Dans le cadre de l’activité de surveillance des détenus à tendance suicidaire, le juge appliquait traditionnellement un régime de responsabilité pour faute lourde. La faute lourde pouvait procéder soit d’une négligence consistant à laisser isolé un détenu dont les tendances suicidaires étaient connues (CE 14 novembre 1973, requête numéro 86752, Zanzi : Rec. p. 645 ; D. 1974, J., p. 315, note Moderne ; JCP G 1975, II, 18008, note Poulon. – CAA Nantes, 26 juillet 1991, requête numéro 89NT00852, Consorts Onno : RFDA 1992, p. 269, note Hostiou), soit d’une faute de surveillance du personnel pénitentiaire (CE 16 novembre 1988, requête numéro 68224, Epoux Deviller : Rec. p. 408 ; Dr. adm. 1988, comm. n° 656 ; Gaz. Pal. 1989, 2, somm. p. 360 ; D. 1989, somm. p. 352, comm. Bon et Moderne ; Quot. Jur. 23 février 1989, n° 23, p. 2, note Moderne. – TA Rouen, 5 décembre 2001, requête numéro 001105, Thomas).
L’exigence de la faute lourde dans cette matière pouvait se comprendre, et même se justifier. Les activités relatives à la surveillance des détenus sont étroitement liées à l’impératif de sécurité. En raison de la difficulté qu’elles représentent, il est nécessaire de protéger l’Etat contre toute mise en cause abusive. En effet, à défaut, cela aboutirait très certainement à une paralysie de l’action administrative.
La jurisprudence Chabba vient remettre en cause cet état du droit. Dorénavant, une faute simple, ou plus exactement un enchaînement de fautes simples, suffit à enclencher la responsabilité de l’Etat dans le cadre des activités pénitentiaires. En l’espèce, le suicide est la conséquence d’une succession de fautes imputables au service pénitentiaire : absence de notification au détenu de l’ordonnance prolongeant sa détention ; absence de vérification que la détention ne reposait sur aucun titre ; simple invitation faite au détenu à prendre patience sans le soumettre à une surveillance suffisante (V. dans le même sens, CAA Nancy, 17 mars 2005, requête numéro 00NC00415, Tahar Sidhoum).
Cette évolution du régime de la responsabilité de l’Etat du fait des services pénitentiaires peut se comprendre, voire se justifier, au regard du contentieux relatif aux suicides des malades hospitalisés dans les établissements spécialisés. De longue date, en effet, une faute simple suffit à engager la responsabilité de ces établissements pour défaut de surveillance (par exemple, CE 27 février 1985, requête numéro 39069, requête numéro 48793, CHR Tarbes c/ Melge : Rec. p. 768). En comparaison, l’exigence de la faute lourde lors de la survenance du suicide d’un détenu apparaissait difficilement justifiable.
Il n’en demeure pas moins que cette exigence de succession de fautes que pose l’arrêt Chabba engendre des difficultés, ce qui fait que dans certains cas il sera plus difficile d’en apporter la preuve que celle d’une faute lourde.
Un jugement du tribunal administratif de Versailles rendu en 2004 illustre cette difficulté (TA Versailles, 18 mai 2004, M. et Mme Salah Z). En l’espèce, un détenu décède non par un suicide, mais après avoir respiré une grande quantité de gaz, consécutif à un incendie provoqué par un codétenu voulant, par ce geste, être changé de cellule. Le tribunal administratif, saisi d’un recours en responsabilité contre l’Etat, ne relève aucune faute de nature à engager sa responsabilité. En effet, il n’y a pas de carence dans l’intervention des gardiens pour lutter contre l’incendie. Il n’y a pas non plus de faute dans l’organisation des secours, ni dans l’organisation de la détention. Le décès ne peut donc être considéré comme la conséquence directe de fautes imputables au service pénitentiaire.
Finalement, il n’est pas du tout certain que l’abandon de la faute lourde favorise le succès des actions indemnitaires. En effet, s’agissant d’un décès provoqué par les codétenus, la disparition de l’exigence de la faute lourde ne rend pas l’indemnisation nécessairement plus aisée, ce dont témoigne le jugement du tribunal administratif de Versailles susvisé. A ce titre, on peut sûrement assimiler la succession de fautes simples requise à une sorte de système de gradation des fautes qui s’applique toujours en matière de responsabilité de l’Etat du fait d’activités pénitentiaires. En d’autres termes, l’exigence d’une succession de fautes simples peut apparaître, en définitive, comme une nouvelle variante de l’exigence de faute lourde en matière pénitentiaire.
Cette approche peut d’autant mieux se justifier que le juge ne qualifie pas les fautes en cause de « fautes simples ». Il évoque, en effet, des « fautes de nature à » engager la responsabilité de l’Etat, comme en matière hospitalière. Ceci signifie que l’appréciation qu’il porte sur ces fautes reste étroitement liée aux difficultés, aux missions particulières de l’administration. Celles-ci tiennent en matière pénitentiaire aux impératifs de sécurité, dont on ne peut totalement se départir.