STRASBOURG
19 janvier 2021
19/04/2021
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lacatus c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
la requête (no 14065/15) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante roumaine, Mme Violeta-Sibianca Lăcătuş (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 mars 2015,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») le 11 février 2016,
les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par la requérante,
la décision du gouvernement roumain de ne pas intervenir en tant que tierce partie (article 36 § 1 de la Convention),
les commentaires reçus du Centre européen pour les droits des Roms, que le président de la section avait autorisé à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 novembre et 1er décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requérante appartenant à la communauté rom, a été condamnée, en application de la loi pénale genevoise, à une peine d’amende de 500 francs suisses (CHF) pour avoir mendié sur la voie publique à Genève. Elle a ensuite été placée en détention pendant cinq jours pour non‑paiement de l’amende. Elle allègue des violations des articles 8, 10 et 14 de la Convention.
2. La requérante est née en 1992 et réside à Bistrita-Nassaud (Roumanie). Elle a été représentée par Me D. Bazarbachi, avocate à Genève.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
4. La requérante effectua à partir de 2011 des séjours à Genève où, ne trouvant pas d’emploi, elle demandait l’aumône.
5. Une première amende de 100 CHF lui fut infligée le 22 juillet 2011 en application de l’article 11A de la loi pénale genevoise (« la LPG » ; paragraphe 16 ci‑dessous), qui interdit de mendier sur la voie publique. À cette occasion, elle se fit saisir la somme de 16,75 CHF trouvée sur elle à la suite d’une fouille effectuée par la police. Aucune ordonnance de séquestre ne fut délivrée pour cette confiscation. La requérante se vit infliger huit autres amendes s’élevant chaque fois à 100 CHF par ordonnances pénales pour avoir demandé l’aumône avec un gobelet sur la voie publique les 17, 18, 21, 29 février 2012, à deux reprises le 4 mars 2012, le 21 août 2012, et le 18 janvier 2013. Le 21 février et le 4 mars 2012, la requérante fut également placée en garde à vue pour une durée de trois heures à chaque fois. Chaque amende fut assortie d’une peine privative de liberté de substitution d’un jour en cas de non-paiement.
6. La requérante, représentée par son avocat, forma opposition aux ordonnances pénales mentionnées ci-dessus.
7. Par jugement du 14 janvier 2014, le tribunal de police du canton de Genève déclara la requérante coupable de mendicité et la condamna au paiement d’une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non-paiement. Par le même jugement, il confirma la confiscation des 16,75 CHF.
8. La requérante fit appel de la décision du tribunal de police du canton de Genève auprès de la chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice du canton de Genève. Elle alléguait notamment une violation de sa liberté de communication, protégée, selon elle, par l’article 16 de la Constitution suisse et par l’article 10 de la Convention. Elle faisait également valoir une violation de l’interdiction de discrimination indirecte au sens de l’article 14 de la Convention et de l’article 8 § 2 de la Constitution suisse, combiné avec l’article 11A de la LPG. Par ailleurs, elle se plaignait d’une violation de sa liberté personnelle (articles 7, 10 et 36 § 3 de la Constitution [paragraphe 15 ci-dessous], et article 8 de la Convention), ainsi qu’une interprétation arbitraire de l’article 11A de la LPG en raison de l’absence de définition légale de la mendicité. Enfin, elle demandait la restitution des 16,75 CHF confisqués, majorés de 5 % d’intérêts à compter de la date de la saisie.
9. Dans son arrêt du 4 avril 2014, la chambre pénale d’appel débouta la requérante de tous ces griefs au motif, d’une part, que l’interdiction de mendier ne violait pas la liberté d’expression de l’intéressée car cette interdiction ne l’empêchait aucunement d’exprimer ou de faire connaître sa situation sociale au public de toute autre manière et, d’autre part, qu’il n’y avait pas eu de discrimination indirecte puisque rien dans la loi ne montrait que l’interdiction de mendier ne visait que la population rom ou que le dénuement dans lequel se trouvait l’appelante était de nature à constituer un critère de discrimination. Elle renvoya à différents arrêts par lesquels le Tribunal fédéral avait jugé que l’interdiction de mendier ne portait pas atteinte à la vie privée et considéra que l’article 11A de la LPG réprimait un comportement suffisamment précis. Enfin, elle confirma la confiscation de l’argent trouvé sur la requérante.
10. Celle-ci saisit le Tribunal fédéral d’un recours contre la décision de la chambre pénale d’appel reprenant en substance les griefs déjà formulés devant les instances cantonales.
11. Dans l’arrêt qu’il rendit le 10 septembre 2014, le Tribunal fédéral considéra que l’interdiction de mendier ne violait ni l’article 8 ni l’article 14 de la Convention, et renvoya à d’autres arrêts par lesquels il avait précédemment rejeté des griefs portant sur cette question (paragraphe 18 ci‑‑dessous).
12. S’agissant du grief tiré de la liberté d’expression, les extraits pertinents de l’arrêt en question sont les suivants :
« 1.1. Dans plusieurs arrêts, concernant des recours similaires à celui de la recourante et formés par le même conseil, la cour de céans a examiné ces griefs, qu’elle a rejetés autant qu’ils étaient recevables (v. parmi d’autres : arrêt 6B_368/2012 du 17 août 2012 consid. 1 à 7 ; arrêt 6B_88/2012 du 17 août 2012 consid. 1 à 7). Dans la mesure où la situation personnelle de la recourante, telle qu’elle ressort de l’état de fait de l’arrêt entrepris, est comparable aux cas précédemment jugés, on se limitera à renvoyer aux considérants en droit des arrêts précités en formulant les remarques complémentaires justifiées par les particularités de l’écriture de la recourante.
(…)
2.5. Très étendu, le domaine d’application de la liberté d’expression doit néanmoins trouver ses limites. C’est pourquoi, sans exiger que l’information ou l’opinion présente un caractère politique, il ne se justifie pas de la soumettre à la garantie de l’art. 10 al. 1 CEDH si sa communication ne présente pas le moindre caractère public, mais est restreinte au domaine strictement privé (Dieter Kugelmann, Der Schutz Individualkommunikation nach der EMRK, EuGRZ 2003 p. 20). Un acte ne peut pas être protégé par la liberté d’expression si aucune valeur communicative ne peut lui être reconnue (Christian Walter, in : Europäischer Grundrechteschutz, Enyklopädie Europarecht, 2014, no 8 p. 480 s.) ou même s’il ne tend pas primairement à l’expression non verbale d’une idée ou d’un fait (Jörg Paul Müller et Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz, 4e éd. 2008, p. 360) ; le contenu symbolique du comportement est déterminant (Grabenwarter/Pabel, Europäische Menschen-rechtskonvention, 5e éd. 2012, § 23, no 5 p. 309).
(…)
2.7. En l’espèce, l’arrêt entrepris constate, de manière à lier la cour de céans (art. 105 al. 1 LTF), que la recourante quémandait de l’argent aux passants en leur tendant un gobelet sur la voie publique. La recourante n’a jamais fait état d’un quelconque discours ou d’un dialogue. On se trouve ainsi dans l’hypothèse d’un comportement non verbal. La recourante ne soutient pas non plus, même à titre accessoire, avoir voulu conférer, par exemple, une dimension politique ou même de simple information générale sur la situation des Roms dans son pays ou des personnes démunies en Suisse à son activité de mendicité. Il faut donc exclure, pour l’essentiel, tout contenu symbolique à son comportement et partir de ce que le message qu’elle adresse aux passants est restreint à la seule expression de son dénuement personnel, familial tout au plus, et à son besoin d’aide. Cette communication demeure ainsi dans les limites d’une problématique exclusivement privée. Il faut aussi admettre que l’acte de communication ne s’adresse pas essentiellement à la population genevoise considérée dans sa globalité (comme la recourante paraît l’alléguer) mais relève plutôt d’une succession de contacts interindividuels dans lesquels la communication de l’information relative à son dénuement tend exclusivement à déclencher chez chaque destinataire successif un sentiment de pitié et une réponse empreinte de générosité. La communication de son dénuement par la recourante apparaît ainsi d’emblée comme un simple élément secondaire – quoique nécessaire – de son activité de mendicité.
Il résulte de ce qui précède que dans les circonstances d’espèce, la facette de communication de l’activité de la recourante est singulièrement réduite. Nonobstant l’extension très importante du domaine de la liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH, on ne peut discerner dans le comportement de la recourante aucune des caractéristiques qui font de la libre expression l’un des fondements des sociétés démocratiques ou l’une des conditions de l’épanouissement individuel. Enfin, la recourante ne tente pas de démontrer que l’art. 16 Cst. lui offrirait une protection plus étendue que la norme conventionnelle. Il n’y a pas lieu d’examiner la cause sous cet angle (art. 106 al. 2 LTF). Dans ces conditions, il n’y a pas de raison de protéger le comportement de la recourante au-delà des limites offertes par la liberté personnelle (…). Le grief doit être rejeté. »
13. Le Tribunal fédéral estima également que les 16,75 CHF ayant été confisqués à la requérante alors que celle-ci mendiait et cette dernière n’ayant évoqué devant les autorités cantonales aucune provenance plausible de cette somme, il n’était pas arbitraire de considérer que ce montant était le fruit de la mendicité.
14. Entre le 24 et le 28 mars 2015, la requérante fut placée en détention à la prison provisoire de Champ-Dollon pour non-paiement de l’amende.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit pertinent
15. Les dispositions pertinentes de la Constitution fédérale sont libellées comme suit :
Article 7 – Dignité humaine
« La dignité humaine doit être respectée et protégée. »
Article 8 – Égalité
« 1. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi.
2. Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. »
Article 9 – Protection contre l’arbitraire et protection de la bonne foi
« Toute personne a le droit d’être traitée par les organes de l’État sans arbitraire et conformément aux règles de la bonne foi. »
Article 10 – Droit à la vie et liberté personnelle
« (…)
2. Tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement. »
Article 12 – Droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse
« Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. »
Article 13 – Protection de la sphère privée
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance et des relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications.
2. Toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent. »
Article 16 – Libertés d’opinion et d’information
« 1. La liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties.
2. Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion. »
Article 36 – Restriction des droits fondamentaux
« 1. Toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale. Les restrictions graves doivent être prévues par une loi. Les cas de danger sérieux, direct et imminent sont réservés.
2. Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui.
3. Toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au but visé. »
16. La disposition pertinente de la loi pénale du canton de Genève (LPG) est libellée comme suit :
Article 11A – Mendicité
« 1. Celui qui aura mendié sera puni de l’amende.
2. Si l’auteur organise la mendicité d’autrui ou s’il est accompagné d’une ou plusieurs personnes mineures ou dépendantes, l’amende sera de 2 000 CHF au moins. »
Le cadre légal de l’amende est régi par le droit pénal fédéral. Selon l’article 106 al. 1 CP, « sauf disposition contraire de la loi, le montant maximum de l’amende est de 10 000 francs ». Le code pénal suisse ne prévoit par contre pas de montant minimal de l’amende. Par ailleurs, selon l’article 106 al. 2 CP, lorsque le juge prononce une amende, il assortit dans son jugement cette amende d’une peine privative de liberté de substitution qui ne sera purgée que dans le cas où, de manière fautive, la personne condamnée ne paie pas l’amende. Cette peine privative de liberté de substitution est d’un jour au moins et de trois mois au plus.
17. La mendicité est interdite à Genève depuis plus de soixante ans. L’interdiction figurait dans un premier temps dans le règlement du Conseil d’État du 1er novembre 1946 sur le vagabondage et la mendicité (RVM), lequel avait pour base légale l’article 37, chiffre 33, de l’ancienne loi pénale genevoise du 20 septembre 1941. Cette disposition fut abrogée avec l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2007, de la nouvelle loi pénale du 17 novembre2006 (LPG, Recueil systématique genevois E 4 05). Selon les autorités, le RVM ne reposait ainsi plus sur une base légale suffisante et n’était par conséquent plus applicable. C’est pour cette raison qu’a été adopté, en novembre 2007, le nouvel article 11A de la LPG.
B. La jurisprudence pertinente du Tribunal fédéral
18. Le Tribunal fédéral s’est prononcé à plusieurs reprises sur l’article 11A de la LPG. Parmi les arrêts pertinents figurent ceux qui suivent :
Arrêt du Tribunal fédéral du 9 mai 2008 [6C_1/2008 (ATF 134 I 214)] :
« (…)
5.3. Le fait de mendier consiste à demander l’aumône, à faire appel à la générosité d’autrui pour en obtenir une aide, très généralement sous la forme d’une somme d’argent. Ses causes et ses buts peuvent être divers. Le plus souvent, il a toutefois son origine dans l’indigence de la personne qui mendie, parfois aussi de ses proches, et vise à remédier à une situation de dénuement. Ainsi défini, le fait de mendier, comme forme du droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, doit manifestement être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l’art. 10 al. 2 Cst.
5.4. À l’instar de tout autre droit fondamental, la liberté personnelle n’a pas une valeur absolue. Une restriction de cette garantie est admissible, si elle repose sur une base légale, qui, en cas d’atteinte grave, doit être prévue dans une loi au sens formel (ATF 132 I 229 consid. 10.1 p. 242), si elle est justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui et si elle respecte le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1-3 Cst. ; ATF 133 I 27 consid. 3.1 p. 28/29 ; 130 I 65 consid. 3.1 p. 67 et les arrêts cités).
5.5. Il est à juste titre incontesté que l’interdiction de mendier découlant de la disposition litigieuse, qui figure dans une loi, repose sur une base légale suffisante.
5.6. L’autorité intimée expose que l’interdiction de la mendicité a été voulue en vue de sauvegarder l’ordre public ainsi que d’assurer la sécurité et la tranquillité publiques, mais aussi dans un but préventif. En substance, elle explique que la libéralisation récente de la mendicité dans le canton de Genève a eu pour effet que celle-ci, qui est interdite dans de nombreux autres cantons, s’y est développée dans des proportions préoccupantes et que la disposition litigieuse vise à éviter les conséquences négatives de cette situation, notamment la sollicitation et le harcèlement systématiques de la population.
On ne saurait nier que la mendicité peut entraîner des débordements, donnant lieu à des plaintes, notamment de particuliers importunés et de commerçants inquiets de voir fuir leur clientèle, et incitant les autorités, légitimement soucieuses de préserver l’ordre public, à réagir. Il n’est en effet pas rare que des personnes qui mendient adoptent une attitude insistante, voire harcèlent les passants. Il est par ailleurs fréquent que ceux qui se livrent à la mendicité s’installent à proximité de stations de paiement, notamment de bancomats et de postomats, ou d’autres lieux de passage quasi-obligé pour de très nombreuses personnes, telles que les entrées de supermarchés, les gares ou d’autres édifices publics. Ces comportements, lorsqu’ils deviennent habituels, ce qui n’a rien d’exceptionnel, sont de nature à provoquer des réactions plus ou moins virulentes, allant du rejet ou de l’agacement à la réprobation ouverte, voire à l’agressivité. Maintes personnes les ressentent comme une forme de contrainte ou du moins comme une pression, qui les incitent à une attitude d’évitement, si ce n’est à des manifestations d’intolérance. Lorsque le phénomène augmente en intensité – et il n’y a à cet égard pas de raison de douter de l’importante affluence évoquée par l’autorité intimée, qui a, précisément pour ce motif, adopté la disposition litigieuse –, ses conséquences négatives s’accroissent d’autant et il existe alors le risque de réactions de plus en plus virulentes, susceptibles de dégénérer. On ne peut non plus perdre de vue les incidences socio-économiques d’une augmentation du phénomène.
Sous l’angle de l’intérêt public, il faut encore relever qu’il n’est malheureusement pas rare que des personnes qui mendient sont en réalité exploitées dans le cadre de réseaux qui les utilisent à leur seul profit et qu’il existe en particulier un risque réel que des mineurs, notamment des enfants, soient exploités de la sorte, ce que l’autorité a le devoir d’empêcher et de prévenir.
Dans ces conditions, il existe un intérêt public certain à une réglementation de la mendicité, en vue de contenir les risques qui peuvent en résulter pour l’ordre, la sécurité et la tranquillité publics, que l’État a le devoir d’assurer, ainsi que dans un but de protection, notamment des enfants, et de lutte contre l’exploitation humaine.
5.7. Pour qu’une restriction d’un droit fondamental soit conforme au principe de la proportionnalité, il faut qu’elle soit apte à atteindre le but visé, que ce dernier ne puisse être atteint par une mesure moins incisive et qu’il existe un rapport raisonnable entre les effets de la mesure sur la situation de la personne visée et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public (ATF 132 I 229 consid. 11.3 p. 246 ; 129 I 12 consid. 9.1 p. 24 ; 128 I 92 consid. 2b p. 95 et les arrêts cités).
5.7.1. Une restriction du droit de mendier est incontestablement apte à atteindre le but d’intérêt public visé.
5.7.2. Se pose encore la question de savoir si, pour parvenir à ce but, une interdiction totale de la mendicité est nécessaire ou si une mesure moins incisive ne serait pas suffisante.
Le recours évoque d’abord la possibilité d’une limitation géographique ou/et temporelle de la mendicité, qui pourrait être interdite dans certains lieux, voire, en sus, à certaines occasions, ainsi durant les fêtes de Genève. Il est toutefois plus que probable qu’une telle solution ne ferait que déplacer le problème. Dans la mesure où la mendicité elle-même ne serait pas interdite, le nombre de personnes qui s’y adonnent ne diminuerait pas ou que faiblement. Il en résulterait une concentration de la mendicité dans les zones où elle serait tolérée, ce qui aurait pour effet d’en accroître les conséquences négatives dans ces zones et pour la population qui y réside. Il n’en irait pas différemment si la pratique de la mendicité devait simplement être exclue en des endroits précis, par exemple devant les banques ou les bancomats, les bureaux de poste ou les postomats, les autres édifices publics ou les supermarchés. Dans ce cas, on assisterait à une concentration de la mendicité à proximité de tels lieux, aux limites du périmètre où elle serait interdite. Le problème se trouverait ainsi reporté de quelques dizaines de mètres ou sur une autre frange de la population. Il existerait par ailleurs le risque que des personnes qui mendient s’installent à l’entrée d’immeubles locatifs, où leur présence régulière, voire constante, pourrait rapidement ne plus être tolérée par les habitants de ces immeubles. Quant à une limitation simplement temporelle de la mendicité, telle que son interdiction durant la période des fêtes de Genève, elle serait manifestement insuffisante pour atteindre le but d’intérêt public visé.
Le recours mentionne par ailleurs la possibilité de soumettre la mendicité à une autorisation. Il est cependant évident que la plupart, voire la grande majorité, des personnes qui s’adonnent à la mendicité, ainsi les étrangers de passage ou en situation illégale, ne pourraient bénéficier d’une autorisation, que bien d’autres ne seraient pas en mesure d’assumer les frais d’une patente et que d’autres encore préféreraient ne pas la solliciter. La mendicité se trouverait ainsi, de fait, interdite dans une mesure qui, en définitive, ne serait pas très éloignée d’une interdiction pure et simple. La solution évoquée serait en outre susceptible d’engendrer des inégalités entre les personnes voulant pratiquer la mendicité.
On pourrait éventuellement songer à une solution consistant à interdire, non pas la mendicité elle-même, mais certaines manières de la pratiquer, tel que le harcèlement ou les comportements insistants. Une telle solution apparaît cependant largement illusoire. On voit mal que ceux qui seraient chargés de faire respecter une telle interdiction puissent assumer cette tâche sans surveiller en quasi-permanence les personnes qui s’adonnent à la mendicité, afin de s’assurer qu’elles s’abstiennent de tels comportements. Le peu d’efficience d’un tel contrôle risquerait de vider largement semblable interdiction de sa substance. Le recours ne propose du reste pas de limiter la mendicité de la sorte.
À titre subsidiaire, il faut relever que les autorités locales, en l’occurrence les autorités genevoises, sont mieux à même d’apprécier la situation concrète, en particulier l’ampleur de la mendicité sur leur territoire, ses incidences et l’efficacité des mesures à prendre pour atteindre le but d’intérêt public visé. Dans une certaine mesure, la question revêt en outre une dimension politique, comme le montrent notamment le ton nourri des débats lors de l’adoption de l’acte attaqué par le Grand Conseil genevois et la polémique qui l’a précédée. Même s’il dispose d’un libre pouvoir d’examen, le Tribunal fédéral, en pareil cas, s’impose une certaine réserve et n’intervient qu’avec retenue. Or, après qu’il ait été renoncé à réprimer la mendicité, le Grand Conseil genevois a majoritairement estimé que la situation engendrée par cette renonciation et les impératifs de l’ordre public justifiaient de la sanctionner à nouveau, donc de l’interdire.
Sur le vu de ce qui précède, on ne voit pas qu’une mesure moins incisive que celle qui a été adoptée permette de parvenir efficacement au but d’intérêt public visé, les solutions envisageables apparaissant insuffisantes.
5.7.3. L’art. 12 Cst., dont peuvent se prévaloir aussi bien les étrangers que les ressortissants suisses, confère à quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Dans le canton de Genève, ce principe a trouvé une concrétisation dans la loi sur l’aide sociale individuelle du 22 mars 2007 (LASI ; RSG J 4 04), entrée en vigueur le 19 juin 2007, qui garantit à toute personne majeure qui en fait la demande de pouvoir bénéficier d’un accompagnement social (art. 5 al. 1 LASI) et à toute personne qui n’est pas en mesure de subvenir à son entretien ou à celui des membres de la famille dont elle a la charge de bénéficier de prestations d’aide financière (art. 8 LASI), dont peuvent aussi bénéficier, bien qu’à des conditions plus restrictives, les personnes étrangères sans autorisation de séjour (art. 11 al. 3 LASI). Dans la pratique, ces dispositions, qui ont notamment pour but d’éviter que des personnes doivent recourir à la mendicité, ont conduit à la mise en place d’un filet social. On est fondé à en déduire que, pour la très grande majorité des personnes qui s’y livrent, l’interdiction de la mendicité ne les priverait pas du minimum nécessaire, mais d’un revenu d’appoint, même si des exceptions restent toujours possibles. Dans ces conditions, on ne saurait dire que les effets d’une interdiction de la mendicité sur la situation des personnes visées seraient tels qu’ils ne seraient plus dans un rapport raisonnable avec le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public.
5.8. Il découle de ce qui précède, que l’interdiction de la mendicité résultant de la disposition litigieuse repose sur une base légale suffisante, qu’elle est justifiée par un intérêt public et qu’elle respecte le principe de la proportionnalité. Elle constitue donc une restriction admissible de la garantie de la liberté personnelle. Le grief doit dès lors être rejeté.
6. Le recours doit ainsi être rejeté dans la mesure où il est recevable. (…) »
Arrêt du 17 août 2012 [6B_88/2012] :
« (…)
3.3. En matière de discrimination, même lorsque le fardeau de la preuve est allégé, il incombe à celui qui allègue une discrimination de la rendre tout au moins vraisemblable (cf. art. 6 Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes ; LEg ; RS 151.1). La Cour européenne des droits de l’homme considère, en particulier, que si un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, c’est au Gouvernement qu’il incombe de démontrer qu’elle était justifiée (Arrêt CEDH du 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République Tchèque, Requête no 57325/00, § 177, et les références citées).
3.4. En l’espèce, la norme cantonale sur laquelle est fondée la condamnation de la recourante ne comporte aucune référence expresse à un caractère discriminatoire. Seule entre en considération une discrimination indirecte. La recourante se borne à affirmer qu’il serait notoire et facilement vérifiable que la norme de droit cantonal litigieuse n’est appliquée qu’à l’encontre de Roms, qui auraient fait l’objet de dizaines de milliers de rapports de contravention pour mendicité, alors que les mendiants d’autres origines auraient été épargnés de toute sanction. Étant précisé que la condamnation à des amendes de nombreux membres de la communauté rom à Genève, alléguée par la recourante, suppose que les intéressés y ont exercé cette activité, la seule importance du nombre des condamnations en cause ne rendrait pas encore vraisemblable une discrimination indirecte. Faute de tout élément concret, la seule affirmation par la recourante d’une impunité d’autres mendiants, non Roms, ne rend, par ailleurs, pas encore vraisemblable l’existence d’une telle immunité, moins encore qu’elle procéderait d’une discrimination à son endroit. On ne saurait, dès lors, reprocher à la cour cantonale de n’avoir pas instruit plus avant cette question. Le grief est infondé.
4. Se référant aux art. 7, 10 et 36 al. 3 Cst. ainsi qu’à l’art. 8 CEDH, la recourante invoque ensuite une restriction injustifiée à sa liberté personnelle et une atteinte à sa dignité humaine. Elle reproche, en particulier, à la cour cantonale de n’avoir pas procédé à un contrôle concret de la constitutionnalité de l’art. 11A LPG.
(…)
4.2. Dans l’ATF 134 I 214, le Tribunal fédéral a examiné de manière détaillée la conformité abstraite de la réglementation genevoise aux garanties précitées. Dans la mesure où la recourante invoque son extrême pauvreté, qui la contraindrait à demander l’aumône, sa situation n’est pas différente de celle qui justifie, le plus souvent, le recours à la mendicité. Dans l’arrêt précité, le Tribunal fédéral s’est, par ailleurs, référé, sous l’angle de la proportionnalité de l’interdiction de la mendicité statuée par la norme cantonale genevoise, aux art. 12 Cst. et aux dispositions de la Loi genevoise du 22 mars 2007 sur l’aide sociale individuelle (LASI ; depuis le 1er janvier 2012 : Loi sur l’insertion et l’aide sociale individuelle ; LIASI ; RS/GE J 4 04). Il a relevé que ces règles ont notamment pour but d’éviter que des personnes doivent recourir à la mendicité, qu’elles ont conduit à la mise en place d’un filet social et que l’on était fondé à en déduire que, pour la très grande majorité des personnes qui s’y livrent, l’interdiction de la mendicité ne les priverait pas du minimum nécessaire, mais d’un revenu d’appoint, même si des exceptions restaient toujours possibles (consid. 5.7.3). La recourante se borne, sur ce point, à alléguer qu’elle ne pourrait bénéficier de ces aides faute de résider dans le canton de Genève. Cette affirmation n’est pas démontrée. La recourante n’établit pas, en particulier, avoir introduit une demande d’aide sociale individuelle, moins encore qu’une telle aide lui a été refusée. Elle ne démontre pas concrètement en quoi sa situation justifierait de s’écarter des considérations développées par le Tribunal fédéral dans le cadre de son examen abstrait de la constitutionnalité de la norme cantonale. On peut dès lors se borner à renvoyer aux considérants de l’arrêt précité. Tel qu’il est articulé, le grief ne démontre pas l’existence d’une atteinte à sa liberté personnelle et à sa dignité humaine. »
- Le droit et la pratique comparÉs
A. Le statut de la mendicité dans les législations des États membres du Conseil de l’Europe
19. La Cour a procédé à une analyse de droit comparé portant sur la législation adoptée par les États membres du Conseil de l’Europe en matière de mendicité. Cette étude prend en compte trente-huit États membres (Albanie, Allemagne, Andorre, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie‑Herzégovine, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Fédération de Russie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Moldavie, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Saint‑Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Turquie et Ukraine).
20. Il en ressort que dans neuf de ces trente-huit États membres, la mendicité n’est pas interdite en tant que telle (Albanie, Andorre, Finlande, Géorgie, Grèce, Moldavie, Portugal, République slovaque et Ukraine).
21. Dans les vingt-neuf autres États membres étudiés, la mendicité est interdite ou limitée sous des formes et de manière très variées, que ce soit au niveau national ou seulement au niveau local.
22. Dans dix-huit des États membres étudiés, la mendicité est interdite au niveau national (Azerbaïdjan, Chypre, Croatie, Estonie, France, Hongrie, Irlande, Italie, Liechtenstein, Luxembourg, Monténégro, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni [Angleterre et Pays de Galles], Saint-Marin, Serbie, Slovénie et Turquie). Parmi ces États membres, six interdisent uniquement des formes intrusives ou agressives de mendicité (Estonie, France, Irlande, Italie, Serbie et Slovénie)[1]. Dans les sept États membres qui suivent, l’interdiction peut revêtir des formes très variées : elle s’applique parfois à des formes spécifiques de mendicité ou prévoit des limitations géographiques, des critères liés à la personne, ou encore la condition d’une autorisation officielle pour la mendicité. Dans les cinq autres États membres interdisant la mendicité au niveau national (Chypre, Hongrie, Monténégro, Royaume-Uni [Angleterre et Pays de Galles] et Turquie), des interdictions moins nuancées, s’appliquant de manière plus générale à la mendicité, semblent être en place.
23. Dans onze des États membres étudiés, la mendicité n’est interdite qu’au niveau local (Allemagne, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Espagne, Fédération de Russie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, République tchèque et Suède). Il existe également dans la législation de ces États de grandes différences quant à la nature et à l’étendue de l’interdiction.
24. Quant aux sanctions encourues dans les États membres du Conseil de l’Europe, au niveau national ou local, en cas de violation de l’interdiction de la mendicité, leur nature et leur sévérité varient considérablement. S’agissant de la nature des sanctions, dans la plupart des États étudiés, la mendicité est le plus souvent qualifiée d’infraction contre l’ordre et la tranquillité publics et conçue comme une contravention ou un délit (par exemple en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, en Pologne ou en Turquie). Dans certains États membres, l’interdiction se trouve dans le code pénal (par exemple, article 312-12-1 du code pénal français, article 188 du code pénal chypriote ou article 119-bis du code pénal italien). Dans les États où l’interdiction est envisageable au niveau local, celle-ci est normalement adoptée par ordonnance municipale ou décret et sa violation entraîne ainsi une sanction administrative (par exemple, dans la Fédération de Russie, en République tchèque ou en Suède).
25. S’agissant de la sévérité des sanctions encourues dans les États membres, celles-ci varient en fonction de différents facteurs et s’appliquent parfois cumulativement. Elles se limitent parfois à un avertissement oral et/ou à une amende de montants variés (par exemple, en Belgique, en République tchèque, en Pologne, en Lettonie, en Lituanie, en Serbie, dans la Fédération de Russie, en France, en Bosnie‑Herzégovine, en Irlande, au Monténégro, en Roumanie, en Suède, en Espagne, en Slovénie, ou au Royaume-Uni [Angleterre et Pays de Galles]). Dans d’autres États, différentes formes de privation de liberté sont possibles (par exemple, en Hongrie, à Chypre, à Saint-Marin, en Pologne ou en Croatie). Enfin, des formes alternatives de sanction peuvent être prévues. À titre d’exemple, la sanction peut consister en un travail communautaire (par exemple en Hongrie), en la confiscation de l’aumône (par exemple en Turquie) ou en une limitation de la liberté (par exemple en Pologne).
26. S’agissant des statistiques concernant la fréquence des poursuites engagées pour des infractions en matière de mendicité, les pratiques varient considérablement dans les États membres du Conseil de l’Europe.
B. La contestation devant les tribunaux des États membres des lois en matière de mendicité
27. Dans un arrêt du 30 juin 2012 (G 155/10-9), la Cour constitutionnelle de l’Autriche a dû se prononcer sur une loi de sécurité territoriale de Salzbourg interdisant la mendicité sur la voie publique. Elle a observé ce qui suit (traduction non officielle par la Cour des paragraphes 33 à 35).
« 33. L’article 29 § 1 de la loi de sécurité territoriale de Salzbourg interdit également, entre autres, de demander des dons en argent à des personnes inconnues sur la voie publique. Cette disposition interdit ainsi à quiconque se trouvant sur la voie publique, sans exception, d’attirer l’attention sur sa situation de détresse (par exemple lorsqu’un mendiant se positionne debout ou assis dans la rue et appelle à la générosité des passants à l’aide d’une pancarte) ou de demander oralement de l’aide d’une manière non agressive et discrète. Un tel appel à la solidarité et à la générosité financière d’autrui est (…) lui aussi protégé par l’article 10 § 1 de la CEDH. Une disposition légale qui l’interdit porte atteinte au droit, tel que protégé par l’article 10 § 1 de la CEDH, à la liberté de communication de quiconque veut, sur un lieu public, solliciter l’aide d’autrui de la manière susmentionnée (…).
34. Toute ingérence dans la liberté d’expression doit, selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle et de la Cour européenne des droits de l’homme, être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés à l’article 8 § 2 de la CEDH et être nécessaire « dans une société démocratique » pour atteindre ce but ou ces buts (…).
35. Le gouvernement de Salzbourg justifie la légitimité de l’article 29 § 1 S‑LSG par le maintien de l’ordre et la protection des droits d’autrui. (…) Ces raisons ne suffisent pas à légitimer l’interdiction des formes passives de mendicité, à savoir la simple sollicitation d’aide telle que décrite ci-dessus. Interdire ce comportement, sans exception, sur la voie publique n’est pas nécessaire dans une société démocratique (ce qui est en revanche le cas en ce qui concerne les formes qualifiées de mendicité, même si elles sont connexes à un comportement communicatif (…)). L’article 29 § 1 S-LSG est ainsi contraire à l’article 10 de la CEDH. »
En revanche, s’agissant du grief fondé sur l’article 8 de la Convention, la Cour constitutionnelle a estimé que la mendicité ne pouvait pas être considérée comme l’expression d’un mode de vie individuel et que, dès lors, cette disposition ne s’appliquait pas.
Dans une autre affaire (arrêt du 30 juin 2012, G132/11) où elle a examiné l’interdiction de certaines formes de mendicité, la Cour constitutionnelle autrichienne a estimé que la mendicité ne pouvait être considérée comme une activité professionnelle protégée par l’article 6 de la loi fondamentale (« Staatsgrundgesetz über die allgemeinen Rechte der Staatsbürger »). Elle a également confirmé les conclusions de l’arrêt du 30 juin 2012 concernant l’article 8 de la Convention (ci-dessus) et jugé qu’il n’y avait pas eu de violation du principe de l’égalité de traitement en l’espèce.
28. En Belgique, le Conseil d’État a souligné l’importance du principe de proportionnalité dans plusieurs de ses arrêts concernant des règlements administratifs sur la mendicité. Dans une affaire portant sur une interdiction générale et permanente (appliquée à toute la ville) de la mendicité, il a considéré que l’interdiction en question était disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis (Conseil d’État, 8 octobre 1997, asbl Ligue des droits de l’homme, no 68.735).
Dans une affaire de 2015, le Conseil d’État belge a examiné, au regard du droit à la dignité humaine, l’interdiction de la mendicité dans la ville de Namur (Conseil d’État, 6 janvier 2015, Pietquin et autres, no 229.729). Il a observé que le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine impliquait de disposer de moyens de subsistance. Il a toutefois souligné que cela ne signifiait pas qu’il existe un droit absolu à la mendicité. Il a, en outre, précisé que la mendicité en soi ne pouvait être considérée comme un trouble à l’ordre public mais qu’elle pouvait être interdite à certains moments, dans certains lieux et selon certaines modalités. Dans cette affaire, il a examiné plus en détail les arguments par lesquels les requérants invoquaient des droits et libertés protégés par la Convention et rejeté les griefs fondés sur les articles 8 et 10 pour les motifs qui suivent :
« Considérant que le moyen est irrecevable en ce qu’il est pris de la méconnaissance du droit au respect de la vie privée, les requérants n’exposant pas en quoi le règlement en cause y porterait atteinte ; que, pour le surplus, même en admettant que la mendicité puisse constituer un mode d’exercice de la liberté d’opinion, il résulte de l’examen du deuxième moyen que l’acte attaqué a pu, dans les limites qui y sont indiquées, porter à cette liberté une atteinte légale en son principe ; que le moyen n’est pas sérieux (…) ».
29. Dans sa décision no 1087/B/1994 AB, rendue le 11 mai 2004, la Cour constitutionnelle de Hongrie a examiné la loi concernant la mendicité « agressive » et jugé que la disposition interdisant la mendicité en tant qu’infraction réglementaire n’était pas inconstitutionnelle. À cet égard, elle a considéré qu’un tel acte ne portait pas atteinte à la dignité humaine ou au droit à la vie.
Dans sa décision no 19/2019 (VI. 18.) AB, rendue le 6 novembre 2011, la même Cour constitutionnelle a estimé que la pénalisation de la mendicité ne violait aucun droit fondamental.
30. En 2007, la Haute Cour d’Irlande a examiné un recours constitutionnel portant sur une disposition irlandaise qui prévoyait, depuis 1847, l’incrimination de la mendicité (« wandering abroad and begging ») dans un lieu public (Dillon v. Director of Public Prosecutions [2008] 1IR 383). Elle a jugé qu’une telle disposition violait le droit constitutionnel du demandeur à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 40.6.1 de la Constitution irlandaise. Elle a, en outre, considéré que la formulation utilisée pour définir l’infraction, en particulier le terme « errer » (« wandering abroad »), était si arbitraire, ambiguë et vague qu’elle violait les articles pertinents de la Constitution qui exigent que les infractions soient définies par la loi de manière claire et précise. En conséquence, l’article pertinent de la loi sur le vagabondage (Irlande) de 1847 a été abrogé.
31. En Italie, la Cour constitutionnelle s’est penchée à plusieurs reprises sur l’interdiction de la mendicité. En particulier, dans une affaire de 1975 (no 102), elle a examiné l’interdiction de la mendicité par l’ancien article 54 du Code pénal, qui prévoyait une peine pouvant aller jusqu’à trois mois d’emprisonnement, au regard des articles 2 et 38 de la Constitution. Tout en confirmant la constitutionnalité de la mesure, elle a considéré qu’il convenait de distinguer les mendiants qui étaient capables de travailler de ceux qui ne l’étaient pas en raison de leur âge et de leur mauvaise santé. Elle a jugé que les personnes appartenant à la deuxième catégorie ne pouvaient pas être punies en vertu de l’article 54 du code pénal.
Dans un arrêt ultérieur de 1995 (no 519), la Cour constitutionnelle italienne a établi une distinction entre les dispositions pénales visant la mendicité passive et les dispositions pénales visant la mendicité revêtant des formes invasives. Ces dernières dispositions ont été jugées constitutionnelles, tandis que les premières ont été déclarées inconstitutionnelles sur la base des articles 2 et 3 de la Constitution. À cet égard, la Cour constitutionnelle a estimé que les dispositions de droit pénal n’étaient pas nécessaires pour protéger l’ordre et la tranquillité publics, qui ne sont pas mis en danger par des manifestations non invasives de mendicité consistant en une simple demande d’aide.
- le droit et la pratique internationaux
- Le Conseil de l’Europe
1. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains et la pratique récente du GRETA concernant la Suisse
32. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains a été adoptée le 16 mai 2005 et est entrée en vigueur le 1er février 2008. La Suisse l’a ratifiée le 17 décembre 2012.
33. Son article premier définit son objet :
Article 1 – Objet de la Convention
« 1. La présente Convention a pour objet :
a) de prévenir et combattre la traite des êtres humains, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes ;
b) de protéger les droits de la personne humaine des victimes de la traite, de concevoir un cadre complet de protection et d’assistance aux victimes et aux témoins, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que d’assurer des enquêtes et des poursuites efficaces ;
c) de promouvoir la coopération internationale dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains.
2. Afin d’assurer une mise en œuvre efficace de ses dispositions par les Parties, la présente Convention met en place un mécanisme de suivi spécifique. »
34. Son article 26 est libellé comme suit :
Article 26 – Disposition de non-sanction
« Chaque Partie prévoit, conformément aux principes fondamentaux de son système juridique, la possibilité de ne pas imposer de sanctions aux victimes pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes. »
35. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) a été institué en vertu de l’article 36 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains. Il est chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention par les Parties et d’élaborer des rapports évaluant les mesures prises par chaque Partie.
36. Le GRETA se compose de 15 experts indépendants et impartiaux, avec des profils variés, qui ont été choisis pour leur expérience professionnelle dans les domaines couverts par la Convention. Le mandat des membres du GRETA est de quatre ans, renouvelable une fois.
37. Le Rapport concernant la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par la Suisse dans le cadre du 2e cycle d’évaluation a été adopté le 11 juillet 2019 (publié le 9 octobre 2019). Le GRETA y a constaté que, depuis l’adoption de son premier rapport sur la Suisse, en juillet 2015, des progrès ont été réalisés dans plusieurs domaines (§ 285 dudit rapport).
38. Mais il a également observé dans la mise en œuvre de cette convention par les autorités suisses certaines lacunes, qu’il décrit notamment comme suit :
Questions nécessitant une action immédiate
« (…)
• Le GRETA exhorte les autorités suisses à prendre des mesures de sorte que toutes les victimes de la traite soient correctement identifiées et puissent bénéficier de l’assistance et des mesures de protection prévues par la Convention (…)
• Le GRETA exhorte les autorités suisses à améliorer l’identification des enfants victimes de la traite et l’assistance à ces enfants (…)
• Le GRETA exhorte les autorités suisses à se conformer à l’article 26 de la Convention en adoptant une disposition qui prévoit la possibilité de ne pas sanctionner les victimes de la traite pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes, et/ou en élaborant des consignes en ce sens [souligné par la Cour]. Les procureurs devraient recevoir une formation adéquate sur la traite ; ils devraient être encouragés à prendre l’initiative de déterminer si une personne inculpée est une victime potentielle de la traite en considérant que la traite est une violation grave des droits humains. Tant que la procédure d’identification est en cours, les victimes potentielles de la traite ne devraient pas être punies pour des infractions à la législation sur l’immigration (…). »
39. Quant à la pénalisation de certains comportements, le GRETA a considéré ce qui suit :
« 235. Selon des rapports d’ONG, il y a des cas dans lesquels des victimes de la traite se voient infliger des amendes ou sont poursuivies pour des infractions à la législation sur les étrangers, la législation sur le travail ou la réglementation sur la prostitution. Cette situation a des effets dissuasifs sur les victimes de la traite, qui sont moins disposées à signaler leur cas aux autorités par crainte d’être poursuivies ou éloignées du territoire suisse. Une organisation a fait état de cinq cas dans lesquels des victimes n’avaient pas été traitées comme telles ; après avoir pris contact avec les autorités, ces personnes avaient été considérées comme ayant enfreint les lois sur le travail ou sur le droit de séjour et condamnées à des amendes ou éloignées du territoire. Au cours de la visite, certains interlocuteurs ont souligné le fait que ces mesures visent en particulier les membres de la communauté rom et qu’elles ont souvent pour conséquence d’entraîner le retour à la fois des victimes et des auteurs dans leur pays d’origine. Le GRETA est préoccupé par le fait que, souvent, des victimes contraintes à des activités criminelles forcées ne seraient pas reconnues comme telles et seraient placées en détention. Dans ce contexte, l’incrimination de la mendicité met les victimes de mendicité forcée dans une situation de grande vulnérabilité [souligné par la Cour]. »
2. Divers
40. Dans sa Recommandation 2003(2012) [Les migrants Roms en Europe], l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a souligné que les Roms font partie des groupes les plus défavorisés, discriminés, persécutés et brimés d’Europe. Elle a estimé que les préjugés, associés à une tendance répandue d’établir un lien entre les Roms et la criminalité, avaient grandement contribué à la situation critique des Roms en Europe. Concernant la criminalisation de la mendicité, elle a recommandé au Comité des Ministres de charger les comités et organes compétents du Conseil de l’Europe de ce qui suit :
« analyser la législation et les pratiques des États membres qui visent à criminaliser la mendicité et (…) en évaluer les conséquences sur les Roms et les implications au titre de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Charte sociale européenne révisée et d’autres normes du Conseil de l’Europe » (§ 6.1).
41. Dans un article publié le 16 juillet 2015 sur le portail du Conseil de l’Europe, intitulé « Il est temps de déconstruire les mythes et les préjugés sur les migrants roms en Europe »[2], Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en fonction à l’époque, a constaté que les autorités de plusieurs pays envisageaient ou prenaient de plus en plus des mesures pour pénaliser la présence des Roms dans les espaces publics, en adoptant des interdictions de la mendicité ou du vagabondage. Il avait auparavant critiqué cette approche dans ses rapports sur la France et la Norvège.
42. Dans son rapport de 2011 concernant la France, Nils Muižnieks avait considéré l’interdiction de la mendicité à Marseille comme un exemple d’« antitsiganisme » (Rapport suite à la visite en France, du 22 au 26 septembre 2014 (2015), § 171). Concernant la Norvège, il avait estimé que l’interdiction générale de la mendicité non agressive avait un impact discriminatoire sur les immigrants roms et portait atteinte à leur liberté d’expression, concluant que de telles lois devaient être abrogées (Rapport suite à la visite en Norvège, du 19 au 23 janvier 2015 (2015), en particulier §§ 59-67 (en anglais seulement)).
B. Les Nations unies
43. Dans sa Résolution 21/11 adoptée lors de sa 21e session en septembre 2012, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a établi des « Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme ». Concernant le droit à la liberté et à la sécurité de la personne, ces principes formulent les devoirs des États de la manière suivante :
« 66. Les États devraient :
(…)
c) Abroger ou réformer les lois qui incriminent les activités de subsistance dans les lieux publics, telles que le sommeil, la mendicité, la prise d’aliments ou les activités nécessaires à l’hygiène personnelle (…). »
44. Dans un rapport thématique de 2005 destiné à l’ancienne Commission des droits de l’homme des Nations unies (E/CN.4/2005/48, 3 mars 2005), le Rapporteur spécial sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant, Miloon Kothari, a exprimé son inquiétude sur les lois qui criminalisent les sans-abri, notamment le fait de se livrer à la mendicité :
« § 32. Le Rapporteur spécial note avec préoccupation l’impact de lois qui criminalisent directement ou indirectement les sans-abri et les marginalisent davantage. En Inde, par exemple, la police de Delhi utilise la loi de Bombay de 1959 sur l’interdiction de la mendicité (adoptée à Delhi en 1961) pour s’en prendre aux sans-abri car elle lui permet d’intervenir contre toute « personne qui n’a pas de moyen de subsistance visible, qui erre ou demeure dans des lieux publics, et dont l’état ou le comportement donnent à penser qu’elle survit en demandant ou en recevant l’aumône ». »
45. Dans un rapport soumis à l’Assemblée générale des Nations unies (A/66/265, 4 août 2011), la Rapporteuse spéciale sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, Magdalena Sepúlveda Carmona, a analysé des lois, règlementations et pratiques qui punissent, isolent et contrôlent les personnes vivant dans la pauvreté et compromettent leur autonomie. Elle a estimé que les mesures de criminalisation ciblent certaines personnes en raison du fait que leur revenu, leur apparence, leur langage ou leurs besoins les qualifient de pauvres et constituent une discrimination évidente sur la base de la situation économique et sociale (§ 18 du rapport).
46. Concernant plus spécifiquement les lois, règlementations et pratiques qui pénalisent, entre autres, la mendicité, la Rapporteuse a précisé ce qui suit (références omises) :
« 30. Les mesures pénales ou réglementaires (ordonnances notamment) qui rendent le vagabondage et la mendicité illégaux deviennent de plus en plus courantes dans les pays développés et en développement. Ces mesures prennent plusieurs formes : des lois qui interdisent la sollicitation d’argent dans tout espace public, à celles qui interdisent de mendier la nuit ou de façon agressive. Certaines de ces lois ont une vaste portée, s’étendant à l’exécution de toute activité susceptible de produire de l’argent, comme le spectacle ou la danse, ou l’exposition d’une blessure ou d’une malformation. Dans certains États, il est même illégal qu’une personne se trouve tout simplement sur une place publique en donnant l’impression de manquer de ressources et de devoir recourir à la mendicité pour survivre.
31. Il est évident que ces lois et règlementations ont un impact disproportionné sur les personnes vivant dans la pauvreté. Lorsqu’elles ne peuvent pas obtenir suffisamment d’appui ou d’aide de la part de l’État, ces personnes n’ont plus d’autre choix que la mendicité pour rester en vie. Le fait de les punir pour leurs actes dans des situations où elles n’ont pas d’autres moyens de subsistance constitue une mesure punitive clairement disproportionnée.
32. L’interdiction de la mendicité et du vagabondage représente une violation grave des principes d’égalité et de non-discrimination. Une telle mesure dote les agents de police d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’application des lois et rend les personnes vivant dans la pauvreté plus vulnérables au harcèlement et à la violence. Elle ne fait que contribuer à perpétuer les attitudes sociales discriminatoires envers les plus pauvres et les plus vulnérables.
(…)
35. Souvent, la motivation profonde de ces mesures est de rendre la pauvreté moins visible dans la ville et d’attirer les investissements, les projets de développement et les citoyens (non pauvres) vers les centres urbains. Ces objectifs ne sont pas légitimes au regard du droit relatif aux droits de l’homme et ne justifient pas les sanctions sévères qui sont souvent imposées en application des règlementations. »
47. Elle conclut son rapport par les recommandations qui suivent en vue de l’élimination des lois discriminatoires :
« 82 a) Les États doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer toute discrimination directe ou indirecte à l’encontre des personnes vivant dans la pauvreté. Ils doivent s’abstenir d’adopter toute loi ou tout règlement ou pratique susceptible de priver les personnes vivant dans la pauvreté de l’accès à la jouissance de tous leurs droits, y compris les droits économiques, sociaux et culturels ou de limiter cet accès. Ils doivent examiner la législation nationale afin de repérer tout impact discriminatoire sur ceux qui vivent dans la pauvreté et abroger ou modifier toute loi qui a pour objectif ou conséquence de compromettre la jouissance égale des droits par ceux qui vivent dans la pauvreté (…). »
C. Commission interaméricaine des droits de l’homme et Commission africaine des droits de l’homme et des peuples
48. Dans un rapport de 2017, intitulé « Poverty and Human Rights » (disponible en anglais et en espagnol), la Commission interaméricaine des droits de l’homme a souligné que les règles et pratiques qui restreignent des comportements et activités considérés comme « indésirables » ou contraires à l’ordre public, tels que mendier, dormir ou errer dans la rue, aggravent fréquemment la situation d’exclusion et de discrimination à laquelle sont confrontées les personnes vivant dans la pauvreté (OEA/Ser.L/V/II.164 Doc. 147, 7 septembre 2017, § 177). Dans ce contexte, elle a jugé important de mettre en exergue que l’interdiction de la mendicité et des activités connexes peut aboutir à la violation des principes d’égalité et de non‑discrimination (ibidem, § 178).
49. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a adopté, en 2017, les « Principes relatifs à la dépénalisation des infractions mineures en Afrique »[3]. Par l’adoption de ces principes, elle a déclaré que les lois qui créent des infractions mineures, y compris la mendicité, sont contraires aux principes de l’égalité devant la loi et de la non-discrimination au motif qu’elles ciblent les pauvres et les autres personnes vulnérables ou ont un impact disproportionné sur eux (§ 6). Elle a ajouté ce qui suit :
« 7. La répression des infractions mineures a pour effet de réprimer, de discriminer, de contrôler et de compromettre la dignité des personnes sur la base de leur statut. Elle viole aussi l’autonomie des personnes, en particulier celles vivant dans la pauvreté, en restreignant l’exercice de leurs activités de subsistance dans les lieux publics. L’application de ces lois perpétue la stigmatisation de la pauvreté en imposant une réponse judiciaire pénale à des problèmes socio-économiques et de développement durable. À cet égard, les infractions mineures renforcent les attitudes discriminatoires à l’égard des personnes marginalisées. »
50. La requérante soutient que l’interdiction de mendier sur la voie publique a porté une atteinte inadmissible à sa vie privée en ce qu’elle l’a empêchée de subvenir à son minimum vital compte tenu du fait qu’elle n’a pas d’autres sources de revenu et peut difficilement en avoir, qu’elle est analphabète, extrêmement pauvre et victime de discrimination dans son pays en raison de son appartenance à la communauté rom. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
51. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la question de savoir si le grief tombe dans le champ d’application de l’article 8
52. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que le grief de la requérante tombe dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Elle rappelle, néanmoins, que toute question touchant à la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Il s’ensuit que la Cour se doit d’examiner la question de sa compétence ratione materiae à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010).
53. La Cour n’a jamais été amenée à trancher la question de savoir si une personne qui se voit infligée une sanction pour avoir mendié peut se prévaloir de l’article 8 de la Convention. Le Tribunal fédéral, dans son arrêt phare du 9 mai 2008 cité ci-dessus (paragraphe 18 ci-dessus, cons. 5.3), a estimé que le fait de mendier faisait partie de la liberté personnelle garantie par l’article 10 alinéa 2 de la Constitution. La Cour observe que, même si le champ d’application de cette disposition n’est pas identique à celui de l’article 8 de la Convention, il est néanmoins similaire.
54. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, CEDH 2009, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I, et Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, 25 octobre 2016).
55. La notion de vie privée recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I, et A.‑M.V. c. Finlande, no 53251/13, § 76, 23 mars 2017). Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX, avec d’autres références).
56. La Cour estime que la notion de la dignité humaine est sous-jacente à l’esprit de la Convention. Souvent mentionnée sur le terrain de l’article 3, cette notion a également été évoquée à plusieurs reprises par la Cour sous l’angle de l’article 8 (voir notamment, Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 122, 17 juillet 2007 ; Rachwalski et Ferenc c. Pologne, no 47709/99, § 73, 28 juillet 2009 ; El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 248, CEDH 2012 ; Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan, nos 65286/13 et 57270/14, § 116, 10 janvier 2019 ; Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 117, 14 janvier 2020 ; Vinks et Ribicka c. Lettonie, no 28926/10, § 114, 30 janvier 2020, et Hudorovič et autres c. Slovénie, nos 24816/14 et 25140/14, § 116, 10 mars 2020). La Cour estime que la dignité humaine est sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants (voir, dans ce sens, le Conseil d’État belge dans l’affaire Pietquin et autres, 6 janvier 2015, paragraphe 28 ci-dessus). En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier afin de surmonter une situation inhumaine et précaire.
57. La Cour rappelle également que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). En d’autres termes, il convient de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notamment les réalités économiques et sociales de la personne concernée.
58. S’agissant du cas d’espèce, la requérante fait valoir qu’elle est extrêmement démunie, analphabète et sans emploi. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas. Dès lors, la Cour n’a aucune raison de douter de la véracité de cette allégation. L’intéressée affirme également qu’elle ne bénéficie pas d’aide sociale et il n’apparaît pas non plus qu’elle soit soutenue par une tierce personne. La Cour est prête à accepter que la mendicité permettait à la requérante d’acquérir un revenu et d’atténuer sa situation de pauvreté. En interdisant la mendicité de manière générale et en infligeant à la requérante une amende, assortie d’une peine d’emprisonnement pour non-exécution de la peine prononcée, les autorités suisses l’ont empêchée de prendre contact avec d’autres personnes afin d’obtenir une aide qui constitue, pour elle, l’une des possibilités de subvenir à ses besoins élémentaires.
59. Par ailleurs, la Cour rappelle que le Tribunal fédéral lui-même avait considéré, dans son arrêt du 9 mai 2008 (paragraphe 18 ci-dessus, cons. 5.3), que « le fait de mendier, comme forme du droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, doit manifestement être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l’article 10 alinéa 2 de la Constitution ». La Cour partage ce point de vue, considérant que le droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, relève de l’essence même des droits protégés par l’article 8 de la Convention.
60. Cela suffit à la Cour pour conclure que l’article 8 de la Convention est applicable au grief de la requérante.
2. Conclusion
61. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
1. Les thèses des parties
a) La requérante
62. Pour ce qui est de l’existence d’une base légale sur laquelle aurait reposé l’ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8, l’intéressée explique qu’afin de se distinguer d’activités d’associations ou d’autres organismes faisant appel à la générosité de particuliers, la mendicité doit trouver son origine dans l’indigence de la personne qui mendie et viser à remédier à une situation de dénuement. Par ailleurs, la requérante ne conteste pas la définition de la mendicité donnée par le Tribunal fédéral, mais affirme plutôt que la loi vise, dans son essence, les pauvres et contribue ainsi à stigmatiser, sans justification objective, un groupe de personnes particulièrement vulnérables, dont elle fait partie.
63. S’agissant du but légitime de la mesure litigieuse, la requérante est d’avis que les particuliers qui se disent importunés manifestent le plus souvent un sentiment d’insécurité plutôt qu’un trouble réel à l’ordre public et, si trouble il y a, il est en réalité d’ordre moral. Quant à la prétendue protection de la clientèle des commerçants, la requérante soutient que celle‑ci relève essentiellement d’un risque de préjudice commercial que l’État n’a pas pour fonction de protéger.
64. La requérante argue que la mendicité n’est pas, en soi, de nature à engendrer des troubles à l’ordre public et qu’il n’est possible de limiter une liberté fondamentale que pour prévenir des troubles graves à l’ordre public. Elle plaide que le Gouvernement ne démontre en aucune manière que le comportement des personnes qui mendient trouble gravement l’ordre public. S’agissant des campements que les personnes qui s’adonnent à la mendicité érigeraient, elle soutient qu’ils ne troublent en rien l’ordre public et que, si les autorités souhaitaient éradiquer ce phénomène, il leur appartiendrait d’ouvrir l’accès aux abris de protection civile durant toute l’année et non seulement de manière ponctuelle, en hiver, comme c’est le cas à Genève.
65. S’agissant du phénomène de la mendicité qui, selon le Gouvernement, serait susceptible de diminuer l’attrait touristique de la ville et d’avoir des retombées économiques sensibles, la requérante plaide que la Confédération perd ainsi de vue que tant que la pauvreté ne sera pas éradiquée sur terre, il y aura toujours des personnes qui se rendront dans les villes où l’opulence et la richesse ont un grand pouvoir d’attraction. Elle soutient enfin que l’argument du Gouvernement selon lequel il n’est pas rare que les personnes qui mendient soient exploitées par des réseaux mafieux est non seulement inexact mais de surcroît contradictoire. Elle observe, en effet, que s’il existait réellement de tels réseaux, on peine à comprendre pour quelle raison on devrait punir pénalement les victimes de ces réseaux plutôt que de les protéger, notamment par des mesures d’encadrement.
66. Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la requérante est d’avis qu’il n’est pas étonnant que la plupart des pays de l’Est interdisent la mendicité en général puisque les discriminations à l’égard des Roms dans ces pays sont bien établies. Elle ajoute que se référer à ces pays pour justifier une interdiction de la mendicité est navrant pour un pays qui se veut un exemple en matière de droits de l’homme. Elle observe que le Gouvernement a omis d’indiquer qu’un tribunal irlandais a considéré qu’une interdiction générale de la mendicité violait de manière patente la liberté de communication et était disproportionnée (Dillon v. Director of Public Prosecutions [2008] 1IR 383 ; paragraphe 30 ci-dessus).
67. La requérante allègue également qu’il est totalement inexact d’affirmer que sur une période d’à peine trois ou quatre mois, où la mendicité fut tolérée en 2007, une présence accrue de mendiants a été constatée à Genève. Elle argue que le Gouvernement ne se fonde sur aucun élément concret pour étayer ses propos. Elle ajoute que la police, notamment, a dénombré en permanence depuis 2004 – année de la suppression de l’obligation de visa pour les ressortissants roumains – environ 100 à 250 personnes qui s’adonnaient à la mendicité à Genève.
68. S’agissant de l’argument du Gouvernement tiré de l’aide financière allouée aux personnes de passage à Genève, qui s’élève au maximum à 500 CHF, la requérante plaide que cette aide nécessite de nombreuses et longues démarches administratives auxquelles des personnes analphabètes, comme elle-même, ne peuvent faire face seules. Elle indique, par exemple, que les demandeurs doivent nécessairement s’annoncer auprès de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), obtenir une autorisation de séjour le temps nécessaire à l’examen de leur demande, qui peut s’étendre sur plusieurs mois, et prouver leur indigence (comptes bancaires, attestation, etc.). Elle soutient que, dans la mesure où cette procédure peut prendre de nombreux mois, on voit mal comment les demandeurs d’une telle aide pourraient assurer leur survie durant l’examen de la demande. Elle précise qu’en s’annonçant à l’Office cantonal de la population, les demandeurs de l’aide financière prennent le risque de se voir notifier une décision d’interdiction d’entrée en Suisse sur la base de la loi sur les étrangers, en vertu de laquelle tout étranger doit disposer des moyens financiers nécessaires à son séjour. Elle allègue, en effet, que la Suisse a rendu de très nombreuses décisions d’interdiction de pénétrer sur le territoire à l’encontre de Roms de passage à Genève, uniquement en raison de leur manque de moyens financiers.
69. S’agissant du caractère approprié de l’interdiction de la mendicité et de l’absence de mesures moins restrictives susceptibles de conduire au même résultat, la requérante est d’avis qu’il convient de lutter contre la pauvreté et non contre les pauvres. Elle préconise ainsi des mesures de lutte contre la discrimination dans les pays d’origine des personnes contraintes de venir mendier à Genève, ainsi que le financement et le suivi des projets visant à améliorer leurs conditions de vie. Elle plaide que pénaliser la pauvreté ne ferait, en revanche, que renforcer un sentiment de méfiance à l’égard de personnes vulnérables qui sont contraintes de demander l’aumône faute de pouvoir travailler.
70. La requérante argue également que les interdictions générales et absolues doivent être considérées comme illégales, car elles entraînent immanquablement des dérives. Elle ajoute qu’elles doivent être non seulement limitées dans l’espace et le temps, mais aussi justifiées par un risque concret et réel de trouble à l’ordre public et non pas issues de simples suppositions.
71. En ce qui concerne sa situation concrète, la requérante observe que le Gouvernement ne tient pas compte du fait qu’elle est analphabète et doit lutter pour sa vie. Elle affirme qu’elle a en vain sollicité, auprès de nombreuses personnes qu’elle a rencontrées à Genève, la possibilité d’effectuer des travaux ménagers et que si elle n’a pas sollicité l’aide financière exceptionnelle dérisoire prévue en application de l’article 12 de la Constitution (paragraphe 15 ci-dessus), c’est pour les raisons décrites ci‑dessus. Elle considère que le raisonnement selon lequel elle devrait se rendre dans d’autres endroits en Suisse ou en Europe où la mendicité est légale est absurde et contradictoire. Elle expose, à cet égard, qu’un État ne peut pas vouloir exporter les troubles à l’ordre public : soit on considère que la mendicité constitue un trouble à l’ordre public et il n’est alors pas sérieux de le souhaiter aux États voisins, soit elle ne l’est pas.
72. Par ailleurs, la requérante affirme disposer de ses repères à Genève et avoir noué des liens avec de nombreuses personnes dans cette ville. Elle soutient également qu’elle n’a pas d’autre choix que de demander l’aumône, car c’est pour elle une question de survie. Elle prend également acte des affirmations du gouvernement suisse selon lesquelles elle ne constitue pas à elle seule un risque pour l’ordre public. Elle plaide que la présente cause doit s’analyser de manière concrète et non de manière générale.
73. Enfin, elle rappelle qu’elle a été privée de sa liberté durant cinq jours pour avoir tendu la main alors que, de l’aveu du gouvernement suisse, elle ne constituait pas un danger pour l’ordre public.
b) Le Gouvernement
74. Le Gouvernement ne conteste pas que les peines prononcées à l’encontre de la requérante pour mendicité constituent une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
75. Il rappelle, en outre, que ces condamnations ont été fondées sur l’article 11A de la loi pénale du canton de Genève (paragraphe 16 ci‑dessus) et allègue par conséquent que les mesures incriminées étaient prévues par la loi au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
76. Le Gouvernement soutient que l’interdiction de la mendicité poursuit plusieurs des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, le bien-être économique du pays ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui. Il rappelle aussi que le respect des exigences minimales de la vie en société, le « vivre ensemble », peut se rattacher au but légitime de la « protection des droits et libertés d’autrui » (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 121, CEDH 2014 (extraits)).
77. Le Gouvernement argue également que la mendicité peut entraîner des débordements donnant lieu à des plaintes, notamment de particuliers importunés et de commerçants inquiets de voir fuir leur clientèle. Il observe que les passants sont régulièrement interpellés, que les mendiants s’adressent aux clients des restaurants sur les terrasses, les dissuadant ainsi de se rendre dans certains restaurants, et qu’ils volent de la nourriture dans les magasins. Il ajoute qu’il est par ailleurs fréquent que les personnes qui s’adonnent à la mendicité s’installent à proximité d’automates pour le retrait d’argent, ou d’autres lieux de passage quasi-obligé de nombreuses personnes, tels que les entrées de supermarchés, les gares ou d’autres édifices publics. Il indique qu’à Genève, des personnes ont été harcelées jusque dans les immeubles d’habitation et les bureaux.
78. Le Gouvernement soutient que lorsque ces comportements deviennent habituels, ils sont de nature à provoquer des réactions plus ou moins virulentes, allant du rejet ou de l’agacement à la réprobation ouverte, voire à l’agressivité. Il argue que maintes personnes les ressentent comme une forme de contrainte ou du moins comme une pression, qui les incite à une attitude d’évitement, si ce n’est à des manifestations d’intolérance.
79. Le Gouvernement fait également valoir qu’une augmentation importante du phénomène de la mendicité est susceptible de diminuer l’attrait touristique de la ville, Genève étant notamment prisée pour son calme et sa sûreté, et d’avoir ainsi des retombées économiques sensibles. Enfin, il argue qu’il n’est pas rare que des personnes qui mendient soient en réalité exploitées dans le cadre de réseaux qui les utilisent à leur profit et qu’il existe en particulier un risque que des mineurs, notamment des enfants, soient exploités de la sorte. L’interdiction de la mendicité constitue, selon lui, un instrument parmi d’autres pour éviter de telles situations.
80. S’agissant de la nécessité de la mesure dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les États membres connaissent des réglementations variées en matière de mendicité. Il précise que plusieurs États, notamment le Royaume-Uni, le Danemark, la Grèce, la Hongrie, la Roumanie, la République tchèque et la Slovénie, ont opté pour une interdiction générale de la mendicité, alors que dans d’autres États, tels que l’Espagne, la Norvège, les Pays-Bas, la France et la Lituanie, des interdictions de la mendicité existent dans certaines communes. Il indique qu’une interdiction générale de la mendicité au niveau national a été discutée en Norvège, en Suède et en Finlande, et que certains États, tels que la France, interdisent également l’installation de campements sauvages. Au vu de ces éléments et de l’ensemble des informations disponibles, il soutient que l’interdiction de la mendicité constitue incontestablement une question de politique discutée de manière controversée dans nombre d’États membres du Conseil de l’Europe et que, dès lors, les États doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière.
81. Le Gouvernement allègue également qu’à Genève, l’interdiction de la mendicité a été adoptée à la suite d’une augmentation importante de ce phénomène dans le canton, notamment du fait que de plus en plus de personnes se rendaient régulièrement dans cette ville, en particulier depuis la Roumanie, afin d’y mendier. Il cite un recensement effectué à l’automne 2007 selon lequel la ville comptait alors environ 300 mendiants, dont 65 à 70 % étaient domiciliés en Roumanie. Il précise que, sans logement à Genève, ces personnes érigeaient des campements à divers endroits, notamment dans les parcs publics et sous les ponts.
82. Il ajoute que, ne disposant pas de logements à Genève, certaines des personnes en question ont été hébergées dans des structures mises à disposition par les communes, aux frais de ces dernières, tandis que d’autres ont érigé des campements sauvages dans un certain nombre d’endroits de la ville et du canton. Il expose que ces campements étaient dépourvus d’une infrastructure adéquate et que les conditions sanitaires y étaient, par conséquent, gravement insuffisantes. Il précise qu’à certaines occasions, notamment en hiver, les personnes y séjournant ont été relogées par les autorités dans des abris d’urgence.
83. Le Gouvernement souligne également que l’hébergement dans une structure d’accueil constitue une concrétisation de la garantie prévue à l’article 12 de la Constitution (paragraphe 15 ci-dessus), de même que le droit à une aide financière exceptionnelle, dont peuvent bénéficier les personnes étrangères sans autorisation de séjour en Suisse et les personnes de passage. Il soutient toutefois que les ressortissants étrangers qui se rendent à Genève afin d’y mendier ne s’annoncent pas aux autorités compétentes afin d’obtenir une aide financière.
84. Le Gouvernement plaide que la requérante n’a pas allégué qu’une mesure moins restrictive aurait conduit au même résultat et souligne que, dans son premier arrêt concernant l’interdiction de la mendicité à Genève, le Tribunal fédéral a examiné différentes mesures moins restrictives, à savoir une limitation géographique ou temporelle de l’interdiction, un régime d’autorisation, ou encore une interdiction de certaines formes de mendicité telles que le harcèlement ou les comportements insistants.
85. Le Gouvernement argue que l’interdiction de la mendicité en certains lieux ou à certaines occasions, notamment durant des festivités, ne ferait que déplacer le problème. Il affirme que le nombre de personnes s’adonnant à la mendicité ne diminuerait pas ou que faiblement et que, par conséquent, il en résulterait une concentration de la mendicité dans les zones où elle serait tolérée. Il plaide qu’il existe par ailleurs le risque que des personnes qui mendient s’installent à l’entrée d’immeubles locatifs, où leur présence régulière, voire constante, pourrait rapidement ne plus être tolérée par les habitants de ces immeubles. Quant à une limitation temporelle, par exemple durant certaines festivités, il soutient qu’elle serait insuffisante pour atteindre le but d’intérêt public visé, et qu’il en irait de même de l’hypothèse d’un régime d’autorisation. Il allègue qu’à l’évidence, la grande majorité des personnes qui s’adonnent à la mendicité, des ressortissants étrangers de passage ou en situation illégale, ne pourraient pas bénéficier d’une autorisation ou préféreraient ne pas la solliciter, ce qui serait susceptible d’engendrer des inégalités entre les personnes voulant pratiquer la mendicité. Enfin, il se dit convaincu que l’interdiction de certaines pratiques de mendicité, comme le harcèlement ou les comportements insistants, apparaît largement illusoire. Il affirme qu’une telle interdiction ne pourrait guère être mise en œuvre sans surveiller en quasi-permanence les personnes qui s’adonnent à la mendicité, afin de s’assurer qu’elles s’abstiennent de tels comportements. Il en conclut qu’aucune mesure moins restrictive que l’interdiction de la mendicité ne permettrait de parvenir efficacement au but d’intérêt public visé.
86. Le Gouvernement rappelle que la requérante est une ressortissante roumaine d’origine rom, domiciliée en Roumanie et issue d’une famille extrêmement pauvre, qui s’est rendue de temps en temps en Suisse, où, faute de pouvoir trouver un emploi, elle demandait l’aumône. Il observe que l’intéressée n’a pas démontré qu’elle a entrepris des démarches afin de chercher un travail en Suisse ou qu’elle a envisagé de s’installer durablement dans ce pays, ni qu’elle s’est adressée aux autorités afin d’obtenir une aide financière ou autre. Il allègue, par ailleurs, que la requérante n’a pas de liens avec la Suisse et la ville de Genève, hormis le fait de s’y être rendue à plusieurs reprises afin d’y demander l’aumône.
87. Le Gouvernement concède que la présence d’une jeune femme demandant l’aumône dans la rue en tendant un gobelet ne saurait être qualifiée, à elle seule, de risque important pour l’ordre public. Il plaide, en revanche, que l’interdiction litigieuse ne s’adressait pas à elle seule mais à l’ensemble des personnes demandant l’aumône à Genève qui, comme cela a selon lui été démontré, constituent une menace pour l’ordre et la sécurité publics. Il argue qu’il doit être possible de réglementer certains comportements de manière générale dans l’intérêt public même si une seule occurrence des comportements en question ne justifierait pas, à elle seule, pareille réglementation.
88. Le Gouvernement estime, par ailleurs, que le montant de l’amende infligée (500 CHF) paraît proportionné à la faute commise compte tenu du fait que la requérante a commis neuf infractions identiques s’étendant sur trois années. Il plaide également que l’intéressée pouvait se rendre à d’autres endroits en Suisse ou à l’étranger. S’agissant de la peine de substitution prononcée, à savoir cinq jours d’emprisonnement, il considère qu’elle n’est pas non plus excessive compte tenu du fait que le cadre légal prévoit une durée d’un jour au moins et de trois mois au plus.
89. Enfin, dans la mesure où la requérante mentionne avoir été détenue durant cinq jours à partir du 24 mars 2015, le Gouvernement soutient que cette détention ne relève pas de l’objet de la présente requête puisqu’elle a eu lieu après le dépôt de celle-ci le 17 mars 2015.
90. Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est convaincu que l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la question de savoir s’il y a eu ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 de la Convention
91. La Cour rappelle que la requérante a été déclarée coupable de mendicité au sens de l’article 11A de la LPG et condamnée à une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement. La requérante, incapable de payer cette somme, a en effet exécuté cette peine dans la prison provisoire de Champ-Dollon à partir du 24 mars 2015.
92. Partant, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 de la Convention.
b) Justification de l’ingérence
93. Une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée ou familiale ne peut se justifier que si les exigences du paragraphe 2 de l’article 8 sont remplies. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au sens de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. La Cour est dès lors appelée à vérifier si ces conditions étaient réunies dans le cas d’espèce.
i. Base légale
94. Dans le cas présent, il n’est pas contesté que l’ingérence reposait sur une base légale, à savoir l’article 11A de la LPG.
ii. But légitime
95. S’agissant des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, le Gouvernement soutient que l’interdiction de la mendicité poursuivait plusieurs des buts énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, le bien-être économique du pays ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui (paragraphes 76-79 ci-dessus). La requérante ne partage pas cet avis, plaidant, en particulier, que la mendicité n’est pas, en soi, de nature à engendrer des troubles à l’ordre public.
96. La Cour estime que l’appréciation par les instances internes constitue le point de départ de son examen. Or, selon l’arrêt phare du Tribunal fédéral du 9 mai 2008 (paragraphe 18 ci-dessus), le but de l’ingérence paraît être double. D’une part, il s’agissait, de protéger l’ordre public et d’assurer la sécurité et la tranquillité publiques. En effet, le Tribunal fédéral a relevé que les personnes qui mendient adoptent souvent une attitude insistante, voire harcèlent les passants, et qu’elles s’installent souvent à proximité de stations de paiement, notamment de distributeurs de billets, d’entrées de supermarchés, gares ou d’autres édifices publics. Il a en outre observé que ces comportements provoquent des réactions plus ou moins virulentes susceptibles de dégénérer. D’autre part, il s’agissait, selon ce même arrêt du Tribunal fédéral, de lutter contre les réseaux de mendicité qui exploitent souvent des personnes, notamment des mineurs (§ 5.6).
97. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’exclut pas que certaines formes de mendicité, en particulier ses formes agressives, puissent déranger les passants, les résidents et les propriétaires des commerces. Elle considère également comme valable l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants. L’ingérence visait ainsi a priori des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui.
98. Partant, la Cour estime pouvoir laisser ouverte la question de savoir si la mesure poursuivait d’autres buts légitimes. Il reste à déterminer si la mesure litigieuse était, dans le cas concret de la requérante, nécessaire dans une société démocratique.
iii. Nécessité dans une société démocratique
Pouvoir de contrôle du juge interne
99. Quant à la nécessité de la mesure dans une société démocratique, la Cour a déjà dit qu’une ingérence doit reposer sur un besoin social impérieux et être proportionnée au but visé (voir, notamment, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 70, CEDH 2002‑III). Elle rappelle également que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 et sur la proportionnalité de la mesure quant au but légitime poursuivi. Sa tâche consiste à déterminer si les mesures litigieuses ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’intéressé protégés par la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 47, CEDH 2001‑IX, et Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 113, CEDH 2003‑X). La Cour rappelle néanmoins que la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales s’accompagne d’un contrôle européen en vertu duquel la Cour examine, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de ce pouvoir (voir, parmi d’autres, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A, et Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010).
100. La Cour rappelle également que dès lors que les conclusions des autorités n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, il ne lui appartient pas de se substituer à l’appréciation faite par elles, y compris par rapport à l’examen de la proportionnalité de la mesure litigieuse (voir, dans ce sens, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 105, CEDH 2012, Hamesevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, § 43, 16 mai 2017, Alam c. Danemark (déc.), no 33809/15, § 35, 6 juin 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, § 76, 14 septembre 2017, et Levakovic c. Danemark, no 7841/14, § 45, 23 octobre 2018). Cela implique, en revanche, que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013, et El Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 47, 8 novembre 2016). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention. C’est le cas lorsque les autorités internes ne parviennent pas à démontrer de manière convaincante que l’ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par la Convention est proportionnée aux buts poursuivis et qu’elle correspond dès lors à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence de la Cour (El Ghatet, précité, § 47, et I.M. c. Suisse, no 23887/16, §§ 72 et 77, 9 avril 2019).
101. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 11A § 1 de la LPG, « [c]elui qui aura mendié sera puni de l’amende ». En d’autres termes, cette disposition sanctionne de manière générale les personnes qui se livrent à la mendicité. La Cour estime qu’une interdiction générale d’un certain comportement, comme celle de l’espèce, est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu (voir, par exemple, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 82, CEDH 2005‑IX, et Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 115, 8 janvier 2009).
102. Dans le cas d’espèce, la loi applicable ne permet pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et sanctionne la mendicité de manière générale, indépendamment de l’auteur de l’activité poursuivie et de sa vulnérabilité éventuelle, de la nature de la mendicité ou de sa forme agressive ou inoffensive, du lieu où elle est pratiquée ou de l’appartenance ou non de l’accusé à un réseau criminel. Or, la Cour estime pouvoir laisser ouverte la question de savoir si, en dépit de la rigidité de la loi applicable, un juste équilibre aurait en l’espèce néanmoins pu être ménagé entre les intérêts publics de l’État, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part. Elle estime qu’en tout état de cause, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce, et ce pour les raisons qui suivent.
Marge d’appréciation de la Suisse
103. Le Gouvernement argue qu’il jouissait d’une marge d’appréciation considérable en l’espèce, en particulier parce que la mendicité fait l’objet d’interdictions ou de restrictions dans d’autres États membres du Conseil de l’Europe. La Cour partage a priori l’avis selon lequel la Suisse peut se prévaloir d’une certaine marge d’appréciation, dont il convient toutefois de définir l’étendue. Elle rappelle que cette marge n’est pas illimitée et, surtout, qu’elle va de pair avec un contrôle européen, d’autant plus qu’il s’agit en l’espèce d’une ingérence très grave qui a eu des répercussions importantes sur l’exercice par la requérante de ses droits garantis par la Convention. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de dire que lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence (ou de l’identité) d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, avec les références qui s’y trouvent citées).
104. Quant aux différentes solutions adoptées par les États membres du Conseil de l’Europe, la Cour observe qu’un certain nombre d’entre eux (neuf) n’ont pas jugé nécessaire d’interdire la mendicité, ni au niveau national ni au niveau local. Dans les dix-huit États membres qui ont réglementé la mendicité au niveau national, six n’en ont interdit que les formes agressives ou intrusives et sept ont d’une autre manière limité ou circonscrit le champ d’application de l’interdiction. Dans le reste des États étudiés (cinq), la législation prévoit une interdiction moins nuancée de la mendicité (paragraphe 22 ci-dessus). Par ailleurs, dans les onze États membres où la mendicité est réglementée seulement au niveau local, comme en Suisse, l’interdiction est généralement aussi limitée, notamment à la forme agressive ou intrusive de la mendicité (paragraphe 23 ci-dessus). De surcroît, plusieurs hautes juridictions des États membres ont conclu qu’une interdiction générale de la mendicité était disproportionnée, au regard notamment de la dignité humaine et de la liberté d’expression (paragraphes 27-31 ci-dessus). Enfin, des critiques ont été exprimées par certains experts et organes onusiens ou régionaux quant aux mesures visant la mendicité, en particulier s’agissant des interdictions générales (paragraphes 40-49 ci-dessus).
105. Au vu de la grande diversité des solutions adoptées par les États membres, la Cour conclut qu’il n’existe pas de consensus au sein du Conseil de l’Europe par rapport à l’interdiction ou à la restriction de la mendicité. Elle observe néanmoins une certaine tendance à la limitation de l’interdiction et une volonté des États de se contenter de protéger efficacement l’ordre public par des mesures administratives. En revanche, une interdiction générale prévue par une disposition pénale, comme celle qui fait l’objet de la présente requête, semble être l’exception. La Cour estime que cet élément constitue un deuxième indice – outre celui tiré de la nature fondamentale de la question en jeu pour l’existence de la requérante – de la marge d’appréciation limitée dont jouissait l’État défendeur en l’espèce.
106. La Cour est dès lors amenée à examiner si celui-ci a outrepassé cette marge dans le cas d’espèce.
γ) Pesée des intérêts en jeu
107. S’agissant, d’abord, de l’intérêt (privé) de la requérante à se livrer aux activités incriminées, à savoir la pratique de la mendicité, il est incontesté que l’intéressée est issue d’une famille extrêmement pauvre, qu’elle est analphabète, qu’elle n’avait pas de travail et qu’elle ne touchait pas d’aide sociale. Il ne ressort pas du dossier qu’elle aurait été prise en charge par quelqu’un d’autre. Dès lors, la Cour n’a pas de raison de douter que la mendicité constituait pour elle l’un des moyens de survivre. Elle estime que, se trouvant dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et à essayer de remédier à ses besoins par la mendicité.
108. Quant à la nature et à la sévérité de la sanction infligée, la Cour rappelle que la requérante a été condamnée à une amende de 500 CHF, assortie d’une peine privative de liberté de cinq jours en cas de non‑paiement. Incapable de payer cette somme, l’intéressée a effectivement purgé une peine privative de liberté dans la prison provisoire de Champ‑Dollon à partir du 24 mars 2015. Contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, la Cour estime que cette peine privative de liberté peut être prise en compte dans le cas d’espèce, même si elle est intervenue après le dépôt de la présente requête, en ce qu’elle est la conséquence directe de l’impossibilité pour la requérante de s’acquitter de l’amende qui lui avait été infligée, soit la mesure dont l’intéressée se plaint devant la Cour. Par ailleurs, le Gouvernement a amplement eu l’occasion de se prononcer sur la proportionnalité de ladite mesure au cours de la procédure contradictoire devant la Cour.
109. La Cour estime qu’il s’agit d’une sanction grave. Dans les circonstances de l’espèce, eu égard à la situation précaire et vulnérable de la requérante, l’imposition d’une peine privative de liberté, qui peut alourdir encore davantage la détresse et la vulnérabilité d’un individu, était pour elle presque automatique et quasiment inévitable.
110. La Cour considère qu’une telle mesure doit être justifiée par de solides motifs d’intérêt public, qui n’étaient en l’espèce pas réunis, comme en témoigne ce qui suit.
111. S’agissant de l’argument de l’État défendeur selon lequel l’un des buts de l’article 11A de la LGP est de lutter efficacement contre la traite des êtres humains et, notamment, contre l’exploitation des enfants, la Cour reconnaît l’importance de lutter contre de tels agissements et l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes (voir, notamment, Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, CEDH 2010 (extraits), M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, 31 juillet 2012, L.E. c. Grèce, no 71545/12, 21 janvier 2016, J. et autres c. Autriche, no 58216/12, 17 janvier 2017, Chowdury et autres c. Grèce, no 21884/15, 30 mars 2017, T.I. et autres c. Grèce, no 40311/10, 18 juillet 2019, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 25 juin 2020).
112. En revanche, la Cour doute que la pénalisation des victimes de ces réseaux soit une mesure efficace contre ce phénomène. À cet égard, dans son rapport concernant la Suisse publié en 2019, le GRETA a estimé que l’incrimination de la mendicité met les victimes de mendicité forcée dans une situation de grande vulnérabilité (rapport, § 235 in fine, paragraphe 39 ci-dessus). Il a en outre « exhort[é] les autorités suisses à se conformer à l’article 26 de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains en adoptant une disposition qui prévoit la possibilité de ne pas sanctionner les victimes de la traite pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes (…) ». Par ailleurs, le Gouvernement ne fait pas valoir que la requérante appartiendrait à un tel réseau criminel ou qu’elle serait autrement victime des activités criminelles d’autrui, et aucun élément du dossier ne le laisse penser.
113. S’agissant de l’intérêt public des autorités à imposer la mesure litigieuse pour la protection des droits des passants, résidents ou propriétaires des commerces, la Cour observe qu’il ne semble pas que les autorités aient reproché à la requérante de s’être livrée à des formes de mendicité agressives ou intrusives, ou que des plaintes aient été déposées contre l’intéressée auprès de la police par des tierces personnes. En tout état de cause, la Cour considère pertinent de relever l’avis de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme (paragraphe 46 ci-dessus), selon lequel la motivation de rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas légitime au regard des droits de l’homme, contrairement à ce que semble alléguer le Gouvernement (paragraphe 79 ci‑dessus).
114. La Cour doit enfin examiner la question de savoir si des mesures moins sévères auraient pu aboutir au même résultat ou à un résultat comparable. Elle relève que, dans son arrêt du 9 mai 2008, le Tribunal fédéral a constaté l’inutilité d’une législation moins restrictive en renvoyant aux considérations en droit de ses arrêts antérieurs (cons. 5.7.2, paragraphe 18 ci-dessus). L’analyse de droit comparé des législations en matière de mendicité a révélé que la majorité des États membres du Conseil de l’Europe prévoit des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale découlant de l’article 11A de la LPG. De plus, même si l’État dispose d’une certaine marge d’appréciation en la matière, le respect de l’article 8 aurait exigé que les tribunaux internes se livrent à un examen approfondi de la situation concrète de l’espèce. Dès lors, la Cour n’est pas en mesure de souscrire à l’argument du Tribunal fédéral selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable.
δ) Conclusions
115. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires des commerces. Dans le cas d’espèce, la Cour estime que la mesure par laquelle la requérante, qui est une personne extrêmement vulnérable, a été punie pour ses actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres moyens de subsistance et, dès lors, pas d’autres choix que la mendicité pour survivre, a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce.
116. Partant, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de ses droits protégés par l’article 8 n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2.
117. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
118. La requérante soutient également que l’interdiction de mendier a porté une atteinte inadmissible à sa liberté d’expression en ce qu’elle l’a empêchée de faire part de sa détresse en demandant l’aumône. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
119. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
120. La Cour, ayant conclu à une violation de l’article 8 de la Convention, estime que le grief fondé sur l’article 10 ne soulève aucune question distincte essentielle. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ce grief (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
121. La requérante se plaint enfin d’avoir été victime d’une discrimination en raison de sa situation sociale et de sa fortune ainsi qu’en raison de ses origines. Elle invoque à cet égard l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. L’article 14 est libellé comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
122. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
123. La Cour, ayant conclu à une violation de l’article 8 de la Convention, estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 156).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
124. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
125. La requérante demande 1 000 CHF (environ 922 euros (EUR)) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi à raison de sa détention.
126. Le Gouvernement soutient que la détention subie par la requérante ne peut être prise en compte par la Cour dans le cadre de la présente requête et que cette demande doit, par conséquent, être rejetée.
127. La Cour estime que les faits à la base de la violation constatée de l’article 8 ont pu causer certaines souffrances à la requérante. Il convient donc de lui octroyer la somme demandée (922 EUR) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
- Intérêts moratoires
128. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
- Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable ;
- Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
- Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs formulés sur le terrain de l’article 10 et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;
- Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 922 EUR (neuf cent vingt-deux euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Paul Lemmens
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Keller ;
– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Lemmens ;
– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Ravarani.
P.L.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER
Introduction
1. Je souscris pleinement au constat de violation de l’article 8 de la Convention, pris de surcroît à l’unanimité (paragraphe 117 de l’arrêt). Toutefois, je ne peux souscrire que partiellement au raisonnement de la majorité selon lequel il n’y a pas lieu en l’espèce de statuer séparément sur l’article 10 de la Convention (paragraphe 120 de l’arrêt).
2. En effet, je suis d’avis que la majorité aurait dû procéder en deux étapes. Dans un premier temps, elle aurait dû déclarer le grief fondé sur la liberté d’expression recevable au motif qu’il soulevait une question distincte essentielle (paragraphes 3 et suivants ci-dessous), et ce n’est que dans un second temps, sur le fond, qu’elle aurait dû conclure qu’il n’était pas nécessaire de statuer séparément sur le grief en question (paragraphes 14 et suivants ci-dessous).
Sur la recevabilité du grief tiré de l’article 10 de la Convention
3. Pour commencer, il me semble essentiel de relever que la requérante, du fait de son extrême précarité – qui n’est aucunement contestée – se trouve dans une situation de vulnérabilité spécifique (voir, mutatis mutandis, Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 147, CEDH 2010). De cela découle qu’une protection spéciale doit lui être octroyée.
4. Ensuite, je tiens à souligner que la Cour n’a jamais eu à trancher la question de savoir si le fait de mendier relève de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention.
5. Cette disposition joue dans une société démocratique un rôle éminent en garantissant la liberté d’expression à « toute personne » : elle ne distingue pas d’après la nature du but recherché ni d’après le rôle que les personnes ont joué dans l’exercice de cette liberté (Çetin et autres c. Turquie, nos 40153/98 et 40160/98, § 57, CEDH 2003‑III).
6. Est ainsi protégée toute forme d’expression écrite, orale, par signes, images ou autres. Il convient de rappeler que la Cour a précisé à maintes reprises que la liberté d’expression s’étend également à certaines formes de comportement (voir, notamment, Ibrahimov et Mammadov c. Azerbaïdjan, nos 63571/16 et 5 autres, §§ 166-167, 13 février 2020, Murat Vural c. Turquie, no 9540/07, 21 octobre 2014, et Semir Güzel c. Turquie, no 29483/09, 13 septembre 2016).
7. Par ailleurs, l’article 10 de la Convention, sous réserve de son paragraphe 2, concerne non seulement les « informations » et « idées » qui sont accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives, mais aussi celles qui inquiètent, heurtent ou choquent l’État ou une fraction quelconque de la population (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24).
8. En l’espèce, il ne fait aucun doute à mes yeux que la requérante a adopté en mendiant un comportement protégé par l’article 10 de la Convention.
9. Tout d’abord, l’action de tendre la main ou un gobelet constitue un véritable cri de détresse et un appel à la générosité d’autrui. La mendicité est l’ultime moyen de communiquer son indigence par les mots ou par les gestes.
10. Au-delà même de considérations purement juridiques, l’action de tendre la main est un geste universellement connu et compris comme une demande d’aide, quelle que soit la langue que l’on parle ou la région du monde où l’on se trouve. Il en va de même, à titre d’exemple, du soldat qui dépose les armes et lève les mains ou de l’armée qui agite un drapeau blanc. Il s’agit là de comportements compris de tous comme une intention claire de se rendre, au point qu’ils constituent même aujourd’hui une règle d’ordre coutumier de droit international humanitaire (Règle 47 du droit international humanitaire coutumier, qui se fonde sur l’article 3 commun aux Conventions de Genève et le Protocole additionnel I). Le comportement de la requérante entre donc indéniablement dans le champ d’application de la liberté d’expression et est protégé par celle-ci.
11. Cela est d’autant plus évident que ce message de détresse s’adresse à autrui et constitue une invitation claire à interagir. Les destinataires de cet appel sont libres de l’ignorer ou d’y répondre. Dans le second cas, c’est le point de départ d’un échange de messages et d’une interaction sociale des plus élémentaires.
12. Enfin, je souhaiterais souligner que plusieurs cours constitutionnelles nationales ont d’ores et déjà considéré que la mendicité constituait un comportement protégé par la liberté d’expression (voir notamment l’arrêt du 30 juin 2012 (G 155/10-9) de la Cour constitutionnelle autrichienne et celui rendu par la Haute Cour d’Irlande dans l’affaire Dillon v. Director of Public Prosecutions [2008], 11R 383).
13. Eu égard à ce qui précède, j’estime que le grief tiré de l’article 10 de la Convention soulève une question distincte essentielle en l’espèce. La mendicité est indéniablement un comportement protégé par cette disposition. La loi genevoise l’interdisant purement et simplement constitue donc clairement une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression. Ainsi, ce grief aurait dû être déclaré recevable.
Sur le fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention
14. Une fois le grief tiré de l’article 10 déclaré recevable, la Cour aurait eu – en principe – à se prononcer sur le fond, autrement dit sur la question de savoir si cette ingérence remplissait les conditions de l’article 10 § 2 de la Convention.
15. Or, la Cour ayant, à l’unanimité, conclu à la violation de l’article 8 de la Convention (paragraphe 117 de l’arrêt), l’arrêt contient déjà un examen détaillé des conditions, au nombre de trois, requises par le second paragraphe de cette disposition.
16. La première condition, qui veut que la mesure soit « prévue par la loi », ne diffère pas entre les articles 8 et 10 de la Convention. En ce qui concerne la deuxième condition, c’est-à-dire l’exigence de légitimité du but poursuivi, les buts de défense de l’ordre et de protection des droits d’autrui retenus par la Cour sous l’angle de l’article 8 sont également admis au regard de la liberté d’expression (voir, en ce sens, Saint-Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, § 56, 18 avril 2013). Quant à la troisième condition, l’examen de proportionnalité requis sous l’angle de l’article 10 est similaire (voire plus strict encore) à celui qu’exige l’article 8 (voir, en ce sens, Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, §§ 89 et 102, 22 novembre 2012).
17. S’évertuer à analyser les conditions de l’article 10 § 2 n’aurait donc soulevé aucune question distincte essentielle étant donné que la Cour avait déjà procédé à un examen détaillé à l’aune des critères énoncés par l’article 8 de la Convention et qu’elle avait conclu à une violation de cette disposition. Pareil exercice serait de surcroît allé à l’encontre du principe de l’« économie de procédure » posé par la Cour.
Conclusion
18. Ainsi, je suis en accord avec la majorité sur le fait que le grief tiré de l’article 10 de la Convention ne soulève pas de question distincte essentielle. Cependant, je considère que cela est vrai sur le fond uniquement et non en ce qui concerne la recevabilité du grief. Le cas d’espèce offrait à la Cour une occasion d’admettre que la mendicité constitue un comportement protégé par l’article 10 de la Convention et elle ne l’a pas saisie, à mon grand regret.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
1. Je suis entièrement d’accord avec le constat de violation de l’article 8 de la Convention dans cette affaire.
Cet arrêt envoie un signal très fort, à savoir que la Convention vise à protéger la dignité humaine de toute personne, même de celles qui – parfois forcées par les circonstances – adoptent un mode de vie rejeté par la « majorité ».
Le grief soumis à la Cour était principalement fondé sur l’article 8 de la Convention. Je me demande dans quelle mesure l’article 3 n’aurait pas pu être également pertinent.
2. J’ai voté contre le point 3 du dispositif parce qu’à mon avis les griefs tirés de la violation des articles 10 et 14 posent des questions sérieuses.
Sur le terrain de l’article 10, la question principale est celle de savoir si cette disposition s’applique. Peut-on considérer que la requérante, tout en ayant eu un comportement plutôt passif, sans paroles, a néanmoins transmis un message aux gens dont elle souhaitait attirer l’attention ?
Sur le terrain de l’article 14, il s’agit avant tout d’une question de preuve : existe-t-il une différence de traitement entre les Roms et d’autres personnes, et si oui, existe-t-il des facteurs objectifs, sans rapport avec l’origine de la personne, qui peuvent expliquer cette différence ?
Voilà deux questions qui, à mon avis, auraient mérité un examen séparé des griefs concernés.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE RAVARANI
1. Alors que je suis d’accord avec le constat d’une violation de l’article 8 de la Convention dans cette affaire, j’ai des difficultés à suivre le raisonnement qui a abouti à ce constat (I). Par ailleurs, je n’ai pas pu me rallier à la majorité lorsqu’elle a estimé que le grief fondé sur l’article 10 de la Convention ne soulevait aucune question distincte essentielle et que, la Cour ayant conclu à la violation de l’article 8, elle n’avait pas besoin de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (II).
- Le grief fondé sur l’article 8 de la Convention
2. La difficile mission de la Cour dans l’établissement des faits. D’une manière générale, la double mission de la Cour – rendre une justice individuelle à partir des faits établis dans chaque affaire et définir de grands principes valables au-delà du cas d’espèce – revient presque à vouloir résoudre la quadrature du cercle. Dès que les parties au litige ne s’accordent pas sur les faits, la Cour, qui ne dispose que de moyens extrêmement limités, sinon dérisoires, pour établir elle-même les faits de l’espèce puisqu’elle se trouve d’ordinaire à des milliers (en l’espèce des centaines) de kilomètres du lieu où se sont produits les faits et qu’elle statue des années après ceux-ci, doit se fier à des présomptions et faire des supputations.
3. Or une base factuelle solide est indispensable si l’on veut rendre une justice individuelle – voire établir des principes s’y référant – et très souvent, en l’absence de certitude quant aux faits, le droit est mal dit. La majorité elle-même souligne l’importance de cet aspect en rappelant « que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (…) En d’autres termes, il convient de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notamment les réalités économiques et sociales de la personne concernée. »[4]
4. L’importance conférée aux faits de l’espèce par la majorité. Les faits de l’espèce sont très importants puisque le raisonnement de l’arrêt repose pour l’essentiel sur le constat factuel que « l’intéressée est issue d’une famille extrêmement pauvre, qu’elle est analphabète, qu’elle n’avait pas de travail et qu’elle ne touchait pas d’aide sociale. Il ne ressort pas du dossier qu’elle aurait été prise en charge par quelqu’un d’autre. Dès lors, la Cour n’a pas de raison de douter que la mendicité constituait pour elle l’un des moyens de survivre. »[5] Et la conclusion ne fait pas de doute : c’est parce qu’elle se trouvait dans un tel état de dénuement extrême qu’elle avait besoin de mendier pour subvenir à ses besoins élémentaires[6] et c’était ainsi que, selon la majorité, sa dignité humaine était en jeu : « se trouvant dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et d’essayer de remédier à ses besoins par la mendicité. »[7] L’affirmation d’un lien de causalité entre la pauvreté et la nécessité de mendier pour survivre est particulièrement prononcée dans la conclusion à laquelle arrive l’arrêt concernant la proportionnalité de la mesure incriminée : « (…) la Cour estime que la mesure par laquelle la requérante, qui est une personne extrêmement vulnérable, a été punie pour ses actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres moyens de subsistance et, dès lors, pas d’autres choix que la mendicité pour survivre (…) »[8] Selon l’arrêt, cet état de fait n’a pas seulement pesé dans l’appréciation de l’exercice de mise en balance des intérêts respectifs, mais il a aussi, en amont, rendu l’article 8 de la Convention applicable[9].
5. Un récit factuel aux multiples zones d’ombre. Le problème est que la majorité considère comme acquis des faits qui ont tout simplement été avancés par la requérante. Il n’est pas question ici de contester qu’elle ait réellement été, personnellement, très pauvre. Mais au-delà de ce constat consensuel, la majorité se lance dans des conjectures. Est-ce que ce dénuement était une fatalité ?
6. La majorité ne répond pas à l’argument du Gouvernement lorsque celui-ci expose que la Constitution suisse prévoit que personne ne doit être laissé dans la pauvreté et que la loi genevoise assure à toute personne qui se trouve sur le territoire du canton une aide sociale, alors même qu’elle n’y est pas résidente[10].
7. Elle balaie d’un revers de main la supposition que la requérante puisse avoir été membre ou victime d’un réseau. Elle n’analyse pas cette possibilité dans le cadre du raisonnement sur l’applicabilité de l’article 8 et sur le fond, et elle se borne à énoncer que la criminalisation des victimes de réseaux ne constitue pas une solution[11]. Or à supposer établi un tel fait, cela changerait complètement la donne en ce que, dans une telle hypothèse, le dénuement aurait d’autres causes et surtout, la mendicité n’aiderait en aucune manière la victime à subvenir à ses besoins. La dignité humaine, en pareil cas, commanderait de tout faire pour l’empêcher de devoir mendier au profit de ses commanditaires.
8. Conséquence : l’insistance sur l’extrême dénuement – non établi – rend la conclusion fragile et réductrice. L’insistance avec laquelle la majorité évoque le dénuement – nécessairement involontaire, voire inévitable dans ce contexte – de la requérante comme cause justificative de l’applicabilité de l’article 8 de la Convention fragilise considérablement cette conclusion face aux doutes que l’on peut raisonnablement nourrir justement à propos du caractère inévitable du dénuement de la requérante.
9. De plus, une telle approche est extrêmement réductrice dans ce sens où l’on ne sait pas comment il faut envisager la mendicité pratiquée par celles et ceux qui ne se trouvent pas dans un extrême dénuement. Celui-ci est-il une condition sine qua non de l’applicabilité de l’article 8, et faut-il alors prouver que l’on vit dans une extrême pauvreté ? Une certaine indigence suffirait-elle ? Quel serait le critère à remplir pour tomber dans la catégorie de ceux qui se trouvent dans un état de dénuement tel que mendier ferait partie de leur dignité humaine ? Pourrait-on raisonnablement obliger l’intéressé à travailler – et dans l’affirmative, quels travaux lui imposer ? Voilà une ribambelle de questions auxquelles il serait très délicat, sinon impossible, de répondre. Y aurait-il des « bons » et des « mauvais » mendiants ? Qu’il soit permis de rappeler que certains personnages bien connus de l’histoire ont choisi la pauvreté et la mendicité.
10. Un critère moins périlleux : l’autonomie personnelle. Nul n’est besoin d’aller chercher très loin ni d’innover pour trouver un critère à la fois plus large et plus sûr : la décision de mendier fait partie du droit à l’autodétermination[12] et de l’autonomie personnelle, un principe qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8[13]. En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier. La majorité mentionne cet aspect de l’article 8 mais la conditionne en quelque sorte à la situation économique de celui qui s’y livre puisqu’elle ajoute que l’intéressé mendie « (…) afin de surmonter une situation inhumaine et précaire »[14].
11. Le Tribunal fédéral suisse a construit – paradoxalement de manière plus généreuse que la majorité – son raisonnement sur la notion voisine de « liberté personnelle ». C’est ainsi qu’il a considéré que « le fait de mendier, comme forme du droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, doit manifestement être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l’article 10, alinéa 2, de la Constitution »[15]. Il est difficile d’ajouter quoi que ce soit à un arrêt du Tribunal fédéral du 9 mai 2008, cité dans le présent arrêt : « Le fait de mendier consiste à demander l’aumône, à faire appel à la générosité d’autrui pour en obtenir une aide, très généralement sous la forme d’une somme d’argent. Ses causes et ses buts peuvent être divers. Le plus souvent, il a toutefois son origine dans l’indigence de la personne qui mendie, parfois aussi de ses proches, et vise à remédier à une situation de dénuement. Ainsi défini, le fait de mendier, comme forme du droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide, doit manifestement être considéré comme une liberté élémentaire (…) »[16].
12. Les limites de la « liberté » de mendier. Bien entendu, une telle liberté, comme toute liberté, n’est pas sans limites et il serait fastidieux d’énumérer ici toutes les limitations – géographiques, temporelles, spécifiques – auxquelles cette liberté est susceptible d’être soumise.
13. Le dénominateur commun de la légitimité des limitations est à rechercher, bien classiquement, dans la liberté d’autrui. Ainsi, dès qu’elle est active, agressive ou insistante, la mendicité peut être encadrée, limitée ou interdite. Mais le seul fait qu’elle serait considérée comme inconvenante par certains ne saurait en faire une activité illicite. Tel est le prix de la vie en société. Ainsi, alors même qu’il y a des personnes qui sont incommodées par des manifestations sur la voie publique et que d’autres éprouvent une peur – quelquefois irrationnelle – lorsqu’ils se retrouvent face à des animaux de compagnie que l’on promène dans l’espace public, l’interdiction pure et simple de ces activités apparaîtrait comme inimaginable, la réglementation de ces activités demeurant bien entendu possible, voire nécessaire. De la même manière, une interdiction généralisée de la mendicité ne serait guère légitime. Je rejoins en cela l’arrêt qui, laissant de côté d’autres possibles buts légitimes de la mesure incriminée, « n’exclut pas que certaines formes de mendicité, en particulier ses formes agressives, puissent déranger les passants, les résidents et les propriétaires des commerces. [Il] considère également comme valable l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants »[17].
14. L’emprisonnement pour mendicité : une mesure disproportionnée. Tout en rejoignant la majorité lorsqu’elle considère que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en sanctionnant l’activité de la requérante par un emprisonnement de cinq jours, je me permets de me distancier du raisonnement sous-jacent. Dans la mise en balance des intérêts respectifs[18], la majorité insiste sur l’extrême dénuement et sur la vulnérabilité de la requérante. Or cela n’était à mon avis pas vraiment nécessaire sinon, à tout le moins, pas déterminant. Ce qui était important, en revanche, c’était le comportement de la requérante, qui n’était ni agressif ni insistant puisqu’elle se bornait à tendre un gobelet. Une telle attitude passive – même si elle pouvait en incommoder certains – ne méritait pas la prison. Dans le cas d’espèce, un tel constat était suffisant pour conduire à une conclusion de violation de l’article 8.
- Les griefs fondés sur les articles 10 et 14 de la Convention
15. Des questions importantes et distinctes. Comme mon collègue Paul Lemmens, je me suis senti obligé de voter contre le refus d’examiner séparément le grief fondé sur l’article 10 de la Convention, tiré de ce que ce grief ne soulevait aucune question distincte essentielle, et celui fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8, tiré de ce qu’ayant conclu à la violation de l’article 8, la Cour n’avait pas besoin de statuer séparément sur ce grief.
16. Cette technique est bien connue et largement utilisée. Elle constitue un moyen par lequel la Cour cherche à traiter le plus grand nombre possible de requêtes, à se concentrer sur les questions juridiques essentielles, à ne pas surcharger un arrêt donné et à en accentuer la clarté en évitant les demandes périphériques ou secondaires[19]. Toutefois, lorsque les demandes ne sont ni périphériques ni secondaires, l’impasse faite sur un élément essentiel et même distinct d’une demande pourrait à juste titre être perçue comme un « déni de justice » partiel[20].
17. Dans le cas d’espèce, les deux griefs omis posaient des questions importantes complètement distinctes de celle examinée sous l’article 8. Le grief introduit au titre de l’article 10 était d’ailleurs le grief principal soulevé par la requérante[21] et le Tribunal fédéral suisse y avait consacré de longs développements. De manière similaire, la question de la discrimination indirecte des Roms opérée par la législation genevoise interdisant la mendicité était différente de celle de la possibilité, pour la requérante considérée individuellement, de mendier. Il est regrettable que la majorité ait choisi de ne pas aborder ces questions. Cela étant dit et sans vouloir m’engager à mon tour dans l’analyse de ces deux griefs, les allégations factuelles dans le cas d’espèce sont tellement peu étayées qu’il aurait probablement été très difficile d’y asseoir un raisonnement juridique solide.