Le 15 janv. 1901 à Souk-el-Arba (Tunisie), un taureau furieux parcourait les rues de la ville : la foule en armes lui donne la chasse ; un brigadier et deux gendarmes accourent avec la police locale ; des coups de feu retentissent, et, tandis que le taureau tombe frappé, un sieur Grecco, qui se trouvait derrière la porte d’une maison voisine, reçoit à travers cette porte une balle dans le bas ventre. Le sieur Grecco, aujourd’hui guéri, a soutenu que cette blessure lui avait été faite par un coup de feu que le gendarme Mayrigue avait tiré, malgré l’ordre de son brigadier. ll a assigné le gendarme Mayrigue pour faute personnelle devant le tribunal civil de Tunis : l’Administration a couvert son agent et a élevé le conflit ; le Tribunal des conflits, par décision du 16 nov. 1901 (p. 811) a déclaré l’incompétence de l’autorité judiciaire et a validé le conflit. Le sieur Grecco, n’ayant plus d’action contre le gendarme personnellement, s’est adressé à l’Etat, comme responsable de la faute de son agent, et a demandé une indemnité au ministre de la Guerre. Le ministre, pour refuser toute indemnité au sieur Grecco, s’est fondé sur deux ordres d’arguments : il a prétendu, d’une part, que les actes de police et les conditions d’exécution des mesures de police ne peuvent, en aucun cas, engager la responsabilité de l’Etat, ce qui constituerait une sorte de fin de non recevoir opposée à la demande du sieur Grecco ; il a soutenu, d’autre part, qu’en fait la demande n’était pas fondée.
I. — Nous ne saurions admettre la thèse de l’irresponsabilité de l’Etat, en droit, opposée par le ministre de la Guerre.
ll est exact, que, pendant un certain temps, la jurisprudence a cru pouvoir formuler cette règle que les actes de police et de puissance publique n’étaient pas de nature à engager la responsabilité pécuniaire de l’Administration. Mais on a fini par reconnaitre les inconvénients, les contradictions, les conséquences iniques auxquelles pouvait conduire cette formule beaucoup trop absolue.
D’une part, en effet, le mot acte de puissance publique n’était pas nettement défini et était souvent appliqué à de véritables contrats, comme celui qui lie les personnes publiques à leurs fonctionnaires ; le mot acte de police, mesure de police était encore beaucoup plus élastique, et l’on pouvait y faire rentrer tout le droit administratif (il y a la police des cours d’eau, de la voirie, des ports, de la défense nationale, des cultes, des établissements insalubres, de l’industrie, de la sécurité, de la santé publique, etc., etc.).
D’autre part, on ne voit pas en vertu de quel texte ou de quel principe de droit le citoyen lésé par un vice d’organisation ou de fonctionnement du service public, par la faute grave de ceux qui le dirigent ou qui en sont les agents d’exécution, serait privé du droit d’obtenir réparation du préjudice souffert, par le seul motif que l’acte incriminé serait un acte de commandement ou que la mesure critiquée serait une mesure de police. En particulier, on ne comprendrait guère pourquoi, lorsqu’il s’agit de police de la sécurité publique on refuserait a priori toute action en indemnité aux citoyens lésés par la faute du service public, alors qu’on a fait droit de tout temps à des actions de cette nature au cas de faute ou d’imprudence des agents de l’Etat en matière de police des ports, laquelle est une des formes de la police de la sécurité.
Ce qui est vrai, c’est que toute erreur, toute négligence, toute irrégularité (même de nature à motiver une annulation pour excès de pouvoir) n’entrainera pas nécessairement la responsabilité pécuniaire de la personne publique. II appartient au juge de déterminer, dans chaque espèce, s’il y a une faute caractérisée du service de nature à engager sa responsabilité, et de tenir compte, à cet effet, tout à la fois de la nature de ce service, des aléas et des difficultés qu’il comporte, de la part d’initiative et de liberté dont il a besoin, en même temps que de la nature des droits individuels intéressés, de leur importance, du degré de gêne qu’ils sont tenus de supporter, de la protection plus ou moins grande qu’ils méritent, et de la gravité de l’atteinte dont ils sont l’objet. Il n’aura qu’à s’inspirer du principe fondamental posé dans de nombreux arrêts du Conseil d’Etat (Arr. C. 6 déc. 1855, Rothschild, p. 705 et la note. — Trib. confl., 8 févr. 1873, Blanco, 1er Suppl., p. 62). « La responsabilité, qui peut incomber à l’Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particulier à particulier ». « En ce qui touche la responsabilité en cas de faute, négligence ou erreur commise par un agent de l’Administration, cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue, elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés ». Ces considérations, sur lesquelles est fondée la compétence de la juridiction administrative, sont les mêmes qui pourront la guider dans l’appréciation en fait de chaque cas de responsabilité.
Aussi, depuis ces dernières années, votre jurisprudence n’oppose-t-elle plus aux demandes d’indemnité la fin de non recevoir brutale tirée de l’ancienne qualification d’acte de police ou de puissance publique ; elle n’aliène plus par avance son droit d’examiner, en fait, les espèces qui lui sont soumises. Elle peut ainsi, tout en se montrant très respectueuse des droits de l’Administration, tout en se refusant à ériger trop facilement les erreurs de direction ou d’exécution du service public en quasi-délit administratif à la charge de ce service, se réserver du moins dans les cas graves (par exemple, s’il y a vexation abusive, violation substantielle des règlements, imprudence évidente, absence manifeste de toute précaution, etc.), la possibilité de déclarer qu’il y a faute du service public de nature à engager la responsabilité pécuniaire de la personne publique, et d’indemniser les citoyens lésés par les vices de cette organisation ou de ce fonctionnement par trop défectueux de la machine administrative.
On ne retrouve donc plus, dans vos arrêts récents, la formule des arrêts Lepreux (13 janv. 1899, p. 17) et Adda (15 déc. 1899, p. 734), dont la rigueur inflexible pouvait facilement conduire à un véritable déni de justice. Dans les diverses affaires où dans ces derniers temps le Conseil d’Etat a été saisi de demandes d’indemnité pour le préjudice causé par des actes d’autorité ou des mesures de police — ou bien le Conseil d’Etat a purement et simplement décliné sa compétence, quand, à raison des circonstances de l’espèce, l’action lui a paru devoir être portée devant l’autorité judiciaire (Ginière, 5 févr. 1904, p. 85) — ou bien il a examiné en fait la réparation à laquelle pouvait avoir droit un fonctionnaire de l’Etat irrégulièrement révoqué ou un agent communal brusquement licencié (29 mai 1903, Le Berre, p. 414, 11 déc. 1903, Villenave, p. 767. — V. les conclusions de M. le commissaire du Gouvernement, Tessier, dans ces deux affaires) —ou il a alloué une indemnité pour le dommage résultant d’actes de police ayant le caractère de mesures abusives (27 févr. 1903, Zimmermann, p. 178 et la note). Tout récemment encore (23 déc. 1904, Poujade, p. 874 et la note) vous examiniez au fond une demande en responsabilité dirigée contre l’Etat pour faute commise par un consul dans l’exercice de ses fonctions en Orient, et la réserve que vous avez cru, avec raison, devoir insérer, vise uniquement la situation toute spéciale de ces agents qui a un caractère mi-diplomatique et mi-judiciaire.
Cette tendance actuelle ne constitue pas, à vrai dire, une innovation, mais bien au contraire un retour aux idées qui semblaient avoir prévalu vers la fin du second Empire, lorsque votre jurisprudence, partie au début d’un respect excessif pour l’infaillibilité de la puissance publique, avait, comme conclusion de sa longue et remarquable évolution, fini par ouvrir largement l’accès du prétoire aux actions destinées à protéger les citoyens contre les fautes de l’Administration. Il est en effet intéressant de remarquer que si, à cette époque, le Conseil d’Etat s’inclinait encore devant les actes politiques proprement dits, qualifiés d’actes de gouvernement ou de haute police (qui n’ont heureusement plus droit de cité aujourd’hui), il n’opposait aucune fin de non recevoir aux demandes d’indemnités fondées sur l’exécution d’actes de police ordinaires, et ne se refusait pas à examiner ces réclamations au fond. C’est ainsi que dans son arrêt du 6 avr. 1870 (Mallet, p. 494), il statuait sur la quotité d’une indemnité à allouer à un citoyen blessé par l’imprudence d’un gendarme qui avait tiré sur lui, en le prenant pour un contrebandier, et l’Etat lui-même ne songeait pas à contester l’action contentieuse relative aux conséquences de l’acte de police. C’est ainsi que le 26 févr. 1863 (Guilbaud, p.188), le Conseil d’Etat, saisi d’une demande d’indemnité par des armateurs pour dommages causés à leurs navires par des mesures de police sanitaire, ne rejetait cette demande qu’après un long examen des circonstances de l’affaire : l’arrêt, très longuement rédigé, commence par constater que la législation de la police sanitaire permet à l’Administration de prescrire sans indemnité les mesures nécessaires à la santé publique : mais il s’applique ensuite à démontrer : 1° que toutes les formes prescrites ont été rigoureusement observées ; 2° que les agents d’exécution ont pris toutes les précautions nécessaires, et c’est par ce double motif qu’il rejette la demande d’indemnité.
Votre jurisprudence la plus récente n’est donc en somme qu’un retour aux principes déjà admis en 1863 : nous y adhérons sans réserves et nous vous demandons d’y persévérer. En conséquence, sans vous arrêter à l’exception opposée par le ministre de la Guerre, et tirée de la prétendue irresponsabilité de l’Etat en matière de police, vous devez examiner en fait si, dans les circonstances de l’affaire, le sieur Grecco est fondé à demander à l’Etat une indemnité.
II. — En fait, nous estimons que l’Etat ne peut être déclaré responsable de la blessure du sieur Grecco.
D’une part, en effet, il n’y a eu dans les mesures de police prises à Souk-el-Arba ni imprévoyance de l’Administration, ni faute caractérisée de ses agents. La force publique a fait son devoir ; il est possible que le gendarme Mayrigue n’ait pas été en possession de tout son sang-froid quand il a tiré sur le taureau furieux, et même qu’il n’ait pas obtempéré immédiatement à l’ordre de son brigadier : mais il faut tenir compte de l’état de danger public, de péril imminent, d’affolement général. Dans de telles circonstances, il ne semble pas qu’on puisse voir dans son acte une véritable imprudence, comme dans le cas de l’arrêt de 1870, cité précédemment, et qu’il y ait eu là une faute du service public de nature à engager la responsabilité de l’Etat.
D’autre part, il est même impossible d’affirmer que ce soit la balle du gendarme Mayrigue qui est venue frapper le sieur Grecco, après avoir traversé sa porte ; tout le monde a tiré en même temps, la foule comme les gendarmes, et aucune circonstance ne permet d’attribuer à I’agent de l’Etat la blessure dont le requérant a été victime.
Par ces divers motifs de fait, nous concluons au rejet de la requête du sieur Grecco.