Selon l’expression célèbre de Maurice Hauriou l’ordre public a longtemps été cantonné à « l’ordre matériel et extérieur ». Ainsi, l’autorité titulaire du pouvoir de police administrative n’était en principe autorisée à intervenir qu’en cas de risques susceptibles de déboucher sur des manifestations concrètes, qu’il s’agisse d’atteintes à la sécurité publique, à la tranquillité publique ou à la salubrité publique.
Cependant, à partir de l’arrêt de Section Société des films Lutetia du 8 décembre 1959 (requête numéro 36385, requête numéro 36428 : Rec. p.693 ; S. 1960, p.9, concl. Mayras ; AJDA 1960, 1, p.20, chron. Combarnous et Galabert ; D. 1960, p.171, note Weil ; JCP 1961, 11898, note Mimin ; Rev. Adm. 1960, p.31, note Juret) la notion d’ordre public a pris une connotation morale. Il résulte en effet de cet arrêt qu’un maire est habilité à intervenir pour interdire sur le territoire de sa commune la représentation d’un film « dont la projection est susceptible d’entraîner des troubles sérieux » mais également lorsqu’il risque en raison de son « caractère immoral … et de circonstances locales, préjudiciable à l’ordre public ».
Cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat (V. par exemple CE, 23 février 1966, Société Franco-London Films : JCP 1966, II, 14608, concl. Rigaud.- CE, 26 juillet 1985, Ville d’Aix-en-Provence, requête numéro 43468 : Rec. p.236 ; RFDA 1896, p.439, concl. Genevois), mais l’évolution des mœurs a rendue très rare l’intervention des maires dans ce domaine. En effet, sauf erreur de notre part, le dernier arrêté interdisant un film pour des motifs tenant à la moralité publique a été pris par le maire d’Arcachon à la fin des années 1980, concernant le film « la dernière tentation du Christ » (TA Bordeaux, 13 décembre 1990, United international pictures, Petites Affiches du 11 décembre 1991, note Pacteau).
L’arrêt Association Promouvoir du 20 juin 2000 concerne également la police du cinéma. Toutefois, contrairement aux arrêts précités, ce n’est pas le pouvoir de police administrative générale que détiennent les maires qui est ici en cause, mais le pouvoir de police administrative spéciale confié au ministre de l’intérieur par l’article 19 du Code de l’industrie cinématographique qui prévoit que «la représentation et l’exportation hors de la Communauté économique européenne des films cinématographiques sont subordonnées à l’obtention d’un visa d’exploitation».
En l’espèce, l’Association Promouvoir conteste le visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans accordé au film « baise-moi » et d’une obligation d’apposer à l’entrée des salles un avertissement rédigé de la façon suivante : « ce film, qui enchaîne sans interruption des scènes de sexe d’une crudité appuyée et des images d’une particulière violence, peut profondément perturber certains des spectateurs ». Conformément à la jurisprudence « Rome – Paris films » (CE Ass., 24 janvier 1975, requête numéro 72868 : Rec. p. 57 ; RDP 1975 p. 286, concl. Rougevin-Baville ; Gaz. Pal. 1975, jur. p. 385 et doctr., p. 350, chron. Mourgeon ; JCP 1976, II, 18395, note Bazex), le Conseil d’Etat opère un contrôle maximum sur la décision accordant le visa.
En annulant la décision contestée, le Conseil a révélé une lacune dans la réglementation qui était alors en vigueur. Dans un souci de libéralisation, le décret numéro 90-174 du 23 février 1990 avait supprimé la possibilité de délivrer le visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans, en la remplaçant par une interdiction aux moins de 16 ans. Or, l’article 227-24 du Code pénal punit de 3 ans d’emprisonnement le fait d’exposer à la vue d’un mineur un message à caractère violent ou pornographique.
Compte tenu du contenu du film qui « est composé pour l’essentiel d’une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées, sans que les autres séquences traduisent l’intention, affichée par les réalisatrices, de dénoncer la violence faite aux femmes par la société » les juges ont estimé qu’il devait être considéré comme un message pornographique et d’incitation à la violence susceptible d’être vu ou perçu par des mineurs et pouvant relever des dispositions de l’article 227-24 du Code pénal.
Il paraissait donc logique d’interdire le film « Baise-moi » aux mineurs, mais du fait de la suppression de l’interdiction aux moins de 18 ans, le ministre aurait dû le classer dans la catégorie « X », créée par le décret numéro 75-1010 du 31 octobre 1975 pour les films pornographiques ainsi que pour les films incitant à la violence. Or, un tel classement emporte de lourdes conséquences : les films concernés ne peuvent plus bénéficier des aides à la production et à l’exploitation, et les aides de l’État aux exploitants de salles sont supprimées lorsqu’ils diffusent des films de ce type. La loi numéro 75-1278 de finances pour 1976 a prévu également une TVA à 33,33 % ainsi qu’un prélèvement spécial de 33 % sur la part des bénéfices industriels et commerciaux soumis à l’impôt sur les sociétés. Elle a créé également une taxe forfaitaire et une taxe additionnelle sur le prix des billets.
La décision du Conseil d’État a donc révélé un vide juridique qui a conduit à l’adoption de décret numéro 2001-618 du 12 juillet 2001 qui rétablit la possibilité d’interdire une œuvre cinématographique aux moins de 18 ans, sans pour autant remettre en cause l’interdiction aux moins de 16 ans. C’est d’ailleurs le film Baise-moi qui a le premier bénéficié de cette possibilité pour une deuxième sortie en salles qui n’aurait pas pu avoir lieu autrement.
Saisi d’un nouveau recours de l’Association promouvoir, le Conseil d’Etat a estimé qu’après la modification du décret du 23 février 1990, le ministre avait pu légalement délivrer le visa d’exploitation attaqué sans méconnaître l’autorité de chose jugée qui s’attache à la décision du Conseil d’Etat du 30 juin 2000 (CE 14 juin 2002, Association promouvoir, requête numéro 237910).
Cet arrêt n’a pourtant pas mis fins aux actions menées par l’Association promouvoir contre le film « Baise-moi ». L’association avait en effet estimé que les programmes de différentes stations de radio et de chaînes de télévisions publiques avaient fait preuve de partialité dans les débats nés de la décision du 30 juin 2000 ce qui l’avait conduit à demander au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) d’adresser aux sociétés concernées une recommandation relative au respect du pluralisme en matière de communication audiovisuelle concernant l’accès aux émissions radiophoniques et audiovisuelles. Après avoir décidé que la décision de refus opposée par le CSA faisait grief, le Conseil d’Etat a toutefois rejeté le recours sur le fond après avoir estimé qu’elle n’était pas entachée d’erreur manifeste d’appréciation (CE, 18 décembre 2002, Association promouvoir, requête numéro 232273: Rec. p. 483 ; AJDA 2003, p. 745, note Julien-Laferrière ; JCP G 2003, I, 178, obs. Dreyer), mettant ainsi un terme définitif au contentieux engendré par l’œuvre cinématographique susvisée