Un décret, en conseil des ministres, du 25 juill. 1902, rendu par application de l’art. 13 de la loi du 1er juill. 1901, a prononcé la fermeture de l’établissement non autorisé, formé à Lyon, rue des Farges, n° 22, par la congrégation autorisée des soeurs de Saint-Charles. Le préfet, par arrêté du 26 juillet, a prescrit l’évacuation immédiate de cet établissement et l’apposition des scellés sur les portes et fenêtres. Le même jour, le commissaire de police notifiait l’arrêté à la supérieure, faisait évacuer l’immeuble par les soeurs, et, après leur départ, apposait les scellés.
La société immobilière de Saint-Just, agissant comme propriétaire de l’immeuble, a assigné le préfet du Rhône devant le président du tribunal civil, tenant l’audience des référés, pour voir dire que les scellés apposés sur sa propriété seraient immédiatement levés. Le préfet du Rhône a proposé un déclinatoire d’incompétence auquel il a été fait droit par le président du tribunal ; mais sur appel, la Cour de Lyon s’est déclarée compétente et le préfet a élevé le conflit.
La question de compétence soulevée devant vous vise uniquement l’apposition et la mainlevée des scellés sur l’immeuble occupé par les soeurs. II importe, en effet, de ne pas confondre « l’ordre de fermeture de l’établissement », prononcé par décret en conseil des ministres, qui peut donner lieu à des recours pour excès de pouvoirs formés par les congréganistes devant le Conseil d’Etat, et les « voies matérielles d’exécution forcée », employées par le préfet (dans l’espèce l’apposition des scellés), pour réaliser effectivement l’opération de fermeture prescrite par le décret, qui donnent seules lieu au litige porté par les propriétaires devant le juge des référés. On soutient que le fait de l’apposition des scellés sur une propriété privée par le préfet, constitue non seulement un excès de pouvoir ordinaire, relevant du Conseil d’Etat au contentieux, et qui ne ferait pas perdre à l’acte, en cas d’annulation, son caractère administratif, mais bien une véritable voie de fait justiciable, comme telle, des tribunaux ordinaires; en un mot, pour employer les vocables en usage dans notre langue juridique, on ne prétend pas seulement que le préfet a excédé « les limites de ses pouvoirs » mais qu’il n’a pas agi dans « l’exercice » de ses pouvoirs et qu’il est sorti « du cercle de ses attributions légales ».
Vous aurez donc à examiner, Messieurs, — non pas si l’apposition des scellés était, à proprement parler, légale, — mais si elle peut être considérée comme se rattachant à un ensemble de mesures administratives que le préfet pouvait prendre pour exécuter le décret.
Vous aurez ensuite à vous demander, en supposant l’acte incontestablement administratif, si l’atteinte portée au droit de propriété pourrait justifier, en raison de son degré de gravité, la compétence de l’autorité judiciaire.
I Nous nous trouvons en présence de la question suivante, qui est, à notre avis, une des plus graves et des plus importantes du droit administratif : qu’est-ce que l’exécution forcée par la voie administrative des actes de puissance publique sur les personnes et sur les biens ? quel en est le fondement juridique ? quelles en sont les règles et les limites?
La loi prescrit ou délègue à l’Administration le droit de prescrire certaines mesures d’autorité vis-à-vis des citoyens : ce sont des obligations de faire ou de ne pas faire, des défenses, des injonctions; Ia puissance publique procède par voie de commandement, soit sous la forme de règlements collectifs, soit sous la forme d’actes individuels. L’ordre une fois donné, soit par le législateur directement, soit par l’administration par délégation de la loi, les citoyens sont tenus d’obéir. Mais si les citoyens n’obéissent pas, s’ils n’obtempèrent pas volontairement au commandement qui est obligatoire pour eux, comment assurera-t-on l’exécution matérielle des actes de puissance publique ? Quels sont les procédés de coercition ? L’Administration qui commande, se trouvant d’ailleurs disposer de la force publique, il y aurait pour elle une tentation bien naturelle de se servir directement de la force publique, qui est dans sa main, pour contraindre les citoyens à se soumettre aux ordres qu’elle a donnés ou qu’elle est chargée de faire exécuter. Mais on voit sans peine combien un pareil régime serait dangereux pour les libertés publiques, à quels abus il pourrait donner lieu. Aussi est-ce un principe fondamental de notre droit public, que l’Administration ne doit pas mettre d’elle-même la force publique en mouvement pour assurer manu militari l’exécution des actes de puissance publique, et qu’elle doit s’adresser d’abord à l’autorité judiciaire qui constate la désobéissance, punit l’infraction, et permet l’emploi des moyens matériels de coercition. Le mode d’exécution habituel et normal des actes de puissance publique est donc la sanction pénale, confiée à la juridiction répressive — sauf bien entendu le cas où le législateur en aurait autrement ordonné. Les sanctions pénales résultent soit de textes spéciaux (comme les art. 8 et 16 de la loi du 1er juill. 1901), soit de textes généraux comme l’art. 471, §15 du Code pénal qui vise les règlements administratifs et tous les actes qui se rattachent à la police municipale.
La règle de droit public que nous venons d’énoncer et d’après laquelle l’obéissance aux actes de puissance publique est assurée au moyen des sanctions pénales confiées à Ia juridiction répressive, se trouve insuffisante ou inopérante dans deux cas.
C’est d’abord le cas d’extrême urgence, entendu dans le sens de péril imminent pour la sécurité, la salubrité, le bon ordre : l’administration est alors investie du droit de prendre des mesures provisoires et de pourvoir d’office à ce qui est nécessaire ; certaines lois le prévoient expressément, comme Ia loi du 29 flor. an X sur la grande voirie, la loi du 21 juin 1898 sur la police rurale : mais il n’est pas besoin de textes en cette matière ; tout le monde reconnaît qu’il est de l’essence même du rôle de l’Administration d’agir immédiatement et d’employer la force publique sans délai ni procédure, lorsque l’intérêt immédiat de la conservation publique l’exige : quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers. Sur ce point, il n’y a jamais eu de contestation.
C’est ensuite le cas où, en présence d’une obligation formelle imposée par la loi ou en vertu de la loi, il n’y a pas de sanction pénale, parce que, d’une part, aucune loi spéciale n’a prévu de pénalité, et parce que, d’autre part, l’art. 471, §15 du Code pénal ne se trouve pas applicable. On a soutenu souvent, récemment encore, que la sanction de l’art. 471 visait tous les actes administratifs de puissance publique, quels qu’ils fussent. D’où il suit qu’il y aurait toujours uns sanction pénale pour les infractions aux actes de puissance publique, et que l’Administration devrait toujours recourir à ce mode de procéder. Mais la jurisprudence de la Cour de cassation est nettement fixée dans le sens contraire à cette théorie; elle n’admet pas que l’art. 471, §15 puisse être étendu à des actes administratifs qui ne sont ni des règlements ni des arrêtés rendus en matière de police municipale. Nous vous rappellerons, entre autres, l’arrêt du 13 oct. 1886 (d’Espinassy de Venel, D. P. 1887.1.506 et le rapport de M. Tanon) dans lequel la chambre criminelle a refusé d’appliquer l’art. 471 au fait d’avoir ouvert une chapelle domestique contrairement aux dispositions du décret du 22 déc. 1812. Il peut donc arriver que certaines prescriptions de la loi ou de l’autorité administrative, dans des matières qui touchent à l’exercice de la puissance publique, se trouvent dépourvues de sanction pénale : le moyen habituel, normal, de coercition fait défaut. Dès lors, si on ne se trouve pas dans le cas d’urgence ou péril imminent et si la loi n’a pas prévu un autre mode d’exécution, que va-t-on décider quant aux procédés de coercition ?
Il y a deux systèmes possibles. On peut soutenir que, la loi étant incomplète, il n’appartient à personne d’y suppléer ; que, s’il y a une obligation dépourvue de sanction, c’est la faute du législateur ; qu’il faut une loi nouvelle, et que, tant que la loi nouvelle ne sera pas faite, la loi ancienne ne sera pas exécutée. Pour éviter les abus, la part d’arbitraire que comporte l’exécution forcée par la voie administrative, on fera fléchir les intérêts publics devant la garantie des libertés et des droits privés : l’exécution sera judiciaire ou ne sera pas. Dans un second système, au contraire, on part de cette idée qu’il n’est pas admissible que la loi ne soit pas exécutée et que la puissance publique ne soit pas obéie ; qu’une erreur de rédaction, une omission, une lacune de la part du législateur ne peut frapper de stérilité ses prescriptions : que, dans les rapports de la puissance publique avec les citoyens, l’obligation et la coercition sont indissolublement liées ; que l’obéissance à l’ordre légalement donné par l’autorité compétente doit, si elle n’est pas obtenue volontairement, être réalisée par la–contrainte. Ici, ce sont les intérêts privés, les droits individuels qui fléchissent devant la nécessité de faire exécuter la loi. Dès lors, l’autorité administrative, qui dispose de la force publique, devra être autorisée exceptionnellement à s’en servir, sans l’intervention du juge répressif impuissant dans la circonstance, pour assurer directement l’exécution matérielle de ses injonctions et des ordres du législateur.
Les deux systèmes peuvent se défendre par des arguments excellents, et l’on conçoit que, suivant les traditions, les moeurs politiques, les habitudes juridiques du pays, l’un ou l’autre puisse être adopté. En France, pays d’administration et de centralisation, pays du principe de la séparation des pouvoirs, il n’est pas étonnant que ce soit le second qui ait prévalu : les arrêts du Tribunal des conflits sur l’expulsion des congrégations en 1880 et 1881 en sont la consécration la plus éclatante.
On peut donc définir l’exécution forcée par la voie administrative : « Un moyen empirique justifié légalement, à défaut d’autre procédé, par la nécessité d’assurer l’obéissance à la loi ». Et du moment où la coercition administrative est possible, le contentieux auquel elle peut donner lieu est nécessairement administratif.
Mais on ne saurait méconnaître les inconvénients sérieux que peut présenter l’exécution forcée par la voie administrative. D’une part, en effet, l’exécution d’office par l’administration elle-même, « par défaut », sans jugement, sans garanties à la défense, alors qu’aucun intérêt d’urgence ne l’explique, outre qu’elle n’est pas conforme à nos habitudes, peut, dans certains cas, favoriser l’arbitraire et couvrir des illégalités. D’autre part, la juridiction administrative n’est pas outillée pour protéger utilement les droits privés qui seraient violés d’une manière flagrante par les abus des actes d’exécution de la puissance publique : elle n’a pas, en cette matière, de juges locaux du premier degré ; elle n’a pas la procédure du référé, et la lenteur relative de son intervention peut souvent rendre son efficacité illusoire. Il importe donc que l’exécution forcée administrative soit réservée strictement aux cas où elle est indispensable, que son domaine soit nettement circonscrit, que les conditions de son existence même soient fixées avec précision, afin qu’elle ne dégénère pas en simple voie de fait. Ces règles résultent des nombreuses affaires, sur lesquelles votre jurisprudence a eu, depuis trente ans, l’occasion de se prononcer, et doivent servir de base à vos décisions futures. On peut, croyons-nous, en dégager facilement les principes de droit public sur lesquels repose aujourd’hui l’exécution par la voie administrative. Ces principes nous paraissent être au nombre de quatre :
1° Il faut que l’opération administrative pour laquelle l’exécution est nécessaire ait sa source dans un texte de loi précis ;
2° Il faut que, par suite de résistance à la loi ou à l’acte de puissance publique, il y ait lieu à exécution forcée ;
3° Il faut que l’absence de sanction pénale rende nécessaire l’exécution par la voie administrative ;
4° Il faut que les mesures d’exécution forcée tendent uniquement, dans leur objet immédiat, à la réalisation de l’opération prescrite par la loi.
Nous allons reprendre un à un l’examen de ces quatre principes, et, pour chacun, nous vérifierons si l’apposition des scellés, dont nous avons à nous occuper, réunit les conditions que nous considérons à la fois comme nécessaires et suffisantes. Nous n’oublierons d’ailleurs pas cette règle absolue, que, lorsqu’un acte n’a pas par lui-même le caractère d’acte administratif, la circonstance qu’il aurait reçu l’approbation des supérieurs hiérarchiques, du ministre, même des Chambres, ne saurait lui conférer ce caractère : l’abandon définitif de l’ancienne théorie de l’acte de haute police ou de gouvernement ne laisse plus aucun doute à ce sujet (Tr. conflits, 25 mars 1889, p. 412, Dufeuille ; 15 févr. 1890, p. 183, Vincent ; 24 nov. 1894, p. 628, Saffroy).
Premier principe : Il faut que l’opération administrative, pour laquelle l’exécution est nécessaire, ait sa source dans un texte de loi précis.
Il est bien évident que c’est là la condition primordiale, puisque l’exécution administrative ne se conçoit que par la nécessité de contraindre les citoyens à obéir à la loi. II faut donc un texte législatif imposant directement une obligation ou déléguant à l’Administration le droit de l’imposer. II faut que l’Administration puisse se réclamer d’un texte de loi formel : si ce texte n’existe pas, l’exécution n’est qu’une voie de fait (Tr. conflits, 19 déc. 1884, p. 910, Neveu ; 15 févr. 1890, p. 183, Vincent).
Dans l’espèce actuelle, le texte n’est pas contestable, et la situation est beaucoup plus nette à cet égard qu’en 1880, où il s’agissait d’établir que les lois de 1790, 1792 et de l’an XII, dont on prétendait assurer l’exécution, étaient toujours en vigueur. L’art. 13 de la loi du 1er juill. 1901 délègue formellement à un décret en conseil des ministres le droit de prononcer la fermeture des établissements congréganistes, autorisés ou non.
L’opération de fermeture est donc permise par un texte de loi précis. Le pivot législatif de l’opération à exécuter existe.
Deuxième principe : Il faut qu’il y ait lieu à exécution forcée.
C’est la conséquence de la définition même de l’exécution forcée administrative : Il faut qu’il y ait un manque d’obéissance à l’acte de puissance publique, une situation de fait contraire à ses injonctions, une résistance à vaincre ; la mesure de coercition apparait dès lors comme le moyen de faire cesser ce que vos arrêts appellent « un état de choses inconciliable » avec le respect dû à l’acte de puissance publique. Si, au contraire, au moment où cet acte est déclaré exécutoire, l’obligation qu’il impose a déjà été exécutée, iI est clair qu’il n’y a plus d’exécution forcée nécessaire et, quand l’exécution forcée n’est plus nécessaire, elle n’est plus licite : la matière de l’exécution forcée fait défaut, la période d’exécution forcée n’est pas ouverte ; les actes qui prétendraient y pourvoir auraient un caractère purement vexatoire, constitueraient une sorte de pénalité et non un moyen d’exécution ; ils n’auraient pas comme point d’appui cette nécessité d’exécution qui est le seul fondement de la coercition administrative.
Dans l’espèce, la Cour de Lyon a soutenu que la fermeture de l’école congréganiste avait été volontaire, et que, dès lors, il n’y avait plus lieu à exécution forcée par voie d’apposition de scellés. Si cette allégation était exacte, il est certain que la compétence administrative ne se justifierait plus, puisqu’il n’y aurait plus en réalité d’actes administratifs faisant obstacle à la compétence judiciaire. Mais l’assertion de la cour n’est pas conforme à la réalité des faits. D’une part, en effet, les soeurs ne sont parties qu’à l’arrivée du commissaire de police et sur ses injonctions, ce qui exclut immédiatement toute idée de départ volontaire. D’autre part, nous ne saurions considérer dans aucun cas, l’exécution comme volontaire, du moment où elle s’est produite après le décret de fermeture, même si elle a eu lieu avant l’arrivée des agents d’exécution, car il ne faut pas perdre de vue dans quelles conditions la fermeture a été prononcée. Le décret du 25 juillet est pris en conseil des ministres sur les rapports des préfets signalant les divers établissements qui, « ouverts sans autorisation, se sont abstenus de régulariser leur situation au point de vue légal, et ont refusé de se dissoudre » ; il prononce la fermeture de ces établissements dont la liste est annexée et ordonne l’exécution immédiate, conformément au décret du 5 nov. 1870. Si donc un établissement se trouve inscrit sur cette liste — et c’est le cas de l’établissement des soeurs de Saint-Charles — il est atteint immédiatement par le décret du 25 juillet ; la période d’exécution forcée est ouverte à partir de cette date ; il n’y a plus place, dès ce moment pour une exécution réputée volontaire, et, dès l’instant où l’acte est déclaré exécutoire, l’Administration est en droit de procéder à l’exécution forcée. Donc, à partir du 25 juillet, l’évacuation des locaux sera une évacuation forcée, de quelque manière qu’elle se produise : nous pouvons affirmer qu’il y a lieu à exécution forcée ; la matière de l’exécution forcée administrative existe.
Troisième principe : Il faut qu’il n’y ait pas de sanction pénale.
Cette règle est encore la conséquence de la définition de l’exécution forcée par la voie administrative, de son caractère de moyen exceptionnel, empirique, destiné à assurer l’exécution de l’acte de puissance publique, à défaut du moyen normal qui est l’application de la sanction par le juge pénal. Si donc la sanction pénale existe, l’exécution forcée administrative n’existe pas, en dehors des cas d’urgence, de sécurité, que tout le monde est d’accord pour réserver dans les conditions que nous avons rappelées tout à l’heure : dès lors, toute mesure administrative d’exécution forcée manquerait du fondement juridique qui lui est indispensable et constituerait au plus haut degré une voie de fait. Laisser à l’Administration le droit de superposer l’exécution administrative à la sanction pénal lui reconnaitre le droit d’option entre la sanction édictée par le législateur et une exécution administrative que rien ne prévoit et ne justifie légalement, ce serait l’anarchie, l’arbitraire, la négation des principes fondamentaux de notre droit public ; ce serait la création discrétionnaire et dissimulée d’une sorte de régime d’état de siège.
La jurisprudence du Conseil d’Etat a eu l’occasion d’affirmer ces principes dans une matière où cependant il ne s’agit pas de droits de propriété et où l’Administration a les pouvoirs les plus étendus : à l’occasion des contraventions de voirie. Lorsqu’un particulier commet sur une route ou sur un chemin un acte de nature à compromettre la sécurité ou la circulation publique, s’il fait une excavation, s’il dresse une barrière, il appartient à l’Administration, préfet ou maire, qui a la garde du domaine public, de combler le fossé, d’enlever la barrière immédiatement et d’office, parce que l’intérêt public l’exige (Cons. d’Et., 11 janv. 1866, p. 7, Ogier ; 17 juin 1881, p. 625, Gaildraud). Mais si la contravention commise n’intéresse ni la circulation, ni la sécurité, ni la conservation immédiate de la voie publique, l’Administration n’a pas le droit d’exécuter d’office, et doit dresser procès-verbal pour y être statué ce qu’il appartiendra par le juge répressif compétent, conseil de préfecture ou tribunal de simple police. Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de prononcer plusieurs fois l’annulation d’actes de maires ou de préfets qui avaient ainsi eu le tort de se faire justice à eux-mêmes (Cons. d’Et., 7 juill. 1851, p. 504, Viet ; 30 juill. 1863, p. 625, Martin ; 16 mars 1877, p. 294, Rozières). Il ne résulterait pas nécessairement de ces arrêts que l’acte, annulé pour excès de pouvoir, dût perdre son caractère administratif ; mais, pour bien marquer son opinion, le Conseil d’Etat, présidé par M. Laferrière, dans une affaire plus récente (1er févr. 1884, p. 99, Marquez), a déclaré non pas que le maire avait simplement excédé la limite de ses pouvoirs, mais qu’il était sorti « du cercle de ses attributions légales », ce qui implique nécessairement que son acte d’exécution était dépourvu de tout caractère d’acte administratif.
On pourrait opposer à cette doctrine la pratique suivie en matière d’établissements insalubres où la fermeture est souvent opérée par la voie administrative, bien que l’art. 471, §15 soit applicable, et l’argument tiré de ce qu’en 1880 l’expulsion administrative des congrégations pouvait n’être pas exclusive de pénalités à prononcer contre elles.
Nous répondrons qu’en ce qui concerne les établissements insalubres, les motifs tirés précisément de la salubrité et de la santé publiques peuvent, dans beaucoup de cas, justifier l’action directe et immédiate de l’Administration, nonobstant l’application possible de l’art. 471. C’est le cas que nous avons eu soin de réserver expressément.
Quant à la situation des congrégations religieuses en 1880, il serait inexact de dire qu’elle fût réglée par la loi pénale. On ne pouvait songer à invoquer comme sanctions pénales que les dispositions de l’art. 6 du décret du 3 mess. an XII, les art. 291 et 292 du Code pénal, complétés par la loi du 10 avr. 1834 ou l’art. 471, § 15 du Code pénal.
Or le décret de l’an XII se bornait à prévoir la « poursuite par la voie extraordinaire », forme de procédure criminelle qui avait disparu sous notre régime pénal moderne et n’avait pas été remplacée. D’un autre côté, les art. 291 et 292 du Code pénal et la loi de 1834 ne pouvaient être considérés comme constituant la sanction directe et complète des lois sur les congrégations : d’abord, leur applicabilité aux congrégations était, à l’époque, fort contestée et n’a été reconnue définitivement que depuis, par l’arrêt de la cour de Paris du 6 mars 1900 ; il était plus que douteux, en 1880, que l’Administration pût la faire admettre par les tribunaux ; ensuite, ces articles qui s’adressaient aux associations illicites, formées dans certaines conditions ne comportaient pas des prohibitions aussi complètes que celles qui résultaient pour les congrégations des lois révolutionnaires. Quant à l’art. 471 du Code pénal, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, à laquelle nous avons fait allusion précédemment, n’aurait pas permis d’y recourir, puisqu’il ne s’agissait pas d’une des matières pouvant ressortir à cet article. Les sanctions pénales étaient donc fort incertaines en 1880, et c’est pour cela que l’Administration était obligée de recourir aux coercitions administratives, dont I’emploi nécessaire devenait par là même légal, du moment où l’on affirmait alors l’existence des lois anciennes que le Gouvernement entendait appliquer.
Les deux exemples que nous venons d’examiner, loin de contredire le principe, en sont donc, à des points de vue différents, la confirmation absolue.
Recherchons maintenant si, dans la circonstance actuelle, à l’égard des établissements fermés par application de la loi de 1901, il existe une sanction pénale. La négative ne nous semble pas douteuse, et la situation est singulièrement plus nette qu’en 1880. Si cette sanction existait, elle ne pourrait se trouver que dans les textes invoqués à cette époque ou dans la loi de 1901. Les lois de 1790, 1792 et de l’an XII, — outre qu’elles nous paraissent difficilement conciliables avec la législation nouvelle, dont elles ne feraient que gêner, compliquer et contrarier l’application, — ne contenaient, nous venons de le voir, aucune sanction pénale, depuis qu’on ne pouvait plus recourir à la poursuite par la voie extraordinaire : qu’on les considère comme toujours en vigueur, parce qu’elles n’ont pas été abrogées explicitement par la loi de 1901, ou qu’on estime, comme nous le faisons, que leurs dispositions éparses et surannées ne s’adaptent plus à l’édifice moderne construit tout d’une pièce par la loi récente, le résultat est le même, au point de vue qui nous intéresse : elles ne peuvent nous fournir aucune sanction pénale. Quant aux art. 291 et suivants du Code pénal et à la loi de 1834, ils sont explicitement abrogés. Enfin l’art. 471 n’est pas plus applicable aujourd’hui qu’en 1880.
Est-ce donc dans la loi de 1901 que nous allons trouver la sanction pénale que nous cherchons ?
L’art. 13 de la loi du 1er juill. 1901 distingue la congrégation, qui ne pourra être autorisée que par une loi, et I’établissement dépendant d’une congrégation autorisée, lequel sera autorisé par décret en Conseil d’Etat. La dissolution de la congrégation ou la fermeture de tout établissement pourront être prononcées par décret en conseil des ministres. Pour le cas de dissolution de la congrégation, la sanction pénale résulte de l’art. 16 qui punit des peines édictées à l’art. 8 ceux qui font partie de la congrégation non autorisée. D’autres sanctions sont encore ajoutées par la loi : une sanction pénale par l’art. 14, pour les établissements d’enseignement dans lesquels enseigneraient des membres d’une congrégation non autorisée ; une sanction civile, par l’art. 18, pour la liquidation des biens des congrégations dissoutes. Mais, en ce qui concerne la fermeture des établissements appartenant à des congrégations autorisées, le décret qui la prononce n’a aucune sanction dans Ia loi. Il est, en effet, impossible de soutenir qu’alors que I’art. 13 a soin de distinguer la congrégation et l’établissement au point de vue de l’autorisation confiée à des pouvoirs différents, qu’alors que ce même article emploie deux expressions différentes pour « la dissolution de la congrégation » et « la fermeture de I’établissement », I’art. 16, lequel vise uniquement les congrégations non autorisées, puisse être étendu aux établissements non autorisés appartenant aux congrégations autorisées : cela nous paraît de toute évidence, sans qu’il soit même besoin de faire appel au principe que les pénalités sont de droit étroit. Quant à l’art. 18, il ne contient aucune sanction pénale, et la seule sanction civile qu’il contienne — la liquidation des biens — ne peut évidemment concerner que les « congrégations » non autorisées, ainsi que cela résulte, plus explicitement encore, du règlement d’administration publique du 16 août 1901. II est donc inexact de soutenir, comme l’a fait la cour de Lyon, que toutes les dispositions de la loi de 1901 avaient leur sanction devant l’autorité judiciaire. II y a dans la loi de 1901 une opération administrative très nettement déterminée, la « fermeture d’un établissement » appartenant à une congrégation autorisée, pour laquelle la loi investit le Gouvernement d’un droit de commandement absolu, et qui n’est susceptible d’aucune sanction pénale. Cette lacune, cette fissure dans le système général a été reconnue de la façon la plus formelle par le Gouvernement, et c’est pour la combler qu’il a présenté le projet voté par la Chambre des députés, en discussion actuellement devant le Sénat. Ce projet applique précisément les pénalités de l’art. 16 au cas de fermeture prévu par I’art. 13 et les étend aux propriétaires des immeubles dans lesquels fonctionne l’établissement dont la fermeture a été ordonnée : il comble ainsi la lacune qui existait dans la loi de 1901, et, en créant la sanction pénale qui faisait défaut, il supprime toute exécution forcée administrative pour l’avenir.
Mais tant que ce projet n’est pas voté, il n’y a pas d’autre mode de coercition pour assurer l’exécution des décrets de fermeture que la voie administrative. L’absence de sanction pénale mettait le Gouvernement dans la nécessité de recourir à ce procédé exceptionnel, qui devenait par là-même légal, et l’emploi de moyens qui, dans l’avenir, une fois la loi votée, constitueraient une simple voie de fait, s’est trouvé justifié dans le passé et participer du caractère administratif de la mesure dont ils étaient la seule sanction.
Ce double point de vue a été mis en lumière par M. le garde des Sceaux de la façon la plus claire dans les observations qu’il a présentées au Sénat le 28 novembre dernier à l’appui du nouveau projet de loi. II vaut mieux, disait-il, substituer aux sanctions, toujours brutales de la force, les sanctions judiciaires : « c’est la substitution que nous vous demandons de voter » et plus loin : « Etant donné qu’un décret de fermeture intervient, vaut-il mieux recourir à la force pour exiger la soumission au décret, et ce en se conformant à la loi de 1901, ou au contraire n’est-il pas à désirer que la résistance à ce décret soit dorénavant, comme nous vous le proposons, du ressort des tribunaux ? » Ces quelques mots, Messieurs, nous paraissent résumer toute la doctrine que nous venons de vous exposer.
Quatrième principe : Il faut que les mesures d’exécution forcée tendent uniquement dans leur objet immédiat, à la réalisation de l’opération prescrite par la loi.
Nous entendons par là que les mesures d’exécution forcée ne doivent pas ajouter aux obligations imposées par la loi ni aux pouvoirs spéciaux conférés par elle à l’Administration, et ne pas constituer en réalité, une opération nouvelle, se détachant complètement de celle autorisée par le législateur. C’est toujours la même idée « nécessité » qui domine toute cette matière de l’exécution administrative. Les mesures d’exécution — sans que vous ayez à vous prononcer dès à présent sur leur complète légalité — ne doivent pas vous apparaître comme manifestement en dehors du cercle des mesures qui peuvent apparaître, à première vue, comme nécessaires pour l’exécution directe et immédiate de l’opération autorisée. Sinon ce serait, en réalité, empiéter sur le domaine du législateur (Trib. conflits, 27 févr. 1893, p. 182, Lhopitallier ; 25 mars 1889, p. 412, Dufeuille ; 25 mars 1889, p. 414, Usannaz Joris). Dans les affaires Dufeuille et Usannaz Joris, il s’agissait de la saisie, arbitrairement opérée par I’Administration, de manifestes du Comte de Paris : une demande en restitution des imprimés et une action en dommages-intérêts contre le préfet avaient été portées devant les tribunaux civils ; le Gouvernement prétendait avoir agi dans un intérêt politique pour l’application de la loi du 22 juin 1886 sur les membres des familles ayant régné sur la France. Mais la loi du 22 juin 1886 se bornait à interdire aux princes l’entrée du territoire français et à les exclure de l’armée, des fonctions publiques et électives. Vous avez considéré que ce texte ne comportait pas pour l’Administration le pouvoir d’opérer des saisies discrétionnaires ; qu’ainsi l’acte du préfet, même approuvé par le ministre et par les Chambres, n’avait pas le caractère administratif et ne faisait pas obstacle à la compétence judiciaire.
Peut-on dire que la situation soit analogue dans l’affaire actuelle ? L’opération autorisée par la loi, ordonnée par le décret, c’est la fermeture de l’établissement ; la mesure d’exécution dont on se plaint, c’est l’apposition des scellés. Est-ce là une opération nouvelle, distincte de la fermeture elle-même, qui s’en détache complètement ; ou, au contraire, est-ce une mesure qui puisse être considérée comme complémentaire de l’évacuation forcée des locaux ? On peut distinguer suivant que la mesure atteint un immeuble appartenant aux congréganistes, ou au contraire un immeuble dont les congréganistes expulsés ne sont pas propriétaires. A l’égard des congréganistes, il n’est pas douteux que le droit de les faire partir doit se compléter par le droit de les empêcher de rentrer, et, dès l’instant que l’évacuation n’a pas été volontaire mais forcée, elle peut comporter des mesures complémentaires pour éviter un retour offensif : l’apposition des scellés tient lieu de l’installation d’un planton devant la porte. II nous paraît qu’à l’égard du propriétaire, la mesure conserve le même caractère : c’est toujours la fermeture de l’établissement que l’on poursuit, c’est la congrégation seule qui est visée « à travers » le propriétaire. II est possible qu’on puisse décomposer l’acte suivant qu’il touche les congréganistes ou le propriétaire, au point de vue de sa légalité ; mais il nous paraît impossible de le décomposer au point de vue de sa nature, qui reste, pour l’ensemble, administrative. C’est, d’ailleurs, ce que vous avez décidé en 1880, quand vous avez admis le caractère administratif de l’apposition des scellés, sans faire aucune distinction, suivant que la réclamation était formulée au nom des congréganistes ou des tiers propriétaires.
En résumé, Messieurs, l’arrêté préfectoral ordonnant l’apposition des scellés, dans l’espèce qui vous est soumise, satisfait bien aux quatre principes que nous vous avons proposés comme devant servir de critérium au caractère administratif de l’acte. C’est bien un acte administratif proprement dit que l’autorité judiciaire avait devant elle.
II L’acte étant administratif, l’autorité judiciaire est, en principe, incompétente pour « en connaître », c’est-à-dire pour en apprécier la légalité, en entraver l’exécution, indemniser des dommages qu’il a pu causer. Mais afin de concilier cette règle avec cette autre règle que la propriété immobilière est sous la sauvegarde des tribunaux civils, la jurisprudence est fixée depuis longtemps en ce sens que l’autorité judiciaire peut devenir compétente si l’atteinte portée au droit de propriété va jusqu’à la dépossession. Cette doctrine dérive de l’idée bien simple que si, en matière d’expropriation, alors que la translation de propriété est ordonnée par la loi, le législateur a cru devoir réserver l’intervention de l’autorité judiciaire, il doit en être de même a fortiori lorsque la dépossession n’est pas faite suivant les formes légales.
II y a lieu d’examiner successivement deux questions, dans quel cas y a-t-il, à proprement parler, dépossession ? S’il y a dépossession, quels sont les pouvoirs de l’autorité judiciaire ?
II y a incontestablement dépossession toutes les fois qu’il y a prise de possession par l’Administration, soit de la totalité, soit d’une parcelle infiniment petite d’un immeuble, soit à titre définitif, soit à titre temporaire, soit pour y exécuter des travaux, soit pour y installer un service public. Toutes les autres atteintes au droit de propriété, toutes celles qui ne constituent de la part de l’Administration ni occupation, ni appropriation, ni emprise, sont de simples dommages qui ne constituent pas une dépossession, même s’ils consistent en diminution ou privation de jouissance (Trib. conflits, 5 mai 1877, p. 437, Laumonnier-Carriol ; 7 avr. 1884, p. 332, Coste). Peut-être pourrait-on admettre que, lorsqu’il s’agit d’une propriété privée ordinaire (dans les deux espèces citées, il s’agissait d’établissements insalubres et de propriété de mines), la privation complète de l’usage de la propriété doit être considérée comme une véritable dépossession, sans qu’il soit nécessaire qu’il y ait prise de possession et appropriation par l’Administration (Cass. civ., 28 janv. 1902, Fournier) : c’est une question que nous nous bornons à signaler et dont l’étude ne nous paraît pas nécessaire à l’occasion du litige actuel.
Dans le cas, supposé incontesté, où il y aurait vraiment dépossession, quel est le rôle de l’autorité judiciaire et quelles sont les conditions de son intervention ? La jurisprudence du Tribunal des conflits nous donne la réponse à cette question et nous indique les distinctions qu’il y a lieu de faire.
1° L’autorité judiciaire est compétente, de la manière la plus absolue, pour fixer l’indemnité de dépossession due au propriétaire, qu’il s’agisse d’une occupation définitive, considérée comme une vente forcée, une expropriation indirecte (Trib. conflits, 11 janv. 1873, p. 27, Paris-Labrosse ; 12 mai 1877, p. 457, Dodun ; 13 déc. 1890, p. 961, Parant) ou d’une occupation temporaire (en dehors, bien entendu, de la servitude d’occupation temporaire pour travaux publics, régie par une loi spéciale) qui est assimilée à une sorte de location forcée (Trib. conflits, 25 janv. 1873, p. 461, Planque. — Conf., 13 avr. 1889, p. 539, Ville de Noyon).
2° Les tribunaux civils n’ont que le pouvoir d’allouer une indemnité et ne peuvent ordonner la remise en possession, quand ils se trouvent en présence soit d’ouvrages publics livrés à leur destination et faisant partie du domaine public, soit d’actes administratifs de puissance publique dont le caractère administratif est nettement établi. D’après les principes que nous avons rappelés tout à l’heure, les décisions où vous avez admis le droit pour l’autorité judiciaire d’ordonner la réintégration du propriétaire, à l’encontre de l’Administration, correspondent toutes à des cas dans lesquels il n’y avait pas d’acte administratif, ou dans lesquels l’acte administratif existant était inopérant, comme dépourvu des conditions essentielles que nous avons énumérées (Trib. conflits, 13 déc. 1890, p. 961, Parant ; 27 févr. 1893, p. 472, Lhopitallier). Si, au contraire, l’acte de puissance publique existe et s’il a bien le caractère administratif, les tribunaux civils ne peuvent y faire échec, ni paralyser son exécution en ordonnant une remise en possession qui créerait un état de choses inconciliable avec ses prescriptions (V. notamment, en matière de laïcisation d’écoles : Trib. conflits, 14 janv. 1880, p. 23, Villes de Brignoles et d’Alais ; 13 avr. 1889, p. 539, Ville de Noyon ; 26 mars 1898, p. 268, Fabrique de Saint-Donan).
Toutefois le fait de la dépossession est, cela va sans dire, une circonstance aggravante de la mesure d’exécution, et peut, à l’occasion, par lui-même, suffire à en changer la nature ; il contribuerait ainsi, comme élément d’appréciation, à faire reconnaître par le juge que l’on se trouve en présence non d’un véritable acte administratif, mais d’une simple voie de fait. Il en serait de même du cas où une dépossession provisoire et nécessaire se transformerait, par une prolongation inutile et abusive, en une véritable vexation, contraire à l’esprit de la loi, et perdrait, par là même, son fondement juridique de mesure d’exécution administrative. Dans ces divers cas, l’acte administratif disparaissant, l’autorité judiciaire reprendrait la plénitude de sa compétence, même pour ordonner la réintégration du propriétaire dans son immeuble.
3° Des considérations qui précèdent est née tout naturellement une distinction, que votre jurisprudence a introduite depuis peu, entre la compétence (au point de vue du principe de la séparation des pouvoirs) du juge du principal et celle du juge des référés. Il peut arriver que, dans une même matière, le tribunal soit compétent au principal, tandis que le juge des référés ne le sera pas. Ce qu’on demande, en effet, généralement au juge des référés ce sont des mesures d’exécution immédiate, c’est une remise en possession, c’est une expulsion des agents de l’Administration ; c’est, en réalité, d’arrêter l’exécution de l’acte administratif ; il en résulte que, si l’acte a bien le caractère administratif, le juge des référés sera absolument incompétent. Devant le juge du principal, au contraire, on pourra demander la reconnaissance du droit de propriété, la constatation des atteintes qu’il a subies, et l’allocation d’indemnités pour dédommager de la dépossession : le juge sera compétent pour statuer sur une demande ainsi formulée, puisqu’il ne paralysera pas l’exécution de l’acte administratif. Peut-être même, au moment où il statuera, la mesure administrative ayant reçu une exécution provisoire pendant un temps suffisamment long, pourra-t-il par sa décision sur le fond en empêcher la prolongation, sans qu’on puisse lui reprocher d’arrêter l’action de l’Administration. Cette jurisprudence qui n’existe encore qu’à l’état d’indication, a pris naissance dans les deux arrêts cités précédemment (Trib. conflits, 13 avr. 1889, p. 539, Ville de Noyon ; 26 mars 1898, p. 268, Fabrique de Saint-Donan). Elle est susceptible de recevoir de nouveaux développements et de permettre dans la suite d’élargir la compétence du juge du principal en restreignant celle du juge des référés.
Dans le litige actuel, de quoi se plaint-on ? de l’apposition et du maintien provisoire des scellés. Il nous est impossible de voir là une dépossession. Remarquez, en effet, que le propriétaire n’est pas privé des divers usages qu’il peut faire de son immeuble ; l’Administration n’entend lui interdire que l’usage spécial qui serait contraire aux prescriptions du décret de fermeture, et se déclare prête à enlever les scellés, s’il consent à prendre l’engagement de ne pas réinstaller les congréganistes dans les bâtiments qui lui appartiennent. Le propriétaire est libre de critiquer ces exigences, de soutenir qu’il y a excès de pouvoirs dans le droit que s’arroge l’Administration de lui imposer un tel engagement : c’est une question que nous n’avons pas à examiner. Il nous suffit de pouvoir affirmer qu’il n’y a pas dépossession, pour en tirer cette conséquence, que l’autorité judiciaire n’est compétente à aucun point de vue, puisqu’il s’agit, en l’état, d’une simple privation de jouissance, causée par des mesures dont nous avons reconnu le caractère administratif. C’est ce que vous avez admis dans les affaires des congrégations en 1880 (Trib. conflits, 4 nov. 1880, p. 813, Bouffier ; 13 nov. 1880, p. 884, de Nolhac ; 13 nov. 1880, p. 882, Joyard).
Rappelons, d’ailleurs, que nous sommes en présence d’une demande tendant à obtenir — non pas une indemnité — mais la mainlevée immédiate des scellés, c’est-à-dire à empêcher l’exécution de l’acte de puissance publique ; dès lors, en tout état de cause, elle ne pouvait, du moment où l’acte était bien un acte administratif, et tant qu’il en conservait le caractère, être soumise au juge civil, et, à plus forte raison, au juge des référés.
Par ces diverses raisons, nous concluons au maintien de l’arrêté de conflit.
- Toutefois, la jurisprudence du Tribunal des conflits est fixée en ce sens que cette irrégularité n’est pas substantielle (Parant, 13 déc. 1890, p. 961 ; — Mohammed-ben-Belkasseuc, 11 juill. 1891, p.542).
- : Cauvet, 22 janv. 1887, p. 72.