AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
– condamne in solidum le centre hospitalier régional (le CHR) d’Orléans, d’une part, et M. P… et la société La Médicale de France, son assureur, d’autre part, à les indemniser de leurs préjudices consécutifs à la mucormycose sinusienne invasive présentée par Mme D… ;
– dise que le taux de perte de chance est égal au 2/3 du préjudice subi et les condamner à payer à Mme D… la somme de 1 891 153,30 euros et aux consorts D… une somme de 90 000 euros au titre du préjudice subi par M. J… D… et de leurs propres préjudices
– subsidiairement, ordonne une nouvelle expertise judiciaire au contradictoire des consorts D…, de M. P… et de son assureur et du CHR d’Orléans
– mette à la charge du CHR d’Orléans les frais irrépétibles et les dépens mis à leur charge par la cour administrative d’appel de Nantes, de M. P… et de son assureur une somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le tribunal judiciaire d’Orléans, du CHR d’Orléans ainsi que M. P… et de son assureur une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le Tribunal des conflits
par les motifs que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal judiciaire d’Orléans du 22 janvier 2020, qui portent sur le même objet, conduisent, en raison de leur contrariété, à un déni de justice et que la différence d’appréciation sur les responsabilités encourues les empêche d’être indemnisés de leur entier préjudice, pour l’évaluation duquel ils renvoient à leurs écritures devant le tribunal judiciaire d’Orléans ;
Vu les décisions attaquées ;
Vu, enregistré le 17 août 2020, le mémoire présenté pour M. P… et la société La Médicale de France tendant à ce que la requête soit déclarée irrecevable, comme ne remplissant pas la condition tenant à l’existence d’une contrariété de décisions conduisant à un déni de justice, en l’absence de faute de M. P…, à ce qu’elle soit, en tout état de cause, rejetée pour cette raison et en l’absence de lien de causalité direct entre la faute invoquée et la perte de chance subie par Mme D…, à titre subsidiaire, à ce qu’un partage de responsabilités soit retenu et à ce que, compte tenu des fautes commises par Mme D… et le CHR d’Orléans, 50% de la réparation soit mise à la charge de ce dernier, 25% à la charge de Mme D… et 25% à la charge de M. P…, enfin à ce que soit mise à la charge des consorts D… et du CHR d’Orléans, in solidum, la somme de 4 000 euros au titre de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 2011.
Vu, enregistré le 18 août 2020, le mémoire présenté pour le CHR d’Orléans tendant à ce qu’il soit jugé que M. P… a également commis une faute à l’origine de la moitié des séquelles présentées par Mme D….
Vu, enregistrée le 3 août 2020, la lettre du président du conseil départemental du Loiret tendant à la mise hors de cause du départment ;
Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal des conflits a été notifiée à la Mutuelle nationale des hospitaliers et des personnels de santé et à la caisse primaire d’assurance maladie du Loiret, qui n’ont pas produit de mémoire ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
Vu la loi 91-647 du 10 juillet 1991, notamment son article 75;
Vu le code de la santé publique ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Duval-Arnould, membre du Tribunal,
– les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan pour Mme R… D… et autres ;
– les observations de Maître Didier Le Prado pour le Centre hospitalier régional d’Orléans ;
– les observations de la SCP Yves Richard pour M. B… P… et la société La Médicale de France
– les conclusions de Mme Bokdam-Tognetti, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Mme R… D… (Mme D…), atteinte d’un diabète, d’une obésité importante et d’une hypertension artérielle, a subi des soins dentaires au cours des mois de juin et juillet 2002, puis a présenté une mucormycose sinusienne invasive, diagnostiquée le 8 novembre 2002, après qu’elle a consulté, les 25 et 28 octobre 2002, M. P…, son médecin traitant, et été admise en urgence le 30 octobre 2002 au centre hospitalier régional (CHR) d’Orléans alors qu’elle souffrait de différents troubles. En dépit des soins pratiqués au sein de cet établissement, de son transfert le 14 novembre 2002 au sein du service d’oto-rhino-laryngologie de l’hôpital Lariboisière et de la réalisation de deux opérations les 15 novembre et 20 décembre 2002, Mme D… a conservé de lourdes séquelles caractérisées par une hémiplégie, des préjudices esthétiques et fonctionnels et une vision monoculaire.
2. Après avoir sollicité en référé une expertise médicale devant la juridiction judiciaire et la juridiction administrative, qui a été réalisée par M. F…, Mme D… a saisi la commission de conciliation et d’indemnisation du Centre, qui a ordonné une nouvelle expertise, réalisée par M. A….
3. Après le rejet implicite, par le CHR d’Orléans, de leur demande d’indemnisation, Mme D… a, avec M. J… D…, son époux, saisi, le 11 mars 2005, la juridiction administrative d’une demande de condamnation de cet établissement à raison d’un retard de diagnostic et de traitement de sa pathologie. Par un jugement du 26 février 2009, le tribunal administratif d’Orléans a retenu que le CHR d’Orléans avait tardivement recherché la cause des atteintes qu’elle présentait et a imputé aussi à M. P…, en se référant à l’expertise réalisée par M. A…, une faute consistant à avoir orienté sa patiente vers un stomatologue en ville au lieu de préconiser une hospitalisation en urgence. Il en a déduit que, compte tenu de leurs fautes respectives, seul un tiers des conséquences dommageables subies par Mme D… et son époux, consistant en une perte de chance des 2/3, devait être mis à la charge du CHR d’Orléans et il a, en outre, rejeté la demande de la caisse primaire d’assurance maladie du Loiret de remboursement de ses débours. Par un arrêt du 12 mai 2011, la cour administrative d’appel de Nantes, statuant sur la requête de Mme D… et de son époux en annulation du jugement en ce qu’il n’avait que partiellement fait droit à leurs demandes, a mis à la charge du CHR d’Orléans la moitié des conséquences dommageables subies par eux et l’a condamné à verser les sommes de 226 778 euros à Mme D… et 4 000 euros aux ayants droit de M. J… D…, décédé au cours de la procédure, avec intérêts au taux légal à compter du 8 décembre 2004 et capitalisation des intérêts échus à la date du 12 novembre 2008 puis à chaque échéance annuelle.
4. Par acte du 3 janvier 2011, Mme D… ainsi que Mme U… D…, Mme T… D…, M. C… D…, Mme L… D… épouse M…, M. N… D…, Mme G… D… et Mme O… D…, en leur nom personnel et en qualité d’ayants droit de M. J… D… (les consorts D…), ont assigné devant la juridiction judiciaire M. P… en responsabilité et indemnisation et mis en cause la caisse primaire d’assurance maladie du Loiret (la caisse), la mutuelle nationale des hospitaliers et le département du Loiret. Sont intervenus volontairement à la procédure la société La Médicale de France, assureur de M. P…, et l’UDAF du Loiret, en qualité de mandataire judiciaire à la protection de Mme D…. Après avoir ordonné une nouvelle expertise, qui a été réalisée par Mme H… V… et M. I…, le tribunal judiciaire d’Orléans a, par un jugement du 22 janvier 2020, écarté l’existence d’une faute de M. P… dans la prise en charge de Mme D…, en se référant à cette expertise et à celle réalisée par M. F…, mis hors de cause M. P… et son assureur, rejeté les demandes des consorts D… et déclaré le jugement commun et opposable à la caisse, à la Mutuelle nationale des hospitaliers et au département du Loiret.
5. Soutenant que les litiges devant les juridictions judiciaire et administrative ont le même objet, que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal judiciaire d’Orléans du 22 janvier 2020 conduisent, en raison de leur contrariété, à un déni de justice et que la différence d’appréciation sur les responsabilités encourues les empêche d’être indemnisés de leur entier préjudice, les consorts D… ont saisi le Tribunal des conflits sur le fondement de l’article 15 de la loi du 24 mai 1872. Ils demandent, à titre principal, que le CHR d’Orléans, d’une part, et M. P… et son assureur, d’autre part, soient condamnés in solidum à les indemniser de leurs préjudices, consistant en une perte de chance égale aux 2/3, et à payer en conséquence les sommes de 1 891 153,30 euros à Mme D… et 90 000 euros aux consorts D…, en qualité d’ayants droit de M. J… D… et en leur nom personnel et, subsidiairement, qu’une nouvelle expertise soit ordonnée. Ils demandent en outre que soient mis à la charge du CHR d’Orléans les frais irrépétibles et les dépens mis à leur charge par la cour administrative d’appel de Nantes, à la charge de M. P… et de son assureur une somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le tribunal judiciaire d’Orléans et à la charge du CHR d’Orléans et de M. P… et de son assureur une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles et des dépens devant le Tribunal des conflits.
Sur la recevabilité de la requête
6. Aux termes de l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 : » Le Tribunal des conflits peut être saisi des décisions définitives rendues par les juridictions administratives et judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de juridiction, pour des litiges portant sur le même objet, lorsqu’elles présentent une contrariété conduisant à un déni de justice. Sur les litiges qui lui sont ainsi déférés, le Tribunal des conflits juge au fond, à l’égard de toutes les parties en cause. Ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours. » Un tel déni de justice existe lorsque le demandeur est mis dans l’impossibilité d’obtenir une satisfaction à laquelle il a droit.
7. Les demandes successivement portées par les consorts D… devant les juridictions des deux ordres ayant le même objet, les décisions déférées étant définitives et présentant entre elles une contrariété conduisant en l’espèce, compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus, à un déni de justice au sens du texte précité, la requête est recevable.
Sur les responsabilités
8. Selon le I de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les établissements de santé et les professionnels de santé ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute.
9. Il résulte de l’instruction que le CHR d’Orléans a tardé à procéder à la recherche des causes des troubles que présentait Mme D… et à établir un diagnostic pertinent. Un tel retard est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité du CHR. En revanche, il résulte également de l’instruction, eu égard à l’ensemble des expertises déjà réalisées et sans qu’il y ait lieu d’écarter les conclusions de Mmes H… K… et I… ni d’ordonner une nouvelle expertise sur ce point, qu’il n’est pas établi que Mme D… présentait, dès la consultation du 28 octobre 2002, des symptômes de diplopie qui auraient dû conduire son médecin, M. P…, à préconiser une hospitalisation en urgence. Dans ces conditions, M. P… ne saurait être regardé, au motif qu’il s’est borné à orienter sa patiente vers un stomatologue, comme ayant commis une faute de nature à engager sa responsabilité et la requête, en tant qu’elle est dirigée contre lui et contre La Médicale de France, doit être rejetée.
10. Il résulte par ailleurs de l’instruction et n’est d’ailleurs pas contesté que, compte tenu de l’état de santé initial de Mme D…, la perte de chance d’éviter les dommages consécutifs à la survenue de la murcormycose sinusienne invasive doit être estimée aux 2/3. Compte-tenu de ce qui a été dit ci-dessus, il incombe au CHR d’Orléans, dont la faute est à l’origine directe de cette perte de chance, d’en assurer réparation.
Sur les préjudices
11. Le Tribunal ne dispose pas, en l’état, des éléments lui permettant de déterminer la nature et l’étendue des préjudices, subis par Mme D…, consécutifs à la survenue de la murcormycose sinusienne invasive. Par suite, il y a lieu, avant de statuer sur ses demandes, d’ordonner une expertise et de réserver l’examen des demandes formées par les consorts D… en leur nom personnel et en qualité d’ayants droit de M. J… D….
Sur les autres demandes
12. Il y a lieu de mettre hors de cause, comme il le demande, le département du Loiret.
13. Il n’y a pas lieu d’ordonner le versement de la somme que demandent M. P… et la société La Médicale de France au titre de l’article 75 de la loi du 10 juillet 1991.
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 12 mai 2011 et le jugement du tribunal administratif d’Orléans du 26 février 2009 sont déclarés nuls et non avenus.
Article 2 : Le centre hospitalier régional d’Orléans est déclaré responsable du préjudice résultant, pour les requérants, d’une perte de chance subie par Mme D… à hauteur des 2/3 d’éviter les dommages consécutifs à la survenue de la mucormycose sinusienne invasive.
Article 3 : La requête, en ce qu’elle est dirigée contre M. P… et la société La Médicale de France, est rejetée.
Article 4 : Le département du Loiret est mis hors de cause.
Article 5 : Il sera, avant de statuer sur la nature et l’étendue des préjudices, subis par Mme D…, consécutifs à la survenue de la mucormycose sinusienne invasive, procédé à une expertise au contradictoire du Centre hospitalier régional d’Orléans et de Mme D…, qui sera confiée à un collège d’experts.
Article 6 : Les experts désignés par le président du Tribunal auront pour mission de :
– se faire communiquer tous documents relatifs à l’état de santé de Mme D…, notamment aux examens, soins et interventions pratiqués sur l’intéressée en lien avec la mucormycose sinusienne invasive, ainsi que les rapports d’expertise déjà effectués
– recueillir, en cas de besoin, les déclarations de toutes personnes informées en précisant leurs noms et qualités
– examiner Mme D… et décrire son état à la suite de la survenue de la mucormycose
– fixer la date de sa consolidation
– sur les préjudices temporaires (avant consolidation) : décrire les éléments de préjudice fonctionnel temporaire, en précisant si Mme D… a subi une ou des périodes d’incapacité temporaire totale ou partielle, préciser les souffrances endurées, évaluées dans une échelle de 1 à 7, dire s’il a existé un préjudice esthétique temporaire et dire si Mme D… a dû bénéficier de l’assistance d’une tierce personne et en évaluer l’importance
– sur les préjudices permanents (après consolidation) : décrire les éléments de déficit fonctionnel permanent entraînant une limitation d’activité ou un retentissement sur la vie personnelle, en chiffrer le taux, dire si Mme D… doit subir des soins, examens ou actes médicaux prévisibles rendus nécessaires par la mucormycose, dire si, du fait des séquelles présentées, l’adaptation de son logement ou de son véhicule à son handicap est rendu nécessaire, dire s’il existe un retentissement professionnel, dire si, du fait des séquelles de la mucormycose, l’état de Mme D… nécessite l’aide d’une tierce personne dans les actes de la vie courante et, dans ce cas, selon quelle fréquence et quelles modalités, dire si les séquelles entraînent un préjudice esthétique permanent, évalué dans une échelle de 1 à 7, et en quoi elles diminuent l’agrément de la vie et dire s’il existe un retentissement sur la vie sexuelle de Mme D…
– donner leur avis sur tous autres chefs de préjudice qui seraient invoqués par Mme D… et apporter au Tribunal tous éléments utiles lui permettant de se prononcer sur la nature et l’étendue des préjudices subis par l’intéressée à la suite de la survenue de la mucormycose
– adresser un pré-rapport aux conseils des parties qui, dans les quatre semaines de la réception, leur feront connaître leurs observations, auxquelles ils devront répondre dans leur rapport définitif.
Article 7 : Les experts désignés par le président du Tribunal des conflits prêteront serment par écrit ou devant le secrétaire du Tribunal. Ils accompliront leur mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 et R. 621-4 du code de justice administrative. Ils pourront, s’ils l’estiment utile, au vu des éventuelles séquelles présentées par Mme D…, recourir à un sapiteur avec l’autorisation préalable du président du Tribunal.
Article 8 : Les experts déposeront leur rapport au greffe du Tribunal dans le délai imparti de six mois à compter de la notification de l’ordonnance de désignation et en notifieront copie aux parties dans le délai fixé par le président Tribunal dans sa décision les désignant. Avec l’accord des parties, cette notification pourra s’opérer sous forme électronique.
Article 9 : La demande présentée par M. P… et la société La Médicale de France au titre de l’article 75 de la loi du 10 juillet 1991 est rejetée.
Article 10 : Les demandes sur lesquelles il n’est pas expressément statué par la présente décision sont réservées pour y être statué en fin d’instance.
Article 11 : La présente décision sera notifiée à Mme R… D…, Mme U… D…, Mme T… D…, M. C… D…, Mme L… D… épouse M…, M. N… D…, Mme G… D… et Mme O… D…, à l’UDAF du Loiret, à M. P…, à la société La Médicale de France, au centre hospitalier régional d’Orléans, à la Mutuelle nationale des hospitaliers et des personnels de santé, à la caisse primaire d’assurance maladie du Loiret, au département du Loiret , au ministre de la justice et au ministre des solidarités et de la santé.