsé, en tant que mineur non accompagné privé de son milieu familial, dans un contexte de migrations internationales, après avoir été détenu et menotté, sans avoir été entendu, sans avoir reçu l’assistance d’un avocat ou d’un interprète ni sans qu’il fût tenu compte de ses besoins, constitue un traitement interdit par l’article 37 de la Convention.
14.9. Le Comité des droits de l’enfant, agissant en vertu du paragraphe 5 de l’article 10 du Protocole facultatif, est d’avis que les faits dont il est saisi sont constitutifs d’une violation des articles 3, 20 et 37 de la Convention.
(…) »
EN DROIT
I. QUESTIONS LIMINAIRES
A. La poursuite de l’examen de l’affaire – Article 37 § 1 a)
69. Dans leurs observations devant la Grande Chambre en réponse à une question posée par écrit aux parties concernant le maintien du contact entre les requérants et leurs représentants, ces derniers affirment que les deux requérants vivent dans une situation de précarité et qu’ils n’ont pas de domicile fixe. Le premier requérant se trouverait au Mali, où il se déplacerait d’un endroit à l’autre à l’intérieur du pays. Le second requérant se trouverait en Espagne, où il se déplacerait lui aussi d’un endroit à l’autre. L’un des représentants des requérants indique qu’il reste en contact avec les deux requérants par l’intermédiaire de son avocat-assistant, par téléphone et par WhatsApp. Avec l’aide d’interprètes en langue bambara, l’avocat et son assistant reçoivent des nouvelles des requérants et ils ont informé ces derniers des développements de l’arrêt de la chambre et du renvoi de leur affaire devant la Grande Chambre. Les requérants ont gardé un intérêt pour leur affaire.
70. Le Gouvernement, pour sa part, n’a mentionné ni dans la procédure devant la chambre ni dans ses observations écrites devant la Grande Chambre la question de la poursuite de l’examen de l’affaire par la Cour. Dans sa lettre reçue à la Cour le 25 avril 2018, il se plaignait que les représentants des requérants ne lui aient pas communiqué d’information à cet égard mais il ne demandait toutefois pas que l’affaire fût rayée du rôle pour ce motif, bien qu’il eût lors de l’audience fait référence à l’arrêt V.M. et autres c. Belgique (radiation) [GC], (no 60125/11, 17 novembre 2016) concernant l’absence de l’adresse et des coordonnées des requérants.
71. Au vu de ces circonstances, la Cour estime devoir d’abord examiner la nécessité de poursuivre l’examen de la requête au regard des critères définis à l’article 37 de la Convention. Cette disposition est libellée comme suit :
« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
a) que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou
b) que le litige a été résolu ; ou
c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. (…) »
72. La Cour rappelle que dans l’affaire V.M. et autres c. Belgique (précitée), elle a examiné la nécessité de poursuivre l’examen de la requête au regard des critères définis à l’article 37 de la Convention. Elle a précisé, à la lumière de l’article 37 § 1 a), que non seulement le représentant d’un requérant devait produire une procuration ou un pouvoir écrit (article 45 § 3 du règlement de la Cour) mais qu’il importait également que les contacts entre le requérant et son représentant fussent maintenus tout au long de la procédure, ce qui était essentiel tant pour approfondir la connaissance d’éléments factuels concernant la situation particulière du requérant que pour confirmer la persistance de l’intérêt de celui-ci à la poursuite de l’examen de sa requête (voir aussi l’arrêt Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, §§ 124-134).
73. La Cour note que dans des cas où le représentant du requérant avait perdu le contact avec son client, notamment dans des affaires concernant des expulsions d’étrangers, elle a jugé qu’une telle situation pouvait justifier que la requête fût rayée du rôle en application de l’article 37 § 1. L’absence de contacts a parfois été considérée comme une indication que le requérant n’entendait plus maintenir la requête au sens de l’article 37 § 1 a) (Ibrahim Hayd c. Pays-Bas (déc.), no 30880/10, 29 novembre 2011, et Kadzoev c. Bulgarie (déc.), no 56437/07, § 7, 1er octobre 2013) ou que l’examen de la requête ne se justifiait plus, le représentant ne pouvant, « d’une manière significative », continuer la procédure, en l’absence notamment d’instructions de la part du requérant, et ce malgré le pouvoir habilitant l’avocat à poursuivre la procédure (Ali c. Suisse, 5 août 1998, §§ 30-33, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, et Ramzy c. Pays-Bas (radiation), no 25424/05, §§ 64-66, 20 juillet 2010). Parfois, la Cour a combiné ces deux motifs (M.H.et autres c. Chypre (déc.), no 41744/10, § 14, 14 janvier 2014, et M.Is. c. Chypre (déc.), no 41805/10, § 20, 10 février 2015). Dans l’arrêt Sharifi et autres (précité), la Cour a rayé la requête du rôle pour autant qu’elle concernait certains requérants au sujet desquels les informations que détenait l’avocat étaient vagues, superficielles et insuffisamment étayées (§§ 127-129, 131-134).
74. La Cour note qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas demandé la radiation de l’affaire pour ce motif. Elle relève que les représentants des requérants affirment avoir gardé des contacts avec les intéressés, qui seraient joignables par téléphone et par WhatsApp. Par ailleurs, l’un des avocats a lu à l’audience un extrait d’une conversation qu’il aurait eue avec le premier requérant dans laquelle celui-ci lui aurait dit qu’il « ne p[ouvait] toujours pas accepter que des êtres humains puissent traiter d’autres êtres humains comme cela », que lorsque ses droits avaient été violés par l’Espagne il avait subi un préjudice, et qu’il aimerait que « des mesures [fussent] prises pour que d’autres ne subissent pas de tels préjudices ». La Cour note en outre que les procurations versées au dossier sont signées et accompagnées d’empreintes digitales. Elle estime que rien dans le dossier ne permet de douter du récit des avocats, ni de mettre en cause l’échange d’informations avec la Cour (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 54, CEDH 2012).
75. Cela étant, la Cour rappelle que, même si les circonstances d’une affaire permettent de conclure qu’un requérant n’entend plus maintenir la requête, elle peut poursuivre son examen « si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige » (article 37 § 1 in fine). Dans les affaires citées au paragraphe 73 ci-dessus, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention ou ses Protocoles exigeant la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine).
76. En revanche, dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire F.G. c. Suède ([GC], no 43611/11, §§ 81-82, CEDH 2016), la Cour a considéré que les circonstances de l’espèce justifiaient que l’affaire fût rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 c) étant donné que la décision d’expulsion ne risquait plus d’être exécutée, mais elle a néanmoins décidé de poursuivre l’examen de la requête pour les motifs suivants :
« 81. La Cour rappelle que, le 2 juin 2014, l’affaire a été renvoyée à la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention (…)
82. La Cour note que d’importantes questions se trouvent en jeu dans la présente affaire, notamment en ce qui concerne les obligations que doivent remplir les parties à une procédure d’asile. Par son impact, l’espèce dépasse donc la situation particulière du requérant, contrairement à la plupart des affaires d’expulsion semblables qui sont examinées par une chambre. »
77. La Cour est parvenue à une conclusion similaire dans son arrêt de Grande Chambre Paposhvili c. Belgique([GC] no 41738/10, 13 décembre 2016). Dans cette affaire, elle a estimé que d’importantes questions se trouvaient en jeu, notamment en ce qui concerne l’interprétation de la jurisprudence relative à l’expulsion des étrangers gravement malades. Elle a considéré que, par son impact, l’espèce dépassait donc la situation particulière du requérant (§§ 132 et 133).
78. La Cour rappelle que la présente affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention, qui dispose qu’une affaire peut faire l’objet d’un tel renvoi si elle soulève une « question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général ». Elle note que d’importantes questions sont aussi en jeu en l’espèce, en particulier pour ce qui a trait à l’interprétation du champ d’application et aux exigences de l’article 4 du Protocole no 4 à l’égard des migrants qui utilisent l’effet de masse pour tenter de pénétrer irrégulièrement sur le territoire d’un État contractant. Ce point est particulièrement important étant donné les « nouveaux défis » auxquels font face les États européens dans le domaine de la gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et des récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient (Khlaifia et autres, précité, § 241). La participation de multiples tierces parties, gouvernements et ONG (paragraphe 12 ci-dessus) démontre l’intérêt que suscite l’affaire auprès du public. Par son impact, l’espèce dépasse donc la situation particulière des requérants (F.G. c. Suède, précité, § 82).
79. Eu égard à ce qui précède, la Cour répète qu’il n’y a pas lieu de mettre en cause la crédibilité des informations fournies par les représentants des requérants quant à la véracité des informations transmises au sujet de leurs contacts avec ces derniers (paragraphe 74 ci-dessus). En tout état de cause, elle estime que des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exigent qu’elle poursuive l’examen de la requête conformément à l’article 37 § 1 in fine de la Convention.
B. Appréciation des éléments de preuve et établissement des faits par la Cour
80. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas démontré avoir participé, à l’aube du 13 août 2014, à la tentative d’entrée en Espagne à la frontière de Melilla. Le Gouvernement note que les requérants affirment s’être reconnus sur les enregistrements vidéo qu’ils ont communiqués (paragraphe 27 ci-dessus) et critique, en s’appuyant sur des rapports d’expertise, la mauvaise qualité des enregistrements en question, qui empêcherait la comparaison des images filmées avec les photographies d’identité conservées dans les archives officielles, lesquelles auraient été vérifiées lors de l’entrée ultérieure des intéressés sur le territoire espagnol. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas fourni la preuve de leur participation à cet assaut, alors que la charge de la preuve leur incombait. Il ajoute qu’en tout état de cause, si l’on se fie aux images apportées par eux et si l’on tient compte des blessures et des fractures que les requérants allèguent avoir subies avant leur tentative d’entrée, le premier requérant n’aurait pas pu escalader les trois clôtures et le second, qui était censé avoir une douleur au genou, ne serait pas l’homme qui apparaît sur les images vidéo fournies, lequel présente manifestement une gêne au talon et un bras cassé. Le Gouvernement conteste à cet égard l’arrêt de la chambre et estime, invoquant l’article 34 de la Convention, que les requêtes doivent être déclarées irrecevables pour défaut de la qualité de victime.
81. Les requérants, pour leur part, considèrent que les éléments de preuve qu’ils ont réunis – des vidéos de l’assaut donné aux clôtures en cause, sur lesquelles ils affirment se reconnaître parmi les autres migrants, et des rapports d’institutions et d’organisations internationales indépendantes – sont suffisants pour démontrer qu’ils faisaient bien partie du groupe qui a tenté d’entrer en Espagne en escaladant en nombre la clôture de Melilla le 13 août 2014 et qu’ils ont été renvoyés au Maroc de façon sommaire. Ils indiquent que, par ailleurs, le gouvernement espagnol a déjà reconnu l’existence d’une pratique systématique d’expulsions sommaires collectives à la clôture de Melilla. Ils mettent en doute l’indépendance et la qualité des rapports soumis par le Gouvernement et soutiennent qu’il n’y a pas de « comparaison » possible, dans la mesure où les photographies d’identité conservées dans les archives officielles qui ont été utilisées par le Gouvernement ne seraient pas les images pertinentes. Ils reprochent au Gouvernement de ne pas avoir produit les enregistrements vidéo effectués avec les caméras de sécurité à infrarouges et les détecteurs de mouvements installés à la clôture de Melilla, dont les images auraient été, d’après les requérants, plus claires que celles qu’ils ont eux-mêmes produites (paragraphe 27 ci-dessus) et qui ont été prises par des tiers (des journalistes ou d’autres témoins des faits) malgré les menaces proférées par les agents de la Guardia Civil visant à empêcher ces derniers de filmer.
82. Les requérants rappellent qu’il est capital, pour le bon fonctionnement du mécanisme de recours individuel, que les États fournissent toutes les facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 66, CEDH 2000-VI). Ils observent en outre que dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité), la Cour a attaché un poids particulier à la version des requérants car elle était corroborée par les nombreux témoignages recueillis par le HCR, le CPT et Human Rights Watch (paragraphe 203), comme en l’espèce (voir, par exemple, paragraphes 55 et suiv. ci-dessus concernant les rapports du Commissaire aux droits de l’homme, du CPT ou du Représentant spécial du Secrétaire Général sur les migrations et les réfugiés du Conseil de l’Europe), et soutiennent que l’impossibilité pour eux d’apporter des preuves supplémentaires concernant leur participation à l’assaut du 13 août 2014 résulte du non-respect par le gouvernement espagnol des procédures d’identification et d’évaluation des circonstances individuelles imposées par l’article 4 du Protocole no 4.
83. Eu égard aux arguments des parties, la Cour va maintenant examiner l’exception soulevée par le Gouvernement pour défaut de la qualité de victime comme une question liminaire relative à l’établissement des faits.
84. À ce titre, la Cour observe des divergences significatives dans les récits des faits livrés par les parties. La question se pose donc de savoir si la Grande Chambre est convaincue de la véracité des affirmations des requérants au sujet de leur participation à l’assaut du 13 août 2014, alors même que les preuves apportées par eux ne paraissent pas concluantes.
85. Selon la jurisprudence de la Cour, la répartition de la charge de la preuve et le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (voir, parmi d’autres, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 151, CEDH 2012). Dans ce contexte, il convient de prendre en considération le fait qu’en l’espèce l’absence d’identification et de traitement personnalisé par les autorités de l’État défendeur, qui contribue à la difficulté rencontrée par les requérants pour apporter des preuves de leur implication dans les événements litigieux, se trouve précisément au cœur de la plainte des requérants. Dans ces conditions, la Cour recherchera si les requérants ont apporté un commencement de preuve en faveur de la version des faits qu’ils présentent. Si tel est le cas, la charge de la preuve doit être renversée et peser sur le Gouvernement (voir, mutatis mutandis, El-Masri précité, § 152, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 149, 23 juin 2016).
86. La Cour constate que les requérants ont rendu compte d’une manière cohérente de leurs circonstances personnelles, de leur pays d’origine, des difficultés qui les ont conduits jusqu’au mont Gourougou et de leur participation avec d’autres migrants, le 13 août 2014, à l’assaut contre les clôtures dressées à la frontière terrestre qui sépare le Maroc de l’Espagne (paragraphes 24 et suiv. ci-dessus), lequel assaut a été immédiatement réprimé par la Guardia Civil espagnole. À l’appui de leurs affirmations, les requérants ont fourni des images vidéo qui montrent l’assaut tel qu’ils l’ont décrit et sur lesquelles ils se reconnaissent selon leurs dires. Les rapports d’expertise fournis par le Gouvernement, quant à eux, n’ont servi qu’à démontrer l’impossibilité de reconnaître les requérants sur les images apportées, sans pour autant réfuter la thèse de ceux-ci.
87. La Cour observe en outre que, comme l’arrêt de chambre l’a relevé au paragraphe 59, le Gouvernement ne nie pas l’existence de cette expulsion sommaire du 13 août 2014 et qu’il a même modifié, peu après les faits de la présente espèce, la loi organique sur les droits et libertés des ressortissants étrangers de manière à légaliser ces pratiques (paragraphes 20 et 33 ci‑dessus).
88. Dans une telle situation et compte tenu du contexte en l’espèce, la Cour estime que les requérants ont présenté un commencement de preuve de leur participation à l’assaut du 13 août 2014 à Melilla, lequel n’a pas été réfuté de manière convaincante par le Gouvernement. En conséquence, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement pour défaut de la qualité de victime et présumera la véracité du récit des faits présenté par les requérants.
II. SUR LA JURIDICTION AU TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
89. Aux termes de l’article 1 de la Convention :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention. »
A. L’arrêt de la chambre
90. La chambre n’a pas estimé nécessaire de décider si les clôtures escaladées par les requérants se situaient sur le territoire de l’Espagne ou sur celui du Maroc. Elle a considéré qu’à partir du moment où les requérants en étaient descendus, ils se trouvaient sous le contrôle continu et exclusif, au moins de facto, des autorités espagnoles. Elle a ajouté qu’aucune considération concernant les compétences, les fonctions et l’action des forces de l’ordre espagnoles ne pouvait conduire à une autre conclusion. En se référant à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité), la chambre a donc jugé qu’en tout état de cause les faits allégués relevaient de la « juridiction » de l’Espagne au sens de l’article 1 de la Convention.
B. Les thèses des parties
91. Le Gouvernement conteste que l’Espagne soit responsable des faits s’étant produits dans l’espace frontalier qui sépare le Royaume du Maroc du Royaume d’Espagne. Il confirme que les clôtures ont été érigées sur le territoire espagnol. Cependant, il expose que les trois clôtures placées sur la frontière de Melilla constituent une « frontière opérationnelle » destinée selon lui à empêcher les entrées irrégulières d’étrangers. Il indique qu’après l’établissement du système de contrôle des frontières, l’Espagne a restreint sa « juridiction », laquelle commencerait à s’appliquer au-delà de la ligne de police qui ferait partie « des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement la frontière » aux termes du code frontières Schengen (article 13), c’est-à-dire qu’elle n’entrerait en jeu que lorsque les migrants ont complètement franchi les trois clôtures qui composent le système de contrôle de la frontière et qu’ils ont dépassé la ligne de police (paragraphes 15 et suiv. ci-dessus). Le Gouvernement précise que ce n’est qu’à partir de là que l’Espagne serait tenue d’honorer les obligations conventionnelles d’identification et les garanties procédurales applicables aux procédures d’expulsion. Si tel n’était pas le cas, cela produirait selon lui un effet « d’appel d’air » (« calling effect ») qui risquerait de dégénérer en crise humanitaire de grande ampleur.
92. Le Gouvernement affirme que les requérants, après avoir escaladé les grillages, ne sont pas redescendus de la clôture « intérieure » (la troisième clôture, du côté espagnol) par eux-mêmes, mais qu’ils auraient été retenus par les agents de la Guardia Civil et reconduits au Maroc par celle‑ci. N’ayant pas dépassé la ligne de police, ils n’auraient donc pas relevé de la pleine juridiction espagnole.
93. Les requérants estiment que la juridiction de l’Espagne ne saurait être remise en cause en l’espèce dans la mesure où les clôtures se trouveraient sur le territoire de l’Espagne, comme le reconnaît selon eux le Gouvernement. Les requérants rappellent que la notion de « juridiction » est principalement territoriale et qu’elle est selon eux présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 71). Ils soulignent qu’aucune exception ne saurait être faite à ce principe.
94. En tout état de cause, les requérants sont d’avis que l’éloignement de migrants étrangers qui aurait eu pour effet d’empêcher ceux-ci de rejoindre les frontières de l’État ou de les renvoyer vers un autre État constitue un exercice de la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engagerait la responsabilité de l’État en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4 (ibidem, § 180). Ils ajoutent que dès lors qu’il y a contrôle sur autrui par des agents de l’État, on se trouve dans le cas d’un contrôle exercé par l’État sur les individus concernés (ibidem, § 77).
C. Les observations des tierces parties
95. Le gouvernement français ne partage pas l’appréciation de l’arrêt de la chambre sur la qualification du contrôle exercé sur les requérants et il estime que ces derniers ne se trouvaient pas sous la juridiction de l’État espagnol au sens de l’article 1 de la Convention. Il considère qu’un « contrôle effectif et continu » au sens de la jurisprudence de la Cour implique une certaine durée et un contrôle réel (physique ou d’autorité) sur la personne. Selon lui, un contrôle se bornant, comme en l’espèce, à une intervention réduite, courte et relative, dans le cadre d’une mission de défense des frontières terrestres et de sauvegarde de la sécurité nationale, ne saurait entraîner l’application extraterritoriale de la Convention.
96. Le gouvernement italien note, quant à lui, que les requérants ne séjournaient pas sur le territoire de l’État espagnol et souligne que la directive 2008/115/CE, dite « retour », ne s’applique qu’aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. Il s’en remet aux normes de l’Union européenne et en particulier au code frontières Schengen (paragraphes 45 et suiv. ci-dessus) qui impose aux États membres ayant des frontières extérieures de l’Union européenne une surveillance stricte de ces dernières.
97. Selon le gouvernement belge, les faits de la cause relèvent exclusivement de la surveillance des frontières extérieures de l’espace Schengen. Le gouvernement belge indique que lorsqu’un État membre procède à la surveillance des frontières il ne peut lui être imposé de faire entrer sur son territoire les personnes qui tentent de franchir les frontières de façon illégale, et que lorsque ces personnes sont repoussées – avec ou sans interception – il ne peut être considéré qu’elles sont entrées sur le territoire de cet État et tombent sous la juridiction de celui-ci. Le gouvernement belge souligne que la conclusion concernant la question de la juridiction qui a été retenue dans les arrêts Hirsi Jamaa et autres et Khlaifia et autres n’est pas transposable au cas d’espèce, dans la mesure où le droit international de la mer, qui aurait joué un rôle crucial dans ces affaires, ne trouverait pas à s’appliquer en l’espèce.
98. Devant la chambre et la Grande Chambre, les tierces parties non étatiques soutiennent que la juridiction de l’Espagne s’applique sur l’espace frontalier. Certaines d’entre elles contestent notamment le Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014 et l’ordre de service no 6/2014 du 11 avril 2014, qui excluraient l’application de la législation portant sur les droits des étrangers dans l’espace frontalier et la juridiction de l’Espagne à cet égard tant que les migrants qui s’y trouvent ne sont pas redescendus de la clôture intérieure et qu’ils n’ont pas dépassé la ligne de police, alors que ce territoire relèverait de la juridiction espagnole en droit interne et international pour tous les autres cas.
99. La CEAR se réfère notamment aux paragraphes des rapports annuels du défenseur du peuple espagnol reproduits aux paragraphes 39 et suiv. (ci‑dessus) pour confirmer que la juridiction de l’Espagne s’appliquait bien selon elle au cas d’espèce.
100. Le « Centre AIRE », Amnesty International, l’ECRE, la Commission internationale de juristes et le Dutch Council for Refugees, qui ont présenté leurs observations en tant que tiers intervenants conjointement, citant Hirsi Jamaa et autres (précité, § 180), considèrent « que les éloignements d’étrangers effectués dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un État dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’État, voire de les refouler vers un autre État, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’État en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4 ». Ces tiers intervenants estiment qu’il ne peut qu’en aller de même pour le refus d’admission sur le territoire national des personnes entrées clandestinement en Espagne (Sharifi et autres, précité, § 212) qui relèveraient du contrôle effectif des autorités de cet État, qu’elles soient à l’intérieur du territoire de l’État ou sur ses frontières terrestres.
101. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme soulignait devant la chambre que les mesures de gestion des frontières ne sont pas exclues de l’étendue de la notion de juridiction et que les obligations internationales en matière de protection des droits de l’homme y sont pleinement applicables.
D. L’appréciation de la Cour
1. Principes généraux
102. Aux termes de l’article 1 de la Convention, l’engagement des États contractants consiste à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés qui y sont énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, et Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001-XII). Cette disposition ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des États membres à l’empire de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil 1998-I, et Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 29, CEDH 1999-I). L’exercice de la « juridiction » est une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004-VII).
103. La juridiction d’un État, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Banković et autres, décision précitée, § 59, Ilaşcu et autres, précité, § 312, et Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier 2019). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire. Cette présomption ne peut se trouver limitée que dans des circonstances exceptionnelles, en particulier lorsqu’un État est dans l’incapacité d’exercer son autorité sur une partie de son territoire (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, §§ 137-139, CEDH 2004-II, et Ilaşcu et autres, précité, §§ 312-313, et 333).
2. Application au cas d’espèce
104. La Cour constate d’emblée qu’il n’est pas contesté que les événements litigieux se sont déroulés sur le territoire espagnol. Le Gouvernement reconnaît d’ailleurs que les trois clôtures frontalières de Melilla ont été érigées sur son territoire. Il invoque cependant une exception de juridiction territoriale qui s’étend non seulement à l’espace qui pourrait exister entre la ligne frontalière séparant le Maroc de l’Espagne et la clôture extérieure du dispositif de protection de la frontière de Melilla, mais aussi jusqu’à la descente de la troisième clôture « intérieure » (du côté espagnol) et à la zone située entre cette clôture et la ligne de police, jusqu’au dépassement de cette dernière.
105. La juridiction d’un État étant présumée s’exercer sur l’ensemble de son territoire, la question qui se pose est celle de savoir si l’État espagnol peut, en invoquant, comme il le fait, des circonstances exceptionnelles, modifier ou réduire l’étendue de sa juridiction en formulant une « exception de juridiction » applicable à la partie de son territoire où se sont déroulés les événements litigieux.
106. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que la jurisprudence n’autorise aucune exclusion territoriale (Matthews, précité, § 29, et Assanidzé, précité, § 140), hormis dans le cas prévu à l’article 56 § 1 de la Convention (territoires dépendants), qui n’est pas applicable en l’occurrence. En revanche, elle a déjà reconnu que les États situés aux frontières extérieures de l’espace Schengen rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 223, CEDH 2011, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 122, et Sharifi et autres, précité, § 176), mais elle n’en a pas pour autant déduit de conséquences sur le plan de la juridiction des États concernés.
107. En l’espèce, le Gouvernement invoque la gestion selon lui difficile de l’immigration illégale via l’enclave de Melilla et, en particulier, les assauts collectifs donnés aux clôtures frontalières par des groupes comptant généralement plusieurs centaines d’étrangers. Pour autant, il n’allègue pas que cette situation l’empêche d’exercer pleinement son autorité sur cette partie de son territoire. Il est clair, en effet, que seules les autorités espagnoles agissaient à cet endroit, comme il ressort du dossier et des vidéos fournies par les parties, qui montrent que ce sont les forces de l’ordre espagnoles qui ont aidé les migrants concernés à descendre des clôtures.
108. La Cour ne décèle donc aucune « situation de fait contraignante » ni aucun « élément factuel objectif » ayant pu limiter l’exercice effectif de l’autorité de l’État espagnol sur son territoire à la frontière de Melilla et, par conséquent, renverser la « présomption de compétence » à l’égard des requérants (Ilasçu et autres, précité, §§ 313 et 333).
109. En outre, la Cour rappelle que la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Ilasçu et autres, précité, § 132, Assanidzéprécité, § 137). Or, au regard de celui-ci, l’existence d’une clôture située à une certaine distance de la bordure frontalière ne saurait habiliter un État à exclure, modifier ou limiter unilatéralement sa juridiction territoriale, laquelle commence à la ligne frontalière. Par ailleurs, concernant l’argument de certaines tierces parties selon lequel le droit de l’Union obligerait ses États membres à protéger les frontières extérieures de l’Union en vertu du code frontières Schengen (paragraphes 45 et 46 ci-dessus), la Cour observe que les articles 1, 2 § 2 a) et 4 §§ 3 et 4 de la directive « retour » établissent clairement que les États peuvent adopter ou maintenir des dispositions plus favorables pour les personnes auxquelles la directive s’applique sans que la responsabilité de leurs décisions et agissements à cet égard puisse être du ressort de l’Union (paragraphe 47 ci-dessus). De plus, cette législation de l’UE n’affecte pas la juridiction espagnole en droit international. En outre, les dispositions du droit interne ne sauraient justifier la non-exécution d’un traité, comme l’indique l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (paragraphe 61 ci-dessus).
110. Au demeurant, la Cour a déjà indiqué que la spécificité du contexte migratoire ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévus par la Convention et que les États se sont engagés à reconnaître aux personnes placées sous leur juridiction (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 178). Instrument constitutionnel de l’ordre public européen (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 141, CEDH 2011), la Convention ne saurait s’appliquer de manière sélective à des parties du territoire d’un État par l’effet d’une réduction artificielle de l’étendue de sa juridiction territoriale. Parvenir à la conclusion contraire reviendrait à vider de son contenu le postulat de la protection effective des droits de l’homme qui sous-tend l’ensemble de la Convention (Assanidzé, précité, § 142).
111. Partant, les faits dont découlent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Espagne au sens de l’article 1 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette l’exception relative au défaut de juridiction formulée par le Gouvernement.
III. SUR LES AUTRES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
A. Sur la perte de la qualité de victime des requérants
112. Le Gouvernement estime que, à supposer même que les personnes visibles sur les images filmées soient effectivement les requérants (paragraphes 80-88 ci-dessus), ces derniers ont perdu la qualité de victime dans la mesure où, quelques mois plus tard, ils auraient réussi à pénétrer illégalement en territoire espagnol et fait l’objet d’arrêtés d’expulsion adoptés dans le cadre de procédures qui ont été entourées, selon le Gouvernement, de toutes les garanties (paragraphes 28 et suiv., ci-dessus). Il précise par ailleurs que, lorsqu’ils ont déposé leurs requêtes devant la Cour, les requérants avaient déjà fait l’objet des procédures individuelles d’expulsion susmentionnées. Il ajoute que seul le premier requérant a formulé une demande d’asile par la suite, bien que les deux requérants aient selon lui été assistés par des avocats et des interprètes. Aux yeux du Gouvernement, les requérants ont donc perdu leur qualité de victime lorsqu’ils ont réussi à pénétrer en Espagne à la fin de 2014 sans toutefois, à son avis, vouloir pleinement bénéficier des procédures qui leur étaient ouvertes. Par conséquent, pour le Gouvernement, les requêtes doivent être rayées du rôle conformément à l’article 37 § 1 b) et c) de la Convention.
113. Concernant les procédures administratives d’expulsion engagées en 2015, les requérants soulignent que leurs requêtes portent exclusivement sur les expulsions sommaires du 13 août 2014 et non sur les procédures ultérieures qui seraient évoquées par le Gouvernement et qui auraient été ouvertes pour des faits différents.
114. La Cour ne saurait prendre en compte, dans une affaire d’expulsion alléguée telle que la présente, des événements qui ont fait suite à un autre franchissement de la frontière. En conséquence, elle rejette la demande de radiation du rôle formulée par le Gouvernement à cet égard.
B. Sur l’épuisement des voies de recours internes
1. Le Gouvernement
115. Selon le Gouvernement, d’une part, les deux requérants auraient pu tenter d’obtenir un visa d’entrée en Espagne depuis leurs pays d’origine respectifs au titre de l’article 27 § 1 de la LOEX (paragraphe 32 ci-dessus) et le premier requérant, notamment, aurait pu solliciter un visa de travail spécial en vertu de l’accord-cadre de coopération en matière de migration du 23 janvier 2007 conclu entre l’Espagne et le Mali. Le Gouvernement indique que trente-quatre visas de travail ont été octroyés à des ressortissants maliens et trente-et-un à des ressortissants ivoiriens entre 2015 et 2017. Le Gouvernement estime que les requérants auraient pu aussi demander l’asile au Maroc ainsi que dans tous les consulats d’Espagne dans les pays qu’ils ont traversés avant d’arriver au Maroc, y compris dans leurs pays d’origine (article 38 de la loi 12/2009 du 30 octobre 2009 portant sur le droit à l’asile et à la protection subsidiaire, paragraphe 34 ci-dessus), à l’ambassade d’Espagne à Rabat et au consulat de Nador, situé à 16,8 kilomètres de Melilla, ainsi qu’au poste-frontière officiel de Beni-Enzar, d’où ils auraient été conduits jusqu’au commissariat de Melilla (article 21 § 1 de la loi 12/2009, susmentionnée).
116. Par ailleurs, le Gouvernement indique que les arrêtés d’expulsion pris à l’égard des requérants n’ont pas été attaqués devant les juridictions du contentieux administratif, et que seul le premier requérant a présenté une demande d’asile qui aurait eu pour simple objet le sursis de son expulsion. Il ajoute que cette demande a été rejetée à la suite de la communication des deux rapports du HCR concluant à l’absence de motifs pour l’octroi d’un tel bénéfice et qu’en l’absence de recours contentieux administratif, l’arrêté d’expulsion a été exécuté le 31 mars 2015, le premier requérant ayant ainsi été renvoyé au Mali. Quant au second requérant, le Gouvernement indique qu’il n’a formé aucun recours contre la décision du 23 février 2015 rejetant son recours administratif contre l’arrêté d’expulsion pris contre lui, alors que, tout comme le premier requérant, il aurait été représenté par un avocat (paragraphes 28 et suiv. ci-dessus).
2. Les requérants
117. Les requérants affirment qu’il n’existait pas de mécanisme permettant d’accéder légalement au territoire espagnol afin d’y demander l’asile. Le poste-frontière officiel de Beni-Enzar ne serait pas accessible aux migrants subsahariens. Selon les rapports fournis par les requérants et par certaines des tierces parties devant la Grande Chambre, les autorités marocaines limiteraient en réalité l’accès à ce poste-frontière. La seule possibilité pour les requérants de pénétrer en Espagne aurait été d’escalader les clôtures ou de franchir la frontière illégalement avec l’aide de passeurs.
118. Les requérants avancent qu’aucun mécanisme de protection internationale n’était reconnu par les autorités marocaines jusqu’en 2013. En 2013-2014, lors de la reprise des opérations du Bureau des réfugiés et apatrides (BRA) au Maroc, seules auraient eu lieu des régularisations du statut des réfugiés ayant été entre-temps reconnus par le HCR. Ils indiquent que la Mauritanie n’est pas non plus dotée d’un système effectif de protection des réfugiés (ni par l’État lui-même ni par le HCR), pas plus que l’Algérie. Au Mali, le système national d’asile en place, qui existerait en théorie mais opérerait sur une base discrétionnaire, ne communiquerait pas de données relatives aux demandes d’asile ; les activités du HCR y auraient d’ailleurs cessé en 2002. Les pays cités, à savoir le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie et le Mali, ne figureraient au demeurant pas sur la liste des États sûrs à cet égard. Les requérants arguent que la possibilité de demander une protection internationale dans des États tiers ne constitue pas une voie de recours efficace et que de surcroît, elle est inexistante. Ils considèrent que lesdites voies de recours auraient dû être disponibles et effectives, avoir un effet suspensif et constituer un remède efficace contre le caractère collectif de l’expulsion, ce qui n’était évidemment pas le cas selon eux.
119. Les requérants soulignent que leurs requêtes portent sur les expulsions sommaires du 13 août 2014 et non sur les procédures ultérieures évoquées par le Gouvernement et menées pour des faits différents. Ils plaident, en tout état de cause, que seuls les recours internes ayant effet suspensif et étant par conséquent considérés comme effectifs doivent être épuisés. Ils estiment que l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 13 de la Convention sont intimement liés (Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 212, CEDH 2014 (extraits)) et affirment que, contre leur expulsion sommaire du 13 août 2014, ils n’ont eu accès à aucun recours effectif qu’ils auraient pu introduire avant ou après l’exécution des expulsions en question.
3. L’appréciation de la Cour
120. D’une part, la Cour note que le Gouvernement expose les différentes procédures qui étaient, selon lui, disponibles pour permettre aux requérants d’entrer sur le territoire espagnol de façon régulière, avec un visa d’entrée ou un contrat de travail, ou en tant que demandeurs d’asile (paragraphe 115 ci-dessus). Eu égard au grief des requérants, qui allèguent avoir été soumis à une expulsion collective, les voies proposées par le Gouvernement ne peuvent pas être considérées comme des remèdes effectifs au regard de la violation alléguée. Le Gouvernement les présente lui-même comme des alternatives à l’entrée illégale plutôt que comme des voies de recours. Cette question sera examinée plus en avant.
121. D’autre part, et dans la mesure où le Gouvernement fait référence aux arrêtés d’expulsion qui ont été pris après les faits examinés dans les présentes requêtes ainsi qu’à la procédure d’asile engagée par le premier requérant en 2015 alors qu’il se trouvait encore en Espagne (paragraphes 112 et suiv. ci-dessus), la Cour a déjà constaté (paragraphe 114 ci-dessus) que, bien que les requérants n’aient pas épuisé les voies de recours disponibles contre ces arrêtés d’expulsion ou contre le rejet de la demande d’asile, ces derniers ne constituent pas l’objet de la présente affaire, qui porte sur la prétendue expulsion collective consécutive aux événements du 13 août 2014.
122. L’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement doit, dès lors, être rejetée.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
123. Les requérants affirment avoir fait l’objet d’une expulsion collective, sans examen individuel de leurs circonstances et en l’absence de toute procédure et assistance juridique. Cette situation serait le reflet d’une politique systématique d’éloignement de migrants sans identification préalable, dépourvue selon eux à cette époque de base légale. Ils précisent que les présentes requêtes ne portent pas sur le droit d’entrée sur le territoire d’un État mais sur le droit de bénéficier d’une procédure individuelle afin de pouvoir contester une expulsion. Ils invoquent à cet égard l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »
A. L’arrêt de la chambre
124. La chambre a jugé que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité ratione materiae de cet article à la présente espèce était étroitement liée à la substance du grief des requérants et qu’il y avait lieu de la joindre à l’examen au fond de la requête. La chambre n’a pas estimé nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si les requérants avaient été éloignés après être entrés sur le territoire espagnol ou avant d’avoir pu le faire, comme le soutient le Gouvernement. Elle a en effet considéré que si les interceptions en haute mer tombaient sous l’empire de l’article 4 du Protocole no 4 (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 180, et Sharifi et autres, précité, § 212), il ne pouvait qu’en aller de même du refus d’admission sur le territoire national dont étaient l’objet les personnes arrivées clandestinement en Espagne. La chambre en a conclu qu’en l’espèce il y avait bien eu « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphes 98 et suiv., et notamment 102-105 de son arrêt). Quant au bien-fondé du grief relatif au caractère « collectif » de l’expulsion, la chambre a conclu que les mesures d’éloignement ayant été prises sans la moindre procédure, en l’absence de tout examen de la situation individuelle des requérants et sans aucune décision administrative ou judiciaire préalable, l’expulsion des intéressés avait bien été collective, en violation de la disposition citée.
B. Les thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Le Gouvernement
125. Le Gouvernement estime que le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 a été étendu par la jurisprudence de la Cour et il excipe de l’inapplicabilité de cette disposition en l’espèce.
126. Selon le Gouvernement, la disposition citée est applicable aux étrangers qui entrent sur le territoire d’un État de manière pacifique. Dans ce contexte, le Gouvernement invoque l’article 51 de la Charte des Nations Unies, lequel proclame le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dont disposent les États dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée. Selon le Gouvernement, l’article 4 du Protocole no 4 requiert de surcroît que les requérants se soient trouvés dans une situation dangereuse (soit dans leur pays d’origine soit parce qu’ils sont arrivés par la mer) ainsi que dans l’incapacité de demander l’asile ou une entrée régulière parce qu’ils ne se trouvaient pas encore sur le territoire dudit État.
127. L’article 4 du Protocole no 4 ne serait dès lors pas applicable en cas d’absence de danger pour les requérants et/ou s’il y a un moyen possible de demander l’asile ou d’entrer depuis un territoire sûr. Le Gouvernement se réfère à cet égard aux paragraphes 177 et 174 de l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité), met l’accent sur le fait que les requérants dans la présente affaire seraient des migrants ayant tenté de pénétrer illégalement sur le territoire espagnol en traversant une frontière terrestre et observe qu’ils n’ont aucunement prouvé qu’ils se trouvaient dans l’un des cas de figure reconnus internationalement pour l’octroi de l’asile.
128. Le Gouvernement soutient que le principe de non-refoulement ne peut être appliqué qu’à ceux qui sont en situation de danger ou de risque reconnu par le droit international. Il rappelle qu’en l’espèce, les requérants n’étaient pas exposés à un tel risque au Maroc, ce que la Cour aurait confirmé par sa décision d’irrecevabilité du grief fondé sur l’article 3. Le Gouvernement indique qu’au surplus, même après avoir réussi à entrer en Espagne, les requérants ont formulé une demande d’asile tardive (N.D.) ou n’ont pas formulé une telle demande (N.T.). Ils ne peuvent donc pas, selon lui, être considérés comme des demandeurs d’asile. Le Gouvernement affirme en outre que les requérants viennent d’États tiers sûrs, qu’ils n’étaient pas exposés à des risques et qu’ils auraient pu entrer en Espagne de façon régulière s’ils avaient présenté des demandes d’asile au Maroc, à l’ambassade, auprès des consulats d’Espagne au Maroc (paragraphe 34 ci‑dessus), dans les autres États par lesquels ils auraient transité ou encore au poste-frontière autorisé de Beni-Enzar, ou s’ils avaient obtenu depuis leurs pays d’origine un contrat de travail en Espagne. Il se réfère à cet égard au rapport du 18 décembre 2015 de la Direction de la police de Melilla selon lequel six demandes d’asile auraient été présentées à Beni-Enzar entre le 1er janvier et le 31 août 2014 et, lorsque le bureau d’enregistrement des demandes d’asile a été ouvert par les autorités espagnoles à Beni-Enzar le 1er septembre 2014, 404 demandes auraient été déposées au même endroit au cours des quatre derniers mois de cette même année. Le Gouvernement déclare qu« ’avant que le Bureau de protection internationale ne soit créé et construit [à Beni-Enzar], le demandeur d’asile était informé de ses droits avec l’aide d’un interprète et assisté par un avocat gratuit spécialisé désigné par le Barreau. Il était alors conduit à un Centre ouvert de séjour temporaire pour étrangers, où ses besoins de base étaient pris en charge. Les services de santé, les services sociaux et les ONG déploient aussi leur travail dans ces centres. » Le Gouvernement estime que les requérants ont pris part à un assaut collectif illégal pour tenter d’entrer sur le territoire espagnol en dehors des postes-frontières désignés à cet effet. Il rappelle en outre que la pression migratoire en 2014 était particulièrement forte, ce qu’il attribue à une prolifération des réseaux de passeurs qui auraient organisé de multiples attaques massives et violentes pour entrer en Espagne via Melilla.
129. Le Gouvernement affirme que le droit d’entrer sur le territoire espagnol tel que les requérants le réclament, à savoir, sans aucun contrôle et à n’importe quel endroit de la frontière, serait contraire au système de la Convention, mettrait en danger la jouissance des droits de l’homme tant par les citoyens des États membres que par les migrants, et constituerait une considérable source de profits pour les mafias de trafiquants d’êtres humains. Aux yeux du Gouvernement, une décision de la Cour légitimant un pareil comportement illégal produirait un effet « d’appel d’air » non souhaitable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences catastrophiques pour la protection des droits de l’homme.
130. Le Gouvernement indique à cet égard que le TFUE lui-même précise, dans ses articles 72 et 79 (paragraphe 43 ci-dessus), que les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration ne portent pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres en matière de maintien de l’ordre public et de sauvegarde de la sécurité intérieure. Le respect des obligations découlant de la Convention et de l’article 4 du Protocole nº 4 est, selon le Gouvernement, compatible avec le maintien par l’Espagne d’un dispositif de protection des frontières.
131. Le Gouvernement renvoie au régime spécial pour Ceuta et Melilla prévu par la dixième disposition additionnelle de la LOEX telle que modifiée par la loi organique 4/2015 susmentionnée (paragraphe 33 ci‑dessus). Il ajoute que l’Espagne, en tant qu’État souverain, membre de l’Union européenne et frontière extérieure de cette dernière, a l’obligation de protéger, surveiller et sauvegarder ses frontières. Il estime qu’il s’agit dès lors d’une obligation qui dépasse le cadre strictement national et qui relève d’une responsabilité envers l’ensemble de l’Union européenne.
132. Le Gouvernement considère qu’en tout état de cause les faits de la présente affaire ne constituent pas une « expulsion collective d’étrangers » dans la mesure où, pour tomber sous le coup de l’article 4 du Protocole no 4, l’« expulsion » doit selon lui concerner une personne se trouvant sur le territoire de l’État défendeur en cause. Il ne s’agirait pas, en l’espèce, d’une « expulsion », mais d’un empêchement d’entrée illégale sur le territoire espagnol. Le Gouvernement rappelle la différence nette qui existerait au sein du code frontières Schengen entre, d’une part, l’empêchement d’entrer dans un État membre de l’Union européenne et, d’autre part, la procédure à suivre à l’égard de ceux qui ont réussi à entrer illégalement.
133. Le Gouvernement ajoute que l’expulsion doit être, par ailleurs, « collective », c’est-à-dire que selon lui, elle doit affecter un groupe de personnes caractérisé par des circonstances communes et spécifiques au groupe en question, et doit s’appliquer à des « étrangers ».
134. Le Gouvernement conteste l’arrêt de la chambre en ce qu’il n’existe pas selon lui de droit d’entrée dans un État donné en dehors des postes‑frontières et il cite, pour étayer ses dires, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que les articles 2 et 3 du Protocole no 4 à la Convention. Il se réfère également au paragraphe 184 de l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité), dans lequel il est rappelé que la Cour prend en compte, dans sa jurisprudence relative à l’article 4 du Protocole no 4, la question de savoir si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Berisha et Haljiti c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine (déc.), no 18670/03, CEDH 2005-VIII (extraits) et Dritsas et autres c. Italie (déc.), no 2344/02, 1er février 2011). Il demande à la Cour de conclure à l’irrecevabilité des requêtes ou, à défaut, à une non-violation de la disposition citée ainsi qu’à une non-violation de l’article 13 de la Convention.
2. Les requérants
135. Se référant aux travaux préparatoires du Protocole no 4, cités dans l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 171, 174) les requérants avancent qu’aucune distinction ne peut être opérée entre les réfugiés et les non‑réfugiés ou entre les migrants réguliers et les migrants irréguliers en ce qui concerne le bénéfice de la protection garantie par l’article 4 du Protocole no 4. Ils notent que le Comité d’experts chargé de la rédaction du Protocole a expressément indiqué que le terme « étrangers » s’appliquait à « tous ceux qui n’[avaient] pas un droit actuel de nationalité dans l’État sans distinguer ni s’ils [étaient] simplement de passage ou s’ils [étaient] résidents ou domiciliés, ni s’ils [étaient] des réfugiés ou s’ils [étaient] entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils [étaient] apatrides ou posséd[ai]ent une nationalité » (travaux préparatoires, section 61, § 34). Cette position se refléterait dans la jurisprudence de la Cour (Sharifi et autres § 211, et Géorgie c. Russie (I), précités) et dans le droit international, où l’applicabilité de l’interdiction des expulsions collectives d’étrangers ne serait liée ni au statut de réfugié des intéressés ni à leur intention ou à leur capacité de demander l’asile dans le pays concerné ou dans un pays de transit.
136. Les requérants font référence aux observations du Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) devant la chambre, dans lesquelles celui-ci aurait affirmé que l’interdiction des expulsions collectives se distinguait du principe de non-refoulement dans la mesure où, selon lui, celle-ci relevait du droit à un procès équitable, et que cette règle obligeait les États qui envisageaient d’expulser un groupe d’étrangers à examiner la situation individuelle de chacune des personnes concernées par la mesure d’expulsion et de statuer au cas par cas, par le biais d’une procédure offrant des garanties suffisantes de prise en compte de leurs circonstances. Il ajoutait qu’un individu pouvait fonder son opposition à l’expulsion sur des motifs autres que l’asile.
137. Lorsque le Gouvernement argue que, en vertu de la notion de frontière opérationnelle il ne s’agirait pas, en l’espèce, d’une expulsion mais d’un refus d’entrée ou bien d’un mécanisme de défense contre des entrées irrégulières, les requérants considèrent que cet argument n’est pas pertinent dans la mesure où le mot « expulsion » doit selon eux être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) » (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 174, et Khlaifia et autres, précité, §§ 243-244). L’article 4 du Protocole no 4 serait, dès lors, applicable en l’espèce.
138. Au regard du caractère « collectif » de l’expulsion, les requérants indiquent que le point crucial à examiner pour déterminer si leur expulsion a ou non été contraire à l’article 4 du Protocole no 4 serait la question de l’individualisation de la procédure d’éloignement. Ils ajoutent que, comme la Cour l’a réaffirmé dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité), « [l]e but de l’article 4 [du Protocole no 4] est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente » (§ 238). Ils indiquent que lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur l’existence d’une expulsion collective, la Cour recherche, eu égard aux circonstances de la cause, si chacune des personnes concernées a eu « la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion », et si ceux-ci « [ont été] examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur » (ibidem, § 248).
139. Les requérants allèguent qu’ils faisaient partie d’un groupe d’individus qui tentaient de franchir la clôture de Melilla et qu’ils ont été expulsés de la même façon que les migrants dans les affaires Hirsi Jamaa et autres et Sharifi et autres (précitées). Ils soutiennent avoir été purement et simplement expulsés sans aucune procédure, par le biais de l’application automatique du Protocole opératoire de la Guardia Civil du 26 février 2014 et de l’ordre de service no6/2014 du 11 avril 2014, sans identification et sans qu’aucun document ne fût rédigé à leur égard ni ne leur fût fourni. Les requérants avancent que, dans la jurisprudence de la Cour, l’appartenance à un groupe n’a de pertinence que dans la mesure où elle refléterait la manière dont l’État a traité les personnes concernées – de manière collective – lorsqu’il a décidé de les expulser et qu’il a mis cette décision à exécution.
140. Les requérants notent que les agents de la Guardia Civil présents aux alentours de la clôture le 13 août 2014 n’auraient pas pu tenir compte des arguments avancés par eux-mêmes contre leur expulsion dès lors que leur seule mission aurait consisté à surveiller la frontière.
141. Leur expulsion collective serait aussi contraire au droit de l’Union européenne, qui serait applicable à Melilla, ville autonome espagnole. De l’avis des requérants, la directive de l’Union européenne relative aux procédures d’asile obligeait notamment les États membres de l’UE à faciliter l’accès à leurs procédures d’asile respectives aux personnes ayant présenté une demande de protection « [pouvant] être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié », y compris « à la frontière, dans les eaux territoriales ou dans une zone de transit ». Même le code frontières Schengen fixerait expressément des limites à l’obligation de surveillance de leurs frontières extérieures imposée aux États et obligerait ceux-ci à fournir « une décision motivée indiquant les raisons précises du refus » [d’entrée] prise « par une autorité compétente habilitée à ce titre par la législation nationale », et à notifier pareille décision aux intéressés en leur remettant un « formulaire uniforme ».
C. Les observations des tierces parties
1. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
142. La Commissaire aux droits de l’homme et son prédécesseur avancent que les expulsions collectives rendent impossible la protection des droits fondamentaux des migrants, en particulier le droit de demander l’asile, et qu’en pratique les renvois immédiats privent les migrants de leur droit à un recours effectif contre l’expulsion dont ils font l’objet. La Commissaire aux droits de l’homme souligne que les clôtures frontalières en cause font partie du territoire espagnol et que la question qui se pose en l’espèce n’est pas tant celle de savoir si les requérants auraient dû demander l’asile que celle de savoir si leur droit à être protégés contre les expulsions collectives a été violé.
143. La Commissaire aux droits de l’homme observe que les territoires de Ceuta et de Melilla font partie de l’espace Schengen. Elle indique que la version de la LOEX (loi organique no 4/2000) en vigueur au moment des faits permettait de refuser l’entrée d’étrangers aux postes-frontières et de renvoyer les étrangers essayant de pénétrer sur le territoire de manière irrégulière, y compris ceux interceptés près de la frontière. Elle ajoute que ces procédures imposaient toutefois l’identification et l’enregistrement des personnes interceptées ainsi que le respect de garanties procédurales, l’assistance d’un avocat et d’un interprète et l’accès aux voies de recours pertinentes. La Commissaire note cependant que, pour donner de la cohérence au concept de « frontière opérationnelle » créé par le Gouvernement, des modifications ont été apportées à la LOEX en 2015, et que ces modifications emportaient le risque d’amoindrir la protection des droits fondamentaux des migrants et d’encourager ce genre de pratique d’expulsion « à chaud » par d’autres États membres. Elle aurait ainsi appelé les autorités nationales à reconsidérer ces modifications, à améliorer le cadre juridique ambigu entourant les rejets à la frontière (push-backs) et à mettre en place un système procédural clair et conforme au droit international des droits de l’homme à destination des gardes-frontières à Ceuta et Melilla. Elle rappelle que, en novembre 2014, un bureau chargé des demandes d’asile a été créé à Beni-Enzar. Elle constate toutefois que l’accès à ce poste-frontière reste impossible pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne se trouvant du côté marocain, qui n’auraient d’autre possibilité pour entrer en Espagne que d’escalader les clôtures frontalières. La Commissaire aux droits de l’homme fait référence notamment au rapport de la mission d’information en Espagne effectuée par l’Ambassadeur Tomáš Boček, Représentant spécial du Secrétaire Général sur les migrations et les réfugiés, dont les paragraphes pertinents sont reproduits au paragraphe 58 ci-dessus.
2. Les gouvernements tiers-intervenants
a) Le gouvernement belge
144. Le gouvernement belge estime que les faits de la cause relèvent exclusivement de la surveillance des frontières extérieures de l’espace Schengen au sens de l’article 77 § 1 b) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il indique que des règles en matière de franchissement des frontières ont aussi été adoptées au niveau européen et que les États membres ont l’obligation de surveiller leurs frontières extérieures et de prendre des mesures pour lutter contre le franchissement irrégulier de celles‑ci. Il s’agit selon lui d’empêcher des ressortissants d’États tiers de franchir illégalement les frontières extérieures Schengen à des endroits non autorisés.
145. Il avance que, conformément à l’article 5 § 1 du code frontières Schengen, « les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers (…) » et se réfère également à l’article 13 de ce code, selon lequel l’objectif de la surveillance frontalière consisterait « à appréhender les individus franchissant illégalement la frontière ». Il note que la procédure prévue dans la directive 2008/115/CE, dite « retour » est quant à elle mise en œuvre à l’égard des personnes qui ont déjà franchi irrégulièrement les frontières. De l’avis du gouvernement belge, cette directive ne trouve donc pas à s’appliquer en l’espèce dans la mesure où les autorités chargées de la surveillance des frontières se seraient bornées à repousser une tentative de franchissement illégal menée par des étrangers, à savoir des ressortissants d’États tiers qui auraient tenté de pénétrer sur le territoire d’un État sans respecter les règles en vigueur, c’est-à-dire sans demander l’asile ni se présenter au point de passage frontalier ; selon lui, ces individus ne peuvent pas, de ce fait, être considérés comme étant entrés sur le territoire. Pour le gouvernement belge, permettre à des personnes qui contournent les règles en matière de franchissement des frontières d’accéder au territoire, alors qu’elles ne se présentent pas au point de passage frontalier pour franchir la frontière et ne disposent pas des documents requis pour se rendre et séjourner sur ledit territoire, serait en conflit total avec les normes européennes relatives au contrôle et au franchissement des frontières. À ses yeux, cela priverait ces règles de tout effet utile et encouragerait les trafiquants d’êtres humains. Le gouvernement belge considère que les personnes tentant de franchir la frontière ne peuvent qu’être interceptées et remises, le cas échéant par l’usage de moyens coercitifs, aux autorités de l’État sur le territoire à partir duquel elles ont tenté le franchissement illégal.
146. Concernant le caractère « collectif » de l’expulsion, le gouvernement belge estime, citant Khlaifia et autres(précité, § 234), que pour être applicable l’article 4 du Protocole no 4 requiert qu’il soit préalablement établi d’une part, que les étrangers en question se trouvent sur le territoire d’un État membre et, d’autre part, que les autorités de cet État ont pris des mesures et/ou adopté un comportement visant à contraindre ces étrangers à quitter le territoire de cet État, à l’exclusion de mesures telles que, entre autres, la non-admission d’un étranger dans cet État. Selon lui, le fait d’empêcher un étranger ressortissant d’un État tiers de franchir illégalement les frontières extérieures Schengen à un endroit non autorisé de la frontière d’un État membre implique nécessairement que ce dernier n’a jamais eu accès au territoire de cet État, et l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention ne peut donc pas entrer en ligne de compte à son avis.
b) Le gouvernement français
147. Le gouvernement français se réfère au paragraphe 238 de l’arrêt Khlaifia et autres (précité) concernant le but de l’article 4 du Protocole no 4, qui est selon lui d’éviter que les États puissent éloigner des étrangers sans examiner leur situation personnelle. Il indique qu’il n’y a pas de violation de la disposition citée « si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées ». Il cite les décisions Berisha et Haljiti, et Dritsas et autres (précitées).
148. Le gouvernement français estime que la présente affaire diffère de l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée) et que les circonstances de l’espèce et celles des interceptions en haute mer ne peuvent pas être comparées. Il observe que les requérants dans cette dernière affaire, qui avaient été interceptés en haute mer, n’avaient pas de possibilité de faire examiner leur situation personnelle. Il ajoute qu’en particulier ils étaient privés de la possibilité de demander l’asile ou un titre de séjour. Selon lui, tel n’est pas le cas en l’espèce, car rien n’aurait empêché les requérants d’emprunter les voies qui leur étaient légalement et effectivement ouvertes, afin que les autorités espagnoles compétentes effectuent un examen individualisé de leur situation. Aux yeux du gouvernement français, les requérants se sont eux‑mêmes placés dans une situation irrégulière ayant mené à la présente espèce et au fait qu’aucune décision n’a pu être prise.
149. Concernant l’incidence du droit de l’Union européenne dans la présente affaire, le gouvernement français considère qu’en l’espèce les directives « accueil » (2003/9, remplacée par la directive 2013/33/UE depuis le 21 juillet 2015) et « procédures » (2005/85, remplacée par la directive 2013/32/UE à compter du 21 juillet 2015) ne sont pas applicables, dans la mesure où elles s’appliqueraient seulement lorsqu’un ressortissant d’un pays tiers a déposé une demande d’asile à la frontière ou sur le territoire d’un État membre (article 3 des directives). Il indique que les requérants n’avaient pas engagé de telles démarches à la date des faits litigieux. Il précise par ailleurs que ces directives n’imposent pas aux gardes-frontières d’informer les ressortissants de pays tiers appréhendés en dehors des points de passage frontaliers de la possibilité de présenter une demande d’asile sur le territoire de l’État membre concerné ; selon lui, à supposer même qu’une telle obligation d’information puisse se déduire de l’article 6 § 5 de la directive 2005/85 ou de l’article 8 de la directive 2013/32 en présence d’éléments laissant penser que les intéressés souhaitaient effectivement présenter une demande de protection internationale, en tout état de cause, ce n’est pas le cas en l’espèce.
c) Le gouvernement italien
150. Le gouvernement italien indique que, selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 124, CEDH 2008), et que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique (Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 38, Recueil 1996-VI).
151. Il note que les requérants n’étaient pas entrés sur le territoire de l’État espagnol et avance que la directive 2008/115/CE, dite « retour », ne s’applique qu’aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. Il ajoute que la présente affaire concerne la tentative d’entrée illégale sur le territoire espagnol de ressortissants d’États tiers qui auraient disposé de possibilités de demander une protection internationale, et qu’elle relève donc à ses yeux de la politique de sécurité et de la souveraineté des États et de toute l’Europe. Le gouvernement italien souligne que les États doivent respecter leurs obligations de surveillance et de contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne dans l’intérêt de tous ses États membres ainsi que de la lutte contre le trafic des êtres humains et l’immigration illégale, ce qui est selon lui entièrement conforme à la Convention.
3. Les autres tierces interventions
a) Le HCR
152. Dans ses observations écrites et à l’audience devant la Cour, le HCR a indiqué que jusqu’en novembre 2014, il n’était possible de demander l’asile ni poste-frontière de Beni-Enzar à Melilla ni ailleurs et qu’il n’existait aucun mécanisme permettant d’identifier les personnes ayant besoin d’une protection internationale.
153. Le HCR a avancé que les éloignements des migrants qui tentaient d’entrer en Espagne de façon clandestine par des points non autorisés devaient respecter certaines garanties prévues par la LOEX en vigueur à l’époque des faits mais que ces garanties n’étaient toutefois pas respectées à Ceuta et à Melilla, ce qui aurait donné lieu à des « rejets à la frontière ».
154. Le HCR a rappelé que la LOEX avait été modifiée en 2015, après les faits de l’espèce, et que cette modification avait introduit dans la loi le concept de « rejet à la frontière », qui permet selon lui aux autorités d’expulser les étrangers tentant de passer la frontière espagnole à Ceuta et à Melilla afin d’empêcher leur entrée illégale sur le territoire. Le HCR estime que cette pratique ne correspond pas aux standards du droit international des droits de l’homme et du droit d’asile, notamment du fait d’un défaut d’identification des personnes concernées, d’un défaut de procédures dépourvues de discrimination et d’un défaut d’accès à une procédure juste, efficiente et effective. Depuis l’entrée en vigueur de cette modification, de tels rejets (push-backs) continueraient d’être rapportés régulièrement.
155. Le HCR a remarqué qu’en réalité les migrants subsahariens n’ont pas accès aux procédures d’immigration et d’asile au poste-frontière autorisé de Melilla car ils seraient systématiquement empêchés d’atteindre la frontière du côté marocain. Pire encore à ses yeux, la rétention administrative des demandeurs d’asile sur place, la durée de la procédure d’asile et les conditions de rétention, notamment la surpopulation des centres, dissuaderaient les étrangers de bonne foi de quérir une protection internationale dans les enclaves de Melilla et de Ceuta. La pratique des expulsions et des rejets de migrants à la frontière sans identification individuelle et dans des conditions d’accueil inadéquates se poursuivrait.
b) Le HCDH
156. Le HCDH indique que l’interdiction des expulsions collectives est une règle de droit international inhérente au droit à un procès équitable. Cette règle exigerait l’examen individualisé, par le biais d’une procédure offrant des garanties suffisantes de prise en compte réelle et différenciée, de la situation individuelle des personnes concernées en l’absence duquel les expulsions auraient un caractère collectif. Il considère comme étrangers les personnes qui n’ont pas la nationalité de l’État concerné, indépendamment de leur statut (de réfugié ou non). Il estime que l’interdiction des expulsions collectives diffère du principe de non-refoulement dans la mesure où elle ferait partie du droit à un procès équitable. Le HCDH ajoute que les États doivent garantir aux victimes d’expulsions collectives le droit à un recours effectif à effet suspensif automatique afin que celles-ci puissent attaquer la mesure en cause, éviter que soient prises des mesures contraires au droit international des droits de l’homme et, le cas échéant, réparer la violation, mettre un terme à ses effets, éliminer ses conséquences et indemniser les personnes qui ont été expulsées en violation de l’interdiction des expulsions collectives.
c) La CEAR
157. La CEAR avance que rien ne justifie l’application du régime spécial créé par la dixième disposition additionnelle de la LOEX pour Ceuta et Melilla, qui permet selon elle que l’administration procède à des refoulements en l’absence de toute procédure, de manière totalement incompatible avec le principe de la sécurité juridique. Elle se réfère au Protocole opératoire de la Guardia Civil, entre-temps, avant même la modification législative en cause, aurait malgré tout permis d’opérer des éloignements collectifs sans qu’il fût nécessaire de respecter la moindre garantie lors de l’expulsion.
158. La CEAR considère que le cadre juridique du Maroc est insuffisant s’agissant de la protection internationale. Depuis la ratification de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés en 1956, aucune loi sur l’asile n’aurait été adoptée. La CEAR précise que le BRA (paragraphe 118 ci-dessus), chargé de reconnaître les personnes relevant du mandat du HCR, a été inactif entre 2004 et 2013, année de la reprise de ses activités. Elle ajoute qu’en pratique c’est le bureau du HCR à Rabat qui gérerait les demandes d’asile depuis 2013 et que c’est le BRA qui statuerait sur la reconnaissance du statut de réfugié au Maroc. Cependant, les migrants qui tentent d’atteindre le bureau du HCR à Rabat seraient la plupart du temps arrêtés et détenus, et ils seraient ainsi empêchés de demander une protection (paragraphe 163 ci-dessous). Il ressortirait du rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants que les réfugiés subsahariens subiraient de graves violences et des abus sexuels sur leur route vers Ceuta et Melilla.
159. Concernant la directive « retour » 2008/115/UE (susmentionnée, paragraphe 47) la CEAR estime qu’elle n’est pas appliquée aux personnes qui accèdent à Melilla en franchissant les clôtures. Elle ajoute que ces personnes ne font l’objet d’aucune procédure et qu’elles sont éloignées immédiatement. Elle indique que cette directive peut certes ne pas être appliquée aux personnes qui font l’objet d’un refus d’entrer sur le territoire ou qui sont interceptées lorsqu’elles franchissent illégalement la frontière (article 2 § 2), mais que les dispositions des articles 12 et 13 doivent selon elle toujours être prises en compte. La directive n’autoriserait aucune exception au droit d’asile et au principe de non-refoulement et exigerait des garanties contre les expulsions arbitraires et/ou collectives. Les renvois immédiats méconnaitraient également les dispositions des directives « procédure » (2013/32/UE) et « accueil » (2013/33/UE) du 26 juin 2013 relatives à la protection internationale et aux demandeurs de cette protection, faute d’un d’examen individuel des requêtes, d’une information, de garanties procédurales, etc. En cas de renvoi immédiat, les personnes seraient privées du droit de demander l’asile et des bénéfices de ces deux directives.
d) Le Centre AIRE, Amnesty International, l’European Council on Refugees and Exiles (ECRE), le Dutch Council for refugeeset la Commission internationale de juristes, agissant conjointement
160. Ces tiers intervenants indiquent que, lorsque l’article 4 du Protocole no 4 entre en ligne de compte, il appartient à l’État d’offrir un recours effectif avec effet suspensif à tout le moins en cas de risque pour la vie ou de risque de mauvais traitements ou d’expulsion collective.
161. Ils ajoutent que l’article 19 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne interdit les expulsions collectives et que les États ne sont pas dispensés de respecter leurs obligations à cet égard du fait que les requérants auraient omis de demander explicitement l’asile ou d’exposer les risques encourus en cas d’expulsion.
162. Les tiers intervenants renvoient à la directive « procédure » (2013/32/UE, paragraphe 49 ci-dessus) et avancent que l’acquis sur le droit d’asile s’applique non seulement aux demandes de protection internationale faites par les personnes qui ont été autorisées à pénétrer sur le territoire d’un État, mais aussi aux procédures frontalières. Ils estiment que l’interdiction du refoulement s’applique aux actions ou aux omissions aboutissant à l’expulsion, hors du territoire national, d’étrangers placés sous leur juridiction territoriale et extraterritoriale. Ils arguent que le refus de permettre à un groupe d’étrangers d’accéder au territoire ou à la frontière, sans prise en considération des circonstances individuelles de chacun, constitue une violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention. À leur avis, la responsabilité des États membres de l’UE dans le système d’asile de l’UE est engagée envers tout individu susceptible de demander la protection internationale. Certaines mesures constitueraient ainsi une violation aggravée de l’article 4 du Protocole no 4 du fait de la violation supplémentaire des obligations résultant du droit de l’Union.
163. Ces tiers intervenants font valoir que l’Espagne est l’État membre qui a le taux de refus de demandes d’asile le plus élevé de l’UE. Ils notent que l’accès de certaines nationalités au poste-frontière de Beni-Enzar est empêché par la police marocaine pour des raisons de profilage racial, comme en témoigneraient divers rapports de certaines ONG telles qu’Amnesty International ou la CEAR, entre autres.
D. Appréciation de la Cour
1. Sur l’applicabilité
164. Pour décider de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4, la Cour doit rechercher si les requérants ont fait l’objet d’une « expulsion », au sens de cette disposition, par les autorités espagnoles.
165. Selon le Gouvernement (paragraphes 125 et suiv. ci-dessus) l’article 4 du Protocole no 4 n’est pas applicable aux faits en cause en l’espèce, au motif que les requérants n’auraient pas fait l’objet d’une « expulsion » mais d’un refus d’admission dans l’État défendeur. Selon lui, les requérants ne sont pas entrés en territoire espagnol mais ils ont seulement tenté de pénétrer illégalement sur celui-ci en franchissant une frontière terrestre. Ils se seraient certes retrouvés aux mains des gardes‑frontières, après avoir franchi deux clôtures, mais en tout état de cause, ils n’auraient pas été admis à pénétrer légalement en territoire espagnol. Or, l’expulsion d’une personne supposerait que celle-ci ait été au préalable admise sur le territoire dont elle se voit expulsée. Le Gouvernement met en cause la jurisprudence de la Cour qui se serait éloignée de l’intention des rédacteurs de l’article 4 du Protocole no 4 en étendant le champ d’application de celui-ci aux situations extraterritoriales (Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 170 et 171). Pour le Gouvernement, en aucun cas cette jurisprudence ne saurait-elle s’appliquer à des évènements qui, comme en l’espèce, se déroulent aux abords des frontières terrestres des États, dès lors que l’arrêt Hirsi Jamaa et autres lui-même opère une distinction entre les « migrants ayant emprunté la voie maritime, souvent au péril de leur vie, et qui ne sont pas parvenus à atteindre les frontières d’un État, (…), [et] ceux qui ont emprunté la voie terrestre » (ibidem, § 177). À ces derniers, qui avaient la possibilité de franchir une frontière terrestre de façon légale mais ne l’ont pas utilisée, l’article 4 du Protocole no 4 n’offrirait aucune protection. En l’espèce, les requérants n’auraient pas démontré qu’ils étaient dans l’impossibilité d’accéder légalement au territoire espagnol. Les gouvernements tiers intervenants de la Belgique, de la France et de l’Italie souscrivent à cette thèse (paragraphes 144 et suiv. ci‑dessus).
a) Principes généraux
166. La Cour constate que dans la présente affaire, elle est appelée pour la première fois à examiner la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à un renvoi immédiat et forcé d’étrangers depuis une frontière terrestre, à la suite d’une tentative, effectuée par un nombre important de migrants, de franchir cette frontière de façon irrégulière et en masse. Bien que le Gouvernement se réfère au droit naturel individuel ou collectif de légitime défense des États dans le cas où un État membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, la Cour note que l’Espagne n’a pas démontré qu’elle eût saisi le Conseil de sécurité des Nations Unies comme prévu à l’article 51 de la Charte des Nations Unies (paragraphe 60 ci-dessus) à cet égard. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne voit pas la nécessité de poursuivre l’analyse de cet argument.
167. La Cour estime nécessaire de situer l’article 4 du Protocole no 4 dans le contexte de sa jurisprudence en matière de migration et d’asile. Il importe de rappeler tout d’abord que les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Paposhvili, précité, § 172, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 113, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil 1997-VI, et N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 30, CEDH 2008). La Cour réitère aussi le droit des États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration, le cas échéant dans le cadre de la coopération bilatérale ou en fonction des obligations qui découlent pour eux de leur appartenance à l’Union européenne (Géorgie c. Russie (I), précité, § 177, Sharifi et autres, précité, § 224, et Khlaifia et autres, précité, § 241).
168. Dans cette optique, la Cour souligne l’importance de la gestion et de la protection des frontières ainsi que du rôle joué dans ce domaine par le code frontières Schengen pour les États membres concernés. Selon ce code, « le contrôle aux frontières n’existe pas seulement dans l’intérêt de l’État membre aux frontières extérieures duquel il s’exerce, mais dans l’intérêt de l’ensemble des États membres ayant aboli le contrôle aux frontières à leurs frontières intérieures » et il « devrait contribuer à la lutte contre l’immigration illégale et la traite des êtres humains, ainsi qu’à la prévention de toute menace sur la sécurité intérieure, l’ordre public, la santé publique et les relations internationales des États membres » (considérant 6, paragraphe 45 ci-dessus). C’est pourquoi les États contractants peuvent en principe mettre en place des dispositifs aux frontières destinés à réserver l’accès au territoire national aux seules personnes remplissant les conditions légales à cet effet.
169. Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de mettre en lumière les défis auxquels doivent faire face les États européens dans le domaine de la gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223, Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 122 et 176, et Khlaifia et autres,précité § 241). Cela vaut également pour la situation des enclaves espagnoles en Afrique du Nord, Ceuta et Melilla.
170. Pour autant, la Cour a rappelé aussi que les difficultés que les États peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 179).
171. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 175, et Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 272, 13 septembre 2016). En outre, la Cour a souligné, comme le HCR, le lien entre l’étendue du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4, tel que défini par la Grande Chambre, et celui de la Convention de Genève et du principe de non-refoulement (Sharifi et autres, précité, § 211). Aussi les normes de droit national régissant le contrôle des frontières ne sauraient-elles avoir pour effet de rendre inopérants ou ineffectifs les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, notamment les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4.
172. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. En vertu de celle-ci, la Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que le contexte de la disposition réside dans un traité pour la protection effective des droits individuels de l’homme et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions. Ainsi, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir notamment, parmi beaucoup d’autres, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016, Güzelyurtlu et autres, précité, § 235, Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 23, CEDH 2014).
173. Dans la présente affaire, le Gouvernement ayant soutenu que les requérants avaient fait l’objet d’un refus d’admission sur le territoire national plutôt que d’une expulsion, la Cour est appelée à rechercher si la notion « d’expulsion » utilisée à l’article 4 du Protocole no 4 recouvre également la non-admission d’étrangers à la frontière d’un État contractant ou – s’agissant d’États faisant partie de l’espace Schengen – à une frontière extérieure de cet espace, selon le cas.
174. À cet égard, la Cour note que l’article 2 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers de la Commission du droit international (cité au paragraphe 65 ci-dessus et dans Khlaifia et autres, précité, § 243) définit le terme « expulsion » comme « un acte juridique » ou un « comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État », en soulignant que ce terme « n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni (…) la non-admission d’un étranger dans un État ». Les commentaires des principes directeurs du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe se prononcent dans le même sens (paragraphes 53 et 54 ci-dessus).
175. S’agissant de la notion de « non-admission », le commentaire relatif à l’article 2 du projet d’articles indique qu’elle désigne le cas où l’entrée est refusée à un étranger et qu’en cela, dans le cadre de certains régimes juridiques, il est parfois recouru au terme « refoulement » plutôt qu’à celui de « non-admission » (paragraphe 5 du commentaire à l’article 2 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers de la Commission du droit international, au paragraphe 65 ci-dessus).
176. Toutefois, il ressort de ce même commentaire que l’exclusion des questions liées à la non-admission du champ du projet d’articles est « sans préjudice des règles de droit international relatives aux réfugiés », en raison du fait que l’article 6 b) du projet d’articles renvoie à l’interdiction de refoulement au sens de l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 (paragraphe 62 ci-dessus). Il convient de noter que le deuxième rapport sur l’expulsion des étrangers examiné dans le cadre de la procédure de rédaction du projet d’articles constate que les expressions « expulsion », « reconduite à la frontière » et « refoulement » sont utilisées de manière interchangeable sans aucune rigueur sémantique particulière. Le Rapporteur spécial de la Commission du droit international, M. Maurice Kamto, en conclut que le mot « expulsion » serait par conséquent employé dans le cadre du présent sujet comme un « terme générique » pour signifier toutes les situations auxquelles renvoient toutes ces expressions et bien d’autres, comme le « renvoi d’un étranger vers un pays » ou l’« exclusion d’un étranger », sans du reste que l’énumération soit exhaustive (paragraphe 170 dudit rapport, cité au paragraphe 66 ci-dessus).
177. En effet, l’article 6 b) du projet d’articles pose le principe selon lequel un État ne peut expulser ou refouler, de quelque manière que ce soit, un réfugié vers un État ou sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée. En substance, cette interdiction se retrouve également, notamment, aux articles 18 et 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphe 42 ci-dessus), 78 § 1 du TFUE (paragraphe 43 ci-dessus), 3 de la CCTNU (paragraphe 63 ci-dessus) et 3 de la déclaration sur l’asile territorial adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1967 (paragraphe 64 ci-dessus), ainsi que dans le principe no 2 des vingt principes directeurs sur le retour forcé adoptés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 53 ci-dessus).
178. À cet égard, il est crucial de rappeler que la prohibition du refoulement inclut la protection du demandeur d’asile tant en cas de non-admission que de rejet à la frontière, tel que le HCR l’a précisé dans ses observations devant la chambre ainsi que dans les conclusions sur la protection internationale adoptées par son comité exécutif (paragraphe 67 ci-dessus).
179. Par ailleurs, s’agissant des normes du droit international relatives à l’interdiction du refoulement, il importe de noter que les commentaires relatifs à l’article 6 du projet d’articles de la Commission du droit international indiquent que la notion de réfugié recouvre non seulement les réfugiés se trouvant régulièrement sur le territoire de l’État expulsant, mais aussi toute personne qui, se trouvant irrégulièrement sur ce territoire, a demandé qu’on lui reconnaisse le statut de réfugié, pendant que cette demande est à l’examen, sans préjudice toutefois du droit de l’État d’expulser un étranger ayant présenté une demande manifestement abusive en vue de l’obtention du statut de réfugié (paragraphe 65 ci-dessus).
180. La Cour note également, à la suite du HCR, que dans le contexte particulier des mouvements migratoires aux frontières, la volonté de demander l’asile n’a pas besoin de s’exprimer sous une forme particulière. Elle peut résulter d’une demande formelle mais également de tout comportement indiquant clairement la volonté de l’intéressé de présenter une demande de protection (M.A. et autres c. Lituanie, no 59793/17, § 109, 11 décembre 2018 ; voir aussi l’article 8 de la directive « procédure », citée au paragraphe 49 ci-dessus).
181. Si donc, selon la Commission du droit international, la « non‑admission » d’un réfugié est à assimiler en substance à son « refoulement », il en résulte que le seul fait pour un État de ne pas admettre sur son territoire un étranger relevant de sa juridiction ne soustrait pas cet État aux obligations qui lui incombent à l’égard de cet étranger et qui découlent de l’interdiction du refoulement des réfugiés. En effet, le Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers vise généralement « l’expulsion de tout étranger se trouvant sur le territoire de l’État expulsant, sans qu’il ne soit fait de distinction entre les différentes catégories de personnes visées, notamment les étrangers légalement présents sur le territoire de l’État expulsant, les étrangers en situation irrégulière, les réfugiés, les personnes déplacées, les demandeurs et bénéficiaires d’asile ou les apatrides » (voir le paragraphe 2 du commentaire à l’article 1 du projet d’articles). Il couvre donc aussi bien l’expulsion d’un étranger légalement présent que « celle de l’étranger illégalement présent sur le territoire de l’État » (voir le paragraphe 3 de ce commentaire).
182. Le droit de l’Union européenne, pour sa part, invoqué par plusieurs gouvernements intervenants, consacre au niveau du droit primaire le droit d’asile et le droit à la protection internationale (article 78 du TFUE et article 18 de la Charte des droits fondamentaux, cités aux paragraphes 43 et 42 ci-dessus) ainsi que la prohibition des expulsions collectives et le principe de non-refoulement (article 19 de la Charte, cité au paragraphe 42 ci-dessus). S’agissant des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre, la directive « retour » (2008/115) fixe les normes et procédures en vue de leur retour, « conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme » (article 1). De plus, le code frontières Schengen prévoit que l’entrée sur le territoire des États membres est refusée, moyennant une décision motivée, aux ressortissants d’États tiers ne remplissant pas toutes les conditions à cet effet, sans préjudice des dispositions particulières relatives au droit d’asile et à la protection internationale (articles 13 et 14 du code frontières Schengen applicable au moment des faits, correspondant aux nouveaux articles 14 et 15 dans la version codifiée du règlement de l’UE 2016/399 du 9 mars 2016, code frontières Schengen, et article 2 de la directive 2008/115, cités aux paragraphes 45, 46 et 47 ci-dessus). En outre, les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la directive « retour » aux ressortissants de pays tiers faisant l’objet d’une telle décision de refus d’entrée ou qui ont été arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre (article 2 § 2 a) de la directive « retour »). Dans ce cas, les États membres appliquent des procédures de retour nationales simplifiées, moyennant le respect des conditions visées à l’article 4 § 4 de la directive, parmi lesquelles le principe de non-refoulement (arrêt de la CJUE dans l’affaire Affum, points 72-74).
183. Par ailleurs, en vertu de l’article 14 §§ 4 ou 5 de la directive 2011/95 (la directive « qualification »), le bénéfice du principe de non‑refoulement et de certains droits consacrés par le droit de l’Union européenne à la suite de la Convention de Genève (articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de cette convention) est accordé, contrairement aux autres droits énumérés dans ces deux instruments, à toute personne qui, se trouvant sur le territoire d’un État membre, remplit les conditions matérielles pour être considérée comme réfugié, même si elle n’a pas formellement obtenu le statut de réfugié ou se l’est vu retirer. Il apparaît que la jouissance de ces droits n’exige donc pas d’avoir obtenu au préalable le statut de réfugié : elle résulte de la seule circonstance que la personne concernée remplit les conditions matérielles visées à l’article 1, section A, paragraphe 2, de la Convention de Genève et qu’elle se trouve sur le territoire d’un État membre (arrêt de la CJUE dans l’affaire M. c. Ministerstvo vnitra et autres, points 84, 85, 90 et 105, cité au paragraphe 51 ci-dessus). En outre, en vertu des articles 4 et 19 § 2 de la Charte, le droit de l’Union ne permet pas aux États membres de déroger au principe de non-refoulement au titre de l’article 33, paragraphe 2, de la Convention de Genève (point 95 dudit arrêt).
184. Pour sa part, la Cour ne s’est pas, à ce jour, prononcée sur la distinction entre la non-admission et l’expulsion d’étrangers, en particulier de migrants ou de demandeurs d’asile, relevant de la juridiction d’un État qui les éloignait de force de son territoire. En effet, pour les personnes menacées de subir des mauvais traitements dans le pays de destination, le risque est le même dans les deux cas, à savoir celui d’en être victimes. L’examen des éléments du droit international et du droit de l’Union européenne mentionnés ci-dessus conforte la position de la Cour selon laquelle la protection de la Convention, qui est à interpréter de façon autonome (voir, parmi beaucoup d’autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 48, CEDH 2009, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 81, CEDH 2013, et Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 95, CEDH 2013), ne saurait dépendre de considérations formelles telles que celles tenant au point de savoir si les personnes à protéger ont été admises sur le territoire d’un État contractant en conformité avec telle ou telle disposition de droit national ou européen applicable à la situation en cause. La thèse contraire comporterait de sérieux risques d’arbitraire, dans la mesure où des personnes ayant droit à la protection de la Convention pourraient s’en voir privées pour des considérations purement formelles, par exemple au motif que n’ayant pas franchi légalement la frontière de l’État, elles n’ont pas pu valablement réclamer le bénéfice de la protection de la Convention. En effet, le souci légitime des États de déjouer les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions à l’immigration ne saurait aller jusqu’à rendre ineffective la protection accordée par la Convention, notamment celle de l’article 3 (voir, mutatis mutandis, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 216, et Amuur c. France, 25 juin 1996, Recueil 1996-III, § 43).
185. Ces raisons ont amené la Cour à interpréter le terme « expulsion » dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (« chasser hors d’un endroit ») (Khlaifia et autres, précité, § 243, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 174), comme désignant tout éloignement forcé d’un étranger du territoire d’un État, indépendamment de la légalité du séjour de la personne concernée, du temps qu’elle a passé sur ce territoire, du lieu où elle a été appréhendée, de sa qualité de migrant ou de demandeur d’asile ou de son comportement lors du franchissement de la frontière. Elle a aussi utilisé ce terme dans le contexte des articles 3 et 13 de la Convention (voir, par exemple, J.K. et autres c. Suède, no 59166/12, §§ 78, 79, 4 juin 2015 et Saadi c. Italie, précité, §§ 95, 124, 125), et voir en particulier à l’égard d’éloignements d’étrangers à la frontière, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no25389/05, §§ 54-58, CEDH 2007‑II ; Kebe et autres c. Ukraine, no 12552/12, § 87, 12 janvier 2017 ; M.A. et autres c. Lituanie, précité, §§ 102 et 103, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, §§ 123-128, 21 novembre 2019).
186. Il en est résulté l’application des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 à toute situation ressortissant à la juridiction d’un État contractant, même à l’égard de situations ou de moments où l’existence de motifs habilitant les personnes concernées à demander la protection de ces dispositions n’avait pas encore pu être examinée par les autorités de l’État en cause (entre autres, Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 180 et suiv., M.A. et autres c. Lituanie, précité, § 70). La Cour se sent confortée dans cette approche par le Projet d’articles de la Commission du droit international sur l’expulsion des étrangers qui, s’agissant des réfugiés, analyse leur non‑admission sur le territoire d’un État comme un refoulement et assimile à un réfugié, pendant l’examen d’une demande de protection internationale, le demandeur d’une telle protection (articles 2 et 6 du projet et commentaires y relatifs, paragraphe 65 ci-dessus ; voir aussi le deuxième rapport sur l’expulsion des étrangers du Rapporteur spécial, cité au paragraphe 66 ci-dessus).
187. De l’avis de la Cour, ces considérations, sur lesquelles étaient fondés ses récents arrêts Hirsi Jamaa et autres (précité), Sharifi et autres (précité), et Khlaifia et autres (précité) concernant des requérants qui avaient tenté d’accéder au territoire d’un État par la voie maritime, n’ont rien perdu de leur pertinence. Il n’y a donc pas lieu d’adopter une interprétation différente du terme « expulsion » s’agissant d’éloignements forcés du territoire, effectués dans le cadre d’une tentative de franchissement d’une frontière nationale par la voie terrestre. Toutefois, il convient de préciser que cette approche résulte de l’interprétation autonome des notions de la Convention.
188. La Cour souhaite aussi souligner que ni la Convention ni ses Protocoles ne protègent en tant que tel le droit d’asile. La protection qu’ils offrent se limite aux droits qui y sont consacrés, ce qui inclut, en particulier, ceux garantis par l’article 3. Cette disposition interdit le renvoi de tout étranger se trouvant dans la juridiction d’un État contractant, au sens de l’article 1 de la Convention, vers un État dans lequel il pourrait courir un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, voire à la torture ; à cet égard, elle englobe l’interdiction du refoulement au sens de la Convention de Genève.
b) Application au cas d’espèce
189. En l’espèce, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas fait l’objet d’une expulsion. Ils se seraient certes retrouvés aux mains des gardes-frontières après avoir franchi deux clôtures, mais en tout état de cause, ils n’auraient pas été admis à pénétrer légalement en territoire espagnol. Or, l’expulsion d’une personne supposerait que celle-ci ait été au préalable admise sur le territoire dont elle se voit expulsée.
190. De l’avis de la Cour, il ne fait aucun doute que les requérants ont été appréhendés en territoire espagnol, par les gardes-frontières espagnols, et qu’ils relevaient dès lors de la juridiction de l’Espagne au sens de l’article 1 de la Convention. À cet égard, la Cour renvoie à ses considérations en réponse à l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’absence de juridiction de l’Espagne en l’espèce (paragraphes 104 et suiv. ci-dessus), lesquelles s’appuient sur le fait qu’un État ne saurait unilatéralement soustraire une partie de son territoire à l’empire de la Convention ou y moduler les effets de celle-ci, fût-ce pour des motifs qu’il considère légitimes. La Cour rappelle à cet égard que, selon l’article 27 de la Convention de Vienne, les dispositions du droit interne ne peuvent pas justifier la non-exécution d’un traité (paragraphe 61 ci-dessus).
191. De plus, il ne saurait être contesté, en effet, que les requérants ont été éloignés du territoire espagnol et renvoyés vers le Maroc de force, contre leur gré et menottés, par des agents de la Guardia Civil. Il y a donc bien eu « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4. Partant, cette disposition s’applique en l’espèce. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point et de déclarer les requêtes recevables à cet égard.
2. Sur le fond
192. Il importe à présent de rechercher si l’expulsion était « collective » au sens de l’article 4 du Protocole no 4.
a) Principes généraux
193. La Cour rappelle sa jurisprudence relative à l’article 4 du Protocole no 4 qui, s’agissant des migrants et demandeurs d’asile, a été énoncée dans les arrêts Hirsi Jamaa et autres, Sharifi et autres et Khlaifia et autres (tous précités). Selon cette jurisprudence, une expulsion est « collective », au sens de l’article 4 du Protocole no 4, si elle contraint des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, « sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (Khlaifia et autres, précité, §§ 237 et suiv., Géorgie c. Russie (I), précité, § 167, Andric c. Suède(déc.) no 45917/99, 23 février 1999, Davydov c. Estonie (déc.), no 16387/03, 31 mai 2005, Sultani c. France, no 45223/05, § 81, CEDH 2007-IV (extraits), et Ghulami c. France (déc), no 45302/05, 7 avril 2009).
194. Sur le point de savoir si une expulsion est « collective » au sens de l’article 4 du Protocole no 4, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, lorsqu’elle utilise l’adjectif « collective » pour qualifier une expulsion, elle renvoie à un « groupe », sans faire de distinction entre les groupes en fonction du nombre de leurs membres (Géorgie c. Russie (I), précité, § 167, Sultani, précité, § 81, Ghulami, décision précitée, et Khlaifia et autres, précité, § 237 ; voir également l’article 9 § 1 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, adopté par la Commission du droit international, selon lequel « l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe », et le commentaire qui le suit, cité dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité, §§ 46-47, ainsi qu’au paragraphe 65 ci‑dessus)). Il n’est pas nécessaire que le groupe compte un nombre de personnes minimum en deçà duquel le caractère collectif de l’expulsion serait remis en cause. Ainsi, le nombre des personnes touchées par une mesure n’a aucune incidence lorsqu’il s’agit de rechercher s’il y a eu ou non violation de l’article 4 du Protocole no 4.
195. De plus, la Cour n’a jamais jusqu’ici exigé que le caractère collectif d’une expulsion fût subordonné à l’appartenance à un groupe donné ni à un groupe défini par des caractéristiques spécifiques telles que l’origine, la nationalité, les croyances ou tout autre facteur pour que l’article 4 du Protocole no 4 entrât en jeu. Pour qu’une expulsion soit qualifiée de « collective », le critère déterminant est l’absence « d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (Khlaifia et autres, précité, §§ 237 et suiv., ainsi que les références qui s’y trouvent citées).
196. Les affaires Hirsi Jamaa et autres et Sharifi et autres (précitées) concernaient l’éloignement respectivement vers la Libye et vers la Grèce, sans considération de leur identité ni de leur situation individuelle, d’un groupe de personnes qui avaient été interceptées ensemble en mer. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (§ 185), les requérants n’avaient fait l’objet d’aucune procédure d’identification, les autorités s’étant bornées à faire embarquer les migrants interceptés en haute mer à bord de navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. Dans l’affaire Sharifi et autres (§§ 214-225), la Cour a constaté que les migrants interceptés dans les ports de la mer Adriatique avaient fait l’objet de « renvois automatiques » vers la Grèce et avaient été privés de toute possibilité effective d’introduire une demande d’asile. Dans les deux cas, une bonne partie des requérants étaient des demandeurs d’asile qui reprochaient à l’État défendeur, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, de ne pas leur avoir donné de possibilité effective de faire objection à leur éloignement. L’allégation principale dans ces affaires était donc que, par leur éloignement vers la Libye et vers la Grèce, respectivement, les requérants s’estimaient clairement soumis à un « risque réel » de mauvais traitements ou bien de rapatriement en Érythrée, en Somalie ou en Afghanistan (Sharifi et autres, précité, §§ 135, 180 et 215, et Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 131, 158).
197. Dans le plus récent de ces arrêts, l’arrêt Khlaifia et autres, les requérants étaient venus par la Méditerranée en Italie et avaient été refoulés par les autorités italiennes vers la Tunisie. Devant la Cour, ils n’avaient pas présenté de grief de violation de l’article 3 à raison de cette expulsion. La Grande Chambre, en se référant aux arrêts Hirsi Jamaa et autres (précité, § 177) et Sharifi et autres (précité, § 210), y a rappelé que l’article 4 du Protocole no 4 établissait des conditions procédurales dont le but était d’éviter que les États ne pussent éloigner des étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente (Khlaifia et autres, précité, § 238 ; voir également Andric, décision précitée). Elle a indiqué qu’afin de déterminer s’il y a eu un examen suffisamment individualisé, il fallait tenir compte autant des circonstances particulières entourant l’expulsion litigieuse que « du contexte général à l’époque des faits » (Khlaifia et autres, précité, § 238, Géorgie c. Russie (I), précité, § 171, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 183).
198. Il ressort de cette jurisprudence que l’article 4 du Protocole no 4, dans cette catégorie d’affaires, vise à préserver la possibilité, pour chacun des étrangers en cause, d’invoquer des risques de traitements incompatibles avec la Convention et notamment avec son article 3 en cas de renvoi et, pour les autorités, de ne pas exposer à un tel risque quiconque peut faire valoir un grief défendable en ce sens. C’est la raison pour laquelle cette disposition exige des autorités de l’État qu’elles permettent à chacun des étrangers en cause, de façon réelle et effective, d’exposer ses arguments s’opposant à son expulsion (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 177, Sharifi et autres, précité, § 210, et Khlaifia et autres, précité, §§ 238 et 248).
199. Dans ce contexte, le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas, en soi, de conclure à l’existence d’une expulsion collective, lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (Khlaifia et autres, précité, § 239 ; voir aussi M.A. c. Chypre, no 41872/10, §§ 246 et 254, CEDH 2013 (extraits), Sultani, précité, § 81, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184, et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167). Pour autant, l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion et que ceux-ci sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur (Khlaifia et autres, précité, § 248). Or, dans l’affaire Khlaifia et autres, les représentants des requérants n’avaient pas été en mesure d’indiquer « le moindre motif factuel et/ou juridique qui, selon le droit international ou national, aurait pu justifier le séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire obstacle à leur renvoi ». Cette circonstance permettait donc de douter de l’utilité d’un entretien individuel dans le cas d’espèce (ibidem, § 253).
200. Enfin, la propre conduite du requérant constitue un élément pertinent dans l’appréciation de la protection due au titre de l’article 4 du Protocole no 4. Selon une jurisprudence constante de la Cour, il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du propre comportement du requérant (Khlaifia et autres, précité, § 240, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; voir également M.A. c. Chypre, précité, § 247, Berisha et Haljiti, décision précitée, et Dritsas, décision précitée). Dans ces deux derniers cas, c’est le défaut de coopération active à la procédure d’examen individuel de la situation des requérants qui a amené la Cour à juger que le Gouvernement ne pouvait être tenu pour responsable de cette absence d’examen.
201. De l’avis de la Cour, le même principe doit également s’appliquer lorsque le comportement de personnes qui franchissent une frontière terrestre de façon irrégulière, tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force, est de nature à engendrer des désordres manifestement difficiles à maîtriser et à menacer la sécurité publique. À cet égard, toutefois, la Cour, dans son examen du grief sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4, attachera une grande importance à la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur a offert un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières, et en particulier à des procédures à la frontière. Lorsque l’État défendeur offrait pareil accès mais qu’un requérant n’en a pas fait usage, la Cour devra alors rechercher, dans le contexte de la cause et sans préjudice de l’application des articles 2 et 3, si des raisons impérieuses reposant sur des faits objectifs dont l’État défendeur était responsable ont empêché l’intéressé d’y recourir.
b) Application au cas d’espèce
i. Sur le fait que les requérants n’étaient que deux
202. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que le Gouvernement conteste le caractère « collectif » de l’expulsion à laquelle auraient été soumis les requérants, dans la mesure où il ne s’agit dans la présente affaire que de deux individus. La Cour note à cet égard qu’en l’occurrence les requérants faisaient partie d’un groupe important d’étrangers agissant simultanément et qu’ils ont subi le même traitement que les autres membres de ce groupe.
203. Indépendamment de cet élément factuel, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le nombre de personnes concernées par une mesure ne saurait être pertinent lorsqu’il s’agit de décider s’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4. D’ailleurs, le critère déterminant pour qu’une expulsion puisse être qualifiée de « collective » a toujours été « l’absence d’examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (paragraphe 193 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de parvenir en l’espèce à une conclusion différente et écarte par conséquent l’argument du Gouvernement à cet égard.
ii. Sur le comportement des requérants
ɑ) Les arguments des parties
204. En outre, le Gouvernement avance que les requérants ont été éloignés en conséquence de leur propre « comportement fautif » au sens de la jurisprudence établie de la Cour. Il ajoute que les requérants ont tenté de pénétrer en territoire espagnol de façon irrégulière (article 25 de la LOEX et paragraphe 32 ci-dessus) et qu’ils n’ont aucunement démontré qu’ils s’étaient trouvés dans l’incapacité de recourir aux multiples voies légales disponibles pour obtenir l’autorisation de franchir la frontière vers l’Espagne. Le Gouvernement argue que tout étranger souhaitant entrer en Espagne en tant que demandeur d’asile ou, en général, de protection internationale, a la possibilité de présenter une telle demande au poste‑frontière de Beni-Enzar (article 21 de la loi 12/2009 citée au paragraphe 34 ci-dessus) ou bien auprès de l’ambassade d’Espagne à Rabat et des consulats d’Espagne au Maroc (notamment à Nador) ou encore auprès des ambassades et consulats d’Espagne dans d’autres États (article 38 de la loi 12/2009, paragraphe 34 ci-dessus). Les requérants auraient donc pu, si toutefois ils avaient besoin de demander l’asile ou de bénéficier de la protection internationale pour d’autres motifs, faire une demande dans ce sens auprès des institutions susmentionnées (article 38 de la loi 12/2009, paragraphe 34 ci-dessus). En outre, lors des procédures qui ont suivi leur entrée ultérieure en Espagne en 2015, les requérants n’ont pas démontré l’existence d’un risque auquel ils auraient pu être exposés du fait d’un éloignement vers le Maroc ou vers leur pays d’origine.
205. Les requérants contestent l’allégation du Gouvernement selon laquelle l’État défendeur leur avait offert des voies légales réelles et effectives pour entrer de manière régulière en Espagne. Ils se bornent à insister sur l’impossibilité d’accès à la plupart des endroits mentionnés par le Gouvernement, en particulier pour les personnes venant d’Afrique subsaharienne.
ß) Appréciation de la Cour
206. La Cour note au préalable que dans la présente affaire les requérants étaient membres d’un groupe composé de nombreux individus qui tentaient d’accéder au territoire de l’Espagne en franchissant une frontière terrestre de façon irrégulière, utilisant l’effet de masse dans le cadre d’une opération préalablement organisée. Elle relève par ailleurs que les griefs présentés par les requérants sur le terrain de l’article 3 ont été déclarés irrecevables par la chambre.
207. En l’espèce, les requérants n’ont pas fait l’objet d’une identification, aucune procédure écrite tendant à l’examen individualisé de leur situation n’ayant été engagée à leur égard le 13 août 2014. Leur renvoi vers le Maroc était donc une remise aux autorités marocaines de facto individuelle, mais immédiate, effectuée par des gardes-frontières espagnols sur la seule base du Protocole opératoire de la Guardia Civil (paragraphe 37 ci-dessus).
208. La Cour note que, selon le Gouvernement, les requérants avaient adopté un « comportement fautif » en évitant les voies légales existantes pour entrer en Espagne. Dès lors, la question se pose de savoir si de telles voies existaient à l’époque, si elles offraient aux requérants une possibilité réelle et effective d’exposer les raisons, à supposer qu’il y en ait eu, qui s’opposaient à leur remise aux autorités marocaines, et, dans l’affirmative, si les requérants ont utilisé ces voies légales.
209. S’agissant des États contractants, comme l’Espagne, dont les frontières coïncident, du moins en partie, avec les frontières extérieures de l’espace Schengen, l’effectivité des droits de la Convention exige qu’ils mettent à disposition un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières, et en particulier aux procédures à la frontière, pour les personnes qui parviennent à la frontière. Ces voies doivent permettre à toute personne persécutée d’introduire une demande de protection, fondée notamment sur l’article 3 de la Convention, dans des conditions qui en assurent un traitement conforme aux normes internationales, en ce compris la Convention. Dans le contexte du cas d’espèce, la Cour note également l’approche suivie par le code frontières Schengen ; l’application de l’article 4 § 1 de ce code, qui dispose que les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées, suppose précisément l’existence d’un nombre suffisant de tels points de passage. En l’absence d’un dispositif adéquat, les États pourraient refuser l’entrée sur leur territoire, ce qui risquerait de priver d’effectivité toutes les dispositions de la Convention destinées à assurer la protection des personnes réellement exposées à un danger de persécution.
210. En revanche, là où un dispositif assurant l’effectivité réelle du droit de demander la protection de la Convention, notamment de son article 3, existe, la Convention ne s’oppose pas à ce que les États, dans le cadre de la gestion des frontières qui leur incombe, exigent que les demandes d’une telle protection soient présentées auprès de ces points de passage frontaliers existants (voir aussi l’article 6 de la directive « procédure » de l’UE, paragraphe 49 ci-dessus). En conséquence, ils peuvent refuser l’accès à leur territoire aux étrangers, y compris les demandeurs d’asile potentiels qui se sont abstenus sans raisons impérieuses (telles que décrites au paragraphe 201 ci-dessus) de respecter ces exigences en cherchant à franchir la frontière à un autre endroit et en particulier, comme cela s’est produit en l’espèce, en utilisant l’effet de masse et la force.
211. La Cour doit donc rechercher si les possibilités qui, selon le Gouvernement, s’offraient aux requérants pour entrer légalement en Espagne, en particulier en vue de demander la protection de l’article 3, existaient bien à l’époque des faits et, dans l’affirmative, si elles étaient réellement et effectivement accessibles aux requérants. Si tel était le cas et que les requérants n’ont pas recouru à ces voies légales, préférant franchir la frontière de façon irrégulière (en l’occurrence en utilisant l’effet de masse et la force), seule l’absence de raisons impérieuses (telles que décrites au paragraphe 201 ci-dessus) empêchant de recourir à ces voies légales aurait pu conduire à considérer ce fait comme la conséquence du propre comportement des requérants, justifiant que les gardes-frontières espagnols n’eussent pas procédé à leur identification individuelle.
212. À cet égard, la Cour note que le droit espagnol offrait aux requérants plusieurs possibilités pour solliciter leur admission en territoire national ; ils pouvaient demander soit un visa (paragraphe 115 ci-dessus) soit une protection internationale, notamment au poste-frontière mais aussi auprès des représentations consulaires et diplomatiques espagnoles dans leurs pays d’origine respectifs ou dans les pays par lesquels ils avaient transité ou encore au Maroc (voir les articles 21 et 38 de la loi 12/2009, citée au paragraphe 34 ci-dessus, ainsi que les articles 4, 16 et 29 § 4 du décret royal 203/1995, cité au paragraphe 35 ci-dessus). La disponibilité et l’accessibilité réelles de ces voies légales pour les requérants ont été évoquées en détail devant la Grande Chambre, notamment à l’audience.
213. Il est établi que le 1er septembre 2014, peu après les événements survenus en l’espèce, les autorités espagnoles ont mis en place un bureau d’enregistrement des demandes d’asile (« le bureau spécial de la protection internationale »), ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au poste‑frontière international de Beni-Enzar. Selon le rapport de la Direction de la police à Melilla (paragraphe 128 ci-dessus), même avant cette date et la création d’un bureau d’enregistrement, une voie légale de cet ordre avait été instaurée par l’article 21 de la loi 12/2009 (paragraphe 34 ci-dessus). Le Gouvernement indique que sur cette base, vingt-et-une demandes d’asile avaient été présentées entre le 1er janvier et le 31 août 2014 à Melilla, dont six avaient d’abord été faites au poste-frontière de Beni-Enzar puis formellement déposées au commissariat de police de Melilla par des demandeurs d’asile qui y avaient été escortés. Ces personnes provenaient d’Algérie, du Burkina Faso, du Cameroun, du Congo, de Côte d’Ivoire et de Somalie.
214. La Cour note que ni les requérants ni les tiers intervenants ne contestent de manière convaincante l’exactitude des statistiques produites par le Gouvernement sur ce sujet. Ils ne remettent pas non plus en cause l’affirmation du Gouvernement selon laquelle « avant que le Bureau de protection internationale ne soit créé et construit [à Beni-Enzar], le demandeur d’asile était informé de ses droits avec l’aide d’un interprète et assisté par un avocat gratuit spécialisé désigné par le Barreau. Il était alors conduit à un Centre ouvert de séjour temporaire pour étrangers, où ses besoins de base étaient aussi pris en charge » (paragraphe 128 ci-dessus). La Cour ne voit donc aucune raison de douter qu’avant même la mise en place du bureau spécial de la protection internationale à Beni-Enzar le 1er septembre 2014, il existait non seulement une obligation légale d’accepter les demandes d’asile déposées à ce poste-frontière mais aussi une possibilité réelle de présenter pareilles demandes.
215. Le constat incontesté selon lequel, selon les statistiques communiquées par le Gouvernement, 404 demandes d’asile ont été déposées à Beni-Enzar entre le 1er septembre et le 31 décembre 2014 – ce qui représente un chiffre bien supérieur aux six demandes recensées pour les huit premiers mois de 2014 – ne change rien à cette conclusion. Comme le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe l’a indiqué en faisant référence au rapport annuel de la défenseure du peuple espagnole pour 2014, ces 404 demandes ont toutes été soumises par des réfugiés syriens à un moment où la crise syrienne s’intensifiait. C’est ce que confirme l’annexe 14 des observations du Gouvernement, selon laquelle, en réaction à l’augmentation notable du nombre des demandeurs de protection internationale à la fin de l’année 2014 et en vue de faciliter le traitement des demandes d’asile, le nombre des agents de la police nationale à Beni-Enzar et à Tarajal a été augmenté et ces agents ont reçu la formation adéquate au traitement des demandes de protection. Ainsi, il apparaît que l’augmentation du nombre des demandes à compter du 1er septembre 2014 s’explique principalement par le surcroît de dépôts effectués par des ressortissants syriens sur cette période, et que cette augmentation, en elle-même, ne met pas en cause l’accessibilité de Beni-Enzar avant le 1er septembre 2014.
216. Cette conclusion paraît être confirmée par le fait que, d’après les statistiques, contrairement au nombre des demandes déposées par des ressortissants syriens, celui des demandes d’asile émanant de personnes en provenance d’Afrique subsaharienne n’a pas augmenté après le 1er septembre 2014. Au demeurant, pas une seule personne d’origine subsaharienne n’a présenté de demande d’asile à Beni-Enzar entre le 1er septembre et le 31 décembre 2014, ni pendant toute l’année 2015, tandis que seulement deux demandes de personnes originaires de cette région ont été enregistrées en 2016, et aucune en 2017. Les requérants mentionnent également ces chiffres dans leurs observations devant la Grande Chambre.
217. Par conséquent, le très faible nombre de demandes d’asile déposées à Beni-Enzar avant le 1er septembre 2014 (paragraphe 213 ci-dessus), que le Gouvernement ne conteste pas, ne permet pas à lui seul de conclure que l’État défendeur n’offrait pas un accès réel et effectif à ce point de passage frontalier. L’allégation d’ordre général formulée par les requérants dans leurs observations devant la Grande Chambre, selon laquelle, « à l’époque des faits, il n’était pas possible, pour quiconque, de demander l’asile au poste-frontière de Beni-Enzar », ne suffit pas à invalider cette conclusion.
218. La Cour va maintenant rechercher si les requérants avaient des raisons impérieuses (telles que décrites au paragraphe 201 ci-dessus) de ne pas recourir aux voies légales qui étaient disponibles au point de passage frontalier de Beni-Enzar. À cet égard, la Cour observe que plusieurs tiers intervenants dans la procédure devant la Grande Chambre affirment qu’en pratique, pour les personnes d’origine subsaharienne séjournant au Maroc, il était impossible, ou très difficile, d’approcher physiquement du poste‑frontière de Beni-Enzar. Or, les différents rapports soumis sur cette question, en particulier par le HCR et par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, n’apportent pas d’éclairage déterminant sur les raisons et les circonstances factuelles qui sous-tendent ces allégations. Certains évoquent une pratique de profilage racial ou des contrôles sévères des passeports du côté marocain. Néanmoins, aucun ne laisse entendre que le gouvernement espagnol serait d’une quelconque manière responsable de cet état de fait.
219. Quant aux informations contenues dans le rapport présenté par M. Boček pour 2018, qui révèlent qu’en cas de détection de mouvements, la Guardia Civil notifierait les autorités marocaines qui, de leur côté, empêcheraient fréquemment des personnes en territoire marocain de franchir les clôtures, elles ne semblent s’appliquer qu’aux franchissements irréguliers de la frontière (paragraphe 58 ci-dessus). Rien dans ces indications ne permet de penser qu’une situation analogue existait aux postes-frontières officiels, y compris à Beni-Enzar.
220. De leur côté, dans la procédure devant la Grande Chambre, les requérants n’ont dans un premier temps même pas allégué avoir jamais tenté d’entrer en territoire espagnol par des voies légales, et n’ont fait qu’abstraitement référence aux difficultés susmentionnées. Dans leur deuxième série d’observations devant la Grande Chambre, ils ont continué de nier tout lien entre le grief qu’ils formulent sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4 et une éventuelle demande d’asile. Ce n’est que lors de l’audience devant la Grande Chambre qu’ils ont révélé avoir eux-mêmes tenté de s’approcher de Beni-Enzar et avoir été « chassés par des officiers marocains ». Indépendamment des doutes sur la crédibilité de cette allégation que suscite sa grande tardiveté dans la procédure, la Cour note qu’à aucun moment les requérants n’ont prétendu dans ce contexte que les difficultés ainsi décrites, si elles devaient être confirmées, relevaient de la responsabilité des autorités espagnoles. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue qu’au moment des faits, les requérants aient eu les raisons impérieuses requises (telles que décrites au paragraphe 201 ci-dessus) pour s’abstenir de s’adresser au poste-frontière de Beni-Enzar aux fins d’exposer de façon régulière et légale les motifs qui, selon eux, s’opposaient à leur expulsion.
221. La Cour souligne que la Convention a pour but de garantir aux personnes se trouvant sous sa juridiction des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (paragraphe 171 ci-dessus). Cela n’implique pas pour autant que l’article 4 du Protocole no 4 impose à un État contractant une obligation générale de faire passer sous sa propre juridiction des personnes se trouvant sous la juridiction d’un autre État. En l’espèce, même à supposer qu’il fût difficile d’approcher physiquement de ce poste-frontière du côté marocain, il n’est pas établi devant la Cour que le gouvernement défendeur eût une quelconque responsabilité dans cette situation.
222. Ce constat suffit à la Cour pour conclure à une non-violation de l’article 4 du Protocole no 4 en l’espèce. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel, en plus de disposer d’un accès réel et effectif au territoire espagnol au poste-frontière de Beni-Enzar, les requérants avaient également accès à des ambassades et consulats espagnols où, en vertu du droit espagnol, n’importe qui pouvait déposer une demande de protection internationale. La Cour ayant déjà conclu que l’État défendeur offrait un accès réel et effectif au territoire espagnol au poste-frontière de Beni-Enzar à l’époque considérée, il n’est pas indispensable en l’espèce de dire si ou dans quelle mesure, dans l’hypothèse où les requérants auraient sollicité une protection internationale auprès de ces ambassades et consulats, ceux-ci les auraient fait passer sous la juridiction de l’Espagne et auraient ainsi, eux aussi, été capables de leur offrir le niveau d’accès requis. La Cour, considérant que le Gouvernement invoque ces voies légales et qu’elle a reçu des observations détaillées à ce sujet, va toutefois examiner cette question.
223. À cet égard, la Cour note qu’en application de l’article 38 de la loi 12/2009, les ambassadeurs d’Espagne étaient déjà tenus à l’époque des faits d’organiser le transfert dans ce pays des personnes dont le besoin de protection était avéré (paragraphe 34 ci-dessus). Elle va donc examiner l’effet protecteur de l’article 38, au sujet duquel les parties sont en désaccord.
224. À l’audience devant la Grande Chambre, les requérants se sont fondés sur le rapport établi par AIDA (base de donnés sur l’asile) en 2016 concernant l’Espagne, selon lequel cet article de la loi 12/2009, « attend[ait] un texte spécial d’application, afin de pouvoir devenir une réalité ». Cependant, le Gouvernement a démontré le caractère erroné de cette allégation en indiquant que, selon l’article 2 § 2 du code civil, le décret royal 203/1995 (cité au paragraphe 35 ci-dessus), qui énonçait les modalités d’application de la version antérieure de la loi sur l’asile, était toujours en vigueur. Selon le Gouvernement, ce décret prévoyait une procédure spécifique permettant aux ambassadeurs de vérifier si les demandes d’asile déposées auprès des ambassades et consulats d’Espagne étaient sérieuses, et, le cas échéant, d’organiser le transfert en Espagne des personnes concernées, au moyen d’une procédure d’admission d’urgence si les intéressés étaient exposés à un risque élevé dans un pays tiers. Selon ce décret royal, une décision administrative devait être délivrée dans les six mois et était susceptible de contrôle juridictionnel. L’applicabilité de cette procédure a été confirmée par une lettre circulaire du 20 novembre 2009 adressée par le Gouvernement à tous les ambassadeurs d’Espagne et contenant des instructions concernant l’organisation de ces transferts. Cette circulaire précise que si « dans le cadre de ses fonctions l’ambassadeur estime que « l’intégrité physique [du demandeur d’asile] est en danger », il a la possibilité de faire transférer l’intéressé vers le territoire national (ce qui implique, le cas échéant, l’octroi d’un visa et d’un billet d’avion aller pour l’Espagne, sur autorisation préalable du ministère) (paragraphe 38 ci‑dessus). L’allégation formulée par les requérants, qui disent que cet article 38 de la loi 12/2009 n’était pas applicable à l’époque des faits faute d’un règlement d’application, est donc erronée.
225. À cet égard, le Gouvernement présente en outre des chiffres précis sur les demandes d’asile qui ont été enregistrées en 2014 dans les ambassades et consulats espagnols. Ainsi, selon ces données, que les requérants ne contredisent pas, 1 308 demandes d’asile ont été présentées dans les ambassades et consulats d’Espagne entre 2014 et 2018, dont 346 en 2014. Durant cette dernière année, dix-huit demandes d’asile ont été déposées par des ressortissants ivoiriens auprès des ambassades d’Espagne à Abidjan et à Bamako. Par ailleurs, les neuf demandes d’asile présentées à l’ambassade d’Espagne à Rabat pendant cette période de cinq ans l’ont été par des ressortissants marocains. Qui plus est, seulement quatre d’entre elles dataient de 2014. De leur côté, les requérants ne contestent pas l’accessibilité réelle des ambassades et consulats espagnols, y compris de l’ambassade d’Espagne à Rabat et du consulat d’Espagne à Nador, ni la possibilité, pour eux-mêmes comme pour d’autres ressortissants de pays tiers, d’y déposer une demande de protection nationale.
226. La Cour est consciente du caractère limité des pouvoirs des ambassadeurs d’Espagne s’agissant de la mise en œuvre de la procédure spéciale visée à l’article 38 de la loi 12/2009, ainsi que du délai de six mois dont les ambassadeurs disposent pour prendre leur décision, en conséquence desquels la protection risque de ne pas être immédiate pour tous les demandeurs d’asile. En l’espèce toutefois, ces circonstances n’ont pas été déterminantes puisque dans sa décision d’irrecevabilité du 7 juillet 2015, la Cour a rejeté pour défaut manifeste de fondement le grief que les requérants tiraient, sous l’angle de l’article 3, des mauvais traitements qu’ils disaient craindre de subir au Maroc. Par conséquent, rien n’indique qu’à l’époque des faits, si les requérants avaient fait usage de la procédure prévue à l’article 38, ils auraient été exposés, en attendant l’issue de cette procédure, à un quelconque risque de mauvais traitements au Maroc, où ils vivaient depuis longtemps (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
227. Partant, la Cour n’est pas convaincue que les voies légales additionnelles qui existaient à l’époque des faits n’étaient pas réellement et effectivement accessibles aux requérants. Elle observe à cet égard que le consulat d’Espagne à Nador se trouve à seulement 13,5 kilomètres de Beni‑Enzar, et donc de l’endroit où l’assaut a été donné contre les clôtures le 13 août 2014. Les requérants, qui indiquent avoir séjourné respectivement deux ans (pour N.D.) et un an et neuf mois (pour N.T.) dans le camp de Gourougou, auraient facilement pu s’y rendre s’ils avaient voulu demander une protection internationale. Ils n’ont pas expliqué à la Cour pour quelles raisons ils ne l’avaient pas fait. En particulier, ils n’allèguent même pas avoir été empêchés de faire usage de ces possibilités.
228. Enfin, les requérants ne contestent pas non plus qu’il existait une possibilité réelle et effective de demander un visa dans d’autres ambassades d’Espagne, soit dans leur pays d’origine, soit dans un des pays par lesquels ils ont transité depuis 2012. Dans le cas de N.D., un traité spécial conclu entre l’Espagne et le Mali offrait même la possibilité additionnelle d’obtenir un visa de travail spécial (paragraphe 115 ci-dessus). Lors de l’audience devant la Grande Chambre, le Gouvernement a mentionné des chiffres précis indiquant qu’un nombre considérable de visas de travail avaient été délivrés à des ressortissants maliens et ivoiriens pendant la période considérée. Les requérants ne contestent pas non plus ces statistiques.
229. Quoi qu’il en soit, pour les raisons susmentionnées (paragraphes 213-220 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue que l’État défendeur n’ait pas offert un accès réel et effectif aux voies légales qui existaient pour l’entrée sur le territoire espagnol, en particulier par le dépôt d’une demande de protection internationale au poste-frontière de Beni‑Enzar, et que les requérants aient eu des raisons impérieuses, fondées sur des faits objectifs dont l’État défendeur était responsable, de ne pas en faire usage.
230. En tout état de cause, la Cour observe que, ni dans leurs observations écrites ni à l’audience devant la Grande Chambre, les représentants des requérants n’ont été en mesure de mentionner le moindre motif factuel ou juridique concret qui, selon le droit international ou le droit national, aurait pu, si enregistrement individuel il y avait eu, faire obstacle au renvoi des requérants (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres, § 253 ; voir aussi, cependant, l’avis du Comité des droits de l’enfant, paragraphe 68 ci-dessus).
231. À la lumière de ces éléments, la Cour estime que ce sont les requérants qui se sont eux-mêmes mis en danger en participant à l’assaut donné aux clôtures frontalières à Melilla, le 13 août 2014, en profitant de l’effet de masse et en recourant à la force. Ils n’ont pas utilisé les voies légales existantes pour accéder de manière régulière au territoire espagnol conformément aux dispositions du code frontières Schengen relatives au franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen (paragraphe 45 ci-dessus). Dès lors, au regard de sa jurisprudence constante, la Cour estime que l’absence de décision individuelle d’éloignement peut être imputée au fait que, à supposer effectivement qu’ils aient voulu faire valoir des droits tirés de la Convention, les requérants n’ont pas utilisé les procédures d’entrée officielles existant à cet effet, et qu’elle est donc la conséquence de leur propre comportement (voir les références au paragraphe 200 ci-dessus). Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.
232. Cela étant, il y a lieu de préciser que cette conclusion ne met pas en cause le large consensus qui existe dans la communauté internationale sur l’obligation et la nécessité pour les États contractants de protéger leurs frontières, qu’il s’agisse de leurs propres frontières ou des frontières extérieures de l’espace Schengen, selon les cas, d’une manière qui respecte les garanties de la Convention, et en particulier l’obligation de non‑refoulement. À cet égard, la Cour note les efforts entrepris par l’Espagne, face au récent afflux de migrants à ses frontières, en vue d’augmenter le nombre de postes-frontières officiels sur son territoire et de mieux faire respecter le droit d’y accéder et, ce faisant, de rendre plus effective, au bénéfice des personnes ayant besoin d’être protégées contre le refoulement, la possibilité d’accéder aux procédures prévues à cet effet.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4
233. Les requérants dénoncent l’absence d’un recours effectif à effet suspensif qui leur aurait permis de contester leur renvoi immédiat au Maroc. Ils invoquent l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
L’article 13 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
234. Le Gouvernement rappelle que le droit à un recours interne effectif est un droit procédural qui doit être rattaché à l’éventualité d’une violation d’un droit matériel de la Convention ou de ses Protocoles et estime qu’il n’y a pas lieu de conclure à la violation de l’article 13 de la Convention.
235. Les requérants considèrent quant à eux qu’ils n’ont pas eu accès à une voie de recours interne qui leur aurait permis de dénoncer le caractère collectif des expulsions du 13 août 2014, voie de recours qui aurait selon eux dû être disponible, effective et assortie d’un effet suspensif.
236. Ils avancent que les expulsions sommaires et automatiques dont ils disent avoir été victimes contrevenaient directement à la législation espagnole applicable à l’époque des faits litigieux. À leurs yeux, la procédure qu’il eût fallu suivre était celle de l’éloignement prévue par les articles 58 § 3 b) de la LOEX et 23 du décret royal 557/2011 (paragraphes 32 et 36 ci-dessus), qui disposent que les agents de la police des frontières qui ont appréhendé un étranger doivent le conduire au commissariat en vue de son identification et de l’ouverture éventuelle d’une procédure d’éloignement. L’arrêté d’expulsion éventuellement pris à l’issue de cette phase peut être contesté devant un juge dans le cadre d’une procédure pour laquelle l’étranger a droit à l’assistance gratuite d’un avocat et d’un interprète.
237. Les requérants allèguent en outre que pour autant qu’aucune décision individuelle officielle n’a été prise dans la présente affaire et à défaut de toute identification, information ou procédure, ils ont été privés de toute voie de recours interne contre leur expulsion, y compris de celles prévues par le droit interne et le droit de l’UE. Selon eux, cette situation emporte violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
A. Sur la recevabilité
238. La Cour considère que ce grief soulève des questions complexes de droit et de fait qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité et qu’aucune autre exception préliminaire n’a été soulevée par le Gouvernement à cet égard, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. L’arrêt de la chambre
239. La chambre a estimé que ce grief était « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201) et que les requérants avaient été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leur grief fondé sur l’article 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leur demande avant leur renvoi. La chambre a dès lors conclu à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.
2. Appréciation de la Cour
240. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié.
241. Pour autant que les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif qui leur aurait permis de contester leur expulsion en arguant de son caractère collectif, la Cour note que le droit espagnol prévoyait certes une possibilité de recours contre les arrêtés d’éloignement à la frontière (paragraphes 32 et suiv. ci-dessus), mais qu’il fallait encore que les requérants respectent eux-mêmes les règles pour la présentation d’un tel recours contre leur éloignement.
242. Comme elle l’a déjà indiqué précédemment dans son examen du grief relatif à l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphe 231 ci‑dessus), la Cour estime que les requérants se sont mis eux-mêmes dans une situation d’illégalité lorsqu’ils ont délibérément tenté, le 13 août 2014, d’entrer en Espagne en franchissant le dispositif de protection de la frontière de Melilla à des endroits non autorisés et au sein d’un groupe nombreux. Ils ont dès lors décidé de ne pas utiliser les voies légales existantes qui permettaient d’accéder de manière régulière au territoire espagnol, méconnaissant ainsi les dispositions pertinentes du code frontières Schengen relatives au franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen (paragraphe 45 ci-dessus) ainsi que la législation interne en la matière. Dans la mesure où la Cour a conclu que l’absence de procédure individualisée d’éloignement était la conséquence du propre comportement des requérants, à savoir une tentative d’entrée irrégulière à Melilla (paragraphe 231 ci‑dessus), elle ne saurait tenir l’État défendeur pour responsable de l’absence à Melilla d’une voie de recours légale qui leur aurait permis de contester ledit éloignement.
243. Il s’ensuit que l’absence de voie de recours contre l’éloignement des requérants n’est pas en elle-même constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention dans la mesure où le grief tiré par les requérants des risques qu’ils pouvaient courir dans le pays de destination a été écarté dès le début de la procédure.
244. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de poursuivre l’examen des requêtes en vertu de l’article 37 § 1 in fine de la Convention (paragraphe 79 ci-dessus) ;
2. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une absence de qualité de victime, examinée par la Cour sous l’angle de l’établissement des faits (paragraphe 88 ci‑dessus) ;
3. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un défaut de juridiction (paragraphe 111 ci‑dessus) ;
4. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une perte de la qualité de victime des requérants qui résulterait des événements postérieurs au 13 août 2014 ainsi que la demande de radiation du rôle formulée pour ce motif par le Gouvernement (paragraphe 114 ci‑dessus) ;
5. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement (paragraphe 122 ci-dessus) ;
6. Rejette, à la majorité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 en l’espèce (paragraphe 191 ci-dessus) ;
7. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables (paragraphes 191 et 238 ci-dessus) ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention (paragraphe 231 ci-dessus) ;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphe 244 ci-dessus).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 février 2020.
Johan CallewaertLinos-Alexandre Sicilianos
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Pejchal ;
– opinion partiellement dissidente de la juge Koskelo.
L.A.S.
J.C.
OPINION CONDORDANTE DU JUGE PEJCHAL
(Traduction)
1. Introduction
Si je laisse de côté la solution impliquant de poser la question préliminaire de savoir si les conditions requises pour rayer la requête du rôle sont réunies en vertu de l’article 37 de la Convention, je peux alors me rallier à la majorité. C’est la raison pour laquelle, après quelques hésitations, je me suis joint à son vote. Assailli par des doutes considérables, je me demande néanmoins encore si la Grande Chambre a eu raison d’accepter de connaître de cette affaire. En particulier, je doute qu’en l’espèce il fût juste à l’égard de la communauté de citoyens libres vivant dans les États membres du Conseil de l’Europe qu’une juridiction internationale ordonnât une audience pour laquelle elle a dépensé une somme non négligeable sur les ressources financières que lui confient les Hautes Parties contractantes dans l’intérêt de la justice. Je vais évoquer ces doutes dans mon opinion concordante, car j’estime qu’ils sont sérieux.
2. Le droit de recours individuel tel que prévu à l’article 34 de la Convention (considérations générales)
Il n’y a aucune raison d’écarter le postulat de John Rawls, qui considère que la justice est d’abord et avant tout une affaire d’équité, et que lorsque l’on établit les critères de la justice, il faut commencer par l’équité. Cette idée n’a rien de nouveau ni de révolutionnaire. Cicéron, dans « De officiis », ne disait-il pas déjà : « Fundamentum autem est iustitiae fides, id est dictorum conventorumque constantia et veritas » ?
Dans la quête de justice, la théorie de John Rawls se vérifie bien davantage en droit international qu’en droit interne, ce dernier offrant beaucoup plus de possibilités que le droit international de faire respecter la loi. La Convention de Vienne sur le droit des traités, qui énonce des directives pour l’interprétation des traités internationaux, y compris la Convention, repose à juste titre sur le principe de l’équité dans les relations internationales.
N’oublions pas que toute requête individuelle dans laquelle le requérant allègue qu’une Haute Partie contractante a commis une violation de la Convention non seulement produit un impact sur la vie de la communauté de citoyens libres sur le territoire de la Haute Partie contractante en question, mais affecte aussi, directement ou indirectement, la vie de la communauté de citoyens libres dans tous les États membres du Conseil de l’Europe.
À mon avis, tout requérant a le devoir de fonder sa requête sur des motifs sincères et véritablement sérieux. Dans le courant de la procédure, les requérants ont également le devoir d’indiquer clairement à la Cour, non seulement par l’intermédiaire de leurs représentants mais aussi par leur attitude personnelle à l’égard de l’affaire en cours, qu’ils pensent sincèrement que la Haute Partie contractante en cause a porté atteinte à leurs libertés fondamentales ou qu’ils n’ont pas été en mesure d’exercer leurs droits tels que garantis par la Convention. Un requérant peut certainement se tromper dans son interprétation de la Convention, mais en tout état de cause il doit apparaître avec évidence que sa requête est motivée par une intention sérieuse et qu’il s’engage à la maintenir. Si tel n’est pas le cas, la Cour a le devoir d’étudier avec soin la situation du requérant, et si elle ne décèle aucune caractéristique exceptionnelle (une maladie, un retard mental, etc.), il n’est alors certainement pas approprié, du point de vue de la justice universelle, qu’elle traite la requête, ni même qu’elle examine si cette requête est justifiée ou non. À mon avis, il est donc nécessaire d’interpréter la dernière phrase du paragraphe premier de l’article 37 de la Convention (« Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles l’exige ») exclusivement en relation avec le requérant et son problème spécifique, et non dans une perspective générale, en relation avec la question soulevée par le requérant, qui peut éventuellement impliquer une violation de la Convention en termes généraux plutôt qu’en termes concrets.
Si, à tout moment de la procédure, les circonstances de la cause montrent clairement que le requérant ne s’intéresse pas réellement à l’affaire devant la Cour, il sera alors impossible, dans l’examen éventuel de l’affaire, de respecter l’exigence du contradictoire aux fins de l’article 38 de la Convention (« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires »). Le but doit toujours être le règlement de l’espèce, qui doit être sous-tendue par une intention sérieuse, et non l’interprétation académique d’une question formulée par le requérant qui, comme les circonstances de la cause peuvent le faire apparaître, n’est motivée par aucune intention sérieuse de la part de celui-ci et ne révèle aucun problème grave le concernant. Notre Cour est une juridiction internationale qui doit scrupuleusement veiller à ne traiter que les affaires sérieuses.
3. Examen de l’affaire sous l’angle de la théorie de Rawls
La requête a été introduite par des ressortissants de deux États africains qui ne comptent pas parmi les États membres du Conseil de l’Europe et qui n’ont pas adhéré à la Convention (ce qu’ils ne peuvent pas faire, n’étant pas des États européens). Par conséquent, les deux requérants demandent la protection de droits et de libertés fondamentaux qui sont garantis par une communauté de citoyens libres d’autres États sur un autre continent. Les citoyens de cette communauté (européenne) s’acquittent de leurs obligations fiscales à l’égard de leurs pays respectifs, des États membres du Conseil de l’Europe, qui utilisent les recettes fiscales ainsi collectées pour payer leurs cotisations au Conseil de l’Europe, et donc aussi à la Cour européenne des droits de l’homme. Le respect des obligations fiscales et le paiement par les États membres de leurs cotisations au Conseil de l’Europe constituent les conditions préalables à l’existence même du mécanisme européen de protection des droits de l’homme disponible pour tout un chacun.
Or il apparaît qu’aucun des deux requérants ne remplit les devoirs élémentaires (y compris d’ordre fiscal) que leur impose l’article 29 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte de Banjul), ainsi libellé :
« L’individu a en outre le devoir :
1. De préserver le développement harmonieux de la famille et d’œuvrer en faveur de la cohésion et du respect de cette famille ; de respecter à tout moment ses parents, de les nourrir, et de les assister en cas de nécessité ;
2. De servir sa communauté nationale en mettant ses capacités physiques et intellectuelles à son service ;
3. De ne pas compromettre la sécurité de l’État dont il est national ou résident ;
4. De préserver et de renforcer la solidarité sociale et nationale, singulièrement lorsque celle-ci est menacée ;
5. De préserver et de renforcer l’indépendance nationale et l’intégrité territoriale de la patrie et, d’une façon générale, de contribuer à la défense de son pays, dans les conditions fixées par la loi ;
6. De travailler, dans la mesure de ses capacités et de ses possibilités, et de s’acquitter des contributions fixées par la loi pour la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la société ;
7. De veiller, dans ses relations avec la société, à la préservation et au renforcement des valeurs culturelles africaines positives, dans un esprit de tolérance, de dialogue et de concertation et d’une façon générale de contribuer à la promotion de la santé morale de la société ;
8. De contribuer au mieux de ses capacités, à tout moment et à tous les niveaux, à la promotion et à la réalisation de l’unité africaine. »
Les deux États dont les requérants sont respectivement ressortissants ont ratifié la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte de Banjul). Du point de vue de l’équité générale, force est donc de supposer que les requérants se trouvent dans une situation exceptionnelle qui justifie qu’ils ne s’acquittent pas de leurs obligations essentielles à l’égard de leurs pays d’origine et de leur continent. Seule l’existence de pareille situation exceptionnelle permet d’imaginer que les requérants puissent demander la protection de droits et de libertés fondamentaux garantis par une communauté de citoyens libres d’autres États sur un autre continent. De même, leur attitude à l’égard du processus qui leur accorde la protection de ces droits et libertés doit montrer qu’ils ont conscience du caractère exceptionnel de la situation. Faute de quoi, le comportement des requérants serait totalement dépourvu des attributs fondamentaux de l’équité ; en pareil cas, il est à mon avis inconcevable qu’ils en appellent à la justice internationale.
4. Bref récapitulatif des faits de la cause
Deux jeunes hommes – les requérants – quittèrent leurs pays d’origine respectifs sur le continent africain. La Cour ne connaît les raisons alléguées de cette décision qu’au travers des observations élaborées pour eux par leurs avocats. Une absence quasi totale de preuves empêche de vérifier l’existence objective de ces raisons. Tout ce que l’on sait de manière certaine, c’est qu’après avoir quitté leurs pays d’origine respectifs, ils ont séjourné un certain temps au Maroc, État qui est considéré comme sûr du point de vue du droit international et qui, le 30 janvier 2017, est revenu dans le giron de l’Union africaine. La question fondamentale à laquelle, à mon avis, la majorité aurait dû chercher à répondre est celle de savoir pourquoi ces deux jeunes hommes – les requérants – n’ont pas essayé de remédier à leur situation censément difficile dans leur pays d’origine tant qu’ils se trouvaient au Maroc, en introduisant une requête auprès de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Cette juridiction aurait pu examiner leur situation directement en relation avec leurs pays d’origine, puisque ces derniers sont membres de l’Union africaine et qu’ils ont, comme indiqué ci‑dessus, ratifié la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte de Banjul).
Mais au lieu de s’efforcer de résoudre leur situation censément difficile par ce moyen, les requérants auraient tenté d’escalader illégalement une clôture frontalière séparant le Maroc du territoire espagnol situé en Afrique. Selon la requête présentée par leurs avocats, les forces de sécurité espagnoles les renvoyèrent en territoire marocain. De mon point de vue, aucun élément objectif ne vient prouver que les requérants sont passés par‑dessus la clôture ou, plus précisément, leurs avocats n’ont produit aucun élément tendant à le prouver.
Plusieurs mois plus tard, l’un des requérants adressa officiellement une demande d’asile à l’Espagne. On peut supposer que rien ne s’opposait à ce qu’il recourût à cette voie légale avant cela. L’asile lui fut refusé parce que la procédure d’asile régulière n’offrait aucune raison de faire droit à sa demande.
L’un des requérants rentra dans son pays d’origine et cela fait plus de quatre ans que l’on ignore où il se trouve. Ses avocats seraient toutefois prétendument en contact avec lui, mais pas en personne. Selon ses avocats, l’autre requérant se trouverait quelque part en Espagne depuis quatre ans. Les avocats affirment être en contact avec lui également, mais pas directement. Selon les dires des avocats, les deux requérants insistent pour que la Cour examine leur affaire, par laquelle ils allèguent que l’Espagne a méconnu l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.
5. Examen de l’affaire sous l’angle de l’article 37 § 1 a) de la Convention
Dans une perspective formelle, il est nécessaire de prendre en compte l’article 47 § 7 du règlement, selon lequel « [l]e requérant doit informer la Cour de tout changement d’adresse et de tout fait pertinent pour l’examen de sa requête ». Pourquoi ? Parce que ni les requérants ni leurs avocats ne se sont conformés à cette obligation sur la durée. Cette obligation, qui est l’une des rares que les requérants aient à l’égard de la Cour, et aussi à l’égard de la communauté européenne de citoyens libres, ne saurait être satisfaite par une simple déclaration de l’avocat assurant qu’il est en contact avec son client mais que celui-ci n’a pas d’adresse fixe, ou qu’il ne la connaît pas. Rien qu’à partir de cette situation, qui dure de surcroît depuis plus de quatre ans, la Cour peut, et à mon avis doit, déduire que les circonstances permettent de conclure que le requérant n’entend plus maintenir sa requête.
6. Examen de l’affaire sous l’angle de l’article 37 § 1 c) de la Convention
Il ne fait pas le moindre doute que l’assaut donné à la clôture, que les requérants y aient pris part ou non, était contraire non seulement à l’ordre juridique espagnol mais aussi au droit international coutumier. Les forces de sécurité espagnoles n’ont mis en péril ni la santé, ni la vie, ni la dignité, ni la liberté de l’un des assaillants. La Cour, avant d’examiner la question de savoir si le grief relatif à l’assaut de la clôture était recevable ou non à la lumière de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, aurait pu, et à mon avis aurait dû, se demander si ce fait concret devait entraîner l’application de l’article 37 § 1 c) de la Convention, qui prévoit la radiation d’une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure qu’il ne se justifie plus d’en poursuivre l’examen.
Les deux requérants ont justifié la conduite illégale qui a été la leur à la frontière entre le Maroc et l’Espagne par leur intention de demander l’asile en Espagne étant donné la situation difficile qui régnait dans leurs pays d’origine respectifs. Ils n’ont toutefois pas expliqué pour quelles raisons ils n’ont pas d’emblée fait le choix de passer par la voie légale, c’est-à-dire de déposer une demande d’asile. De plus, ils se sont retrouvés sur le territoire d’un autre État africain, le Maroc, lequel est un pays sûr du point de vue du droit international. Comme indiqué plus haut, ils disposaient là d’une opportunité unique de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Puisqu’ils s’en sont abstenus, je considère que dans cette situation précise il aurait été plus logique que la Cour suivît l’article 37 § 1 c) de la Convention.
La Cour européenne des droits de l’homme ne devrait pas enquêter sur les conséquences alléguées (en l’espèce, l’assaut de la clôture) d’une situation prétendument inhumaine (les conditions censées régner dans les pays d’origine des deux requérants) dans un cas où une autre juridiction internationale des droits de l’homme est clairement compétente pour statuer. À mon avis, sur un plan pratique (et avec une pointe d’exagération), les forces de sécurité espagnoles ont commis une petite erreur. Lorsqu’elles ont renvoyé tous les participants à l’assaut de la clôture vers le territoire marocain, elles auraient pu leur faire savoir que s’ils n’étaient pas satisfaits de la situation de la protection des droits de l’homme dans leurs pays d’origine respectifs, ils pouvaient toujours saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, qui était compétente en la matière.
7. Conclusion
Je sais bien que l’appréciation exposée ci-dessus représente une approche nouvelle et radicalement différente de l’examen des requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme. Je pense avoir raison de considérer que l’article 37 de la Convention mérite de la part de la Cour un examen beaucoup plus approfondi et surtout une interprétation rigoureuse telle que celle décrite ci-dessus. J’estime que les deux requêtes auraient dû être rayées du rôle avant même l’audience devant la Grande Chambre au motif qu’il ne se justifiait plus d’en poursuivre l’examen. La majorité ne partageait pas ce point de vue et, le sachant, je me suis rallié à son vote par esprit de compromis. L’approche retenue nous offre également un moyen de trouver un règlement à l’affaire, quoique de manière moins efficace à mes yeux. Je considère néanmoins qu’il était important que je clarifie mon point de vue car les raisons pour lesquelles j’ai fini par souscrire au texte de cet arrêt diffèrent quelque peu de celles de la majorité.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE KOSKELO
(Traduction)
Remarques liminaires
1. À mon grand regret, je ne puis me rallier à la majorité lorsqu’elle conclut que l’article 4 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer dans les circonstances de la présente espèce. À mon avis, la position adoptée par la majorité sur l’interprétation de la notion d’« expulsion » élargit plus que cela n’est justifié le champ d’application de cette disposition.
2. Rappelons, à titre de point de départ consensuel, que l’interdiction des expulsions collectives d’étrangers telle que la consacre l’article 4 du Protocole no 4 dicte qu’une procédure individualisée ait été conduite préalablement à l’expulsion d’étrangers. La Cour a à de nombreuses reprises établi que cette disposition a pour but d’éviter que les États puissent éloigner certains étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 238, 15 décembre 2016).
3. En d’autres termes, la protection offerte par cette disposition est de nature procédurale. Dès lors, ce qui est en jeu, c’est l’étendue de cette obligation procédurale dans la situation d’étrangers qui s’apprêtent à franchir la frontière extérieure d’un État contractant de manière irrégulière.
4. En l’espèce, la majorité conclut que l’article 4 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer dans des circonstances telles que celles de la cause, mais qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition. Pour commencer, il n’est pas inutile d’expliquer brièvement en quoi adopter cette position ne revient pas à considérer, comme je le fais, que cette disposition n’est pas applicable. Les principales raisons pour lesquelles cette différence est très importante sont de deux natures. En premier lieu, l’interprétation voulant que les faits de la cause relèvent du champ d’application de la disposition considérée amène la Cour à exercer son contrôle sur le fond de la requête. À mon avis, la Cour sort ce faisant du champ de sa compétence. En second lieu, les critères élaborés par la majorité pour l’appréciation du fond de l’affaire marquent un changement de cap significatif dans ce contexte. Ces deux aspects auront des conséquences considérables dans la pratique.
Quelques éclaircissements préalables
5. Je souhaiterais d’abord souligner que mon dissentiment ne met nullement en question la nécessité de veiller au respect de l’obligation de non-refoulement, qui n’est pas susceptible de dérogation. Sur ce point, il n’y a pas de désaccord.
6. À des fins de clarté, il peut donc être utile de récapituler certains des points de départ essentiels qui sont rappelés dans le présent arrêt et auxquels je souscris sans réserve :
– Il existe un lien entre le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 et celui du principe de non-refoulement (paragraphe 171 de l’arrêt) ;
– Le principe de non-refoulement inclut la protection des demandeurs d’asile dans les cas de non-admission comme dans les cas de rejet à la frontière (paragraphe 178 de l’arrêt).
– Pour les migrants et les demandeurs d’asile relevant de la juridiction d’un État donné, le risque encouru en cas d’éloignement forcé du territoire de l’État en question est le même nonobstant la distinction entre non‑admission et expulsion : c’est le risque d’être exposé à des mauvais traitements contraires aux articles 2 ou 3 de la Convention (paragraphe 184 de l’arrêt).
– Des personnes ayant droit à la protection de la Convention ne sauraient s’en voir privées pour des considérations purement formelles (en lien avec les garanties procédurales découlant de l’article 4 du Protocole no 4, (ibidem)). La protection offerte par la Convention, en particulier par son article 3, se trouverait sinon privée de son effectivité (ibidem).
7. De fait, tous ces points mettent en évidence le lien qui existe entre l’article 4 du Protocole no 4 et l’obligation de non-refoulement dans les situations d’entrée d’étrangers. Je pense précisément que ce lien ne devrait pas être perdu. Comme la Cour l’a déjà dit, le droit, pour un étranger, d’entrer dans un État n’est pas garanti en soi par la Convention, mais les contrôles aux frontières et le contrôle de l’immigration doivent néanmoins s’exercer d’une manière compatible avec les exigences de celle-ci (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 59, série A no 94). Si, pour les étrangers qui résident déjà dans le pays en question, les motifs pertinents s’opposant à une expulsion peuvent être plus variés (en particulier en vertu de l’article 8), pour des étrangers cherchant à franchir la frontière, les motifs pertinents que l’on peut invoquer pour contrer une mesure de refus d’entrée ont un lien avec l’obligation de non-refoulement.
8. La position de la majorité suppose toutefois d’étendre le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 jusqu’aux situations d’où pareil lien est absent. C’est là où je décèle des problèmes : le terme « expulsion » vient alors couvrir n’importe quelle situation « d’éloignements forcés du territoire, effectués dans le cadre d’une tentative de franchissement d’une frontière nationale par la voie terrestre ». Par un élargissement aussi illimité et inconditionnel de la notion d’« expulsion », le présent arrêt étire l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 bien au-delà de ce qui est nécessaire et raisonnable pour la garantie effective de l’obligation de non-refoulement dans les situations d’entrée d’étrangers dans un État contractant.
Le contexte juridique du cas d’espèce
9. Il n’est pas inutile de rappeler le contexte dans lequel s’inscrit la présente affaire. Les griefs qu’avaient formulés les requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention ont d’emblée été déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement (paragraphes 4 et 226 de l’arrêt). En d’autres termes, il est apparu très clairement dès le début de l’examen de l’affaire que les droits garantis par l’article 3 de la Convention, pour autant que cette disposition intègre l’obligation de non-refoulement, n’étaient pas en jeu dans le cas des requérants.
10. Ainsi, alors que la Cour a souligné (comme indiqué ci-dessus) le lien qui existe entre le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 et l’obligation de non-refoulement, la présente espèce ne porte pas sur la nécessité de protéger les droits des requérants à cet égard. Au lieu de cela, cet arrêt se fonde sur une interprétation de la notion d’« expulsion » qui est détachée de tout lien réel avec la protection des requérants contre le risque de violation du principe de non-refoulement.
Le cadre de la Convention
11. Il convient maintenant de rappeler certaines caractéristiques et limitations fondamentales inhérentes à la Convention.
12. Premièrement, l’étendue des obligations découlant de la Convention a expressément été limitée aux personnes relevant de la juridiction de l’État contractant concerné. Ce point mérite d’être noté bien que les requérants de la présente espèce fussent en réalité entrés dans la juridiction de l’État défendeur. Dans ce contexte, la limitation juridictionnelle de base mérite d’être rappelée, car les premiers bénéficiaires à venir de l’élargissement du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 seront des étrangers qui auront l’intention d’entrer dans la juridiction d’un État contractant.
13. Comme la Cour l’a reconnu dans le passé, au titre de l’engagement pris en vertu de l’article 1, les États contractants se bornent à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, et Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001‑XII). En d’autres termes, les obligations que la Convention impose aux États contractants ne sont pas censées s’appliquer au bénéfice de personnes ne relevant pas de leur juridiction. De plus, la Cour a également reconnu que la doctrine de l’« instrument vivant » ne saurait servir à étendre la portée de l’article 1, qui « est déterminante pour celle des obligations positives pesant sur les Parties contractantes et, partant, pour la portée et l’étendue de tout le système de protection des droits de l’homme mis en place par la Convention » (Banković et autres, précité, §§ 64-65).
14. Deuxièmement, la Convention – contrairement, par exemple, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir l’article 18 de ladite charte) – ne contient pas de dispositions relatives au droit à l’asile ou à une protection internationale. La Convention ne commande donc nullement d’offrir l’accès à une procédure d’asile à des étrangers désireux de passer sous la juridiction d’un État contractant et dès lors, le contrôle de la Cour ne s’exerce pas à cet égard. En matière d’asile et de protection internationale, la Convention régit simplement l’obligation de non-refoulement telle que découlant des articles 2 ou 3, c’est-à-dire le devoir fait aux États contractants de s’abstenir de renvoyer ou de livrer quiconque relevant de leur juridiction à une autre juridiction où l’individu concerné courrait un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à ces dispositions.
15. Troisièmement, la Convention n’est pas un instrument destiné à assurer le contrôle du respect par les États contractants des obligations leur incombant au titre d’autres traités internationaux, comme la Convention de Genève ou le droit de l’Union européenne (Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 100, 23 mai 2016).
16. Les limites du système de la Convention sont donc imposées par les États contractants et la Cour ne saurait s’en affranchir.
Quelques observations sur l’approche qui a été retenue
17. Il apparaît que l’idée qui sous-tend la position adoptée par la majorité est celle d’empêcher les États contractants de fermer leurs frontières aux étrangers. C’est ce qu’il ressort des principes développés par la majorité dans la section consacrée au fond de la présente affaire (qui sera traitée plus bas). Sans me prononcer sur ce but en tant que tel je souhaiterais simplement dire, à la lumière des observations ci-dessus, que je pense que la Cour n’a pas été chargée par les États contractants de s’occuper de cette question.
18. À cet égard, la majorité fait référence, entre autres, à l’ancien article 4(1), qui correspond à l’actuel article 5(1), du code frontières Schengen, lequel dispose que les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées ; la majorité indique que la mise en œuvre de cette mesure présuppose que ces points de passage existent en nombre suffisant (paragraphe 209 de l’arrêt). C’est certes vrai, mais il ne s’ensuit pas pour autant que la Cour soit en droit de transformer cette observation, découlant d’une règle intérieure adoptée par un groupe d’États qui ont mis en commun leur souveraineté sur les questions de gestion des frontières, en une exigence de la Convention. (Qui plus est, l’application du code frontières Schengen est en tout état de cause subordonnée au « respect des obligations liées à l’accès à la protection internationale, en particulier le principe de non-refoulement » (article 4 du code) – obligations qui, comme déjà indiqué, sont expressément consacrées par le droit primaire de l’Union européenne (UE). L’article 5 du code prévoit aussi une exception spécifique pour des individus ou des groupes de personnes en cas de situation d’urgence imprévue.)
19. Lorsque des étrangers passent sous la juridiction d’un État contractant, parce qu’ils sont entrés sur le territoire dudit État ou qu’ils ont été pris en charge par ses agents à la frontière extérieure de cet État, l’obligation de non-refoulement telle que consacrée par la Convention entre en jeu. À la lumière des limitations susmentionnées consacrées par la Convention, je pars du principe que l’élargissement des obligations relatives à l’octroi aux étrangers de l’accès à l’entrée par les frontières extérieures de l’État ou à des procédures d’asile n’est pas une question relevant de la Convention. À cet égard, il importe de noter que le non-refoulement tel que couvert par la Convention correspond à une obligation négative, c’est-à-dire à l’obligation de s’abstenir de prendre des mesures entraînant le renvoi de personnes hors de la juridiction de l’État, directement ou indirectement, vers une autre juridiction où elles courraient un risque réel d’être victimes de mauvais traitements. Dans le présent arrêt, la majorité va toutefois au-delà du contrôle du respect de ces obligations et entreprend de formuler des obligations positives au bénéfice d’étrangers qui ont l’intention d’entrer sur le territoire d’un État contractant.
20. À mon avis, la majorité adopte une interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 qui en étend l’application et l’impact de manière excessive.
21. Comme déjà indiqué, la nécessité de veiller à une protection procédurale effective pour les droits matériels de la Convention découlant de l’article 3 est manifestement absente en l’espèce, comme la Cour l’a elle‑même constaté au début de cette affaire. Les requérants, étant parvenus jusqu’au territoire de l’Espagne mais sans demander de protection au titre de la Convention ni en avoir besoin, ont offert à la Cour une occasion, dont elle se saisit à présent, d’établir une base pour formuler des obligations qui, pour l’essentiel, joueront au bénéfice d’étrangers aspirant à entrer dans la juridiction d’un État contractant. En ce sens, les présents griefs représentent un moyen d’étendre de manière significative le rôle de la Cour. Je ne suis pas convaincue du bien-fondé de pareille évolution.
Sur l’étendue du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4
22. Il ne fait aucun doute, et personne n’en disconvient, que l’obligation de non-refoulement appliquée à des étrangers qui tentent de franchir la frontière extérieure d’un État contractant ne peut être restreinte au motif qu’il existe une distinction juridique entre non-admission et expulsion (voir ci-dessus). En d’autres termes, la protection contre le non-refoulement doit s’étendre aux personnes qui sont arrivées à la frontière d’un État contractant et qui font savoir (de manière expresse ou, le cas échéant, par des indications claires données par leur comportement) aux autorités s’y trouvant qu’elles souhaitent obtenir cette protection. Mais il n’en résulte pas que le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 (c’est-à-dire de l’exigence d’une procédure individualisée) doive être étendu de manière à couvrir tous les étrangers ayant l’intention de franchir la frontière, que les circonstances réelles justifient ou non la mise en œuvre de l’obligation de non-refoulement par l’État dans lequel ils essaient d’entrer.
23. L’interprétation adoptée par la majorité étend toutefois l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à toute tentative par des étrangers de franchir la frontière extérieure d’un État contractant par la voie terrestre (paragraphe 187 de l’arrêt), même en l’absence d’élément indiquant que les intéressés demandent une protection internationale et même en présence de circonstances révélant que d’autres motivations expliquent cette volonté d’entrer dans la juridiction. La Cour annonce qu’elle juge « nécessaire » de situer cette disposition dans le contexte de sa jurisprudence en matière de migration et d’asile (paragraphe 167 de l’arrêt), sans expliquer ni justifier pourquoi il serait « nécessaire » de laisser de côté tout autre contexte ou scénario de tentative irrégulière par des étrangers de franchir la frontière d’un État contractant. On peut noter que dans la récente affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie ([GC], no 47287/15, 21 novembre 2019), qui portait notamment sur l’article 3 de la Convention, la Cour a dit que lorsqu’un État contractant ordonne l’expulsion d’un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner sa demande au fond, il est impossible de savoir si l’intéressé risque de subir des traitements contraires à l’article 3 dans son pays d’origine ou s’il s’agit simplement d’un migrant économique. C’est uniquement à l’issue d’une procédure prévue par la loi et donnant lieu à une décision en droit que les autorités peuvent formuler à cet égard un constat sur lequel elles peuvent s’appuyer (ibidem, § 137). Même dans ce contexte, il est ainsi fait référence à un demandeur d’asile et non à tout étranger qui parvient jusqu’à la frontière extérieure avec l’intention d’entrer dans la juridiction d’un État contractant.
24. La position susmentionnée est prise au nom de la protection effective du principe de non-refoulement. Ce qu’elle omet en revanche, c’est que l’arrivée à la frontière d’individus ayant besoin d’une protection internationale et son corollaire, l’application de l’obligation de non-refoulement telle que consacrée par la Convention, ne constituent pas le seul scénario à prendre en compte dans le contexte de la surveillance de leurs frontières par les États contractants et du contrôle par eux du franchissement de ces frontières par des étrangers.
25. Bien que l’arrivée massive de migrants et de demandeurs d’asile qui entendent solliciter une protection internationale soit depuis quelques années devenue, et risque de demeurer, une préoccupation de premier plan dans toute l’Europe, ces évolutions ne devraient pas oblitérer le fait que d’autres problématiques et d’autres intérêts entrent aussi en ligne de compte s’agissant des pouvoirs que les États contractants doivent être en mesure d’exercer à leurs frontières. D’importantes questions de sûreté nationale ainsi que la protection de l’intégrité territoriale et de l’ordre public sont aussi en jeu. À mes yeux, rien ne justifie d’écarter ces aspects de l’analyse juridique au seul motif qu’à un moment donné, bon nombre des étrangers qui arrivent aux frontières sont potentiellement des candidats à une protection internationale. De mon point de vue, considérer ce scénario comme le seul méritant que l’on s’y attarde et faire l’impasse sur le besoin légitime des États contractants d’empêcher et de refuser, en particulier, l’entrée dans leur juridiction d’étrangers cherchant à franchir leurs frontières extérieures animés d’intentions hostiles connues ou représentant notoirement une menace pour la sécurité nationale revient à fausser la perspective.
26. Une interprétation conduisant à considérer que la Convention commande que, au nom du respect effectif de l’obligation de non-refoulement, personne, quelles que soient les circonstances, ne puisse être renvoyé ou éloigné des frontières extérieures d’un État contractant sans avoir d’abord eu accès à une procédure individualisée, n’est à mon sens ni nécessaire ni justifiée. À dire vrai, elle paraît même plutôt incongrue. J’ai du mal à percevoir pourquoi les États contractants sont censés accepter que, pour une question de principe, tout individu se trouvant sur le point de franchir leur frontière extérieure doive être traité comme un demandeur d’asile potentiel et que nul ne puisse être intercepté et empêché d’entrer s’il n’a pas d’abord bénéficié de garanties procédurales individualisées, pas même les individus dont les intentions hostiles sont patentes ou déjà connues grâce au travail des services de renseignement. Une situation dans laquelle les États contractants ne seraient plus capables de réagir aux crises touchant la sécurité nationale ou aux incidents frontaliers sans être tenus d’invoquer préalablement l’article 15 de la Convention (pour autant que cela est permis) n’apparaît ni raisonnable ni judicieuse. Pas plus qu’il ne paraît raisonnable que la détention telle que visée à l’article 5 § 1 f) constitue l’unique option disponible dans tout type de situation impliquant l’entrée irrégulière d’étrangers.
Considérations juridiques
27. Outre les remarques ci-dessus concernant les limites fondamentales du cadre de la Convention, les points ci-après me paraissent pertinents dans une perspective juridique.
28. Premièrement, la majorité s’appuie sur le Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, avec commentaires, adopté par la Commission du droit international en 2014. Il y a lieu de noter que selon l’article 2(a) de ce document, la notion d’« expulsion » n’inclut pas « la non-admission d’un étranger dans un État ». Le commentaire indique clairement que cette limitation de la notion d’« expulsion » est toutefois sans préjudice des règles du droit international relatives aux réfugiés et du principe de non-refoulement. Ainsi, le Projet d’articles est sur la même ligne que la position – consensuelle (voir ci-dessus) – selon laquelle l’essentiel au regard de la Convention, y compris de l’interprétation de l’article 4 du Protocole no 4, est de veiller au respect de l’obligation de non-refoulement et de le préserver. Le Projet d’articles ne préconise ni ne soutient une interprétation de la notion d’« expulsion » qui engloberait quelles que soient les circonstances la non-admission des étrangers et imposerait ainsi une assimilation indiscriminée de toute non-admission à une expulsion, en appliquant à tous les mêmes principes. De ce fait, à mon avis, il ne découle du Projet d’articles susmentionné aucun élément impératif étayant l’interprétation adoptée par la majorité.
29. Deuxièmement – sachant que l’Espagne fait partie de l’espace Schengen qui est pour l’essentiel régi par le droit de l’UE – on peut observer que le cadre du droit de l’UE pertinent illustre en réalité le fait que veiller au respect de l’obligation de non-refoulement ne passe pas par l’adoption d’une interprétation totalement illimitée et inconditionnelle de la notion d’expulsion telle que celle qui se trouve exposée dans le présent arrêt.
30. Le droit de l’UE opère en effet une distinction, s’agissant des ressortissants de pays tiers, entre le refus d’entrée opposé aux points de passage des frontières extérieures, le retour immédiat de ceux qui ont été appréhendés ou interceptés par les autorités compétentes alors qu’ils tentaient de franchir de manière irrégulière la frontière extérieure d’un État membre ou qu’ils se trouvaient à proximité de cette frontière après l’avoir franchie (voir les arrêts de la CJUE dans les affaires Affum, C‑47/15, EU:C:2016:408, paragraphe 72, et Arib et autres, C-444/17, EU:C:2019:220, paragraphes 46 et 54), et le renvoi des résidents en situation irrégulière. Chaque scénario est sans préjudice du respect du principe de non-refoulement.
31. Plus spécifiquement, le cadre du droit de l’UE – depuis le droit primaire[2] en passant par le droit dérivé pertinent[3] et jusqu’aux guides pratiques d’application[4]– indique expressément et avec clarté que toutes les mesures prises dans le contexte des contrôles aux frontières doivent respecter l’obligation de non-refoulement. De plus, des agences de l’UE, en particulier l’Agence des droits fondamentaux (FRA) et le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), ont publié des guides pratiques traitant spécifiquement de ces questions[5].
32. En outre, concernant la protection effective, il est nécessaire d’opérer une distinction entre les questions relatives au contenu de la loi, d’une part, et les problèmes de mise en œuvre et de respect, d’autre part. Je ne suis pas persuadée qu’une interprétation juridique inédite constitue la meilleure réponse à apporter aux défis incontestables dont s’accompagnent la mise en œuvre et le respect dans ce domaine.
33. Troisièmement, le présent arrêt reconfigure le paysage juridique en modifiant non seulement le champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4 mais aussi son contenu. Ayant défini le champ d’application de cette disposition d’une manière qui ne reconnaît ni limite ni réserve à la notion d’expulsion dans le contexte de l’entrée des étrangers, la majorité crée ensuite une « exemption » au niveau de l’appréciation visant à déterminer s’il y a eu violation de cette disposition.
34. Cette dernière limitation repose sur le critère du « propre comportement » de l’individu. Ainsi, l’État défendeur se trouve dispensé d’une procédure et d’une décision individualisées concernant l’expulsion si l’absence de pareille mesure « est la conséquence du propre comportement du requérant » (paragraphe 200 de l’arrêt). Plus spécifiquement, cette exception entrera en jeu lorsque « le comportement de personnes qui franchissent une frontière terrestre de façon irrégulière, tirent délibérément parti de l’effet de masse et recourent à la force, est de nature à engendrer des désordres manifestement difficiles à maîtriser et à menacer la sécurité publique » (paragraphe 201 de l’arrêt). Cette exception demeurera toutefois soumise à l’existence d’un « accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières » (ibidem).
35. À partir de là, les conditions dans lesquelles les États contractants seront dispensés de se conformer à l’exigence de procédures individualisées sont encore développées selon un critère en deux volets. La première condition est que l’État contractant doit avoir mis à disposition un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières, et en particulier aux procédures à la frontière, pour les personnes qui parviennent à la frontière (paragraphe 209 de l’arrêt). Si, et seulement si, cette condition a été remplie, l’État contractant peut refuser l’entrée sur son territoire aux étrangers, y compris aux demandeurs d’asile potentiels, qui se sont abstenus sans raisons impérieuses de respecter ces exigences en cherchant à franchir la frontière à un autre endroit, en particulier en utilisant l’effet de masse et la force (paragraphe 210 de l’arrêt).
36. Cette approche me frappe par son caractère quelque peu paradoxal. Au nom de la nécessité de garantir de manière effective l’obligation de non-refoulement, on se détourne en réalité de cette notion, et des garanties dont elle s’accompagne, pour privilégier la notion de « propre comportement » telle qu’élaborée dans l’arrêt.
37. Je ne suis pas persuadée que cette évolution réponde au mieux au besoin crucial de veiller au respect effectif de l’obligation de non-refoulement. Comme le révèle le cadre juridique de l’UE, des efforts non négligeables sont déployés pour harmoniser les exigences découlant de cette obligation à tous les niveaux des normes et directives pertinentes. Or, l’introduction de notions et de critères inédits soulèvera au contraire des problématiques et des questions nouvelles. Ne serait-ce qu’à la lumière de l’article 52(3) de la charte, le présent arrêt pourrait entraîner une perturbation inutile au regard du cadre juridique de l’UE actuellement en vigueur sur ces questions. Voilà qui ne facilitera pas nécessairement la gestion en bon ordre des arrivées de migrants et de demandeurs d’asile, qui demeurera selon toute probabilité une tâche difficile.
38. Quatrièmement, il apparaît que selon l’arrêt, les principes généraux développés sur le fond ne concernent que des situations qui se présentent aux frontières extérieures terrestres d’un État contractant. S’il est clair que les circonstances factuelles de la surveillance des frontières et des contrôles en mer ou aux frontières maritimes peuvent différer de celles qui prévalent aux frontières terrestres, en particulier sachant que les situations en mer peuvent induire des obligations légales particulières relatives au sauvetage des étrangers concernés (voir les affaires Hirsi Jamaa et Khlaifia), cela ne sera pas nécessairement toujours le cas. On ne perçoit pas bien pourquoi les principes juridiques applicables aux frontières terrestres et aux frontières maritimes devraient de manière générale être différents, que les circonstances effectives entourant une situation donnée diffèrent ou non sur un aspect significatif.
39. Enfin, il y a lieu de noter que les États membres du Conseil de l’Europe n’ont pas tous ratifié le Protocole no4. Pour autant que la protection effective des droits matériels de la Convention s’appuie sur les garanties procédurales découlant de cette disposition, la situation juridique ainsi créée ne prévaudra donc pas dans tous les États qui sont liés par les dispositions matérielles pertinentes.
Considérations pratiques
40. Même un cadre juridique solide ne suffit pas à lui seul à garantir le respect effectif de l’obligation de non-refoulement. Je ne sous-estime pas les problèmes et les insuffisances qui sont avérés dans diverses situations. Comme indiqué toutefois, il importe également de ne pas confondre les insuffisances dans la mise en œuvre et le respect avec la nécessité de refondre les normes juridiques sous-jacentes. Au contraire, une redéfinition des exigences juridiques et l’introduction de nouveaux critères pourraient engendrer des difficultés inutiles de mise en œuvre, ne serait-ce que dans un contexte semblable à celui de la présente espèce, où le respect effectif dépend dans une large mesure de la capacité des gardes-frontières sur le terrain à appliquer correctement les normes juridiques pertinentes. Je doute que le présent arrêt soit d’une véritable utilité à cet égard.
41. De plus, il est à craindre que les principes énoncés dans le présent arrêt induisent un risque d’incitations délétères, c’est-à-dire encouragent les trafiquants d’êtres humains à diriger les flux de migrants vers des lieux où ceux-ci pourront plus facilement arguer d’un manque d’accès aux points d’entrée régulière, offrant ainsi un prétexte aux étrangers qui prendront les frontières d’assaut, que l’obligation de non-refoulement soit ou non engagée à leur égard. Ces développements peuvent à leur tour influer négativement sur l’attitude de la population à l’égard de ceux qui ont véritablement besoin d’être protégés en vertu de ce principe.
42. Au niveau international, avec le présent arrêt, la Cour se pose désormais, au nom de la protection effective, en arbitre ultime lorsqu’il s’agit de déterminer si les États « mettent à disposition un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières, et en particulier aux procédures à la frontière » (paragraphe 209 de l’arrêt). Outre la réserve d’ordre juridique exposée plus haut, à savoir le fait que la Cour sort du champ de sa compétence telle que définie dans la Convention, cette évolution pose la question de savoir si la Cour sera en mesure d’assurer véritablement une « protection effective » sur la question d’« un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières ». Cette préoccupation vaut particulièrement dans un contexte tel que celui de la présente l’espèce, où les problématiques tiennent à des circonstances et à des situations dans lesquelles les aspects factuels et temporels sont déterminants. Le contrôle de la Cour n’interviendra qu’a posteriori et avec un grand décalage dans le temps. En réalité, la Cour n’est pas bien placée pour assumer la mission dont elle vient de se charger.
Résumé
43. Les principales préoccupations que soulève pour moi le présent arrêt peuvent se résumer ainsi :
(i) L’interprétation illimitée et inconditionnelle du champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4, qui rend cette disposition applicable, sans la moindre distinction, à tout franchissement irrégulier par des étrangers de la frontière extérieure d’un État contractant, et détache ainsi son applicabilité de tout lien avec l’obligation de non-refoulement ;
(ii) L’articulation, avec le contrôle ultérieur de la Cour, des obligations positives incombant aux États contractants concernant la mise à disposition d’un « un accès réel et effectif aux voies d’entrée régulières » à leurs frontières extérieures au bénéfice d’étrangers cherchant à passer sous la juridiction d’un État contractant ;
(iii) Le changement de cap qui conduit à se détourner des exigences relativement bien établies découlant de l’obligation de « non-refoulement » pour créer une « exemption » fondée sur le critère du « propre comportement », élaboré et circonscrit par une série de critères inédits dont l’application sur le terrain n’ira pas sans poser de difficultés ;
(iv) L’absence de considération pour des préoccupations vitales relatives à la surveillance et aux contrôles aux frontières autres que celles qui ont trait à l’entrée de demandeurs d’asile avérés ou potentiels, ainsi que le risque d’engendrer pour les trafiquants d’êtres humains des incitations délétères.
Conclusion
44. La Cour ayant constaté au début de la procédure que les droits des requérants tels que protégés par l’article 3 (concernant l’obligation de non-refoulement) n’étaient manifestement pas engagés dans les circonstances de la cause, elle aurait dû conclure que, dans ces conditions, l’article 4 du Protocole no 4 ne trouvait pas à s’appliquer. Je rappelle que cette position n’enlève rien au caractère absolu de l’article 3. Le fait est que dans le cadre de la Convention, l’étendue des obligations que cet article impose aux États contractants dans le contexte spécifique des mesures visant des étrangers appréhendés ou interceptés à la frontière à l’occasion d’une entrée, ou d’une tentative d’entrée, irrégulière, est limitée.
45. J’ai donc voté en faveur des points 1 à 5 et 7 du dispositif concernant les exceptions préliminaires, mais contre le point 6 concernant l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à la présente espèce. À mon avis, les griefs sont incompatibles ratione materiae avec cet article. La majorité ayant jugé cette disposition applicable, j’ai voté en faveur du constat de non-violation de cet article. Les raisons de cette dernière position font écho à celles qui me conduisent à estimer que cette disposition ne trouvait pas à s’appliquer dans l’affaire. Je peux donc me dispenser de développer ce point.