AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le déclinatoire de compétence adressé le 26 mars 2010 au procureur de la République de Paris par le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris ;
Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 1er juin 2010 qui a rejeté ce déclinatoire de compétence et s’est déclaré compétent ;
Vu l’arrêté du 15 juin 2010 par lequel le préfet a élevé le conflit ;
Vu, enregistrés les 15 octobre, 10 et 17 novembre et 10 décembre 2010, les mémoires présentés pour la société EDF, tendant à la confirmation de l’arrêté de conflit sur le fondement de la disposition expressément interprétative introduite par la loi du 12 juillet 2010 à l’article 10 de la loi du 10 février 2000 et conférant la nature de contrats administratifs aux contrats régis par ce dernier texte, et au motif que ladite disposition constitue une loi de procédure et qu’elle ne prive pas les sociétés Green Yellow et autres, qui pourront pareillement faire valoir leurs droits devant le juge administratif, de l’espérance légitime d’un bien, au sens de l’article 1er du protocole additionnel n° 1, ou du droit à un procès équitable ;
Vu, enregistrés les 10 et 18 novembre 2010, les mémoires présentés pour les sociétés Green Yellow et autres, tendant à l’annulation de l’arrêté de conflit au motif que la disposition rétroactive, qui a conféré la nature de contrats administratifs aux contrats litigieux et transféré ainsi au juge administratif la compétence pour connaître du litige, réalise, d’une part, une violation de l’article 1er du protocole additionnel n° 1, en ce qu’elle emporte la perte de l’espérance légitime de voir leurs droits appréciés par le juge judiciaire en contemplation des règles du droit privé, sans que cette perte soit justifiée par un impérieux motif d’intérêt général ou par la proportionnalité de l’atteinte à leurs droits par rapport au but poursuivi, et, d’autre part, une violation de l’article 6 § 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, en ce qu’elle constitue une ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire du litige ;
Vu, enregistré le 10 décembre 2010, le mémoire présenté par le ministre de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement, tendant, à titre principal, au sursis à statuer jusqu’à ce que la question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 88 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, actuellement proposée à l’examen du Conseil d’Etat, soit éventuellement transmise et tranchée par le Conseil constitutionnel, et, à titre subsidiaire, à la confirmation de l’arrêté de conflit aux motifs que la disposition législative contestée est une loi de compétence d’application immédiate, répondant à l’objectif de la constitution d’un bloc de compétence au profit du juge administratif dans un souci de bonne administration de la justice dès lors que les contrats d’achat d’électricité, dérogatoires du droit commun, ne sont qu’une modalité d’exécution matérielle de la mission de service public confiée à EDF, et qu’elle ne réalise aucune violation de l’article 6 de la convention européenne, les juridictions des deux ordres respectant les exigences de ce texte, tandis que la prétendue violation de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 relèverait de l’appréciation de la juridiction du fond compétente ;
Vu, enregistré le 11 décembre 2010, le mémoire présenté par le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, tendant également, à titre principal, au sursis à statuer, et, à titre subsidiaire, à la confirmation de l’arrêté de conflit, pour les mêmes motifs que ceux invoqués par le ministre de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Vu l’ordonnance du 1er juin 1828 modifiée ;
Vu l’ordonnance des 12-21 mars 1831 modifiée ;
Vu le décret du 26 octobre 1849 modifié ;
Vu la convention européenne des droits de l’homme ;
Vu la loi n° 2000-108 du 10 février 2000, modifiée par la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Jean-Louis Gallet, membre du Tribunal,
– les observations de la SCP Coutard, Mayer, Munier-Apaire, pour EDF,
– les observations de la SCP Piwnica et Molinié, pour la société Green Yellow et autres,
– les conclusions de M. Mattias Guyomar, commissaire du gouvernement ;
Considérant que les vingt-cinq sociétés en nom collectif, constituées par le groupe Casino, sous la dénomination commune Green Yellow, et les sociétés en nom collectif Ksilouest, Ksilest et Ksilnordest, dont l’objet est la production d’énergie électrique photovoltaïque, ont présenté, entre le 3 novembre 2009 et le 13 janvier 2010, des demandes de contrats d’achat d’électricité auprès de la société anonyme Electricité de France (société EDF), sur le fondement de l’obligation d’achat instaurée par l’article 10 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 au profit des producteurs autonomes d’énergie électrique ; que, la société EDF n’ayant pas donné suite à ces demandes, ces sociétés l’ont assignée, le 10 février 2010, devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de voir juger que les contrats de vente d’électricité entre elles et la défenderesse ont été formés à la date de réception des demandes par cette dernière et que le tarif applicable est celui fixé par l’arrêté du 10 juillet 2006 ; que la juridiction commerciale a rejeté le déclinatoire de compétence présenté par le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, lequel a, le 15 juin 2010, pris un arrêté portant élévation du conflit ;
Considérant qu’un contrat conclu entre personnes privées est en principe un contrat de droit privé, hormis le cas où l’une des parties au contrat agit pour le compte d’une personne publique ; que les contrats, prévus à l’article 10 de la loi du 10 février 2000, entre la société EDF, qui n’exerce dans ce domaine aucune mission pour le compte d’une personne publique, et les producteurs autonomes d’électricité sont conclus entre personnes privées ;
Considérant que l’avant-dernier alinéa de l’article 10 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000, en sa rédaction issue de l’article 88 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, dispose que les contrats régis par le présent article sont des contrats administratifs qui ne sont conclus et qui n’engagent les parties qu’à compter de leur signature. Le présent alinéa a un caractère interprétatif ; que la modification apportée par le second texte au premier ne se borne pas à reconnaître, sans innover, un droit préexistant qu’une définition imparfaite aurait rendu susceptible de controverses mais change, rétroactivement, la nature des contrats en cause et, partant, la juridiction compétente pour en connaître ;
Considérant qu’en principe, il n’appartient pas au Tribunal des conflits, dont la mission est limitée à la détermination de l’ordre de juridiction compétent, de se substituer aux juridictions de cet ordre pour se prononcer sur le bien-fondé des prétentions des parties ; qu’en revanche, il lui incombe de se prononcer sur un moyen tiré de la méconnaissance des stipulations d’un traité lorsque, pour désigner l’ordre de juridiction compétent, il serait amené à faire application d’une loi qui serait contraire à ces stipulations ;
Considérant que, si la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction est, en principe, par elle-même, sans incidence sur le droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme, les stipulations de cet article s’opposent, sauf d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litiges, quelle que soit la qualification formelle donnée à la loi et même si l’Etat n’est pas partie au procès, notamment par l’adoption d’une disposition législative conférant une portée rétroactive à la qualification en contrats administratifs de contrats relevant du droit privé ;
Considérant qu’en l’espèce, la qualification de contrats administratifs conférée par la loi du 12 juillet 2010 aux contrats conclus entre la société EDF et les producteurs autonomes d’électricité, avec une portée rétroactive, alors qu’un litige était en cours entre eux, n’est justifiée par aucun motif impérieux d’intérêt général ; que les demandes d’achat d’électricité présentées par les sociétés productrices d’électricité à la société anonyme EDF, tenue de conclure les contrats d’achat correspondants, ne peuvent conduire qu’à instaurer entre ces personnes de droit privé des relations contractuelles de droit privé ; que, dès lors et sans qu’il soit besoin de surseoir à statuer en considération d’une question prioritaire de constitutionnalité présentée devant le Conseil d’Etat relative à l’article 88 de la loi du 12 juillet 2010, le litige opposant les SNC Green Yellow, Ksilouest, Ksilest et Ksilnordest à la société anonyme EDF et relatif à la formation de tels contrats d’achat d’électricité relève de la juridiction judiciaire ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêté de conflit pris le 15 juin 2010 par le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, est annulé.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, qui est chargé d’en assurer l’exécution.