Existe-t-il des constitutions inférieures à d’autres ?
Les règles modernes de la décence, aussi bien que la rigueur scientifique devraient nous enseigner que non. Les Constitutions sont une forme d’expression, certes déformée, de l’esprit d’un peuple. Elles ne peuvent pas être insérées dans des hiérarchies.
L’on peut cependant, nous semble-t-il, les juger à l’aune de certains critères. Le premier de ces critères est celui de permettre, par l’expression peut-être imparfaite du suffrage universel direct, de donner au peuple un gouvernement.
Si la constitution ne permet pas la formation d’un gouvernement, elle entretient une forme d’anarchie institutionnelle, qui est l’antithèse de la constitution.
Les élections italiennes à la Chambre des députés et au Sénat, qui se sont déroulées les 24 et 25 février 2013, offrent une illustration saisissante de dysfonctionnements institutionnels dont l’origine constitutionnelle était aussi prévisible qu’inévitable.
La constitution italienne pésente tous les incovénients d’un système d’assemblée, sans que la forme particulière des institutions ne prévoie de « système de secours » comme ce fut le cas en Belgique, dont l’organisation fédérale permet le fonctionnement de l’ensemble des pouvoirs constitués au niveau régional.
Le système institutionnel italien contient trois tares qui, cumulées, peuvent créer des situations inextricables : la responsabilité gouvernementale à l’égard des deux chambres, un mode de scrutin inadapté, le « semestre blanc » (I).
Parmi toutes ces tares, la plus funeste est certainement l’impossibilité de dégager une majorité stable au Parlement. L’instabilité gouvernementale, qui ne va pas sans rappeler la IV République française, provient du système de double responsabilité et du mode de scrutin. L’exemple italien devrait faire réfléchir aux risques de toute réforme du système électoral (II).
I) Les tares du système institutionnel italien
1) La double responsabilité gouvernementale
La première tare de la Constitution italienne provient du système de la double responsabilité gouvernementale.
Comme on le sait, si le gouvernement français ne peut se former qu’en conformité avec la majorité politique de l’Assemblée nationale, il n’a pas besoin d’obtenir formellement la confiance de cette assemblée pour exercer ses fonctions (article 39 alinéa 1 de la Constitution).
Le système est doublement différent en Italie. Le gouvernement a en effet besoin de la confiance, non d’une, mais des deux chambres.
Aux termes de l’article 94 de la constitution italienne :
Le Gouvernement doit avoir la confiance des deux Chambres.
Chacune des deux Chambres accorde ou révoque la confiance au moyen d’une motion motivée et votée par appel nominal.
Dans les dix jours suivant sa formation, le Gouvernement se présente devant les Chambres pour obtenir leur confiance.
Le vote contraire de l’une ou des deux Chambres sur une proposition du Gouvernement ne comporte pas l’obligation de démissionner.
La motion de censure doit être signée par un dixième au moins des membres de la Chambre et elle ne peut être discutée que trois jours après son dépôt.
Or la majorité aux deux chambres peut diverger, puisqu’elles sont toutes deux issues du suffrage universel direct, mais sur des bases territoriales distinctes. Les membres de la Chambre des députés sont élus sur une base proportionnelle nationale avec prime majoritaire. Les membres du Sénat sont élus au sein des vingt régions, selon un système également mixte : proportionnel à prime majoritaire.
2) Le système électoral : une vraie « cochonnerie »
Le système électoral italien a fait l’objet d’une réforme importante par l’adoption des lois des numéro 276 et 277 du 4 août 1993 dites lois Mattarella, du nom de leur rapporteur Sergio Mattarella. Le système instauré rompait avec le mode de scrutin proportionnel au profit d’un système mixte : 75 % des sièges attribués au suffrage uninominal à un tour, les 25 % restants à la proportionnelle. Ce système mixte quelque peu complexe fut appelé le « minotaure ». Le célèbre politologue italien Giovanni Sartori considéra très tôt qu’il était illusoire de vouloir instaurer, par ce système du « Mattarellum », un fait majoritaire par une simple modification de la loi électorale, alors que la sociologie politique italienne ne s’y prêtait pas. Selon l’auteur, le scrutin uninominal n’est ni nécessaire ni suffisant pour créer une alternance bipartisane au pouvoir.
Ce fut pourtant un système robuste qui permit une certaine stabilité gouvernementale et permit même a gouvernement de Silvio Berlusconi en 2001 de gouverner sans coalition (contra : Giovanni Sartori, « Il sistema elettorale resta cattivo », Rivista italiana di scienza politica, 2001 n. 3, pp. 471-480).
Le régime des élections parlementaires italiennes a fait l’objet d’une nouvelle réforme par la loi du 21 décembre 2005 numéro 270 portant modifications à la législation pour l’élection de la Chambre des députés et du Sénat de la République (Modifiche alle norme per l’elezione della Camera dei deputati e del Senato della Repubblica). Cette loi, voulue par Silvio Berlusconi, eut cette fois comme promoteur le Ministre pour les réformes Roberto Calderoli, qui la qualifia rapidement lui-même de « porcata » (cochonnerie), d’où le nouveau surnom latinisant attribué par Giovanni Sartorio : « Porcellum » (Giovanni Sartori, « Il «porcellum» da eliminare », Corriere della Sera, 1er novembre 2006).
C’est cette loi qui a été appliquée aux dernières élections de février 2013.
Il est audacieux de vouloir présenter le nouveau mode de scrutin en quelques lignes. En résumé, le système est ainsi construit.
Pour la Chambre des députés, l’élection se fait sur des listes ou coalitions de listes nationales. Les sièges sont attribués à la proportionnelle. Si aucune liste ou coalition de listes n’obtient 340 sièges, soit 54 %, la liste arrivée en tête bénéficie de cette prime majoritaire. Les autres sièges sont attribués à la proportionnelle. Ce système permet de garantir une majorité à la Chambre des députés.
Au Sénat, le territoire est divisé en 20 circonsciptions électorales pour autant de régions. L’élection se fait selon un système très similaire à celui de la Chambre des députés, à une diffénrence près : la prime majoritaire n’est pas nationale, mais régionale.
Celà signifie que la liste ou la coalition de listes arrivée en tête obtient dans chaque région 55 % des sièges. Evidemment, le cumul national de ces différentes majorités régionales ne garantit pas une majorité absolue au niveau national. C’est le scenario qui s’est concrétisé le 24 février 2013.
Il existe donc actuellement une majorité à la Chambre des députés, mais aucune majorité au Sénat.
L’actuel Président de la République, qui dispose « normalement » du pouvoir de dissolution, est actuellement privé de cette prérogative essentielle et ne peut donc provoquer de nouvelles élections.
3) Le semestre blanc
A cette situation inextricable sur le plan politique s’ajoute en effet un dysfonctionnement institutionnel supplémentaire.
La constitution italienne prévoit que le Président de la République puisse dissoudre l’une ou l’autre des deux chambres. Mais la constitution prévoit qu’il ne dispose plus de cette faculté dans les six derniers mois de son mandat. Le Président ne peut alors trancher le noeud gordien. C’est ce que l’on appelle le « semestre blanc » (semestre bianco).
Aux termes de l’article 88 de la constitution italienne :
Le Président de la République peut, après consultation de leurs Présidents, dissoudre les Chambres ou même une seule d’entre elles.
Il ne peut pas exercer cette faculté au cours des six derniers mois de son mandat, hormis s’ils coïncident en totalité ou en partie avec les six derniers mois de la législature.
Le mandat de l’actuel président Giogio Napolitano prendra fin le 15 mai 2013.
Si le Président a pu dissoudre les deux chambres par un décret du 22 décembre 2012, c’est en raison du fait que le mandat des députés et des sénateurs arrivait à échéance en avril 2013 (article 88 alinéa 2, in fine). La fin des mandats des parlementaires et du Président de la République coincidaient alors. Une nouvelle dissolution n’est désormais plus possible jusqu’à l’élection du nouveau Président de la République.
* * *
En 2008, afin de « provoquer » une modification du système électoral, le prolixe Giovanni Sartori avait proposé que les électeurs envoient à la Chambre et au Sénat deux majorités différentes. Contraints de s’entendre, les deux partis opposés mais égaux auraient désigné un gouvernement technique chargé de réformer la loi électorale (Giovanni Sartori, « Voto di sfiducia costruttivo », Il Corriere della Sera, 10 avril 2008).
Ce scénario idyllique, qui démontre la grande clairvoyance aussi bien que l’aveuglement de l’Universitaire, se réalisera peut-être. Il est plus probable cependant que l’autorité chargée de garantir la continuité des institutions, le Président de la République, devienne la première victime de ce système. Il semble en effet que le parti de centre droit souhaite, en échange d’un soutien (de courte durée) au parti de centre gauche de Pierluigi Bersani, contrôler la nomination par le Parlement du prochain Président de la République.
Aux termes de l’article 83 de la constitution italienne en effet, le Président de la République est désigné à la majorité des deux tiers du Parlement et à défaut, à la majorité absolue.
L’absence de majorité au Parlement crée une instabilité gouvernementale. Elle pourrait également avoir pour conséquence de soumettre la désignation du Président de la République, garant de l’unité nationale (article 87) à un accord partisan de circonstances.
* * *
Violant l’accord politique qui l’avait porté au pouvoir, Mario Monti a voulu affermir son assise par la légitimité du suffrage universel.
En contraignant le Président de la République à dissoudre pour provoquer de nouvelles élections , le « Professore » a mis à l’épreuve, d’une manière quasi insupportable, la constitution italienne. Mais la dissolution surprise du mois de décembre 2012 n’a fait qu’accélérer un processus inévitable. L’échéance concordante des mandats présidentiel et parlementaire portait en elle le germe du blocage institutionnel actuel.
II. Les enseignements du cas italien
Il serait audacieux de vouloir tirer de trop nombreux enseignements du cas italien.
En premier lieu, le pouvoir politique et législatif égal entre les deux chambres est une situation rare en régime parlementaire. La situation italienne ne peut en aucun cas se prévaloir de l’illustre exemple américain car l’Italie n’est ni un Etat fédéral, ni un régime présidentiel. Le déséquilibre entre la Chambre haute et la Chambre basse est désormais trop ancré dans la tradition parlementaire française pour que l’idée même d’un rééquilibrage puisse prospérer.
En second lieu, et contrairement à une idée reçue, nourrie il est vrai d’une pratique ancienne, ce n’est pas le scrutin proportionnel qui est à l’origine du blocage actuel. Il existe pourtant de nombreuses similitudes entre le système électoral italien et le scrutin plurinominal proportionnel à un tour « par appartements » qui a existé sous la IVème République française.
Le seul enseignement, voire la seule opinion que l’on puisse tirer de l’exemple italien et appliquer à la situation française est qu’il est dangereux de vouloir modifier les modes de scrutin pour favoriser un parti majoritaire en parte de vitesse (gouvernement Berlusconi en 2005, « gouvernement Hollande » en 2017 ?) ou des partis minoritaires (MODEM, PG, UDI, FN) en attente d’accès aux responsabilités.
Les incitations sont nombreuses actuellement, qui verraient dans l’introduction d’une dose de scrutin proportionnel aux élections législatives la réponse à une aspiration démocratique renouvelée.
L’expérience a été tentée une fois en 1986. Il s’en est fallu de très peu (286 sièges pour le RPR et l’UDF, 282 sièges pour le PS, le PC et le FN, 9 sièges aux non inscrit; majorité absolue 289 sièges) pour qu’aucune majorité ne se dégage et que le « coup » de la proportionnelle imaginé par François Mitterrand ne réussisse.
Nous savons désormais très bien ce qui se passe en cas de concordance des majorités. La cohabitation nous est également familière; elle a été frappée d’une indignité peut-être injustifiée.
La Vème République n’a en revanche jamais expérimenté la vraie coalition, celle qui nécessite l’accord entre partis ennemis. La tradition politique française est-elle prête à ce type d’alliances ? Si la réponse est non, alors la meilleure solution est certainement le statu quo.
Dans le cas contraire, il faut être prêts à accepter que l’article 49 al. 1 soit systématiquement utilisé pour garantir que le gouvernement dispose de la confiance de la Chambre; que le Président de la République ne puisse pas dissoudre l’assemblée plus d’une fois par an (art. 12 al. 4); que le Président de la République doive nommer le Premier ministre et les ministres (art. 8) sans avoir la garantie qu’ils obtiendront la confiance; que l’article 49 al. 3 ait été désamorcé, etc.
Il faut être prêts en somme à sacrifier peut-être les fondements du parlementarisme rationalisé pour le gain hypothétique d’un plus grand débat démocratique .
C’est un marché de dupes.
Table des matières