Le juge administratif était, en l’espèce, saisi d’un recours engagé par deux sociétés néerlandaises contre le refus ministériel d’abroger un arrêté du 17 mai 1990 relatif au commerce des échalotes (JO 2 juin 1990, p. 6557). Ce dernier interdisait aux sociétés requérantes de commercialiser en France, sous la dénomination d’échalote, deux variétés hybrides qu’elles produisaient. Les entreprises invoquaient deux moyens tirés du droit communautaire. Le premier était la contrariété de l’arrêté avec l’article 28 du traité CE prohibant les restrictions quantitatives et mesures d’effet équivalent ; le second était la méconnaissance de la décision de la Commission d’inscrire ces variétés au catalogue communautaire des variétés sous l’appellation d’échalote.
Par une précédente décision (CE, 4 février 2004, Société De Groot En Slot Allium BV et Bejo Zaden BV, requête numéro 234560), le Conseil d’État avait sursis à statuer et saisi, en application de l’article 234 du traité CE, la Cour de justice de la question de la légalité de cette inscription au regard de deux directives : la directive n° 70/458/CEE du 29 septembre 1970 (JOCE 12 octobre 1970, n° L 225, p. 7) et la directive n° 92/33/CEE du 28 avril 1992 (JOCE 10 juin 1992, n° L 157, p. 1). La Cour de justice avait répondu en concluant à l’illégalité de la décision de la Commission (CJCE, 10 janvier 2006, De Groot en slot Allium BV et Bejo Zaden BV, affaire numéro C-147/04, rec. p. I-245). Cependant, afin de donner une réponse utile à la juridiction nationale, le juge communautaire élargissait le cadre de la question, pour prendre en considération des normes communautaires auxquelles le renvoi préjudiciel ne faisait pas référence. Après avoir rappelé sa jurisprudence relative à l’article 28 du traité CE, la Cour de justice, s’appuyant sur des éléments de fait portés à sa connaissance, concluait à la contrariété de l’arrêté du 17 mai 1990 avec cette disposition du traité.
Le Conseil d’État était donc en présence d’un arrêt préjudiciel dépassant doublement le cadre de la question qu’il avait posée, d’une part au regard des normes communautaires interprétées par le juge communautaire, et d’autre part, au regard du constat de l’illégalité de l’arrêté découlant de ces interprétations. Dans sa décision ONIC, le Conseil d’État avait conclu que les appréciations de la Cour de justice dépassant les limites de la question posée ne s’imposaient pas au juge du fond avec l’autorité de la chose jugée (CE Sect., 26 juillet 1985, ONIC, requête numéro 42204). Abandonnant cette jurisprudence, la Haute assemblée va, au contraire, affirmer que les interprétations contenues dans les arrêts préjudiciels s’imposent à elle et cela même si elles ne faisaient pas l’objet du renvoi.
Plusieurs arguments militaient en faveur de l’abandon de la jurisprudence ONIC. Celle-ci témoignait d’une réticence du Conseil d’État au dialogue des juges, aujourd’hui dépassée au regard des rapports désormais plus apaisés entre juge national et communautaire. Elle reflétait également un raisonnement encore très national de la part du juge administratif, l’arrêt ONIC apparaissant comme la transposition, dans le cadre du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice, des solutions traditionnelles régissant les questions préjudicielles posées par le juge judiciaire (par exemple, CE Sect., 17 octobre 2003, Bompard, requête numéro 244521). La prise en compte accrue par le juge administratif des spécificités de la construction européenne et de la nécessaire uniformisation de l’interprétation et l’application du droit communautaire, à laquelle contribue précisément le renvoi préjudiciel, condamnait cette assimilation. En outre, force était de constater l’isolement du Conseil d’État, puisque la solution de l’arrêt ONIC ne trouvait aucun écho dans la jurisprudence des juridictions des autres États membres, et était même contredite par la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. Com., 10 décembre 1985, SA Roquette Frères, pourvoi numéro 83-12043). Enfin, les risques d’une contradiction entre les solutions du juge national et du juge communautaire exigeaient une évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Toutefois, cette évolution n’est pas complète et c’est ici qu’apparaissent les incertitudes soulevées par l’arrêt. Dans son arrêt préjudiciel, la Cour de justice, en concluant à l’illégalité de l’arrêté, s’est substituée au juge administratif compétent au principal. L’autorité des interprétations rendues par le juge communautaire affirmée par l’arrêt Société De Groot va-t-elle jusqu’à vider de sa substance l’office du juge administratif ? La réponse apportée par le Conseil d’État à cette question est nuancée.
En apparence, l’autorité des interprétations du juge communautaire ne va pas jusqu’à priver le juge national de sa compétence de qualification des faits, qu’il exerce en tant que juge du principal. Dans le respect des interprétations du juge communautaire, il appartient toujours au juge administratif d’apprécier souverainement les faits et de trancher le litige qui lui est soumis. Toutefois, il est impossible au Conseil d’État d’ignorer l’appréciation de légalité de l’arrêté portée, en l’espèce, par la Cour de justice. C’est ainsi qu’il précise qu’il appartient au juge administratif de procéder à la qualification des faits, le cas échéant éclairé par la décision préjudicielle de la Cour de justice, avant de conclure lui aussi à l’illégalité de l’arrêté. L’intensité de cet éclairage reste incertaine et le clair-obscur qui en découle méritera d’être, dans le futur, résolu par les juges national et communautaire, dans le cadre du dialogue des juges ainsi approfondi.