Voilà une bien petite affaire qui pose un bien gros problème. Un maire a, par dix arrêtés successifs, suspendu de ses fonctions, pendant dix mois et sans interruption, le garde champêtre de sa commune; il n’en a pas le droit, car son pouvoir de suspension ne peut s’exercer pour une durée supérieure à un mois (L. 5 avril 1884, art. 102) (V. comme application, Cons. d’Etat, 31 juill. 1903, Roux, S. et P. 1906.3.24, et le renvoi). Ces dix arrêtés sont annulés par décision du Conseil d’Etat du 23 juillet 1909 (1re Espèce). Aux dates des 1er mai, 1er juin, 1er juillet, 1er août, 1er septembre, 1er octobre et 1er novembre 1909, le maire prend sept nouveaux arrêtés, de façon à suspendre encore pendant sept mois consécutifs le même garde champêtre. C’est-à-dire que le maire se moque, et de l’instance engagée devant le Conseil d’Etat au sujet de ses dix premiers arrêtés, et même de la décision survenue le 23 juillet 1909, qui les annule. En effet, les arrêtés des 1er août, 1er septembre, 1er octobre, 1er novembre 1909 sont postérieurs à la décision du Conseil d’Etat et il est invraisemblable que le maire n’ait pas eu connaissance de cette décision. Ainsi, en connaissance de cause, et méprisant systématiquement l’autorité de la chose jugée, le maire retombe immédiatement dans son excès de pouvoir.
Le garde champêtre ne se décourage pas; il forme à nouveau sept requêtes en annulation de ces sept arrêtés, et le Conseil d’Etat ne se décourage pas non plus; il accueille ces sept nouvelles requêtes, et, par l’arrêt du 22 juillet 1910 (2e espèce), il constate à nouveau que le maire de la commune de Cotignac a excédé ses pouvoirs.
Il n’y a pas de raison pour que cela finisse. Dans ce duel entre le Conseil d’Etat, qui ne peut que censurer, et un magistrat municipal résolu à ne pas tenir compte de l’autorité de la chose jugée, le Conseil d’Etat est d’avance vaincu.
Nous sommes encore dans une de ces impasses du contentieux administratif qui se révèlent à mesure que la bonne volonté de l’Administration active diminue. Il n’y a pas, vis-à-vis de l’Administration publique, de sanction organisée pour assurer l’autorité de la chose jugée. Cette absence de sanction n’a pas eu d’inconvénients tant que les administrateurs ont mis leur point d’honneur administratif à s’exécuter spontanément; mais, sous l’action combinée de la décentralisation et des mœurs électorales, le point d’honneur administratif a disparu. Les administrations publiques en sont venues à ruser, à biaiser, à se défendre contre la juridiction administrative, qui les gêne dans leurs combinaisons administrativo-électorales. Elles n’ont plus la préoccupation de la tenue, mais celle du succès à tout prix. Et il ne faut pas croire que cette sorte de mauvaise foi soit le propre des municipalités; on la retrouve aussi bien dans les préfectures; on ne peut plus compter sur le préfet pour rappeler les municipalités à la tenue administrative; le préfet est annihilé par la politique électorale; le maire de Cotignac eût mérité d’être immédiatement suspendu par son préfet pour avoir méprisé l’autorité de la chose jugée; c’eût été une sanction. Il est dans l’esthétique nouvelle que cette sanction soit ou ne soit pas employée selon la couleur politique de la commune; dès lors, la suspension par le préfet n’est plus une sanction juridique.
Même, pour les affaires qui sont de son ressort, le préfet est parfois sujet à caution. N’est-ce pas dans les affaires relatives à la police du repos hebdomadaire, qui dépendant du préfet, que le Conseil d’Etat a été obligé d’insérer dans ses arrêts la formule du renvoi à l’Administration pour faire ce que de droit, afin de mettre l’Administration en demeure d’accorder à l’industriel la dérogation à laquelle il a droit (V. Cons. d’Etat, 30 nov. 1906, Denis et Rage Roblat, S. et P. 1907.3.17, et la note de M. Hauriou. V. aussi, Cons. d’Etat, 31 juillet 1908, Combeléran, S. 1911.3.9). N’est-ce pas dans une affaire d’inscription d’office au budget d’une commune d’une somme destinée à payer un créancier, inscription qui dépend encore du préfet, que la même formule de rappel à l’ordre a été insérée (V. Cons. d’Etat, 26 juin 1908, Daraux, S. et P. 1909.3.129; Pand. pér., 1909.3.129, et la note).
Cette même mauvaise volonté s’est insinuée dans les ministères. Selon une expression qui a été employée, et qui est fort juste, ces administrations centrales « boycottent » le Conseil d’Etat. Et, bien entendu, ce n’est pas le ministre; quel ministre dure assez longtemps pour suivre une affaire contentieuse ? Ce sont les bureaux. Il y a insurrection des bureaux contre le Conseil d’Etat, qui est le gêneur. Quand une instance est engagée qui déplaît, on la fait traîner indéfiniment en longueur, en ne communiquant pas les pièces ou en ne formulant pas d’observations; quand le ministère a été condamné, on n’exécute pas la décision. On pourrait citer tel arrêt, rendu en 1909, au profit d’un rédacteur à l’Administration centrale d’un ministère, qui, en 1911, deux ans après, n’est pas encore exécuté.
Cette situation est préoccupante, car elle ne fera que s’aggraver. Le déchaînement des passions politiques, d’une part, des passions corporatives, de l’autre, bannissant de plus en plus de l’Administration active l’esprit de justice impartiale, il sera de plus en plus entendu que, pour obtenir justice, il y a la ressource du contentieux. Mais alors il faudra que le contentieux soit complétement organisé, et, avant toutes choses, il faudra que l’autorité de la chose jugée au contentieux soit assurée du côté de l’Administration active.
Comment assurer l’exécution par l’Administration active de la chose jugée au contentieux ? Tel est le gros problème posé par notre petite affaire Fabrègues, et que nous voudrions examiner.
Observons d’abord qu’il s’agit de trouver une solution radicale, d’une efficacité indiscutable, et non pas un palliatif tel que le renvoi à l’Administration pour faire ce que de droit, qui est un avertissement à l’Administration, une mise en demeure, en soit fort intéressante, ainsi qui n’est pas une sanction. Observons encore qu’il ne s’agit point, cependant, de soumettre d’une façon directe l’Administration active à une contrainte pour l’exécution des jugements. Cela équivaudrait à faire du juge le pouvoir suprême, non pas même dans l’Etat, mais au-dessus de l’Etat; et, sans doute, si, théoriquement, une pareille organisation constitutionnelle n’est pas inconcevable, pratiquement, elle est beaucoup trop loin de nos conceptions actuelles pour avoir chance de se réaliser. Il faut donc une solution qui s’accommode de l’irresponsabilité finale des administrations publiques et de leur immunité à l’endroit de la contrainte. Enfin, ne demandons point cette solution au législateur; avant d’avoir recours à lui, voyons si de simples moyens jurisprudentiels ne suffiraient pas. Le législateur a la main lourde; il fait souvent autre chose que ce qu’on lui demande. La jurisprudence a plus de doigté. Il est vrai qu’ici, ce n’est pas seulement à la jurisprudence du Conseil d’Etat qu’il faut faire appel, c’est à celle du Tribunal des conflits et à celle des tribunaux judiciaires; mais c’est une affaire où les juges de tous ordres sont solidaires.
La solution jurisprudentielle de la difficulté nous paraît très simple; elle consisterait à poser en principe que, lorsqu’une administration publique a été condamnée en dernier ressort par une juridiction quelconque, l’administrateur responsable de l’exécution de la chose jugée commet un fait personnel en n’exécutant pas le jugement, et devient pécuniairement responsable du préjudice sur ses biens personnels.
L’efficacité pratique de cette solution n’est pas douteuse. Nous supposons, bien entendu, que le Tribunal des conflits adopterait cette jurisprudence d’une façon ferme, et la maintiendrait en rejetant impitoyablement les arrêtés de conflit. Après quelques exemples, après la condamnation de quelques maires et de quelques préfets, tout le monde se le tiendrait pour dit, même dans les bureaux des ministères; car les ministres ou les anciens ministres pourraient bien ne pas être à l’abri de pareilles responsabilités pécuniaires, ou bien, à la suite de certaines décentralisations de signatures, les directeurs ou les chefs de bureaux.
Au point de vue théorique, la solution ne nous paraît pas moins facile à justifier. Quand, après un délai moral, qu’il appartiendrait au juge d’apprécier, un jugement de condamnation n’a pas été exécuté par l’administrateur, il y a une faute qui cause un préjudice. Il s’agit de savoir si cette faute est administrative et de nature à entraîner la responsabilité de l’Administration, personne morale, ou bien, si elle est personnelle à l’administrateur.
Nous ne croyons pas soutenable le système de la faute administrative dans une pareille hypothèse. Une faute ne reste administrative que lorsqu’elle est liée à des pratiques avouables de l’Administration. L’Administration ne peut pas être parfaite; c’est entendu; elle a des pratiques et des habitudes qui comportent une certaine dose de négligence et même de sans-gêne; c’est encore entendu. Cependant, ces habitudes et ces pratiques doivent rester avouables de la part d’une entreprise qui se présente comme devant gérer des fonctions publiques dans l’intérêt du public et conformément au droit. C’est-à-dire que les pratiques de l’Administration, même fautives, pour constituer des fautes simplement administratives, doivent rester sensiblement dans la ligne de la fonction.
Or, un administrateur qui refuse ou néglige d’exécuter un arrêt de justice ayant annulé un de ses actes ou condamné son administration n’est plus du tout dans la ligne de la fonction administrative. Il commet un fait personnel, parce qu’il est inadmissible que son fait soit administratif.
D’ailleurs, envisageons les choses de haut et d’un point de vue constitutionnel. Il faut bien, pour la garantie des citoyens, qu’à un moment quelconque, on puisse sortir de l’irresponsabilité administrative, et l’on n’en peut sortir que par la porte de la responsabilité personnelle des agents. La responsabilité pécuniaire des administrations publiques est une bonne chose, mais on ne peut pas en abuser, et cela ne doit pas être le dernier mot du droit. Condamner une administration publique à une indemnité pécuniaire, c’est encore une impasse, si cette administration publique ne veut pas s’exécuter. N’oublions pas qu’il n’existe pas contre elle de voie d’exécution qui soit à la disposition du créancier. Ici encore, il n’y a pas de sanction, si nous n’admettons pas la responsabilité personnelle de l’administrateur qui refuse d’exécuter. Ainsi, le détour de la responsabilité pécuniaire de l’Administration, outre qu’il ne serait pas justifié, ne ferait pas avancer la question. Il vaut mieux en faire l’économie, et admettre de plano le fait personnel de l’administrateur qui n’exécute pas la chose jugée.
On en arrive à comprendre très bien le point de vue des législations qui, comme celle de l’Angleterre, n’admettent que la responsabilité personnelle des agents, et qui n’ont pas cherché à développer la responsabilité de l’Etat. C’est que la responsabilité des administrations publiques est un leurre, quand il n’y a pas de fortes mœurs administratives pour la vivifier. C’est une responsabilité juridique, soutenue par un sentiment très vif de l’honneur administratif. Mais, que ce sentiment de l’honneur soit inexistant, ou bien, qu’après avoir existé, il s’affaiblisse, il ne reste plus pratiquement que l’irresponsabilité très réelle de la machine administrative mise à nu par la mauvaise volonté des agents. Alors, il n’y a plus que la ressource de la prise à partie des agents.
En France, dans ces dernières années, nous avons été hypnotisés par l’idée de la responsabilité pécuniaire des administrations publiques; nous en avons tiré tout ce qu’elle peut donner. Il nous reste à reconnaître que cette donnée a ses limites, comme toutes choses, et qu’il est temps de regarder un peu du côté de la responsabilité personnelle des administrateurs, qui a du bon, elle aussi, et qui, surtout, peut servir de sanction à tous les jugements rendus contre l’Administration, parce que, contre l’administrateur responsable de n’avoir pas exécuté la chose jugée au regard de l’Administration, les voies d’exécution du droit commun peuvent être employées. L’administrateur a sur l’Administration cette supériorité qu’il peut être livré au bras séculier.