La discrimination positive n’est pas compatible avec le principe d’égalité tel que le conçoit le droit public français.
L’une de ses expressions les plus visibles, l' »égalité active » entre les femmes et les hommes, contrevient de front au principe d’égalité posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Seules des dispositions constitutionnelles dérogatoires permettent au législateur de faire prévaloir des considérations de genre sur « les capacités et l’utilité commune ». C’est ce que vient rappeler la décision Conseil d’Etat, SSR, 10 octobre 2013, Fédération française de Gymnastique, requête numéro 359219, qui est une application particulière de la décision d’Assemblée du 7 mai 2013 Fédération CFTC de l’agriculture et autres (Conseil d’Etat, Assemblée, 7 mai 2013, Fédération CFTC de l’agriculture et autres, requête numéro 362280).
Cette décision pourrait également présenter un intérêt concernant le régime de l’abrogation des règlements : un règlement n’aurait pas à être abrogé si un « changement de circonstances » a fait cesser son illégalité.
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Toutes les tentatives du législateur de créer des quotas par sexe se sont heurtées à l’opposition du Conseil constitutionnel : ainsi de la loi prévoyant que les listes aux élections municipales dans les communes de plus de 3500 habitants ne peuvent comporter plus de 75% de personnes du même sexe (Conseil constitutionnel, 18 novembre 1982, décision numéro 82-146 DC, “Quotas par sexe”) ou de celle imposant la parité des listes pour l’élection des conseillers régionaux et des conseillers à l’Assemblée de Corse (Conseil constitutionnel, 14 janvier 1999, décision numéro 98-407 DC, « Quotas par sexe II »).
Ce ne sont donc que par des dérogations constitutionnelles que des quotas ont pû être introduits.
La loi constitutionnelle n°99-569 du 8 juillet 1999 ajoutait à l’article 3 de la Constitution un 5°alinéa ainsi rédigé : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ».
Saisi d’une loi adoptée aussitôt après, le Conseil constitutionnel notait que le constituant pouvait déroger « à des règles ou principes de valeur constitutionnelle ; qu’il en est ainsi des dispositions précitées qui ont pour objet et pour effet de lever les obstacles d’ordre constitutionnel relevés par le Conseil constitutionnel dans les décisions susmentionnées » (Conseil constitutionnel, 30 mai 2000, décision n° 2000-429 DC, “Quotas par sexe III”).
Le Conseil notait très explicitement le caractère strictement dérogatoire de la disposition relative aux quotas.
L’article 3 alinéa 5° de la Constitution était ensuite abrogé par la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 et remplacé par un nouvel alinéa 2 de l’article 1er de la constitution à l’objet étendu aux responsabilités professionnelles et sociales : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ».
C’est sous l’empire de l’ancien article 3 de la constitution qu’était adopté le décret décret du 7 janvier 2004 modifiant un article dans une annexe du code du sport. En application de cet article, la représentation des genres au sein des instances des fédérations sportives agréées devait être proportionnelle au nombre de licenciés.
L’abrogation de ce règlement était demandée par la Fédération française de gymnastique au Ministre chargé des sports (sur l’abrogation des règlements v. Sébastien Hourson, La codification législative du principe de l’abrogation des règlements illégaux, Revue générale du droit on line, 2008, numéro 1881 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=1881)
Le Conseil annule le refus implicite d’abrogation opposé par le Ministre.
Le Conseil d’Etat, retenant l’interprétation que faisait le Conseil constitutionnel du champ d’application de l’article 3 de la constitution, considère que les dispositions du code des sports ne pouvaient, à la date à laquelle elles avaient été adoptées, instaurer des quotas en dehors des élections politiques (I). Plus intéressant encore, le Conseil rappelle que seul le législateur est compétent pour adopter des dispositions relatives aux quotas par sexe, sur le fondement des dispositions constitutionnelles dérogatoires (II).
I. L’interprétation stricte de l’ancien article 3 de la constitution
Le Conseil d’Etat considère que le décret, à la date à laquelle il a été adopté, était contraire à la constitution (A). Ce motif seul suffirait à en justifier l’abrogation. Mais le Conseil d’Etat développe un autre moyen pour justifier l’illégalité actuelle du décret : il semble en découler que, désormais, le Conseil d’Etat prendra en compte non seulement les changements de circonstances qui rendent un règlement illégal après son adoption, mais également les changements de circonstances qui le rendent légal (B).
A) Le décret, à la date de son adoption, était contraire à la constitution
Plusieurs motifs militaient en faveur de l’annulation.
En premier lieu, le décret avait été adopté alors que la constitution ne prévoyait pas de discrimination positive en dehors des « mandats électoraux et fonctions électives ». L’on pouvait considérer que la désignation dans les instances dirigeantes des fédérations sportives agréées n’étaient pas des « fonctions électives » au sens de l’article 3 de la constitution.
C’est l’interprétation naturellement retenue par le Conseil d’Etat, qui note que
« si le principe constitutionnel d’égalité ne fait pas obstacle à la recherche d’un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune ; qu’ainsi, avant l’adoption de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, le principe constitutionnel d’égalité excluait que la composition des organes dirigeants des personnes morales de droit privé, comme les fédérations sportives, soit régie par des règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes appelées à y siéger […] »
Le Conseil d’Etat reprend en celà l’analyse du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 16 mars 2006 n° 2006-533 (Conseil constitutionnel, 16 mars 2006, décision numéro 2006-533 DC, Loi relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes) avait , en s’appuyant sur les travaux préparatoires de la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999, restreint le champ de l’article 3 de la constitution aux fonctions « politiques électives ». En dehors du champ des mandats électoraux et fonctions politiques de type « politique », le Conseil constitutionnel notait :
15. Considérant que, si la recherche d’un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités autres que les fonctions politiques électives n’est pas contraire aux exigences constitutionnelles rappelées ci-dessus, elle ne saurait, sans les méconnaître, faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune ;
B) Le décret, à la date à laquelle le Conseil d’Etat se prononce, est substantiellement conforme à la constitution
Nous notons en titre de ce paragraphe que le décret est désormais « substantiellement » conforme à la constitution. En effet, depuis l’entrée en vigueur de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, le législateur peut intervenir non plus seulement pour « favoriser », mais pour imposer une représentation déterminée des femmes et des hommes au sein des personnes morales de droit public et privé.
Mais peu importe, en principe, que les normes constitutionnelles aient évolué : la constitutionnalité du décret devrait se juger au moment de son adoption. Pourtant le Conseil d’Etat se fondera encore sur un autre motif, pour annuler le refus d’abrogation (cf. infra).
Pourquoi rechercher un autre motif d’illégalité ? L’on pourrait répondre que le Conseil a un souci didactique, et que sans recourir à un obiter dictum il souhaite sans en être obligé être le plus complet possible. C’est une explication, mais nous pensons que la Haute juridiction entend signifier autre chose.
Dans le premier considérant de la décision rapportée, le Conseil reprend en effet son considérant classique sur l’abrogation des règlements illégaux, mais y adjoint un membre de phrase nouveau :
1. Considérant que l’autorité compétente, saisie d’une demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ; que, toutefois, cette autorité ne saurait être tenue d’accueillir une telle demande dans le cas où l’illégalité du règlement a cessé, en raison d’un changement de circonstances, à la date à laquelle elle se prononce ;
Celà ne remet pas en cause le principe de l’excès de pouvoir, selon lequel la légalité de l’acte est jugée au moment de son adoption : l’acte dont la légalité est contestée est formellement le refus d’abroger le règlement, et non le règlement lui-même. C’est d’ailleurs pour cette raison que le juge administratif peut prendre en compte, dans le cadre de ce contentieux, non seulement l’illégalité initiale, mais également l’illégalité apparue postérieurement à l’adoption du règlement.
Mais c’est la première fois que le Conseil énonce, de manière en tout cas aussi claire, que le changement des circonstances (de droit ou de fait ?) peut non seulement rendre un règlement illégal, mais également le rendre légal.
En suivant ce raisonnement, la modification constitutionnelle intervenue en 2008 « sauverait » le décret de 2004 qui était initialement illégal, pour être intervenu en dehors du champ des mandats et élections politiques.
Le Conseil annule cependant le refus d’abroger, car quel que soit son contenu, le règlement était, et reste illégal en raison de l’incompétence de son auteur.
II. L’incompétence de l’exécutif pour adopter des dispositions relatives aux quotas par sexe
Le Conseil d’Etat étend, sur la base des normes constitutionnelles nouvelles, le champ de la compétence législative (A) comme il l’avait fait avec l’article 7 de la Charte de l’environnement (B).
A./ Seul le législateur peut instaurer une discrimination positive
Le Conseil d’Etat, suivant en celà l’analyse du Conseil constitutionnel dans sa décision 2006-533 DC, et appliquant sa décision d’assemblée du 7 mai 2013 Fédération CFTC de l’agriculture et autres (Conseil d’Etat, Assemblée, 7 mai 2013, Fédération CFTC de l’agriculture et autres, requête numéro 362280) rappelle que le principe d’égalité exclut en principe qu’une discrimination positive soit instaurée en faveur des femmes, sauf « disposition constitutionnelle particulière ».
5. […] Considérant que si le principe constitutionnel d’égalité ne fait pas obstacle à la recherche d’un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune ; qu’ainsi, avant l’adoption de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, le principe constitutionnel d’égalité excluait que la composition des organes dirigeants des personnes morales de droit privé, comme les fédérations sportives, soit régie par des règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes appelées à y siéger ; que si, ainsi qu’il a été dit, le second alinéa désormais ajouté à l’article 1er de la Constitution a pour objet de combiner ce principe et l’objectif d’égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles et sociales, il résulte également de ces dispositions que le législateur est seul compétent, tant dans les matières définies notamment par l’article 34 de la Constitution que dans celles relevant du pouvoir réglementaire en application de l’article 37, pour adopter les règles destinées à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats, fonctions et responsabilités mentionnés à l’article 1er de la Constitution ; qu’il appartient seulement au Premier ministre, en vertu de l’article 21 de la Constitution et sous réserve de la compétence conférée au Président de la République par son article 13, de prendre les dispositions d’application de ces mesures législatives ;
Se fondant très certainement sur les deux premiers mots des alinéas concernés, qui visent « la loi », le Conseil d’Etat en déduit que seul le législateur est compétent pour déroger au principe d’égalité, afin de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions électrives et sociales.
Notons que le Conseil d’Etat retient la notion de loi au sens organique, et non matériel, complétant ainsi la liste des matières législatives fixée par l’article 34, liste à laquelle l’on peut ajouter, ce que le Conseil d’Etat omet de faire, celles des articles 72 et suivants de la Constitution, mais également l’article 7 de la Charte de l’environnement.
B./ L’extension de la compétence du législateur
La décision Fédération française de gymnastique, comme la décision du 7 mai 2013 qu’elle ne fait que mettre en oeuvre sur ce point, évoque évidemment la décision commune d’Annecy (Conseil d’État, Assemblée, 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, requête numéro 297931, publié au recueil). Ces deux décisions portent sur des dispositions constitutionnelles nouvelles. Dans ces deux décisions, le Conseil d’Etat tire de ces dispositions nouvelles une extension de la compétence du législateur.
Dans la décision Commune d’Annecy, la Haute juridiction considérait que
[…] depuis la date d’entrée en vigueur de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005, une disposition réglementaire ne peut intervenir dans le champ d’application de l’article 7 de la Charte de l’environnement que pour l’application de dispositions législatives, notamment parmi celles qui figurent dans le code de l’environnement et le code de l’urbanisme, que celles-ci soient postérieures à cette date ou antérieures, sous réserve, alors, qu’elles ne soient pas incompatibles avec les exigences de la Charte ;
Une différence notable doit être relevée.
Dans la décision Commune d’Annecy, le Conseil d’Etat considérait que les dispositions réglementaires antérieures à l’entrée en vigueur de la Charte de l’environnement ne devenaient pas illégales pour autant :
Considérant que les dispositions précitées, issues de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005, ont réservé au législateur le soin de préciser ” les conditions et les limites ” dans lesquelles doit s’exercer le droit de toute personne à accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et à participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ; qu’en conséquence, ne relèvent du pouvoir réglementaire, depuis leur entrée en vigueur, que les mesures d’application des conditions et limites fixées par le législateur ; que, toutefois, les dispositions compétemment prises dans le domaine réglementaire, tel qu’il était déterminé antérieurement, demeurent applicables postérieurement à l’entrée en vigueur de ces nouvelles normes, alors même qu’elles seraient intervenues dans un domaine désormais réservé à la loi ;
Il ne peut en aller de même concernant les dispositions concernant l’égalité entre les femmes et les hommes. Les dispositions dérogatoires au principe traditionnel d’égalité ne peuvent se fonder que sur des dispositions constitutionnelles spécifiques. Cette habilitation constitutionnelle donne compétence au législateur pour adopter de telles règles dérogatoires.
En adoptant des dispositions établissant une discrimination positive entre les femmes et les hommes, non seulement le pouvoir réglementaire est intervenu dans un domaine qui ne relève pas de sa compétence, mais il a en outre adopté des dispositions substantiellement contraires à la constitution.
Une dernière question persiste : que serait-il arrivé si le législateur, postérieurement à l’adoption des dispositions réglementaires en cause, en avait prévu l’adoption ? En d’autres termes est-il possible d’imaginer que l’autorité administrative, saisie d’une demande d’abrogation, « ne saurait être tenue d’accueillir une telle demande dans le cas où l’illégalité du règlement a cessé, en raison d’un changement de circonstances, à la date à laquelle elle se prononce » (considérant 1), ce changement de circonstances tenant à l’adoption d’une disposition législative sur le fondement de l’article 1 alinéa 2 de la constitution ? Nous en doutons, mais un éclaircissement sur ce point serait le bienvenu.
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