L’arrêt Société France Antilles est la deuxième décision du Conseil d’État qui donne lieu à l’annulation de l’autorisation par le ministre de l’Économie d’une opération de concentration (CE Sect., 6 février 2004, Société Royal Philips Electronic, requête numéro 249267, rec. p. 28).
Saisi d’une demande d’annulation de la décision du ministre de l’Économie d’autoriser sans réserve, sur la base des dispositions l’article L. 430-4 du code de commerce, la reprise d’une société de presse quotidienne régionale, la SA Delaroche, par la société Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), nouvellement constituée entre le groupe L’Est républicain et la SA Banque fédérative du Crédit mutuel (BFCM), le Conseil d’État y fait droit en estimant que le ministre avait inexactement qualifié l’opération et, par suite, apprécié de façon erronée ses effets sur la concurrence.
La demande de suspension de cette même décision avait été rejetée plus tôt par le juge des référés du Conseil d’État, l’opération ayant été entièrement exécutée (CE, ord., 25 juillet 2006, Société France Antilles, requête numéro 294897).
À cette occasion, l’arrêt apporte des précisions importantes sur le champ d’application du régime général de contrôle des concentrations économiques et sur les critères permettant de le mettre en œuvre.
1°) La première question tranchée était celle de l’articulation entre le régime général de contrôle des concentrations économiques prévu à l’article L. 430-4 du code de commerce et le régime spécial établi par l’article 11 de la loi n° 86-897 du 1er août 1986 modifiée, portant réforme du régime juridique de la presse (JO 2 août 1986, p. 9529). En l’espèce, il s’agissait de déterminer si le ministre de l’Économie était compétent pour autoriser une opération de concentration dans le secteur de la presse écrite sur le fondement du régime de droit commun du droit des concentrations.
L’application du principe specialia generalibus derogant, autant que la portée de la décision du Conseil constitutionnel des 10 et 11 octobre 1984 (décision numéro 84-181 DC, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, rec. p. 78), qui posait un principe d’interdiction de tout régime d’autorisation préalable dans le secteur spécifique de la presse quotidienne d’information politique et générale, laissaient à penser que le régime général de contrôle de concentrations devait être écarté.
Au contraire, le Conseil d’État conclut que l’existence de la législation spéciale en matière de presse ne fait pas obstacle à l’application du régime général. L’inclusion de cette activité dans le champ d’application du régime communautaire de contrôle des concentrations entre entreprises (Règlement CE n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004) n’est sans doute pas étrangère à la solution ici retenue.
Pour le Conseil d’État, la coexistence entre les deux régimes se déduit de la différence de finalité à laquelle ils obéissent. Le régime spécial protège le pluralisme, qui est l’une des composantes de la liberté de la presse, tandis que le régime général préserve la concurrence en empêchant les atteintes à la structure du marché. Lorsqu’il autorise une opération de concentration intervenant dans le domaine de la presse écrite, le ministre doit donc faire une application combinée de ces deux régimes.
Plus largement, le Conseil d’État reconnaît pour la première fois la portée générale des règles relatives au contrôle des opérations de concentration, en donnant son plein effet à l’article 53 de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence (JO 9 décembre 1986, p. 14773), repris à l’article L. 410-1 du code de commerce, lesquelles « s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services… ».
2°) Le second apport de l’arrêt est de préciser la notion d’« influence déterminante », au sens des dispositions de l’article L430-1 III du code de commerce, lorsqu’il existe une pluralité d’acquéreurs. En l’espèce, deux entreprises prennent le contrôle d’une troisième. Il faut alors déterminer si ce contrôle est exercé exclusivement par l’un ou conjointement par les deux actionnaires.
En l’espèce, alors que le ministre avait conclu que seul l’Est républicain exerçait une influence déterminante sur la SA Delaroche, par l’intermédiaire d’EBRA, et avait exclu la BFCM de l’analyse concurrentielle, le juge estime que celle-ci disposait également d’une telle influence. Dès lors, elle détenait, conjointement avec l’Est républicain, le contrôle de l’entreprise commune.
La notion d’influence déterminante est propre au droit des concentrations et se définit comme le pouvoir de bloquer les décisions stratégiques de l’entreprise commune (TPICE, 23 février 2006, Clementbouw Handel, affaire T-282/02, rec. II p. 319). Le juge de l’excès de pouvoir exerce sur elle un contrôle entier (CE, 11 juillet 2001, Syndicat CGT de la société Clemessy, requête numéro 222039, rec. p. 359), comme sur chacune des étapes de l’analyse concurrentielle opérée par l’autorité administrative (CE Sect., 31 mai 2000, Société Cora et Société Casino-Guichard-Perrachon, requête numéro 213161, requête numéro 213352, rec. p. 194) au cours de laquelle elle intervient.
Le Conseil d’État utilise la méthode du faisceau d’indices pour établir l’existence d’une telle influence et prend en compte le mode de désignation des dirigeants de l’entreprise commune ainsi que les relations financières entre les entreprises. En l’espèce, l’existence d’un droit de veto sur la nomination et la révocation des dirigeants et, par voie de conséquence, sur les décisions stratégiques, la situation de prêteur dans une situation d’endettement important, ainsi que la détention d’un droit d’opposition à toute augmentation de capital, en sa qualité d’actionnaire minoritaire, conféraient à la BFCM une influence déterminante sur la société EBRA.
Par suite, le ministre aurait dû s’attacher à examiner, d’une part, si l’opération projetée créait entre la BFCM et la SA Delaroche des liens de nature à porter atteinte à la concurrence et, d’autre part, si elle pouvait être à l’origine de la création ou de l’aggravation d’un risque de position dominante collective ou d’entente tacite entre la BFCM et l’Est Républicain dans les départements où ces entreprises se trouvent en concurrence.