Chapitre deux – Compétence de la juridiction administrative
620.- Conséquences du dualisme juridictionnel.- Le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire et le dualisme juridictionnel qui en découle donne lieu à des conflits de compétence fréquents entre les deux ordres de juridiction. La répartition des compétences est elle-même opérée au moyen de critères qui sont essentiellement d’origine jurisprudentielle.
Section I – Résolution des conflits de compétence
621.- Typologie des conflits entre les deux ordres de juridiction.- Les conflits entre les deux ordres de juridiction peuvent survenir à deux niveaux différents.
Ils peuvent d’abord concerner l’attribution des litiges aux juridictions administrative et judiciaire. On parle ici de conflits d’attribution : soit un juge de l’ordre judiciaire se déclare compétent et cette compétence est contestée par le représentant de l’administration active, soit les juges des deux ordres de juridiction se déclarent incompétents. On parle de conflit positif d’attribution dans le premier cas et de conflit négatif d’attribution dans le second.
Ensuite, ces difficultés peuvent concerner le fond du droit. Dans cette hypothèse, les juges des deux ordres de juridiction se déclarent compétents, mais ils rendent sur le fond des décisions aboutissant à un déni de justice pour le requérant du fait d’une appréciation contradictoire des règles applicables.
§I – Les conflits d’attribution
622.- Procédures de conflit et juge des conflits.- Les procédures de conflit d’attribution sont apparues durant la première moitié du XIX° siècle, avant même que ne soit créé un Tribunal des conflits. Des règles particulières s’appliquent aux conflits positifs d’attribution et aux conflits négatifs d’attribution.
I – Apparition des procédures de conflit d’attribution et du Tribunal des conflits
623.- Antériorité des procédures.- Il est notable de constater que l’apparition des procédures de conflit est antérieure à la création d’une juridiction spécialisée pour en juger.
A – L’antériorité des procédures
624.- Des racines dans l’Ancien Régime.- La procédure de conflit positif d’attribution est apparue antérieurement à la procédure de conflit négatif, ce qui s’explique par le fait que ces procédures ont d’abord été envisagées dans un sens unique : conformément aux dispositions de la loi des 16 et 24 août 1790 il s’est d’abord agit exclusivement de protéger l’administration du juge judiciaire. C’est pourquoi l’administration dispose aujourd’hui encore d’un rôle important dans le déclenchement de la procédure de conflit positif.
Sous l’Ancien Régime, les agents du Roi revendiquaient déjà les affaires soumises aux tribunaux ordinaires mettant en cause l’administration. Lorsque ce pouvoir de revendication était exercé, les tribunaux n’avaient pas d’autre choix que de se dessaisir.
Sous la Révolution, ce système s’est prolongé, mais il n’était pas satisfaisant dans la mesure où il présentait un risque évident d’arbitraire de la part de l’administration.
625.- Création de la procédure de conflit positif.- La procédure de revendication a été réformée par une ordonnance du 1er juin 1828 qui met en place une procédure dite de conflit positif d’attribution. Cette ordonnance a été récemment abrogée par la loi n°2015-177 du 16 février 2015 qui ne modifie toutefois pas de façon substantielle cette procédure.
A l’origine, dans le cadre de la procédure de conflit positif, c’est le Conseil d’Etat qui est chargé de statuer sur l’arrêté de conflit, et qui tranche définitivement la question de compétence. Cette procédure était d’autant moins équitable que c’était un système de justice retenue qui prévalait alors.
B – Le Tribunal des conflits
626.- Une juridiction à part.- Longtemps régi par des textes anciens, le Tribunal des conflits a connu des évolutions récentes. Il occupe, par ailleurs, une place singulière dans l’organisation juridictionnelle française.
1° Evolutions
627.- Une juridiction paritaire.- La Constitution de 1848 a prévu la création d’une juridiction spécialisée en vue de résoudre ces difficultés, le Tribunal des conflits. Le Tribunal des conflits a été supprimé avec la chute de la Seconde République, ce qui fait que sous le Second Empire, c’est à nouveau le Conseil d’Etat qui est le juge des conflits d’attribution.
La loi du 24 mai 1872 a finalement rétabli le Tribunal des conflits, dans la même composition que celle prévue par la Constitution de 1848 : trois conseillers à la Cour de cassation nommés par leurs collègues, trois membres du Conseil d’Etat en service ordinaire élus par les conseillers d’Etat en service ordinaire et deux membres et membres suppléants élus par la majorité des autres juges. Les juges sont élus pour trois ans. Depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2015-177 du 16 février 2015, ils ne sont plus rééligibles que deux fois.
Il faut relever qu’il n’existait aucune condition au sujet des membres ainsi élus. Il pouvait donc s’agir de personnalités étrangères aux deux ordres juridictionnels, sans aucune garantie, par ailleurs, que le paritarisme soit respecté. Toutefois, dans les faits, il semble qu’il l’ait toujours été de facto. La loi n°2015-177 du 16 février 2015 a finalement résolu cette difficulté potentielle en prévoyant que la formation ordinaire du Tribunal comprend quatre conseillers d’Etat en service ordinaire élus par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat et quatre magistrats du siège hors hiérarchie de la Cour de cassation élus par leurs pairs. Deux suppléants sont aussi élus, l’un par l’assemblée générale du Conseil d’Etat parmi les conseillers d’Etat en service ordinaire et les maîtres des requêtes, l’autre par l’assemblée générale des magistrats du siège de la Cour de cassation parmi les conseillers hors hiérarchie et référendaires.
628.- Ministère public.- A l’origine, le ministère public était assuré par des commissaires du gouvernement désignés chaque année par le Président de la République sur une base également paritaire : deux étaient choisis parmi les maîtres des requêtes au Conseil d’Etat, deux autres parmi les membres du parquet de la Cour de cassation. Depuis la loi du 16 février 2015, l’appellation de commissaires du gouvernement a été remplacée par celle de rapporteur public, ce qui était déjà le cas depuis 2009 pour les juridictions administratives. Leur désignation relève désormais des deux juridictions suprêmes qui les élisent dans les mêmes conditions que les autres membres du Tribunal.
629.- Présidence.- Avant l’entrée en vigueur de la loi du 16 février 2015, cette juridiction était présidée par le garde des Sceaux qui n’intervenait, dans les faits, qu’en cas de partage des voix. Cette circonstance ne s’est présentée que onze fois alors que le Tribunal des conflits a rendu depuis l’origine plus de 3000 décisions. La présidence par le garde des sceaux demeurait toutefois très critiquée, en tant qu’elle constituait une immixtion du pouvoir exécutif dans la répartition des compétences juridictionnelles. Selon l’expression utilisée par M. Pierre Sargos, suite à sa démission du Tribunal des conflits en 1997 après une intervention du garde des sceaux, cette situation pouvait être qualifiée de « vestige de justice retenue ». La loi n° 2015-177 du 16 février 2015 et son décret d’application n°2015-233 du 27 février 2015 ont finalement opéré une réforme du Tribunal des conflits. La loi de 2015 modifie, d’abord, l’article 3 de la loi du 24 mai 1872. Désormais, les membres du Tribunal des conflits « choisissent parmi eux, pour trois ans, un président issu alternativement du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, au scrutin secret à la majorité des voix ». Cette règle est calquée sur celle qui instaurait auparavant un système d’alternance pour la désignation du vice-président du Tribunal des conflits.
Si cette règle met fin à un archaïsme critiqué, elle rend nécessaire l’instauration d’un nouveau mécanisme permettant de remédier à la situation d’un partage de voix. Il aurait pu être envisagé de donner une voix prépondérante, dans une telle hypothèse, au président du Tribunal des conflits. Cette solution n’aurait toutefois été guère satisfaisante, dès lors qu’elle aurait rompu avec le strict paritarisme voulu par la loi du 16 février 2015. C’est donc une autre voix qui a été choisie, faisant reposer la résolution de ces difficultés sur un mécanisme à double détente. Dans un premier temps, en cas de partage des voix, le président réunit le Tribunal dans la même formation pour procéder à une nouvelle délibération, ce qui peut permettre une évolution de l’appréciation de certains membres et aboutir à dégager une majorité à l’occasion de la nouvelle délibération. En cas de persistance du blocage, une nouvelle séance en formation élargie est organisée. Vont alors se joindre aux huit membres ordinaires du Tribunal des conflits quatre membres supplémentaires, qui sont également paritairement issus du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. Toutefois, pour éviter les nominations qui pourraient résulter d’un esprit militant, ces membres supplémentaires sont élus dans les mêmes conditions et au même moment que les membres de la formation ordinaire. Il est ainsi espéré que cette solution pourra permettre de parvenir à une majorité.
630.- Procédure de récusation.- On notera enfin que le Tribunal des conflits, abandonnant une jurisprudence ancienne (TC, 4 novembre 1880, Marquigny c/ Préfet du Nord : Rec. p. 795, concl. Ronjat) a récemment admis, dans le silence des textes, la possibilité pour les parties de récuser l’un des juges, y compris le président du tribunal, dont l’impartialité serait mise en cause (TC, 6 juillet 2015, requête numéro 3995, Krikorian et a. : AJDA 2016, p. 265, note Carpentier ; Dr. adm. 2015, comm. 69, note Eveillard ; Gaz. Pal. 2015, I, p. 21, note Blanc). Cette solution a vocation à s’appliquer dans le cas où un membre du Tribunal des conflits a été amené à présider la formation de jugement ayant rendu une des décisions de justice portées devant lui (même décision). Cette nouvelle règle ne peut à l’évidence que renforcer l’impartialité du Tribunal des conflits.
2° Place du Tribunal des conflits dans le système juridictionnel français
631.- Le régulateur de la séparation des autorités administrative et judiciaire.- Le Tribunal des conflits apparaît aujourd’hui comme le « vrai régulateur de la séparation des autorités administrative et judiciaire, et son arbitre » (B. Pacteau, Contentieux administratif : PUF, 3e éd., 1994, n° 103). De fait, cette institution a rendu des décisions extrêmement importantes – l’arrêt Blanco, l’arrêt Bac d’Eloka notamment – dont l’intérêt dépasse largement la seule question de la répartition des compétences.
632.- Le Tribunal des conflits n’est pas une juridiction suprême.- En revanche, le Tribunal des conflits ne saurait être considéré comme une juridiction suprême. S’il est très fréquent que ses décisions fassent jurisprudence, il n’en va donc pas toujours nécessairement ainsi. L’apparition de la catégorie des services publics sociaux, à l’occasion de l’arrêt Naliato du 29 janvier 1955 (requête numéro 1511 : D. 1956, p.58, note Eisenmann) constitue une parfaite illustration de ce phénomène. A cette occasion, le Tribunal des conflits avait dû de se prononcer sur une question de compétence concernant une demande de dommages et intérêts exercée contre l’Etat à raison d’un accident survenu à un enfant dans une colonie de vacances organisée par un ministère. Le tribunal, estimant que cette colonie était organisée comme une colonie de vacances privée, le juge judiciaire devait être compétent pour connaître des litiges occasionnés par son fonctionnement. Logiquement, cette jurisprudence aurait dû s’étendre aux autres services de ce type, par exemple aux centres aérés et aux garderies. Or, il n’en fut rien. En effet, le Conseil d’Etat s’est toujours arrangé pour éluder l’application de cette jurisprudence. Certes, les juges ne sont jamais allés directement à l’encontre de la jurisprudence Naliato en refusant de reconnaître l’existence de services publics sociaux. Mais chaque fois qu’il a été saisi dans ce cadre, le Conseil d’Etat a estimé que, compte tenu des particularités présentées par le fonctionnement du service en cause, celui-ci ne saurait être assimilé à une œuvre privée (V. par ex. pour un centre aéré municipal CE, 27 janvier 1971, requête numéro 72707, Caisse des écoles de la Courneuve : D. 1973, p.521, note Lachaume). Des solutions d’une inspiration identique étaient également retenues par la Cour de cassation (Cass. Civ. I, 30 octobre 1957 : D. 1958, p.423, note Chapus). Incapable d’imposer sa jurisprudence à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat, le Tribunal des conflits a finalement fait machine arrière en abandonnant la catégorie des services publics sociaux à l’occasion de l’arrêt Gambini du 4 juillet 1983 (requête numéro 0236 : Rec. p. 540 ; JCP G 1984, II, 20275, concl. Labetoulle ; RDSS 1984, p. 553, concl. Labetoulle ; RDP 1983, p.1381).
Le sort des services publics sociaux confirme que le Tribunal des conflits est seulement, en dehors des exceptions que l’on évoquera plus loin, un juge répartiteur des compétences. Ce n’est pas une cour suprême située au-dessus des deux ordres de juridiction. En effet, le Tribunal des conflits ne dispose d’aucun moyen d’obliger les deux ordres de juridiction à prendre à leur compte sa jurisprudence.
II – Règles applicables à la procédure de conflit positif
633.- Textes.- L’ordonnance du 1er juin 1828 définit les conditions de constitution des conflits positifs et décrit la procédure applicable. Ces règles ont été reprises dans leurs grandes lignes par la loi du 16 février 2015 et par le décret n°2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles.
A – Conditions de constitution d’un conflit positif
634.- Objet et conditions.- Il faut bien cerner l’objet de la procédure de conflit positif avant d’en étudier les conditions de mise en œuvre.
1° Objet de la procédure de conflit positif
635.- Un conflit entre le juge judiciaire et l’administration active.- Il faut insister sur le fait que le conflit positif d’attribution n’est pas un conflit entre deux juridictions, mais un conflit entre l’administration active, généralement représentée par le préfet, et le juge judiciaire. Cette procédure est mise en œuvre, conformément au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, en vue de soustraire le litige à la compétence du juge judiciaire. Il ne s’agit donc, en aucun cas, de revendiquer la compétence du juge administratif.
Plus précisément, l’article 6 de l’ordonnance du 1er juin 1828 prévoyait que le conflit positif peut être élevé « alors même que l’administration ne serait pas en cause ». Ceci signifie que le préfet est susceptible d’intervenir dans un litige mettant en cause une autre personne publique que l’Etat (V. par ex. TC, 25 mars 1996, requête numéro 03000, Berkani : Rec. p. 536, concl. Martin ; JCP G 1996, II, comm. 22664, note Moudoudou ; AJDA 1996, p. 355 et 399, chron. Stahl et Chauvaux ; AJFP 4/1996, p. 4, note Boutelet, AJFP 7/1997, p. 1, note Boutelet), mais également, dans les cas où le juge judiciaire ne serait pas compétent, pour un litige entre deux personnes privées (V. par ex. TC, 23 octobre 1995, requête numéro 02864, Société Canal+immobilier et a. c. SEMEA XVe et a. : Rec. p. 500 ; RFDA 1996, p. 150). Cette règle a été reprise par l’article 13 de la loi du 16 février 2015.
Dans la grande majorité des cas, si le préfet met en œuvre la procédure de conflit positif, c’est implicitement parce qu’il estime que le juge administratif est compétent. Mais cela n’est pas nécessairement le cas, comme l’illustre très bien l’arrêt du Tribunal des conflits du 2 février 1950, Société Radio-Andorre (requête numéro 01243 : Rec. p. 652 ; S. 1950, III, p. 73, concl. Odent ; JCP 1950, II, comm. 5542, note Rivero ; RDP 1950, p. 418, concl. Odent et chron. Waline). En l’espèce, il avait été contesté devant le juge civil une décision du ministre de l’Information ordonnant le brouillage des ondes d’une station de radio étrangère. Le Tribunal des conflits confirme en l’espèce l’arrêté de conflit pris par le préfet. En effet, la décision se rattachait non pas à l’activité administrative, mais à l’activité gouvernementale, et plus précisément aux relations internationales. Il s’agissait donc d’un acte de gouvernement qui ne pouvait être attaqué ni devant le juge judiciaire ni devant le juge administratif. On voit donc bien, dans cette affaire, que la procédure de conflit positif n’a pas pour objet d’attribuer compétence au juge administratif, mais bien de soustraire au juge judiciaire des affaires mettant en cause l’administration.
Il est à noter, enfin, que l’article 26 de la loi du 24 mai 1872, permettait aux ministres de revendiquer « devant le Tribunal des conflits les affaires portées à la section du contentieux et qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif ». Cependant, cette procédure, qui est en quelque sorte l’antithèse de la procédure de conflit positif, n’avait jamais été utilisée et elle n’a pas été reprise par la loi du 16 février 2015.
2° Tribunaux devant lesquels la procédure de conflit positif peut être mise en œuvre
636.- Une procédure largement ouverte en première instance.- La procédure de conflit positif ne peut être mise en jeu que devant les juges judiciaires. En application de l’ordonnance 1er juin 1828, puisqu’elle ne pouvait concerner que les tribunaux qui disposent d’un ministère public, cette procédure avait longtemps été exclue, par exemple, devant les tribunaux d’instance, les tribunaux de commerce et les conseils des prud’hommes. Depuis la loi du 10 juillet 1970, qui généralise la représentation du parquet devant les juridictions judiciaires du 1er degré, l’obstacle avait toutefois été levé. La procédure de conflit positif était donc ouverte devant l’ensemble des juridictions judiciaires du premier degré, y compris les tribunaux statuant en référé, les juges d’instruction et les chambres d’accusation. Cette situation n’a pas été fondamentalement modifiée par le décret du 27 avril 2015. Toutefois, en application de l’article 19 de ce décret, c’est désormais le greffe du tribunal et non plus le ministère public qui doit être saisi par le préfet.
637.- Une procédure rarement mise en œuvre à hauteur d’appel.- Pour les cours d’appel, l’article 4 de l’ordonnance du 1er juin 1828 précisait « (qu’)il ne pourra jamais être élevé de conflit après des jugements rendus en dernier ressort ou acquiescés ou après des jugements définitifs ». Selon la jurisprudence, les jugements visés par l’article 4 de l’ordonnance du 1er juin 1828 sont des jugements sur la compétence. Il en résulte que le conflit ne peut plus être élevé dès lors que l’autorité judiciaire a définitivement statué sur sa compétence, alors même qu’elle n’a pas statué au fond (V. par exemple TC, 25 mars 1996, Préfet de l’Aude c. CA Montpellier, requête numéro 3016, Epoux de Lassus Saint-Geniès c. Etat.- CA Paris, 22 novembre 2013, numéro 11/10375, Association Fédération française de football et a. c/ Association Ternes Paris ouest football club sportif et a.). Cependant, la procédure de conflit d’attribution positif peut être déclenchée en appel dans certains cas. Tel est le cas, notamment, lorsque l’administration n’a pas été mise en cause lors d’un premier jugement rendu au fond. Dans cette hypothèse, le conflit pourra être élevé en appel, mais seulement à l’égard de la seule administration, ce qui a pour effet d’exclure la personne mise en cause dans le premier jugement (TC, 27 novembre 1961, Compagnie la Providence et Dame Duclos : Rec. p. 88). De même, il résulte d’une jurisprudence constante que la question de compétence n’est pas définitivement tranchée par une ordonnance de référé qui ne fait pas préjudice au principal (TC, 22 novembre 1951, requête numéro 1346, Boisson : Rec. p.644.- V. aussi appliquant cette solution à la procédure de référé provision TC, 12 décembre 2005, requête numéro C3494, Préfet de la région Champagne-Ardenne : Rec. p. 666).
L’article 18 du décret du 27 février 2015 précise plus sobrement que les anciennes dispositions en vigueur que « le conflit peut être élevé tant qu’il n’a pas été statué sur la compétence par une décision passée en force de chose jugée ». Ces dispositions confirment donc la jurisprudence antérieure.
638.- Une procédure exclue devant la Cour de cassation.- Enfin, devant la Cour de cassation, la procédure de conflit positif d’attribution ne peut jamais être mise en œuvre.
3° Matières dans lesquelles le conflit positif peut être élevé
639.- Distinction entre la matière civile et la matière pénale.- La règle en vigueur paraît simple et elle se justifie par le fait que le législateur a voulu que l’administration n’utilise pas la procédure de conflit positif pour protéger ses agents en cas de crimes et de délits commis par eux.
Par voie de conséquence, l’élévation du conflit positif est autorisée en matière civile, mais elle est interdite en matière pénale. Ce principe, qui s’applique dans toute sa rigueur en matière criminelle, souffre toutefois de deux exceptions en matière correctionnelle : le conflit peut être élevé sur une question préjudicielle relevant de la compétence du juge administratif tout comme dans le cas où le tribunal est saisi de poursuites dont le jugement appartient à la juridiction administrative (comme c’est le cas notamment pour les contraventions de grande voirie qui ont pour objet de sanctionner les infractions à la police de la conservation des dépendances du domaine public). Notons cependant que ces deux hypothèses qui étaient visées par l’ordonnance du 1er juin 1828 n’ont pas été explicitement reprises par l’article 14 de la loi du 16 février 2015 qui se borne à mentionner que « le conflit d’attribution entre les juridictions judiciaires et administratives ne peut être élevé en matière pénale ». Toutefois, il semble que les deux exceptions susvisées doivent se maintenir, dès lors qu’elles résultent de règles particulières de répartition des compétences.
Qui plus est, l’application de la règle en vigueur pose une difficulté majeure, puisque la distinction opérée ne recouvre pas celle existant entre les tribunaux civils et les tribunaux répressifs, ces derniers pouvant en effet statuer en matière pénale comme en matière civile.
Il en résulte que le conflit peut être élevé devant les tribunaux répressifs lorsqu’à l’action pénale est jointe une action civile. Dans ce cas, cependant, le conflit ne pourra être élevé que sur la seule action civile, lorsque le préfet estime que ce n’est pas la responsabilité personnelle de l’agent qui doit être mise en cause, mais celle du service (TC, 22 décembre 1880, trois arrêts, Roucanières c. Doniol et Chauvin, Taupin et Thébault c. Obissier, Douste et Delalonde, Kervennic c. Assiot : Rec. p. 1040, concl. Chantegrellet.- V. pour un exemple récent TC, 12 décembre 2005, requête numéro C3401, M. Claude X.).
Cependant, l’élévation du conflit demeure toujours impossible, y compris dans cette hypothèse, lorsque l’action civile est dirigée contre les agents de personnes publiques pour cause « d’atteinte à la liberté individuelle », en application de l’article 136 du Code de procédure pénale auquel renvoie l’article 14 de la loi du 16 février 2015. Il en va de même lorsque c’est une juridiction d’instruction qui est saisie en matière civile (TC, 6 octobre 1989, requête numéro 02554, Préfet des Bouches-du-Rhône c. Laplace : Rec. p. 295 ; AJDA 1989, p. 768, chron. Honorat et Baptiste).
B – Déroulement de la procédure
640.- Déclinatoire de compétence.- En application de la procédure de conflit positif, le représentant de l’administration active – qui est en principe le préfet (ce qui exclut notamment la compétence des ministres.- V. TC, 22 mars 2004, requête numéro 3398, Le Sourd et Société Bristol Myers Squibb [BMS] c/ Ministre de l’Intérieur : Rec. p. 516) – lorsqu’il estime qu’un juge de l’ordre judiciaire est saisi d’une affaire mettant en cause l’administration va adresser au greffe de la juridiction concernée un déclinatoire de compétence. Le déclinatoire de compétence prend la forme d’un mémoire dans lequel le préfet, après avoir exposé ses motifs, demande au juge judiciaire de se déclarer incompétent. Il ne s’agit pas nécessairement d’un document individuel. En effet, la jurisprudence admet la possibilité pour le préfet de viser plusieurs jugements dans un seul déclinatoire (TC, 10 juillet 1990, requête numéro 2621, Préfet des Hauts-de-Seine c/ TGI Nanterre : Rec. tables, p. 646).
En application de l’article 18 du décret du 27 février 2015 le déclinatoire peut être présenté « tant qu’il n’a pas été statué sur la compétence par une décision passée en force de chose jugée ».
Il est à noter que la décision par laquelle le préfet refuse de saisir le juge judiciaire d’un déclinatoire de compétence n’est pas détachable de la procédure judiciaire à laquelle elle se rapporte. Cette décision ne peut donc être contestée devant le juge administratif (CE, 20 avril 2005, requête numéro 255417, Régie départementale des transports de l’Ain et a. : Rec. p. 150 ; AJDA 2005, p. 1509, concl. Aguila, note Pontier ; JCP A 2005, comm. 1264, note Moreau).
641.- Saisine du juge judiciaire.- Lorsque le juge judiciaire est saisi par le procureur du déclinatoire, il doit traiter en priorité la question de compétence. S’il rejette le déclinatoire, il n’est pas pour autant habilité à statuer sur le fond du litige. Cependant, il n’est pas rare, dans la pratique, que le juge judiciaire passe outre et rende malgré tout un jugement au fond. Ceci étant, cela n’empêchera pas, dans un tel cas, la procédure de conflit de se poursuivre et d’aboutir, le Tribunal des conflits estimant qu’un tel jugement est nul et non avenu (V. par exemple TC, 26 septembre 2005, requête numéro C3490, M.A.). Toutefois, le jugement qui avait été rendu au fond sera considéré comme valable par les juridictions civiles si, à l’issue de la procédure, l’arrêté de conflit est annulé (Cass. 1re civ., 7 février 1955, Ministre des anciens combattants c. Grusoy : Bull. civ. 1955, I, n° 59). Une solution contraire est toutefois retenue par le Tribunal des conflits (TC, 4 juillet 1991, requête numéro 02670, Pillard : Rec. p. 469).
Pour le reste, la procédure de conflit positif a été assez profondément remaniée par le décret du 27 février 2015. Désormais, contrairement à ce qui résultait jusqu’alors de la jurisprudence du Tribunal des conflits, le greffe de la juridiction saisie doit informer les parties du déclinatoire et les inviter à faire connaître leurs observations écrites dans un délai de quinze jours à compter de la réception de cette notification. Le greffe transmet également le déclinatoire au ministère public afin qu’il puisse faire connaître son avis dans le même délai de quinze jours à compter de la réception de cette notification. Dès qu’il réceptionne l’avis du ministère public, le greffe le porte à la connaissance du préfet mais aussi des parties par lettre remise contre signature (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 19). Il est à noter que le délai de quinze jours imparti au préfet ne court pas si le jugement ne lui est pas régulièrement signifié (TC, 16 novembre 2015, requête numéro 4036, Belhafiane : Rec. p. 515). En revanche, la méconnaissance des dispositions prévoyant que le déclinatoire de compétence est communiqué par le greffe aux parties qui ont quinze jours pour faire connaître leurs observations écrites, n’est pas sanctionnée dès lors qu’il apparaît que les parties ont été en mesure de présenter leurs observations sur le déclinatoire de compétence (même arrêt).
642.- Jugement sur le déclinatoire.- La juridiction doit ensuite statuer sans délai, selon les règles de procédure qui lui sont applicables, sur le déclinatoire de compétence (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 20). Le préfet ne dispose toutefois d’aucun moyen contraignant le tribunal à statuer. En conséquence, sera considéré comme nul l’arrêté de conflit qui serait déposé avant que le tribunal ait statué sur le déclinatoire (TC, 14 mars 1914, Dubecq c/ Corps de troupe garnison Mascara : Rec. p. 359 ; S. 1921, III, p. 3). Il en ira toutefois autrement dans les hypothèses où le juge se prononce sur sa compétence tout en omettant de statuer sur le déclinatoire (TC, 4 juillet 1983, requête numéro 0236, Gambini, préc.).
Lorsque la juridiction a statué sur le déclinatoire, le greffe adresse sans délai copie du jugement au préfet et aux parties par lettre remise contre signature. Le ministère public est également avisé (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 21).
Plusieurs situations doivent alors être envisagées. Tout d’abord, si le tribunal se range à l’avis du préfet, il rendra un jugement d’incompétence, ce qui mettra un terme à la procédure de conflit positif. Relevons toutefois que si le jugement a admis le déclinatoire et si une partie fait appel, le préfet peut saisir la juridiction d’appel d’un nouveau déclinatoire et, en cas de rejet de celui-ci, élever le conflit dans les mêmes conditions qu’en première instance (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 22).
643.- Elévation du conflit.- En revanche, s’il rejette le déclinatoire, le préfet disposera de quinze jours pour élever le conflit, c’est-à-dire pour prendre un arrêté de conflit motivé dans lequel il va réitérer les motifs pour lesquels il estime que le juge saisi est incompétent. Si le préfet ne prend pas d’arrêté de conflit dans ce délai, le juge judiciaire pourra poursuivre la procédure et rendre un jugement sur le fond. Toutefois, le conflit peut également être élevé si le tribunal, avant l’expiration du délai de quinze jours, est passé outre et a jugé au fond.
Alors que la jurisprudence du Tribunal des conflits était très peu formaliste sur cette question, l’article 23 du décret du 27 février 2015 mentionne expressément que l’arrêté de conflit doit viser le jugement ou l’arrêt rejetant le déclinatoire et être motivé à peine d’irrecevabilité.
L’arrêté de conflit, accompagné des pièces qu’il vise, est remis contre signature par le préfet au greffe de la juridiction devant laquelle est élevé le conflit (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 24).
Dès la réception de l’arrêté de conflit au greffe, la juridiction doit surseoir à statuer, ce qui n’était pas prévu par la réglementation antérieure (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 26).
Conformément à l’évolution de la composition du Tribunal des conflits, ce n’est plus le Garde de sceaux, mais le greffe qui transmet au secrétariat du Tribunal des conflits l’arrêté de conflit, le déclinatoire, l’avis du ministère public, le jugement rejetant le déclinatoire et, le cas échéant, les observations des parties ainsi que les pièces utiles (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 28).
644.- Décision du Tribunal des conflits.- Lorsqu’il est saisi d’un arrêté de conflit, le juge des conflits dispose d’un délai de trois mois pour statuer. Toutefois, en cas de nécessité ou s’il a été fait application de la procédure de départage, le délai peut être prorogé par son président, dans la limite de deux mois (D. n°2015-233, 27 février 2015, art. 29).
Si l’arrêté est annulé, l’instance reprend devant le juge judiciaire. Mais si l’arrêté est confirmé, la partie intéressée peut saisir la juridiction administrative si elle est compétente.
III – Règles applicables à la procédure de conflit négatif
645.- Textes.- La procédure de conflit négatif a été instituée par un décret du 26 octobre 1849 déterminant les formes de procéder du Tribunal des conflits. Plus récemment, le décret n°60-728 du 26 juillet 1960, a attribué à cette juridiction une mission plus générale de simplification de la procédure qui lui permet notamment de prévenir la survenance de tels conflits.
A – Résolution des conflits négatifs
646.- Conflit entre le juge judiciaire et le juge administratif.- Contrairement au conflit positif, qui oppose l’administration active à un juge de l’ordre judiciaire, le conflit négatif oppose un juge administratif à un juge judiciaire qui se considèrent tous deux incompétents pour connaître de la même affaire. Cette procédure va dès lors avoir pour objet la désignation de la juridiction compétente. Comme l’a écrit Cormenin il s’agit donc de « rétablir l’ordre entravé des juridictions et faire droit aux parties » (Droit administratif, Thorel-Pagnerre 1840, t. 1, p. 461).
647.- Saisine du Tribunal des conflits.- En application de l’article 17 du décret du 26 octobre 1828, le recours devant le Tribunal des conflits, pour faire régler la question de compétence, devait être exercé directement par les parties intéressées, sans condition de délai. Désormais, toutefois, l’article 38 du décret du 27 février 2015 prévoit que ce recours doit être introduit dans les deux mois à compter du jour où la dernière en date des décisions d’incompétence est devenue irrévocable. L’article 37 du même décret précise aussi que la requête expose les données de fait et de droit ainsi que l’objet du litige et qu’elle est accompagnée de la copie des décisions intervenues.
Le Tribunal des conflits va ensuite annuler le jugement du tribunal qu’il estime compétent. Le requérant devra alors introduire un nouveau recours devant le tribunal ainsi désigné, qui statuera au fond.
648.- Conditions de constitution d’un conflit négatif.- Pour qu’il y ait conflit négatif, et pour que le Tribunal des conflits puisse être saisi, quatre conditions doivent être réunies.
Tout d’abord, chaque tribunal doit avoir refusé par une décision irrévocable de connaître du litige en opposant à l’action l’incompétence de son ordre juridictionnel. Ceci signifie notamment qu’une simple décision d’incompétence du tribunal saisi, qui ne tranche pas la question de la compétence des autres tribunaux de l’ordre auquel il appartient ne permet pas de regarder cette condition comme satisfaite.
Exemple :
– Dans un arrêt du 26 juin 1989, Veuve Plouin et a. (requête numéro 02456 : Rec. p. 294 ; CJEG 1990, p. 219 ; D. 1991, jurispr. p. 57, note Carrias ; JCP G 1995, II, 21606, obs. Bernard ; Quot. jur. 2 août 1990, p. 4, note Rouault) le Tribunal des conflits a ainsi décidé que cette condition n’est pas remplie dans le cas où un tribunal de grande instance rend un jugement d’incompétence au motif que l’affaire relève du juge de l’expropriation, lequel appartient également à l’ordre de juridiction judiciaire.
Ensuite, l’une des déclarations d’incompétence doit être erronée. Tel n’est pas le cas, par exemple, dans une hypothèse où le juge estime que le litige dont il est saisi relève, non pas de la compétence d’un tribunal de l’un des deux ordres de juridiction, mais du Conseil constitutionnel.
Enfin, les déclarations d’incompétence doivent se rapporter au « même litige » où, comme le prévoyait le décret du 26 octobre 1849, à la « même question » ce qui a priori était plus large. Toutefois, le Tribunal des conflits a récemment considéré qu’il il y a identité de litige, alors même que la juridiction d’un ordre a statué en référé et que la juridiction de l’autre ordre s’est prononcée au principal, ce qui implique que la différence de terminologie entre les deux textes n’a a priori aucune portée (TC, 4 juillet 2016, requête numéro 4036, Agence Pena & Pena c/ Althabegoïty et Bayle : Rec. p. 916).
Un « même litige » ou une « même question » signifie trois choses : une identité des parties ; une identité de cause (c’est-à-dire que le fondement juridique des demandes doit être identique.- V. sur ce point TC, 19 mai 2014, requête numéro 3942, Département du Nord : Dr. adm. 2015, comm. 59, note Eveillard) ; une identité d’objet (le requérant demande la même chose aux deux juridictions).
Exemple :
– TC, 2 juin 1945, Epoux Cuvillier (Rec. p.276) : le 6 février 1934, un couple qui se promène dans le quartier latin à Paris est violemment agressé par des policiers. Les policiers en question avaient été dépêchés dans ce quartier pour réprimer la manifestation qui devait être organisée le soir même par des ligues d’extrême droite. C’est le juge judiciaire que saisissent les époux Cuvillier qui estiment que les dommages subis par eux sont liés à l’émeute du 6 février 1934. En effet, une loi du 5 avril 1884 prévoyait la compétence du juge judiciaire pour réparer les dommages occasionnés par une émeute et engager la responsabilité de l’Etat. Mais le juge judiciaire, estimant qu’au moment de l’agression l’émeute n’avait pas débuté, se déclare incompétent. Les époux Cuvillier sont donc contraints d’attaquer l’Etat devant le juge administratif, en raison de la faute commise par ses agents. Le juge administratif se déclare à son tour incompétent puisque, selon lui, la loi de 1884 était bien applicable.
On observe ici que les trois éléments visés par les textes sont réunis.
Il y a identité de parties puisque devant les deux juges, les époux Cuvillier attaquent l’Etat.
Il y a identité d’objet, puisque les époux Cuvillier demandent devant les deux juges la réparation des dommages subis.
Il y a identité de cause puisque le débat juridique porte, devant les deux juges, sur la question du champ d’application de la loi du 5 avril 1884.
Le Tribunal des conflits a donc résolu le conflit négatif et il a finalement renvoyé l’affaire au juge judiciaire, estimant que les dommages dont il était demandé réparation étaient bien liés à la répression d’une émeute.
Enfin une quatrième condition de constitution des conflits négatifs a été précisée par l’article 37 du décret du 27 février 2015 : il est désormais exigé que le Tribunal des conflits n’ait pas été saisi sur renvoi par la dernière juridiction saisie, dans le cadre des mécanismes de prévention des conflits négatifs (V. infra).
B – Mission générale de simplification de la procédure
649.- Mécanismes.- Cette mission a été organisée par le décret n°60-728 du 25 juillet 1960, modifiant le décret du 26 octobre 1849. Elle relève désormais des dispositions de l’article 38 du décret du 27 février 2015. Deux types de mécanismes sont visés.
650.- Résolution de difficultés sérieuses de compétence.- Dans sa version originelle, le premier mécanisme permettait à une juridiction souveraine – Cour de cassation ou Conseil d’Etat – lorsqu’elle est saisie d’un litige qui présente à juger une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des autorités administrative et judiciaire de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de statuer sur cette question de compétence. Dans ce cas, il est sursis à toute procédure jusqu’à la décision de ce tribunal. Cette procédure était peu utilisée puisqu’elle donnait lieu en moyenne à 5 saisines annuelles du Tribunal des conflits.
651.- Prévention des conflits négatifs.- Le second mécanisme, qui consiste à prévenir les conflits négatifs, était en revanche beaucoup plus utilisé, puisqu’il représentait avant la réforme de 2015 plus de 60% des saisines annuelles du Tribunal des conflits. Dans le cadre de cette procédure, lorsqu’un juge d’un ordre de juridiction a été saisi d’un litige et s’est déclaré incompétent, le juge d’un autre ordre qui sera ensuite saisi de ce litige, s’il s’estime également incompétent, ne pourra rendre de jugement dans ce sens. Dans ce cas, ce second juge aura l’obligation de transmettre directement le dossier au Tribunal des conflits qui désignera le juge compétent.
Ceci étant, ce mécanisme de prévention n’élimine pas totalement les risques de conflit négatif. En effet, le second tribunal n’est tenu de saisir le Tribunal des conflits que si le premier jugement est devenu définitif, ce qui fait que le conflit pourra malgré tout être constitué, par exemple parce que le jugement rendu par le juge judiciaire n’a pas été régulièrement signifié (V. TA Lyon, 5 avril 2012, requête numéro 0904906, Société rhodanienne de distribution : JCP A 2012, comm. 2228, note Béroujon). En revanche, lorsque les conditions sont réunies, l’irrégularité commise par le tribunal administratif à ne pas avoir saisi le Tribunal des conflits en application de la procédure de prévention des conflits négatifs constitue un moyen d’ordre public que le juge d’appel doit relever d’office (CAA Marseille, 20 décembre 2018, requête numéro 17MA00111, L. c/ groupe Pizzorno Environnement et Sté Axa, C +).
S’il était fréquemment recouru à cette procédure c’est qu’il en était souvent fait un usage abusif par les juges du fond qui avaient tendance à saisir le Tribunal des conflits y compris dans des hypothèses où la question de compétence ne posait pas de réelles difficultés. Il en résultait, paradoxalement, que cette procédure de prévention des conflits dont l’objet était de raccourcir les délais de procédure contribuait bien au contraire, dans de nombreuses hypothèses, à les rallonger.
652.- Evolution.- C’est dans l’espoir de corriger cette dérive que le décret du 27 février 2015 a modifié le premier mécanisme de simplification de la procédure en permettant désormais à toute juridiction – et non plus seulement aux juridictions suprêmes – de renvoyer directement les difficultés de compétence au Tribunal des conflits. Toutefois, pour éviter un engorgement du Tribunal, le président a la faculté de statuer une ordonnance prise conjointement avec le membre du tribunal le plus ancien appartenant à l’autre ordre de juridiction lorsque la solution de la question soumise s’impose avec évidence.
Les statistiques relatives à l’activité du Tribunal paraissent attester de la pertinence de cette réforme. En 2020, 25 affaires ont été jugées par le Tribunal des conflits contre 30 en 2019 et 57 en 2015. Il a résolu un conflit positif et un conflit négatif, ce qui est extrêmement peu. Il a statué 11 fois dans le cadre de conflits sur renvoi pour prévention de conflit négatif et 10 fois en vue de résoudre une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction.
§II – Le Tribunal des conflits juge du fond
653.- Une mission accessoire.- L’ordonnance du 1er juin 1828 et le décret du 26 octobre 1849 n’avaient attribué au Tribunal des conflits qu’une mission de répartiteur des compétences, ce qui fait que si le Tribunal des conflits statue sur la compétence, il ne tranche pas l’affaire au fond. Une loi du 24 avril 1932 a ensuite confié à titre accessoire au Tribunal des conflits la mission de trancher les conflits résultant d’une contrariété de jugements au fond. Plus récemment, la loi du 16 février 2015 lui a confié la mission de réparer le préjudice découlant d’une durée excessive des procédures mettant en cause les deux ordres de juridiction.
I – Conflits résultant d’une contrariété de jugements au fond
654.- L’affaire Rosay.- Dans certains cas, extrêmement rares, c’est bien un conflit au fond aboutissant à un déni de justice pour le requérant qui survient entre les deux ordres de juridiction, ce qui était notamment le cas dans la célèbre affaire Rosay. Un individu avait été blessé lors d’une collision entre un véhicule privé et un véhicule militaire. La victime a alors intenté une action en responsabilité devant le juge judiciaire contre le conducteur du véhicule privé. Le juge judiciaire s’est estimé compétent, puisqu’était mise en cause une personne privée, mais il rejeta sa demande au motif que l’accident n’était pas imputable au conducteur du véhicule privé. La victime s’est alors dirigée vers le juge administratif. Le juge administratif s’est estimé à son tour compétent, puisque c’est l’Etat qui était mis en cause. Cependant, le Conseil d’Etat rejeta la demande du requérant au motif que l’accident n’était pas imputable au conducteur du véhicule militaire.
Dans une telle hypothèse, on aboutit à un déni de justice : il n’y a pas de doute sur le fait que la victime doit être indemnisée, mais les décisions contradictoires sur le fond des juges des deux ordres de juridiction ne lui permettent pas d’obtenir satisfaction. Il ne s’agit pas de conflits de compétence et, par conséquent, le Tribunal des conflits ne peut être saisi sur le fondement des dispositions applicables en matière de conflit positif.
655.- Loi du 20 avril 1932.- L’affaire Rosay a fait scandale ce qui a conduit à l’adoption de la loi du 20 avril 1932 qui charge le Tribunal des conflits de juger au fond ce type d’affaires. Cette loi s’est d’ailleurs vue doter d’un caractère rétroactif pour pouvoir s’appliquer à l’affaire Rosay (V. TC, 8 mai 1933, requête numéro 00784, Rosay : Rec. p. 1236 ; DH 1933, p. 336 ; S. 1933, III, p.117).
656.- Conditions de saisine du Tribunal des conflits.- Selon l’article 1er de la loi du 20 avril 1932, « peuvent être déférées au Tribunal des conflits, lorsqu’elles présentent contrariété conduisant à un déni de justice, les décisions définitives rendues par les tribunaux administratifs et les tribunaux judiciaires dans les instances introduites devant les deux ordres de juridictions, pour des litiges portant sur le même objet ». Ces dispositions ont été réintroduites dans une version similaire à l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 par la loi du 16 février 2015.
La procédure n’est donc pas applicable si l’une des deux décisions émane d’une juridiction qui ne relève pas de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif.
Exemple :
– TC, 4 novembre 1996, requête numéro 2943, Cheq (Rec. p. 1137) : les décisions de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République ne sont pas au nombre des décisions visées par l’article 1er de la loi du 20 avril 1932. Le requérant n’est donc pas recevable à se prévaloir de la contrariété qu’elles pourraient présenter avec les autres décisions qu’il invoque.
Quant à la notion de contrariété conduisant à un déni de justice, le Tribunal des conflits a précisé, dans un arrêt Ratinet du 14 février 2000 (requête numéro 02929, préc.) qu’il « existe … lorsqu’un demandeur est mis dans l’impossibilité d’obtenir une satisfaction à laquelle il a droit, par suite d’appréciations inconciliables entre elles portées par les juridictions de chaque ordre, soit sur des éléments de fait, soit en fonction d’affirmations juridiques contradictoires ».
Si les conditions visées par la loi sont réunies, le Tribunal des conflits devra être saisi par la victime du déni de justice dans les deux mois suivant la date à laquelle le dernier jugement rendu est devenu définitif.
657.- Recoupements entre la procédure de conflit négatif et la procédure de conflit au fond.- Il est important d’insister sur le fait qu’il existe un point commun entre les conditions exigées pour la mise en œuvre de la procédure de conflit négatif et pour celle de jugement au fond : dans le premier cas le décret du 26 octobre 1949 exige une identité d’objet, de parties et de cause, alors que dans le second cas l’article 15 de la loi du 24 mai 1872 n’exige qu’une identité d’objet.
Certes, même si cette condition n’est pas expressément visée par la loi de 1872, le Tribunal des conflits considère que la procédure de résolution du conflit au fond nécessite la présence de deux jugements au fond, ce qui est logique et ce qui fait qu’a priori les deux procédures envisagées ne peuvent se recouper.
Ce point de vue doit toutefois être doublement nuancé.
D’une part, le Tribunal des conflits a certes récemment rappelé que les dispositions figurant actuellement à l’article 15 de la loi de 1872 ne trouvent pas à s’appliquer lorsqu’un des deux ordres de juridiction se borne à décliner sa compétence (TC, 9 juillet 2009, requête numéro 3692, Bonato c. Association pour l’expansion industrielle de la Lorraine : JCP A 2009, act. 950, note Rouault ; RFDA 2009, p. 1229, note Pouyaud). Cependant, dans la même affaire, les juges ont estimé que la procédure de jugement au fond était néanmoins applicable « lorsque, du rapprochement d’une décision d’incompétence et d’une décision au fond, résulte une contrariété ». Il peut donc y avoir conflit au fond en présence d’un jugement au fond et d’un jugement d’incompétence.
D’autre part, il existe souvent une imbrication étroite entre les règles de compétence et de fond, ce qui peut amener les juges à requalifier une décision d’incompétence de décision au fond, ou à l’inverse à requalifier un jugement au fond de jugement d’incompétence.
Exemples :
– TC, 25 mars 1957, requête numéro 1626, Gohin (Rec. p.815) : un jugement du Conseil d’Etat rejette une demande d’indemnité dirigée contre l’Etat au motif que l’accident dont il est demandé réparation est dépourvu de tout lien avec le service. Pour les juges, en statuant ainsi, le Conseil d’Etat avait « implicitement reconnu son incompétence » relativement à l’action dirigée contre l’agent auteur de l’accident. Les juridictions civiles s’étant quant à elles déclarées incompétentes dans le cadre de l’action intentée contre l’agent, les conditions du conflit négatif sont réunies.
– TC, 8 juillet 1944, Massein (Rec. p.336) : la victime d’un accident saisit le juge judiciaire qui se déclare incompétent au motif que le dommage est dû à un mauvais entretien d’un ouvrage public. Le conseil de préfecture rejette la requête au fond au motif que le requérant n’apporte pas la preuve d’une faute de service. La première décision est requalifiée de jugement au fond, ce qui permet au Tribunal des conflits de trancher lui-même l’affaire au fond.
Cette difficulté étant réglée, lorsque les conditions communes sont réunies – à savoir une identité d’objet entre les deux litiges – les requérants ont tout intérêt à demander au Tribunal des conflits de faire usage des pouvoirs qui lui ont été conférés à l’origine par la loi du 20 avril 1932. En effet, lorsqu’il utilise cette procédure, le Tribunal des conflits met définitivement un terme au litige, ce qui marque pour les victimes la fin d’un contentieux au long cours. En revanche, dans le cadre de la procédure de conflit négatif, il ne fait que désigner l’ordre de juridiction compétent et la procédure peut encore durer plusieurs années.
Cependant, le Tribunal des conflits est très réticent à utiliser ses compétences de juge du fond. Il s’estime en effet avant tout répartiteur des compétences. Par conséquent, dès que cela sera possible, il optera pour la procédure de conflit négatif, plutôt que pour la procédure de règlement au fond du conflit.
Exemple :
Dans deux affaires dont les faits sont très proches, et qui sont relatives à l’application de la loi du 5 avril 1937 sur la responsabilité des membres de l’enseignement public – qui permet la substitution de la responsabilité de l’Etat à celle de ces personnels – les juges optent pour des voies procédurales distinctes.
– TC, 14 janvier 1980, requête numéro 02136, Falanga (Rec. p.503 ; Dr. adm. 1980, 44) : suite à un accident dont a été victime un élève, un tribunal administratif puis une cour d’appel se déclarent incompétents pour connaître de l’action en responsabilité intentée par le père de la victime contre l’Etat en raison d’une interprétation contradictoire de la loi du 5 avril 1937. Le Tribunal des conflits estime qu’il s’agit en l’espèce d’un conflit négatif, les conditions tenant à l’identité de parties, de cause et d’objet étant réunies. Il ne s’agit donc pas, comme le prétendait pourtant le requérant, d’une contrariété conduisant à un déni de justice au sens de la loi du 20 avril 1932.
–TC, 2 juillet 1979, requête numéro 02116, CPAM de Béziers-Saint-Pons c. Ministre de l’Education (Rec. p. 570) : un enfant est victime d’un accident de la circulation à une heure où il aurait dû se trouver en étude surveillée. Le tribunal de grande instance saisi rejette l’action dirigée contre l’Etat au motif que l’étude surveillée était organisée par la commune, et que la loi du 5 avril 1937 était donc inapplicable. Le Conseil d’Etat rejette ensuite l’action dirigée contre la commune au motif que la loi du 5 avril 1937 était bien applicable. Par rapport à la précédente affaire le problème posé est exactement le même puisqu’il s’agit bien de déterminer le champ d’application de la loi du 5 avril 1937. Cependant, en l’espèce, l’utilisation de la procédure de conflit négatif est impossible puisque la condition d’identité des parties devant les deux ordres de juridiction n’est pas remplie. Le Tribunal des conflits a donc statué sur le fond, en application des dispositions de la loi du 20 avril 1932.
658.- Effets paradoxaux de la loi du 20 avril 1932.– Ainsi, la loi du 20 avril 1932 présente des effets paradoxaux : ses conditions de mise en œuvre sont très souples, et pourtant elle n’est que rarement utilisée par le Tribunal des conflits. En effet, le juge des conflits ne statuera sur le fond que s’il n’existe pas d’autres solutions pour résoudre le litige, c’est-à-dire lorsque les conditions du conflit négatif ne sont pas remplies.
II – Réparation du préjudice découlant d’une durée excessive des procédures mettant en cause les deux ordres de juridiction.
659.- Un nouveau chef de compétence.- La loi du 16 février 2015 a créé un nouvel article 16 inséré dans la loi du 24 mai 1872 accordant un nouveau chef de compétence de juge du fond au Tribunal des conflits. Désormais : « Le Tribunal des conflits est seul compétent pour connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres en raison des règles de compétence applicables et, le cas échéant, devant lui ». Elle revient sur la jurisprudence Bernardet dont il résultait que dans un tel cas c’est l’ordre de juridiction finalement compétent pour connaître du fond du litige qui était également compétent pour porter une appréciation globale sur la durée de la procédure devant les deux ordres de juridiction et, le cas échéant, devant le Tribunal des conflits (TC, 30 juin 2008, requête numéro 3682, Bernardet : Rec. tables, p. 1055 ; Dr. adm. 2008, comm. 6 ; JCP A 2008, II, comm. 10153, note Cholet ; RFDA 2008, p. 1165, concl da Silva et p. 1172, note Seiller.- V. également TC, 8 juillet 2013, requête numéro 3904, Gentili : Rec. p. 373 .- V. infra Sixième Partie, Chapitre trois, Section trois). Reprenant les critères qu’utilise habituellement le Conseil d’Etat pour apprécier le délai raisonnable (CE Ass., 28 juin 2002, requête numéro 239575, Ministre de la Justice c. Magiera : JCP G 2002, act. 306 et I, 169, comm. 6, obs. Ondoua ; JCP 2003, II, comm. 10151, note Menuret ; RFDA 2002, p. 756, concl. Lamy ; AJDA 2002, p. 596, chron. Donnat et Casas ; Dr. adm. 2002, comm. 167, note Lombard), le Tribunal des conflits a précisé que « le caractère excessif du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier en tenant compte des spécificités de chaque affaire et en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement des procédures et le comportement des parties tout au long de celles-ci, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre partie au litige, à ce que celui-ci soit tranché rapidement » (TC, 9 décembre 2019, requête numéro C4160, Brasseur : AJDA 2020, p. 1186, note Pouillaude).
Cette solution paraît judicieuse. En effet, dans ce type d’affaires, le préjudice est davantage une conséquence malheureuse du dualisme juridictionnel qu’un problème de dysfonctionnement imputable à l’un ou l’autre – ou l’un et autre – des deux ordres de juridiction. C’est le cas en particulier dans l’hypothèse d’un conflit négatif. Il apparaissait donc légitime de confier la réparation de ce préjudice au Tribunal des conflits, juridiction paritaire placée en quelque sorte à l’intersection entre les deux ordres de juridiction, plutôt qu’au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Cette solution permet également de constituer une entorse moins grave au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire que celle qui autorisait une juridiction suprême d’un ordre de juridiction à porter un jugement sur les éventuels dysfonctionnements de l’autre ordre de juridiction.
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