Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 148 Janvier 2012
Ananyev et autres c. Russie – 42525/07 et 60800/08 Arrêt 10.1.2012 [Section I]
Article 46
Arrêt pilote
Mesures générales
Etat défendeur tenu de prendre des mesures générales pour adoucir les conditions de détention dans les maisons d’arrêt
En fait – L’affaire porte sur les conditions de détention des requérants dans différentes maisons d’arrêt entre 2005 et 2008 dans l’attente de leur procès pénal. Après avoir conclu à la violation des articles 3 et 13 de la Convention, la Cour examine l’affaire sur le terrain de l’article 46.
En droit – Article 46 : Le caractère inadéquat des conditions de détention constitue en Russie un problème structurel récurrent qui a amené la Cour à conclure à la violation des articles 3 et 13 dans plus de 80 arrêts depuis le premier constat de violation opéré par elle en 2002 dans l’affaire Kalachnikov[1]. Plus de 250 affaires portant sur des conditions de détention inadéquates sont pendantes devant la Cour. Les violations constatées ont pour l’essentiel les mêmes causes, à savoir un manque flagrant d’espace personnel dans les cellules, une pénurie de places de couchage, un accès limité à la lumière et à l’air frais, et une absence d’intimité lors de l’utilisation des équipements sanitaires. Il s’agit en conséquence d’un problème répandu résultant d’un dysfonctionnement du système pénitentiaire russe et de l’insuffisance des garanties juridiques et administratives existantes. Eu égard au caractère récurrent et persistant de ce problème, au grand nombre de personnes concernées et à l’urgente nécessité de leur apporter un redressement rapide et approprié au niveau interne, la Cour juge opportun d’appliquer la procédure de l’arrêt pilote.
Les violations récurrentes de l’article 3 découlant de conditions de détention inadéquates dans certaines maisons d’arrêt russes constituent un problème d’une ampleur et d’une complexité considérables résultant d’une multitude de facteurs négatifs d’ordre juridique et logistique. Il est incontestable que la situation qui prévaut dans les maisons d’arrêt russes requiert encore des mesures générales de grande ampleur au niveau interne, malgré les efforts déployés pour rénover et construire des installations pénitentiaires en vue de fournir à chaque détenu 4 m2 d’espace vital à l’horizon 2016. En outre, la Cour observe que certaines mesures qui auraient pu être mises en œuvre à peu de frais – telles que le cloisonnement des toilettes des cellules, le retrait des treillis obturant les fenêtres des cellules et l’augmentation de la fréquence des douches – n’ont pas été prises.
Tout en partageant l’avis des autorités russes selon lequel la recherche de solutions au problème de la surpopulation des maisons d’arrêt exige une approche intégrée impliquant une modification du cadre juridique, des pratiques et des comportements, la Cour considère qu’il ne lui appartient pas de conseiller le Gouvernement sur un processus de réforme aussi complexe, et encore moins de lui adresser des recommandations sur la manière d’organiser son système pénal et pénitentiaire. Cela étant, elle estime important d’attirer l’attention des autorités russes sur deux questions qui doivent être traitées, à savoir, d’une part, le rapport étroit qui existe entre la surpopulation carcérale et le problème tout aussi récurrent en Russie de la durée excessive de la détention provisoire et, d’autre part, la nécessité de mettre en place des mesures et des garanties provisoires visant à empêcher l’engorgement des maisons d’arrêt.
En ce qui concerne le premier point, les organes du Conseil de l’Europe considèrent unanimement que la réduction du nombre de détenus placés en détention provisoire serait la meilleure solution au problème de la surpopulation carcérale. La Cour a indiqué dans nombre de ses arrêts que la détention provisoire devait être l’exception plutôt que la règle et que cette mesure ne devait intervenir qu’en dernier ressort. Elle a déjà signalé que la durée excessive et injustifiée de la détention provisoire représentait un dysfonctionnement du système judiciaire russe (la proportion des demandes de placement en détention provisoire acceptées – 90 % – et des autorisations de maintien en détention – 98 % – est excessive). Elle estime en outre que les procureurs russes devraient être officiellement incités à continuer de réduire le nombre de leurs demandes tendant au placement ou au maintien en détention provisoire, sauf dans les affaires les plus graves mettant en cause des infractions avec violence. Cependant, en définitive, il ne pourra être remédié efficacement à la surpopulation carcérale dans les maisons d’arrêt que par des mesures cohérentes et à long terme visant à assurer le plein respect des exigences de l’article5 § 3 de la Convention, ce qui implique notamment de modifier le code de procédure pénale. Les modifications en question devraient également être assorties de mesures garantissant leur application effective dans la pratique judiciaire.
Quant au second point, qui porte sur les aménagements provisoires à adopter en vue de prévenir et de réduire la surpopulation carcérale, la Cour relève que, même si elles se sont nettement améliorées, les conditions matérielles de détention risquent de demeurer en deçà des normes pendant plusieurs années encore. Cette situation appelle l’adoption rapide de nouvelles garanties juridiques visant à prévenir, ou à tout le moins atténuer, la surpopulation dans les établissements où elle n’a pas disparu, et à assurer le respect effectif des droits des personnes qui y sont détenues. Les garanties en question consistent à établir pour chaque maison d’arrêt une capacité maximale et une capacité opérationnelle, à autoriser les directeurs des maisons d’arrêt à refuser d’accueillir des détenus au-delà des capacités de leur établissement, et à prendre des mesures provisoires ad hoc s’inspirant de celles introduites en Pologne (voir les décisions adoptées par la Cour dans les affaires Łatak et Łomiński[2]). Les éléments essentiels des mesures en question consistent à s’assurer que toute détention dans des conditions anormales soit d’une durée courte et déterminée, qu’elle fasse l’objet d’un contrôle judiciaire et qu’elle ouvre droit à une action en réparation. Il convient également d’envisager la libération des prisonniers dont la période de détention autorisée est sur le point de s’achever ou dont l’incarcération n’est plus nécessaire.
En ce qui concerne la question qui se pose sur le terrain de l’article 13, l’Etat défendeur est invité à mettre en place sans plus attendre des recours internes tant préventifs qu’indemnitaires. Les recours préventifs doivent permettre aux détenus d’obtenir un examen rapide et effectif de leurs plaintes par une autorité ou un tribunal indépendant habilité à ordonner des mesures de redressement. Les recours indemnitaires doivent offrir aux détenus incarcérés dans des conditions inhumaines ou dégradantes dans l’attente de leur procès une réparation pouvant prendre la forme d’une réduction de peine ou d’une indemnité d’un montant comparable à celui des indemnités accordées par la Cour dans des cas analogues. Le gouvernement défendeur devra établir, en coopération avec le Comité des Ministres, un calendrier contraignant pour l’instauration des recours préventifs et indemnitaires en question dans les six mois à compter de la date à laquelle l’arrêt de la Cour sera devenu définitif.
Enfin, eu égard au caractère fondamental du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, l’examen des requêtes analogues pendantes devant la Cour ne sera pas ajourné. La poursuite de l’examen des requêtes en question rappellera régulièrement au Gouvernement les obligations que lui impose la Convention. Celui-ci doit veiller à assurer un règlement accéléré des affaires individuelles déjà pendantes devant la Cour dans un délai de douze mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif ou du jour où il aura eu connaissance des requêtes dont il est ici question.
[1] Kalachnikov c. Russie, 47095/99, 15 juillet 2002, Note d’information 44.
[2] Łatak c. Pologne (déc.), 52070/08, et Łomiński c. Pologne (déc.), 33502/09, décisions du 12 octobre 2010 résumées dans la Note d’information 134.